La Jongleuse/09

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Mercvre de France (p. 196-230).
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IX

Il était trois heures quand elle sonna discrètement à sa porte. Il vint ouvrir, ne pensant pas du tout à elle, l’esprit très préoccupé par le moulage d’une pièce anatomique, une curieuse déformation de l’oreille présentant les exactes circonvolutions du coquillage dit auricule, moitié chair moitié conque, et il se demandait si l’homme avant le déluge…

L’homme descend du poulpe. À moins que ce soit de l’huître ! Sacré tonnerre, qui va me déranger pour fumer tout mon tabac en me contant des choses imbéciles ?

— Me voici, dit-elle simplement. Je suis venue vous voir, en passant dans ce quartier parce qu’il fait beau. Nous sortons des brumes de l’hiver, le printemps s’avance, et j’avais à vous parler de Missie. Je suis un peu sa mère, n’est-ce pas ? alors j’ai supposé que vous me recevriez volontiers à cause d’elle. J’apporte le plein jour, cher Monsieur.

Elle prononçait ces phrases terribles sans aucun embarras, d’un ton calme, les yeux assurés, quoique très peu ouverts. Elle clignait toujours, en face des grandes baies sans rideau, et dans la chambre de Léon, il y en avait une fort large, donnant sur des cimes d’arbres, le Luxembourg.

Léon recula, un afflux de sang au cœur.

La femme qui se présentait chez lui ne ressemblait pas à Éliante. Ce n’était même plus Mme Donalger, c’était… la veuve d’un officier de marine, une personne qui avait dû être fort jolie et conservait des goûts d’élégance, parce que ce sont des habitudes difficiles à perdre.

Pour que cette femme-là eût osé venir, il fallait que l’Éliante d’amour, l’Éliante de rêve, fût morte.

Mais qui donc l’avait tuée ? Ou mieux, avait-elle jamais existé ? Encore une horrible jonglerie, à moins…

Sans doute, elle ne jonglait plus !

Léon eut un véritable spasme de douleur.

— Madame, balbutia-t-il, les doigts écartés, tout blanc de plâtre et ne pouvant pas lui serrer la main, je vous remercie de votre visite, je ne m’attendais pas, non, je n’aurais jamais cru… enfin je suis bien heureux… de vous recevoir chez moi. Il faut excuser ce désordre… et mon costume… Je travaillais… Non ! ne prenez pas cette chaise… elle est sale… Ce fauteuil-là… je suis désolé, madame Éliante.

Elle s’assit et d’un regard sérieux, très posé, elle fit le tour de la pièce.

C’était une chambre comme toutes les chambres d’étudiants. Des masses de livres, une tapisserie de livres empêchant de contempler la nudité des murailles, quelques petits bibelots dénotant la jeunesse et qu’on allait dans le monde. Un accessoire de cotillon, près de la glace de la cheminée : un joli petit bonnet de folie à grelots d’argent, un parapluie chinois en papier multicolore, un pot à tabac très ventru et, trônant au milieu d’un guéridon, une sphère, un gros globe terrestre. Le parquet, carrelé, se couvrait d’un vieux tapis de moquette fort ordinaire. Le lit, un grand lit bien tenu, avait l’aspect d’un bon meuble de province envoyé par des parents soucieux de propreté intime et des vêtements s’échouaient ; ici un pantalon noir, là une pile de chemises rapportées par la blanchisseuse le jour même ; plus loin, une armoire à glace s’ouvrant en face de la fenêtre les attendait pour leur classement définitif et les attendrait longtemps. On penserait à ranger quand les études seraient terminées.

Léon se jeta sur l’oreille moulée, laissant passer un affreux bout de chair exsangue. Il couvrit le tout, oreille et plâtre, d’un linge, s’essuya les mains et brossa sa veste d’un geste furieux.

Ah ! Il était gentil, lui, pour un rendez-vous d’amour !

Et elle donc ?

Mme Donalger, toujours assise en face de la croisée, regardait maintenant le large cadre de bois gris qui encadrait dans cette chambre un superbe tableau de maître paysagiste, des cimes d’arbres immobiles en ce moment sous le soleil comme une peinture sous le vernis.

Elle était vêtue d’un costume de laine noire, très sobre, une veste d’astrakan lui épaississait la taille, et coiffée en petits bandeaux plats, elle portait une capote de tulle noir, ornée d’une aigrette de jais. Elle avait le teint ivoirin, plus jaune à cause d’une voilette de tulle noir, toute unie, qui lui barrait le visage de plis durs comme des rides.

Et ne souriant pas, elle effrayait.

— Je vous dérange, cher Monsieur, car en effet vous ne m’attendiez pas, dit-elle, d’un ton affectueux, sans équivoque plaisante, un ton très résigné, mais je me suis décidée aujourd’hui, par le beau temps. Si vous saviez comme on respire dehors ? Cela sent presque le lilas, bien que nous ne soyons qu’en mars. Tout semble conclu par l’odeur des fleurs nouvelles ! Et puis vous ne veniez toujours pas. J’ai quelqu’un qui pleure chez moi, cela me pousse vers vous, malgré l’inconvenance de ma démarche. Il faut en finir !

Léon, debout devant sa cheminée, masquant un très maigre feu, un feu de veuve, se demandait si elle allait continuer, ou s’il fallait lui couper la parole en éclatant de rire. Mais il était vraiment d’une mauvaise humeur intense, mal habillé, mal peigné, les mains humides, il ne lui restait plus que sa belle jeunesse pour toute excuse, et encore n’était-ce pas une injure, devant cette femme si grave, si maternelle ?

— Quelqu’un qui pleure chez vous, Madame… je ne saisis plus…

Éliante, les mains soigneusement gantées, caressait son petit manchon d’astrakan, un manchon qui avait l’air d’un petit animal frileux, roulé en boule.

— Cela vous étonne, cher Monsieur ?

— Oui, distinguons : je n’ai fait aucune peine, on m’en a fait. Je me suis abstenu… parce que… le travail… mes examens…

Il fit un geste vague désignant des livres.

La fameuse fièvre tombait. Il ne s’adressait plus à Éliante. Il parlait à une personne étrangère chargée de lui rapporter ses paroles.

— Écoutez-moi, continua-t-elle doucement, je sais bien que ce n’est pas votre faute. C’est fatal, prévu de toute éternité. Mais l’amour d’une jeune fille est toujours une chose très respectable, et l’on doit faire son possible pour éviter les complications. Missie vous aime et elle me l’a dit. Le coup de foudre ! Vous pensez bien que, si je prends sur moi de venir vous le répéter, c’est que j’espère une bonne solution. Vous êtes libre de vous retirer, bien entendu ; cependant vous n’avez pas le droit de vous soustraire aux explications d’usage.

— Ah ! Madame, rugit Léon, serrant les poings, je vous défends de toucher à ma liberté, j’en suis seul responsable. Je vous écoute parce que je suis poli, voilà tout !

Éliante leva les paupières.

Ses yeux étaient profonds comme des gouffres, sans une lueur. Elle avait dû pleurer elle-même avant d’arriver jusque-là, mais elle ne verserait pas une larme devant lui, on le sentait à la noirceur du regard.

— Monsieur, dit-elle froidement, je suis chez vous.

Elle n’eût pas dit plus fièrement : je suis chez moi.

— Madame, murmura Léon détournant la tête pour ne plus constater la présence de l’étrangère et espérant encore dans le son de sa voix, aux inflexions ordinairement si caressantes, je vous demande pardon. Moi aussi, j’ai souffert, et je n’ai pas été vous exposer mes ennuis à domicile, devinant que vous seriez inexorable. Alors, que me voulez-vous, maintenant ? Moi, je n’épouserai personne, détestant les mystifications, et il me paraît plus simple de vous le déclarer tout de suite.

— Deux trahisons… c’est beaucoup pour un seul homme qui est encore un enfant ! articula railleusement Mme Donalger, avec l’aisance d’une mondaine pratiquant les hardiesses du langage mitigées par l’accent.

— Deux trahisons ? Vous m’ahurissez, chère Madame.

— Enfin, il faut éclaircir les questions et comme le plein jour de votre cinquième s’y prête, nous allons les jeter les unes après les autres sur votre tapis.

Elle eut un héroïque sourire.

— Où elles se noirciront de poussière, j’en ai peur, murmura Léon irascible. On a oublié de balayer chez moi, ce matin.

Ah ! Il avait eu une belle inspiration de l’attirer dans ce qu’il croyait être un piège amoureux.

Il se serait battu et l’aurait battue volontiers.

— Missie, précisa Éliante, est éprise de vous non pas pour jongler, pour vous épouser. C’est très sérieux. Elle parle même d’union libre, un système dont ces demoiselles reconnaissent l’utilité, entre la fondation de deux crèches populaires ! Et comme elle prétend (pie… je vous éloigne… je suis venue vous demander, si vraiment elle a des droits à… votre affection, pourquoi vous oubliez le chemin de notre demeure. Voici un mois qu’on ne vous rencontre plus nulle part.

Léon alla au plus pressé.

— Vous avouez donc, Madame, que l’on a jonglé, quelqu’un…

— Oui, vous avec Missie.

— Hein ? Moi ! C’est trop fort ! Madame, j’ai de la patience… pourtant…

Il fit le tour de sa chambre rapidement et vint se planter devant les vitres, tambourina.

— Léon, déclara Mme Donalger nettement, sévèrement, vous avez dit à Missie qu’on n’épouse pas les femmes de quarante ans, mais les jeunes filles lui ressemblant, et elle a eu la permission de croire à une déclaration. Votre absence, involontaire ou préméditée, a augmenté le mal. De la tête il est descendu au cœur. Cela va si vite chez les femmes modernes ! Moi, sa mère adoptive, je ne tiens pas à la voir souffrir inutilement. La première fois qu’elle a cru à l’amour, elle n’aimait pas. Aujourd’hui, c’est différent. Je l’ai autorisée à vous écrire puisqu’elle se sentait forte de votre permission ! Elle a refusé, elle est… jeune et n’a pas osé, je pense.

Léon s’était retourné peu à peu. Aux derniers mots, il bondit vers Éliante, s’arrêta, le visage convulsé.

— Elle a menti, menti, menti, cria-t-il, hors de lui, perdant toute mesure, oui, menti effrontément, comme le plus effronté des trottins, vous m’entendez ! C’est elle qui a inventé l’histoire des quarante ans, c’est elle qui m’a torturé odieusement avec des racontars de fille de chambre ! Et c’est ça, ça, que vous voulez me faire épouser ? Êtes-vous folle, ou voulez-vous que je vous mette à la porte, toute femme du meilleur monde que vous êtes ? Vous trouvez que je ne souffre pas assez, hein ?

Et lui aussi, parce qu’il était très jeune, des larmes brûlantes montèrent de son cœur à ses yeux.

Mme Donalger se leva de son fauteuil, paraissant plus pâle que le plus pâle ivoire, et ses prunelles devinrent phosphorescentes.

— Elle aurait menti… tant que cela ? dit-elle rêvant tout haut.

— Oh ! Éliante, fit Léon, sanglotant dans ses poings fermés et allant se jeter sur son lit. Oh ! Éliante, qu’êtes-vous venue faire ici, mon Dieu ! C’est donc vrai, dites, que vous avez quarante ans ? Je vous aime tant, moi, malgré tout.

La comédienne, ou la femme, comprit qu’elle avait trop bien joué son rôle pour le guérir ou se guérir, et que cette fois la partie était perdue pour elle.

L’âge d’une créature comme Éliante importait peu, en réalité, mais ce qui devait compter éternellement, c’étaient les apparences qu’il lui plaisait de prendre.

Elle resta immobile, droite, grave, sans un mouvement d’amour, elle, la grande amoureuse, qui regardait pleurer d’amour. Pas un muscle de sa sévère physionomie ne bougea, et ses yeux s’éteignirent.

Elle était l’expérience, elle savait que dans le costume de ce rôle-là elle ne pouvait rien pour lui ni pour elle, qu’elle serait ridicule. Et ce fut peut-être le plus beau sacrifice qu’elle offrit au jeune homme, cette indifférence affectée, car le désespoir de Léon pouvait se changer en révolte et amener l’irréparable raillerie.

Ce qu’elle voulait, avant tout, c’était le fuir.

— Léon, murmura-t-elle doucement, quand il fut un peu calmé, Léon, mon enfant chéri, je regrette bien ma démarche. Les torts de Missie ne sont pas graves. En somme, elle a été jalouse, et elle a exagéré. Le souvenir qui caresse une phrase déjà lointaine la rend quelquefois plus sonore. N’ayez pas d’aversion pour elle. Elle est aigrie. Songez à ce qu’elle me doit. C’est toujours si amer d’être sous une dépendance… et elle m’a aimée instinctivement, plus que ne le comportait son intelligence ! Je n’ai pas voulu vous voir, moi, en état d’infériorité ni vis-à-vis de moi, ni vis-à-vis d’elle, et j’ai eu tort de mon côté. Elle s’imagine que le mariage ou… l’union libre, c’est plus fort que l’amour, et elle a commencé par la lutte pour la vie avant de songer à s’immoler elle-même. Maintenant elle souffre, simplement. Mon cher enfant, nous vous rendons toute votre liberté. Ne revenez pas… d’ailleurs, vous êtes guéri, c’est l’essentiel.

Elle se dirigea vers la porte.

Léon Reille se souleva un peu pour la voir partir.

— C’est tout, bégaya-t-il, c’est déjà fini ? Vous me laissez sur ce mot… et vous croyez à ma guérison, madame Éliante ?

— Avant de vous répondre, Monsieur, il faut que je revoie Marie, que je me recueille, je suis bouleversée, parce que je me sens en présence de la haine.

— Pas de ma part, au moins, dites ? bégaya-t-il se faisant très doux, en petit garçon qui attend qu’on lui essuie le visage avec un mouchoir parfumé.

Elle ne tourna pas la tête.

Elle avait l’envie atroce de lui crier :

— Mais non, je ne peux pas te donner la réplique, j’ai quarante ans !

Et elle pensait :

— À quoi bon nier, puisque j’ai l’air de les avoir, et d’ailleurs je les aurai dans cinq ans… peu de chose pour mon amour qui rêve d’éternité.

Elle mourut un peu en passant le seuil de sa porte, mais elle franchit ce pas redoutable courageusement.

— Éliante ! cria Léon, se précipitant après elle.

Elle était déjà au troisième étage quand il se pencha sur la rampe.

Il la regarda descendre, ne pouvant pas deviner la véritable raison de sa fuite peureuse.

— Elle ne m’aime pas, fit-il en rentrant. C’est une femme d’affaires, qui veut marier sa nièce !

Il contempla très douloureusement le petit bonnet de folie à grelots d’argent, l’accessoire de cotillon, qui ornait la glace de la cheminée.

— Voilà tout ce qui me restera d’elle… et encore je n’ai pas su la faire danser, profiter d’une valse… comme un homme du monde.

Ses yeux s’abaissèrent, mornes.

Ils aperçurent, pelotonné au coin du feu, semblable à un frileux petit animal roulé en boule, un manchon noir doublé de satin blanc.

Il poussa un cri, un cri de gamin qui découvre un nouveau joujou.

Elle avait oublié son manchon.

Il s’assit et le prit avec précaution sur ses genoux.

— Ah ! mon gaillard ! Je te tiens ! Il est clair que ce ne sera pas pour te garder ici ! Au fait… elle va revenir… (Il s’élança à la fenêtre et l’ouvrit.) Non… elle est bien partie. La voiture, là-bas, c’est le coupé que je connais trop ! C’est étrange, elle a oublié quelque chose du décor, dans sa vie !… Elle m’aime peut-être un peu… Juste de quoi faire un manchon pour ses jolies mains, un tout petit coin de chaleur. La sacrée statue d’amoureuse ! Ai-je été bête de pleurer devant elle. Ça ne m’arrivera pas une seconde fois… Sans compter qu’elle va l’aller raconter à cette autre bécasse, le trottin savant ! Si je la rencontre jamais dans une embrasure, celle-là, je… Enfin, il y a une chose certaine, c’est que demain, bien que ce ne soit pas son jour, je rapporte le manchon.

Éliante Donalger, pendant ce temps, pressait son cocher :

— Plus vite, plus vite ! Je suis malade, Jean !

Elle avait, en effet, totalement oublié son manchon, et ce fut pourtant à cause de ce détail que la grande jongleuse passionnée dut, à l’heure du choix décisif, abandonner la partie du présent pour jouer celle de l’éternité, en élevant son art jusqu’à l’apothéose !

Éliante rentra chez elle par le jardin de sa maison. Elle ne tenait pas à rencontrer sa nièce, car elle souffrait trop, et sa nièce ne l’aurait pas reconnue dans son costume de petite veuve dévote revenant de l’église.

Elle s’enferma chez elle, se déshabilla, remit une de ses robes favorites, une draperie de velours blanc ruché de dentelles rousses. La robe des fiançailles de Noël ! Elle promena la volupté des houppes de cygne sur sa face ravagée par le chagrin et se refit belle d’un espoir nouveau ; mais elle était atteinte dans la poitrine, sentait son sang s’en aller de son cœur, qui battait à l’étouffer.

Lorsqu’elle eut rêvé une heure, les yeux clos, sur une chaise longue. Éliante se redressa et sonna.

— Faites descendre mademoiselle Marie, dit-elle à la bonne qui entr’ouvrait des portières.

Missie trouva, en descendant chez elle, une femme calme, presque souriante.

— Ma chère petite, tu as exagéré, et tu m’as mise, tu nous as mises, dans une très fausse position toutes les deux. Je viens de voir ton… fiancé. Il proteste.

Missie était pâlotte, dans un costume élégant, chatoyant de toutes les nuances de l’arc-en-ciel.

Elle se mit à pleurer, parce que tout le monde pleurait, ce jour-là, sauf la principale intéressée, et cela lui donna l’apparence d’une fontaine lumineuse, une apparence bien moderne.

Elle mordait rageusement son petit mouchoir, ne répondait rien.

— Oui, je suis allée faire une visite intempestive à ce jeune homme, dit Éliante d’un ton léger, mes trente-cinq ans me le permettent, je pense, et, si je n’en ai pas encore quarante, j’ai su me figurer que je les avais, l’espace d’un jour. Cela, vraiment, a bien suffi pour me guérir, moi, de l’ennui de les avoir jamais en face de tes amoureux.

— Et qu’est-ce que tu lui as dit ?

— Mais, la vérité. Je dis toujours la vérité, même en jonglant pour les petits enfants qui sont des hommes quelquefois ! Je ne crois pas à la haine. Je me sens capable de cruautés intelligentes, j’ignore les méchancetés bêtes ou mesquines ; alors je marche tranquillement sur des lames de poignard, c’est mon métier. Tu m’as traitée de saltimbanque, un jour, parce que je savais danser un pas espagnol selon les rites consacrés, aujourd’hui tu déclares que j’ai quarante ans, et tu ajoutes des choses qu’on a eu la délicatesse de ne pas me répéter, heureusement. Il m’a fallu constater le délit. Et, ce qui est plus grave pour toi, pour moi, ce jeune homme ne t’aime pas, Missie. Il ne t’aimera peut-être jamais.

Missie était debout, perplexe. L’institutrice, forte de sa nouvelle science de fille libre, cherchait un exposé de théories où la fameuse lutte pour l’existence pût reprendre le dessus. Ce fut le trottin qui triompha. Elle ne se rappela plus que le beau jeune homme dont les allures discrètes l’avaient conquise. Elle oublia toute philosophie, tout esprit de révolte contre la loi du plus fort et, spontanément repentante, elle se jeta aux pieds de Mme Donalger, en sanglotant pour de bon.

— Oh ! Éliante, pardonne-moi, cria-t-elle d’un ton brisé, pardonne-moi ! je ne savais pas le mal que je faisais ! je croyais qu’il t’aimait ou que tu l’aimais ! Alors, je suis devenue folle de jalousie, et, le champagne aidant, j’ai dit des choses ridicules. Tu comprends : je sais bien que je te gêne et que tu ne me dois rien, pas même l’hospitalité, et c’est cette idée de mariage qui me détraque. J’ai de mauvais rêves toutes les nuits ! Ne me dis pas qu’il ne reviendra plus, celui-là, que je ne le reverrai plus… pour celui-là j’en mourrais de chagrin. Je sais bien que tu ne songes pas à te remarier, mais ils songent, eux, à le demander en mariage et, dans la vie, c’est la règle, il faut être dupe ou réussir. Non, Léon Reille ne m’avait pas promis de m’épouser, il m’avait dit, simplement. que, s’il me plaisait, il considérait ça comme un honneur. Moi, n’est-ce pas, j’ai pensé qu’il me préférait ou qu’il me faisait la cour. Il m’a bien réellement serré le bras très fort, et il me souriait en se penchant à mon oreille pour me dire que le blanc m’allait mieux qu’aux autres jeunes filles, parce que j’avais le teint chaud. Enfin, depuis qu’il nous a quittés, je le vois toujours : ses yeux, sa bouche, sa manière de rire, un peu en dedans de lui, et ce grand air de réserve qu’il a, je pensais : Il est pauvre, tant pis ! Nous travaillerons, et tu es si bonne, tu m’aurais dotée tout de même ! Ah ! ne me répète pas, toi, qu’il ne reviendra plus ? L’autre, je m’en moquais. Mais celui-là, il emporte mon cœur.

— Il emporte son cœur… Et mon amour ? qu’en font-ils tous les deux ? Ah ! Il lui a serré le bras très fort ! Elle ne ment plus, maintenant ! rêvait Éliante, ses beaux yeux fixés au plafond de sa chambre d’où lui tombait un voile de ténèbres.

Elle souriait.

— Petite, dit-elle la voix sourde, je le pardonne au nom de la passion. Tu souffres. Ne parlons plus de rien. Tout n’est pas perdu encore. S’il revient cette semaine, nous lâcherons de réparer nos fautes. S’il n’est pas revenu demain, le dieu d’amour sera juge entre nous ! Moi, j’irai le chercher.

L’Éros noir semblait darder sur elle ses prunelles d’émeraude ; le petit gamin nu, toujours debout au milieu de sa chambre et lui tendant ses poings coupés, semblait lui lancer deux jets de flammes.

Éliante prit la jeune fille par la taille et l’embrassa.

— Oh ! ma tante, balbutia Marie, presque jolie dans un grand geste d’espoir, si vous le vouliez bien, il reviendrait… il reviendrait, rien que pour vous, et comme, tout de même, vous ne pouvez pas l’épouser, il finirait par m’épouser, moi, parce que je l’aime assez pour essayer de me corriger de mes défauts.

— Et s’il oubliait… de revenir, questionna Éliante, dont le beau masque impassible ne sourcilla pas.

— Alors nous nous en irions de France toutes les deux, nous irions dans ces pays chauds que vous regrettez, retrouver la pauvre Ninaude à qui vous teniez tant, et que mon oncle a renvoyée mourir à la Martinique.

— Tu as donc seulement compris aujourd’hui que j’ai eu un grand chagrin du départ de Ninaude, qui voulait mourir dans ma maison, et que vous avez rudoyée parce qu’elle était infirme ?

— Oui, souffla Marie, je vois à présent que, mon oncle Donalger et moi, nous devons vous faire de la peine bien souvent, car… nous ne sommes pas de votre famille. Ninaude, sale et superstitieuse, était cependant plus près de vous que moi, Éliante ; elle vous aimait sans vous discuter, sans chercher à vous comprendre. Ou il faut devenir votre égale, ou il faut demeurer votre esclave. Cela fait qu’on vous déteste… ou qu’on vous aime trop.

Éliante, toujours impassible, ferma les yeux.

L’amour, partout l’amour ! et elle, la grande comédienne, ou la grande victime de ses propres jongleries, ne savait peut-être pas encore au juste ce que c’était, humainement parlant. Vibrante et au-dessus de la terre comme une torche en flammes qui se consume, elle gardait tout et rêvait cependant de tout donner. Elle avait la véritable science, elle avait appris, à ses dépens, que l’amour peut jaillir de la source des pires douleurs morales ou physiques, et elle avait voulu traîner sur la claie celui qui deviendrait l’élu ! Pourquoi ? De quel droit ? Pour cette idée obscure que cela ne durerait pas ? Elle venait de franchir le grand pas désespéré, pleuré toutes ses larmes, le long de cruelles nuits en son lit mystérieux, son lit de volupté. Elle n’était faite que pour prêcher au milieu du temple désert, et demain, si elle devenait sa maîtresse, elle serait semblable aux autres, un petit trottin bien humble trottant derrière le Monsieur triomphant, et, en échange de son orgueil divin, elle ne donnerait même pas le bonheur. Elle avait les naïvetés de Ninaude parce qu’elle était d’un pays de rêve. Elle se signa gravement :

— C’est ma faute, c’est ma très grande faute ! pensa-t-elle, durant que Missie se relevait, soupirant :

— Pauvre Ninaude ! Elle était bien sale, tout de même.

Le lendemain, Léon Reille se présenta chez Mme Donalger. À tout hasard, espérant la trouver malgré que ce ne fût pas son jour, il avait introduit quelques tubéreuses dans le manchon, qu’il portait comme un petit chat, par la peau, avec un air gauche, l’air de quelqu’un qui a bien envie de jeter un animal à la rivière.

Éliante était seule en face du diplomate sourd, lui confectionnant une boisson compliquée, une de ces recettes de religieuse dont elle possédait le secret. Elle portait, ce jour-là, une robe claire, un grand peignoir de crêpon mauve flottant, attaché au col par une énorme améthyste. Et elle était belle d’une beauté de jeune femme qui attend le retour de l’époux.

Les deux hommes se saluèrent cérémonieusement.

— Oh ! merci Monsieur, dit Éliante, franchement et simplement émue, je suis si heureuse de l’avoir oublié !

— J’ai peut-être eu tort de venir, Madame ? Est-ce que votre beau-frère ne va pas s’imaginer des choses… pour le manchon ? ajouta-t-il tout bas.

— Cela n’a aucune importance ! (Elle se frappa le front gaiement.) C’est qu’il y a une petite formalité à remplir. Il va vous falloir demander quelqu’un en mariage…

Il ne l’écoutait pas du tout, la contemplant silencieusement, tout heureux, lui, de la retrouver son Éliante d’amour.

— Fichtre ! dit-il enfin, vous êtes belle aujourd’hui. Ça dépasse la permission ! Mais que raconter pour le manchon… celui de la dame de quarante ans ?

Et il cligna de l’œil, mi-ébloui, mi-railleur.

— Mon oncle, cria Éliante de toutes les forces de sa voix chantante, Monsieur, que je suis allée voir hier pour ce que vous savez, me rapporte mon manchon et vient vous demander, sans doute, la permission de… faire sa cour, car, enfin, c’est vous le chef de famille.

Léon sortit de son extase, fronça les sourcils.

— Hein ? Que signifie cette nouvelle jonglerie de salon ?

— Elle a raconté naturellement les mêmes histoires à son petit oncle, murmura Éliante, baissant la voix et haussant imperceptiblement les épaules. Qu’est-ce que vous voulez, Léon, je n’y peux rien… nous sommes les victimes d’une fatalité… et comme il est formaliste, il est capable de vous mettre en demeure… de choisir. Missie est en train de cycler… Quand elle va rentrer… il faudra… pourvu qu’elle ne rentre pas avec toute une bande, selon son habitude !

Léon Reille était un concentré, un violent, peu accoutumé aux hypocrisies mondaines. Il se tourna vers le vieux Monsieur, qui buvait sa boisson odorante en se lissant les favoris pour se donner une contenance digne et cherchait à saisir des nuances bien diplomatiques.

— Monsieur Donalger, dit Léon à brûle-pourpoint, je viens ici pour faire ma cour à madame Éliante, et j’espère que vous n’y verrez aucun inconvénient ? Elle est libre !

Éliante éclata de rire. Elle aurait vu sauter la maison sans déplaisir ce jour-là. Elle se sentait libre parce qu’elle se sentait belle.

Devant une glace, elle glissait les tubéreuses dans le casque de ses cheveux noirs, en cimier de guerrière. Ah ! ce serait audacieux, mais ce serait juste, puisqu’il l’aimait assez pour cela.

Le petit oncle tirait majestueusement ses favoris, caressait son verre, la mine anxieuse, suivant son idée fixe.

Il répondit, pesant ses mots, n’ayant rien entendu :

— Jeune homme… je vous trouve un peu… nouveau venu chez nous, et, malgré que votre demande m’honore infiniment, je désire y réfléchir. Vous avez vingt-trois ans, je crois, notre petite Marie n’est pas pressée de son côté. D’autre part, j’ignore votre situation, mais puisque vous plaisez à ma belle-sœur, je consens à vous avouer que… vous avez des chances… Il reste la demande de votre famille. Je l’attends… Ce qu’Éliante décidera en dernier ressort… Nous aurons le chagrin de nous séparer de Marie… le plus tard possible…

Et s’en étant sorti à son honneur, le vieux diplomate exécuta une retraite savante. Il prit son verre, salua d’un petit air de tête bienveillant.

— Allons ! Allons ! je vous laisse, vous devez avoir des affaires sérieuses à régler ensemble. Depuis longtemps j’ai donné plein pouvoir à Mme Donalger en ce qui concerne sa nièce.

Quand il fut parti, Léon, complètement suffoqué, leva les bras.

— Du diable si je saisis ce qu’il a voulu dire, ce vieux fou !

Éliante pouffait. La créole, d’un mouvement souple se jeta sur le tapis de son salon, où elle eut un bond de panthère en gaieté.

— Ah ! que c’est drôle ! Le drame hier, le vaudeville aujourd’hui ! Je savais bien, moi, que l’on ne meurt pas d’amour ni de jalousie, au contraire, on pourrait être heureux si on voulait devenir simple, et ce serait si bon après avoir souffert. Léon, c’est plus fort que moi, je me roule !

— Voulez-vous que je vous aide ? murmura Léon dépité. Seulement je ne comprends pas, et ce malentendu n’est pas à prolonger. Il ajouta les yeux troubles :) Je ne vois plus qu’un moyen. (Il la regardait assise à ses pieds, dans le flot mauve de sa robe, toute petite, les genoux repliés contre sa poitrine, les bras croisés autour de ses genoux, ses mains jointes et quelque chose de terrifiant au fond des prunelles, quelque chose de vert, étincelant comme les rayons dardés par l’Éros noir de sa chambre à coucher. Le casque de ses cheveux fleurissait, en cimier victorieux, les tubéreuses tout près de ses doigts d’hommes qui (remblaient. Il remarqua qu’elle avait exactement la position d’une des statuettes de cire, la petite déesse nue, assise, montrant… mais le flot de sa robe mauve était si chaste !) Madame Éliante, fit-il, se penchant sur ses épaules, ce ne serait loyal ni pour vous ni pour elle et, du moment que quelqu’un doit faire une bêtise… il est normal que ce soit moi… Comment vous appelle-t-on… madame Donalger… de votre nom de… demoiselle !

Éliante se releva, plus grave.

— Viens ici, dit-elle, en lui prenant les poignets, et elle l’entraîna vers un meuble, une grande armoire de bois rouge, à l’autre bout du salon, toi, tu veux voir mon extrait de naissance ?

— Oui, fit brutalement Léon Reille, je veux savoir qui tu es, madame la jongleuse ? Or, les maris ou les amants, ça ne compte pas pour un notaire… c’est le nom de jeune fille qui est toujours le vrai.

Éliante secouait la tête. Une tubéreuse tomba.

— Oh ! soupira-t-elle, vous êtes lâches, les hommes… vous n’avez pas la foi… la grande foi qui sauve et qui transporte les montagnes ! Tu ne le soucies point de connaître mon vrai nom… c’est mon âge que tu veux constater légalement.

Léon eut froid au cœur.

Elle avait deviné. Il voulait légalement des détails sur cette femme mystérieuse qui semblait lui arriver de plus loin que… la terre ferme.

— Tant pis pour loi, Madame la jongleuse ! Tu n’avais qu’à ne pas jongler à outrance, je veux tuer la femme d’hier pour qu’elle ne revienne jamais.

— Elle reviendra dans cinq ans, Léon !

— Cinq ans ! C’est l’éternité en amour.

— Tu trouves ? soupira Éliante, douloureusement surprise.

Elle ouvrit l’armoire de bois rouge, y chercha un papier qu’elle déplia, un papier couvert d’une écriture jaunie, tout encombré de timbres et exhalant une singulière odeur de vétiver et de fruits des lies.

Mme Donalger défripait ce papier, le posait bien à plat au milieu d’un guéridon où s’épanouissait une grosse gerbe de lilas blanc.

Le papier parut plus jaune sous les fleurs neigeuses.

Elle mit son index sur une ligne.

— Née en 1862, et comme nous sommes en 1897… tu sais compter ?

Penché, Léon lisait attentivement.

Il avait devant lui la preuve qu’en effet elle avait bien dit la vérité ; chose bizarre, cela lui fit le même froid au cœur que s’il avait constaté les quarante ans redoutables.

Puis, brusquement, il eut un frisson :

— Hein ? Quoi ?… Blanche-Éliante, née de père légitime : Charles-Edmond, marquis de Massoubre. Ah ! Il ne nous manquait plus que ça.

Il se recula tout pensif.

— Voilà ce que je craignais, gronda-t-il, s’efforçant de railler, vous êtes une fille d’aristos, et, à mon avis, il n’y a pas pires aventuriers que les aristos. Ils semblent nés pour torturer le pauvre monde par leurs expéditions toujours hasardeuses. Moi, fils de leurs anciens tabellions. n’est-il pas très noble que je demeure la proie de leur fille ? (Il ajouta, la voix sombre :) Madame la marquise, la mariée est décidément trop belle… je ne marche pas, faudra me séduire avant, sans cela je n’aurai jamais le courage de vous donner mon nom.

Elle sourit tristement :

— Que tu es bête, petit, si tu dis ce que tu penses. Qui j’aime est de ma race.

— Oui… l’espace d’un baiser.

— Chéri, cela s’appelle… un croisement.

— Hum ! chez les chiens !

Droits maintenant, l’un devant l’autre et se toisant, leurs ripostes parlaient malgré eux, comme s’ils avaient manié trop nerveusement deux vieilles épées sous prétexte d’en étudier la rouille. Le parchemin était entre eux, déployé, gardant un aspect maussade, et il demeurait hostile à l’un et à l’autre.

— Enfin, dis donc, toi, le descendant des notaires, s’exclama Éliante frappant la table de son poing crispé, elle si douce et si tentatrice, tout à l’heure, tu n’as pas la prétention de me faire expier mes aïeux ? Ce n’est pas un crime d’être la fille d’un marquis, et, rends-moi cette justice, je ne t’en avais jamais parlé pour ne pas te faire peur.

— Et tu as bien agi, Madame, car je n’aurais jamais remis les pieds chez toi. Seulement, ça se sentait ! Tu aimes trop les aventures et… les vieilles races ne peuvent que mal finir.

— Manant ! cria Éliante, les prunelles en feu.

— Là ! fit Léon Reille dont les oreilles s’incendièrent à leur tour. Ça commence ! Un échantillon du lendemain de nos noces ! (Il se croisa les bras en étudiant frondeur, très marquis du côté de Voltaire, parce que les bourgeois de province lisent encore Voltaire.) Et moi qui allais la demander en mariage pour arranger les choses ! Oui, une fière sottise ! j’ai vingt-trois ans, l’âme tendre, pas de position sociale avouable et… j’épouserais une fille des de Massoubre ? Est-ce qu’il a fait la traite des noirs, ton papa, ma belle amie, que tu tiennes absolument à m’acheter comme esclave, tantôt pour m’appareiller à un trottin, tantôt pour t’offrir ma peau légitimement ? Oui, je suis un rustre, oui, je suis féroce, mais c’est ta faute, j’ai souffert hier pour toute une vie d’enfer, entends-tu ? À ton tour, c’est la loi. Nous sommes seuls ici, bien seuls, n’est-ce pas ? Tu ne m’auras qu’illégitimement d’abord, je te le déclare ! Nous verrons ensuite ! Garde ça pour toi, je veux rester libre. Assez de compromis ridicules ! Si j’ai le malheur de t’aimer, c’est mon unique maladie cérébrale. Je me porte fort bien en dehors de mon amour. Tu gâcheras, par ta propre folie, mon cœur et mon corps tant qu’il te plaira. Quant à mon honneur, ma belle, tu n’y toucheras pas, non !

Éliante, les paupières subitement closes, reprenait son masque d’ivoire.

— Mon cher enfant, murmura-t-elle, nous échangeons de grands mots inutiles. Je ne veux ni vous épouser ni vous traiter… en esclave, toute ma conduite est là pour vous le prouver. Je n’ai pas plus besoin de vous que vous n’avez besoin de moi. Je vous aime aussi, vous semblez l’avoir oublié, mais… maternellement. (Elle eut un sourire héroïque. Je voulais dire : en mère… noble, comme hier ! Et vraiment, si je vous avais appartenu un peu plus que l’espace d’un baiser de fiançailles, je crois que vous seriez déjà mort, tellement je suis… étonnée par votre éducation. Il me semble que j’entends Missie.

— … Déjà mort ? La bonne blague ! Autre grand mot ! Adressez-moi donc les réclamations de M. Donalger. Au pistolet, on doit pouvoir se battre avec un sourd, hein ?

Éliante répondit doucement.

— Pas besoin de mon beau-frère, mes domestiques suffiraient. Eux m’aiment sans discussion.

— Tu vois, rugit Léon Reille, s’emportant tout à fait et se jetant sur elle d’un bond étourdi, tu me mets sur le rang de tes domestiques ? Éliante, tu n’es qu’une… misérable femme !

— Vous l’avez dit, Monsieur.

Il y eut un grand silence.

Mlle Marie Chamerot entrait vêtue d’un idéal costume de cycliste pour fiancée moderne. Prévenue par le petit oncle que le beau jeune homme était là, elle avait procédé à une toilette plus de circonstance, c’est-à-dire qu’elle avait ajouté des fleurs de primevères à son corsage, en souvenir du fameux bal. Elle portait la culotte bouffante en lainage anglais blanc, un boléro blanc sur une blouse de soie blanche serré à la taille par une ceinture de cuir blanc à boucle de nacre, et sur sa tête ébouriffée se posait coquettement, à gauche, un crâne petit feutre blanc pomponné d’une cordelière de soie. Elle était en sueur, bien entendu, car elle avait fait du vingt-quatre sans désemparer, — « oui, mon vieux ! » — mais ses yeux brillaient d’une joie plus profonde que celle que l’on peut ressentir quand on rentre fourbu.

Elle marchait comme un garçon pâtissier qui apporte la manne, la bonne manne remplie de gâteaux pour les gamins frondeurs.

Léon, rouge de colère, se tourna vers elle et reçut ce bol de lait en pleine figure.

Il fut douché, heureusement, au moment où il devenait fou.

— Mademoiselle ! dit-il, s’inclinant très bas, un peu confus de ses gestes désordonnés vis-à-vis d’Éliante.

— Monsieur ! dit Marie Chamerot, terrorisée à l’idée que sa tante pourrait l’humilier devant lui.

Et elle considérait modestement ses souliers de vélo, des souliers trop larges en peau blanche.

Son sort allait-il enfin se décider ?

La fille du marquis de Massoubre lui prit affectueusement les mains.

— Tu es charmante, Marie, depuis que tu es un peu plus femme ! Ne te tourmente pas pour l’avenir. Si Monsieur n’est pas encore ton fiancé officiel… il a reçu la permission de faire sa cour… il la fera, c’est un galant homme dont je réponds, car… il me doit de mériter ma confiance. Ne vous offensez pas l’un à l’autre par des propos inutiles, et, quand vous viendra l’amour, le grand amour toujours très noble, ne l’effarouchez pas par des discours ; l’amour n’aime guère les phrases. N’hésitez pas à profiter de votre belle jeunesse ; je suis, moi, pour le croisement des races nouvelles… le bonheur… ça n’attend jamais.

Éliante souriait, parfaitement calme.

Missie éclata en sanglots, une grande joie débordant toujours en larmes. Léon, désespéré, ahuri, la regardait pleurer. Il aurait mieux aimé le duel.

— Oh ! ma tante, ma bonne petite tante… ? Tu veux bien que je l’épouse ?

— On n’est pas meilleure comédienne ! gronda Léon entre ses dents rageuses.

Éliante ôte la dernière branche de tubéreuses qui restait dans ses cheveux.

— Voici, ma petite fille, les fleurs de l’illusion. tâche de les garder un peu plus longtemps que moi et n’oublie pas que l’amour passe avant l’orgueil chez les vraies femmes. (Elle se tourna vers Léon.) N’est-ce pas que je suis jolie en mère noble… ? Au revoir. Monsieur.

Et elle se sauva en courant, car elle étouffait.

Les jeunes gens se contemplaient, tristement embarrassés.

— Mademoiselle, commença Léon d’un ton rauque, je viens d’offenser votre tante, et elle a raison de me punir ; cependant, il ne faut pas que la punition vous atteigne, vous êtes en dehors, cette fois, de toutes ces complications mondaines. Allez vite chercher Mme Donalger, je vous en prie, calmez-la ! et tâchons de nous expliquer mieux tous les trois. Je n’ai jamais pensé à demander ni sa main, ni la vôtre. Je n’oserais pas. Tout cela, c’est une comédie qui continue ! Allez la cherchez, je vous en supplie.

— Je comprends bien, Monsieur ! Vous l’aimez encore ?

Elle conservait une petite mine douce, résignée. Elle poussa un gros soupir, examina de nouveau ses souliers de vélo.

— J’attendrai… puisque je suis pincée, moi aussi.

Léon ne put s’empêcher de rire, pendant qu’elle tamponnait ses larmes d’un geste naïf.

— Voyons, Missie, dit-il tout bas, vous exagérez, et tout le monde exagère dans cette maison. Marie, vous me faites une peine, non, un honneur que je ne mérite pas ! Réfléchissez, je ne peux pas vous épouser, je vous ai déjà dit que je ne possédais ni fortune, ni position. Il faudrait au moins attendre que mes parents…

— Nous attendrons ! soupira Marie, dont l’orgueil n’était pas le principal défaut.

Et ils s’assirent tous les deux aux deux extrémités d’un canapé, mettant leur menton sur leur paume. Puis, machinalement, voyant qu’Éliante ne rentrait pas, ils allumèrent chacun une cigarette :

— Voulez-vous du feu ? demanda poliment Léon.

— Volontiers ! répondit Marie.

… Parce que, chez les étudiants ou chez les trottins, les mauvaises habitudes sont au-dessus de toutes les circonstances.