La Jongleuse/11

La bibliothèque libre.
Mercvre de France (p. 238-259).
◄  X
XII  ►

XI

Éliante Donalger était assise sur le devant de la loge, seule, et quand il entra, elle leva l’écran, sans se retourner. Elle n’attendait que lui.

Elle paraissait réellement étrange, ce soir-là, cette femme, dans sa robe de gaze noire, une blouse parlant du col et descendant aux talons, toute droite, toute unie, mais formée de mille plis qui s’enflaient à ses moindres mouvements, se déplaçaient avec l’air, se diluaient comme des nuages autour d’elle. Sur son casque de cheveux noirs, se nichaient trois petits oiseaux des tropiques, lesquels semblaient noués vivants dans des coques de satin rouge, tendaient leur bec amoureux ou cruel, en épines de fleurs. Ce diadème léger était fixé par une épingle merveilleuse, une opale sertie d’émeraudes, si lourdes, les pierres, que l’épingle glissait continuellement des cheveux, au lieu de retenir le chapeau.

Et une grosse rose rouge saignait dans ses gants noirs, le long de son éventail de plumes de colibri, autre oiseau, tué celui-là, qu’elle pétrissait sous ses ongles.

Léon posa doucement sa main sur la rondeur délicate de son épaule, et à travers la gaze, il la sentit nue, et il eut mal dans tous ses membres, fut inquiet, respira du feu, la bouche déjà sèche.

— Me voici, mon Éliante, proféra-t-il très bas, me voici, à tes ordres !

Elle le regarda, ses yeux montant vers ses yeux, pas étonnée, un peu farouche, d’une tristesse plus résignée encore que la pitié fervente du jeune homme.

Elle se recula, et ils allèrent s’asseoir au fond de cette loge, blottis dans son ombre chaude.

Par la bande étroite de clarté qui passait devant la baignoire, entre l’écran levé et le plafond rouge, ils apercevaient, bien loin, en un recul de plusieurs lieues, de plusieurs siècles, un petit fantoche tout vêtu d’or qui parlait avec emphase.

Le more de Venise.

Et ils n’entendaient rien du tout de son histoire.

La leur était plus tragique, à leurs yeux ardents, car elle se déroulait entre leurs deux volontés, se débattait entre leurs deux bouches.

Il leur suffirait de vouloir… la même chose pour s’unir et n’avoir plus d’histoire, comme les peuples heureux.

— Éliante, mon Éliante retrouvée, murmurait le jeune homme tremblant de fièvre, n’osant pas serrer ses mains de peur de la brutaliser, puisque vous m’aimez, pourtant, ce serait si simple ? Dites ? Allons-nous-en cette nuit n’importe où ! Ne rentrons jamais ni chez nous ni chez moi. Il faut nous expatrier une bonne fois, nous sortir de nous-mêmes. Nous finirons par nous assassiner en jouant tous les deux avec le feu sacré ? Mon Éliante ! Vous êtes trop belle, ce soir !

Elle l’entoura de ses bras, qu’on devinait tout blancs sous leur voile de deuil, plus blancs à cause de la gaze funèbre, et elle cacha sa tête dans sa poitrine.

Il vit de très près les petits oiseaux des tropiques avec leurs becs si fins, dardés en aiguilles, la splendide opale glissa et tomba sur ses genoux.

— Je suis heureuse ainsi, mon ami d’amour ! Ne m’en demande pas davantage ! Comment ai-je eu le courage de venir ? Je ne sais plus ! j’ai voulu chercher une toute petite boîte pour y enfermer un instant ma grande folie de toi. Un endroit où rien ne pût te rappeler et me rappeler la réalité d’une existence possible, je me figure que je suis plus vraie de toute la fausseté de ce théâtre ; maintenant je suis réduite à ma plus simple expression de créature inutile. Je suis le velours d’une loge où tu es assis pour écouter une voix lointaine, je ne ressemble plus du tout à une femme. (Elle ajouta, prenant la main qui tenait l’épingle.) Ah ! mon opale est tombée… cela porte malheur, les opales qui s’en vont de nous !

— Oui, Éliante cruelle, Éliante si douce, tu es du velours, balbutiait le jeune homme, l’enveloppant tout entière de sa caresse et la pressant contre sa poitrine à l’étouffer. Oui, tes yeux sont du velours, ton corps souple est un velours qui brûle et fait flamber ceux qui l’approchent, mais, nous ne pouvons pas rester ici, avec ce monde s’écrasant sur nos têtes, ces gens nous enserrant de toute part, comme la malédiction perpétuelle de la société ? Cela ne durera pas, ce délicieux martyre ? je t’emporterai, et c’est un peu plus que mon désir, c’est mon devoir ! je t’arracherai de toi-même ! Entends-tu bien ! Il faut que nous en finissions.

Elle souriait peu à peu, enivrée, heureuse, et elle dit d’un ton d’enfant :

— Léon, prends garde à mes oiseaux, ils vont le piquer !

— Tes oiseaux ? Ah ! ces jolies petites bêtes, dans les cheveux ! Je ne les voyais pas. Délivrons-les. Ils me font de la peine. Ils ont l’air de vivre. Voilà, je les mets sur cette chaise. Pourvu qu’ils n’aillent pas chanter, mon Dieu, ou siffler ! Quelle complication ? (Il essayait de rire pour étourdir son chagrin.) Et puis, ôtons cette rose rouge, qui a des épines, cet éventail qui me gêne, ôte donc, une fois pour toutes, les chinoiseries de ton costume ! Sois mon Éliante… toute nue, sous une robe de deuil, la seule Éliante, celle qui m’aime et m’a pardonné ? Tu m’aimes, regarde-moi en face…

— Pourquoi veux-tu que je croise toujours mes yeux avec les tiens, Léon ?

— Parce que tu es une autre jolie bête ailée, capricieuse, un grand oiseau rare qu’il faudrait fasciner afin de lui faire oublier tous les mortels venins de l’amour. Éliante, je gagne à ton contact une singulière maladie, la névrose du renoncement… Pour un peu, j’écouterais la pièce si tu me le commandais ? (Et brusquement, il lui renversa le front, la regardant avec une intense fixité, ses prunelles chargées d’un fluide puissant, essayant de la magnétiser, d’endormir sa volonté de dame d’orgueil.) Je ferai ce que tu voudras d’abord… Je l’ai dit, en arrivant ici : à tes ordres, je ne me rétracte pas. Je veux te voir vivre… de ta vie mystérieuse qui est de mourir d’amour et de renaître ensuite de tes cendres, mon beau phœnix. Oui, oui, je sais, va, pourquoi tu m’as attiré ici, malgré ton orgueil. Et je consens à demeurer le simple spectateur de tes ivresses, mais, j’en veux pour mon argent, moi, j’en veux pour tout le sang de mon cœur, que tu me fais répandre goutte à goutte depuis que je l’ai rencontrée sur mon chemin. J’ai eu tort de chercher à me soustraire aux magies de ta personne. Je t’ai offert successivement ma chair, mon âme et mon honneur… J’ai voulu reprendre mon honneur ! À quoi bon ! Il le faut tout… Garde tout ! Je n’ai plus qu’une idée bien nette dans le désordre de mon existence présente : le voir heureuse. Je suis enchanté, à mon tour, ensorcelé, sans même la spéciale volonté de l’amour qui est de partager des joies. Je m’engage, ce soir, à respecter ton égoïsme sans me plaindre, sans me révolter, sans pleurer… Éliante ? Le sais-tu que je pleure toutes les nuits en t’appelant ? Je t’adore ! Entends-moi, je t’adore !

— Tu as bien deviné, répondit-elle, fermant les yeux sous ses baisers, c’est bien pour cela que je l’ai demandé de venir… Je me venge… Parce que je t’aimerai tout autrement avant qu’il soit peu, je t’aimerai plus… ou moins… Tu décideras !… Mais je ne te céderai pas. Je m’en irai telle que tu me connais, pour être à jamais la plus belle. Cinq ans, as-tu dit ? L’éternité ? Je t’en veux surtout pour cette façon de me comprendre ! (Elle releva les paupières, délivrée de l’ardeur de ses lèvres, et elle eut un regard sombre.) Je m’en irai… Mais je reviendrai, je mangerai ta chair lentement, longuement, je boirai ton cœur goutte à goutte, tu en mourras de honte et de douleur toute la vie. Ta volonté ne remplacera pas la mienne… Alors, j’ai résolu… (Elle s’arrêta le souffle court, les dents claquantes.) Tu ne m’auras pas, Léon, non, tu ne m’auras pas… Comme tu veux m’avoir, je m’en irai.

— Soit ! Emmène-moi, si tu veux t’en aller… trop loin. Je suis prêt à le suivre jusqu’au suicide. Pourvu qu’il y ait un lit où on se couchera avant de se tuer.

— Généralement il y en a un, Léon.

— Et on s’y trouve deux, ma chérie. Le reste n’est qu’une affaire d’habitude, ricana-t-il exaspéré.

— Oui, mais moi, je n’ai pas les habitudes de tout le monde. N’anticipons pas, petit ami d’amour. Je veux m’en aller… dans mon pays simplement.

— Ah ! quelqu’un l’y attend, Éliante ?

— Oui !

Un silence régna, pénible, entre eux, si serrés l’un contre l’autre, les lèvres sur les lèvres.

On entendit le more de Venise qui criait : — Le mouchoir ! Le mouchoir !

Elle sourit, de son sourire d’enfant malade :

— On m’appelle, de là-bas, comme je l’ai appelé, comme tu m’appelles en pleurant, c’est irrésistible. Et je dois rentrer parce qu’il se fait tard. Ce sera pour demain matin, ou pour après-demain matin. Je t’écrirai encore une fois, j’en suis sûre, je le dirai : Cette nuit. Rien que cela… et tu viendras… je le jure que tu seras très content d’être venu ! Je t’aimerai en une seule étreinte plus que toutes les femmes de la terre.

— Bon, songea-t-il, c’est moins grave que je ne le pensais. Du moment que je serai là, je me charge de l’empêcher de s’enfuir au matin, soit pour son pays, soit pour le suicide. Elle est la romantique mondaine, et je ne suis pas fâché d’essayer ce genre de poison ; cependant, me voilà un nouveau tourment. Si elle allait se précipiter dans sa folie sans m’avertir.

— C’est une chose terrible, continua Éliante jouant avec l’épingle d’opale, que ce qui se passe en moi, maintenant. J’ai oublié le plaisir de vivre ! Quand je regarde le grand vase blanc, il me fait peur parce qu’il est immobile, et je n’ai plus envie de le caresser ; quand je me souviens de mon pauvre Éros noir, statue brisée avant moi, j’éprouve une désolation infinie. Un jour, j’avais glissé ma tête dans son bras droit replié, et je n’avais pas pu me dégager. Son bras s’appesantissait sur ma nuque, son bras de pierre. Et il est parti, il s’est effondré… pour un coup d’éventail ! Et mes couteaux, mes lourds couteaux de jongleuse, ne me lèchent plus l’épiderme de leur langue frémissante de passion, ils frémissent de rage entre mes mains impuissantes à les contenir tous. Leur fil d’acier bleu s’irrite. Je ne suis plus la volupté vivante, je suis la volupté qui meurt… Je me sens déchue ! Non, je ne suis plus la déesse, puisque j’ai besoin de tes lèvres d’homme ! Un mari, un amant ? C’est si peu pour une femme qui enfermait dans sa robe hermétique le frisson de tous les amours !

Léon, saisi de vertige, la regardait se débattre contre un ennemi invisible. Qui savait au juste ? Sa propre folie ou un homme, un autre homme que lui, qui l’attendait dans le rêve des îles lointaines… Peut-être le souvenir des abominables caresses dont elle ne croyait pas pouvoir, hélas ! retrouver l’équivalent.

— Mon Éliante folle, tu m’aimeras mieux qu’un mari, mieux qu’un amant. Je serai plus qu’aucun homme pour toi parce que tu es vraiment plus qu’une femme. Je t’attendrai tout le temps qu’il faudra, mais, promets-moi de… nous tuer avant ton départ pour… là-bas ! Embrasse-moi et tu seras guérie. Est-ce que tu as de la haine, toi, comme une petite… Marie Chamerot ?

— Non, je n’ai pas de haine, je me rends compte de mon inutilité en face des Marie Chamerot. Elles ont peut-être raison ! Elles sont simples, elles sont vulgaires… et elles savent des choses que j’ignore, moi, qui pensais savoir tout en aimant. Je descends vers la nuit suprême en me disant que je laisse des clartés nouvelles derrière moi, et je croyais que le seul rayon, c’était l’Amour, qu’il était fait d’une seule lumière, à la fois infernale et céleste. J’ai découvert que l’on s’éclaire à l’électricité, aujourd’hui (elle se mit à rire), et au pétrole, donc, c’est bien plus économique dans les petits ménages ! Ah ! mon amant, le cœur me brûle d’un autre feu, moins pratique, je t’assure, que celui du foyer conjugal et… pourtant… l’Église avait raison en enseignant l’éternité de l’union… Cinq ans… vivre cinq ans ta bouche collée à la tienne… c’est trop peu… et en supposant qu’une nuit me suffise, je veux obtenir le droit souverain de la croire éternelle ! Moi aussi, Léon, je t’adore !

Autour d’eux, il y eut un bruit sourd, des piétinements, une sorte de troupeau qui allait à l’abreuvoir ou en revenait. Léon, transporté dans un rêve douloureux, ne s’occupait plus de la situation bizarre qu’il occupait par rapport au reste de la société. L’ombre chaude qui les enveloppait, c’était le rideau de mystère tiré sur le monde. On apercevait le petit fantoche vêtu d’or dans la bande claire passant devant la loge. Qu’était-ce donc, cela ? Il criait des mots à double sens. Il voulait tuer des femmes, qui se plaignaient d’une voix dolente, comme en chantonnant des refrains.

La romance du saule.

Elles sp sont toujours plaintes, les grandes passionnées, d’un mal étrange, et, coupables ou innocentes, elles n’ont jamais pu résister au désir ténébreux de s’inventer un désespoir avant même d’avoir touché le fond de leurs propres douleurs. C’est elles qui ont, par-dessus tout, le tourment de la fin qu’elles ignorent, sans s’apercevoir du présent qu’elles pourraient préserver. La Desdémone, si douce, chantera toujours plaintivement au lieu de se défendre. La fatalité, c’est la religion des grandes amoureuses.

— Mon amant, reprit Éliante d’un ton navré, se tordant, le cœur me brûle !

— Tes lèvres ! Tes lèvres ! suppliait encore Léon, bouleversé par l’horreur sacrée qui semblait la pâmer dans ses bras.

Et il la vit, aux dernières lueurs de la rampe les éclairant de là-bas comme un soleil couchant, mourir d’une joie surhumaine puis renaître, plus forte, plus belle, et plus désolée.

— Oh ! Mon petit ami d’amour, le cœur me brûle ! Jamais je ne guérirai… Je ne veux pas guérir.

— Mon Éliante chérie ! Te voilà revenue ! murmura-t-il, en essayant de sourire. Bonjour, Éliante ! Et ma bouche n’est-elle pas meilleure que les froides amphores d’albâtre, les statues d’ivoire, de cire ou de marbre noir, les vilains couteaux qui mordent ? Je serai aussi doux que vous l’exigerez, Madame ! Je vous attendrai aussi longtemps qu’il le faudra. Je saurai mourir de votre mort joyeuse en souffrant les pires tortures… seulement… ne me parle plus avec ta voix qui sanglote. Cela me fait un mal que je ne puis m’expliquer. Folie ou comédie, ce que je bois de toi sur tes lèvres est un alcool qui pourrait me conduire… où tu es ! Éliante ! Le rideau tombe… Entends-tu ! Il faut nous en aller d’ici ? Mon Éliante ?

Elle sourit, se leva, et sa robe de gaze ondula, se tournant en spirale de fumée le long de son corps souple.

Léon, pour ne plus trop la voir, passa sa main sur son visage moite. Il avait décidément le vertige.

— Mes oiseaux ? questionna-t-elle, d’un ton de petite fille qui cherche sa poupée.

— Tiens, c’est juste ? où est ton chapeau ? Excellente diversion ! Ah ! le voilà, sur cette chaise, et voici l’opale pour les attacher.

— Aide-moi, je suis lasse ! Il faut passer l’épingle au travers des oiseaux… si tu veux que cela tienne.

Elle retomba, comme un rideau léger se repliant sur lui-même, et il la garda un moment, pesant tout entière sur ses deux bras.

— Tu n’es pas lourde, ma pauvre chérie ! Naturellement, tu ne daignes pas manger d’une façon raisonnable, parce que c’est vulgaire… et tu bois de l’eau pure… ce qui fortifie !

Elle secoua la tête.

— Je mange des gâteaux, je mange des fruits et je bois l’eau du ciel… mais les nègres ont tué pour moi les oiseaux du paradis, et je dois expier le massacre des oiseaux innocents ? C’est le destin.

Léon, se mordant les lèvres, passa l’épingle au travers des menues bestioles, qui eurent l’air de crier, leurs petits becs menaçants dardés comme des aiguilles.

— Cette opale est splendide ! murmura-t-il, pour écarter un peu l’idée de mort flottant perpétuellement dans leur atmosphère.

— N’est-ce pas ? Eh bien, écoute, Léon, regarde-la bien… je t’appartiendrai la nuit où elle flambera toute seule.

— Diable, que signifie encore cette histoire ? Et me permets-tu de la jeter dans une cheminée à la première occasion ?

— Je le raconterai l’histoire des opales un autre jour.

— Non ! Tout de suite. Viens chez moi ? (Il ajouta, railleur :) Je ferai du feu !

— Je le propose mieux que cela, m’accompagner jusqu’à ma porte… Je renverrai la voiture, nous marcherons.

— Ah ! j’accepte… mais on soupera, dis ?

— Ne me fais pas de peine, j’ai le choix de l’heure.

— Comment donc, et des armes, y compris des épingles à chapeau. J’ai juré. Mais en pleine rue, hum !… c’est assez difficile de s’embrasser, Madame la jongleuse !

Au vestiaire, parmi la foule, il fut très correct, lui drapa sur ses épaules son immense manteau de bayadère, cette écharpe d’orient multicolore douce et fulgurante comme un tissu de flammes.

Ils descendirent le grand perron, elle appuyée à son bras, tout heureuse de respirer le vent frais de la nuit et lui atrocement énervé, grisé par ce même vent, s’imaginant sortir d’un bar anglais où il aurait bu des mélanges excitants. Le cocher vint aux ordres.

Malgré lui, il regarda ce cocher. Un très bel homme au teint coloré, les yeux brillants, un hercule.

— Allez sans moi, je rentre à pied, fit Mme Donalger, presque affectueusement, en femme qui s’excuse.

Léon Reille eut un mouvement de jalousie furieux.

— Il est fort bien, ce cocher, Madame, dit-il, quand la voiture se fut éloignée.

Éliante, absorbée par ses pensées, ne répondit pas tout de suite.

— Tu dis, chéri, mon cocher ?… Quoi ! Je n’ai pas entendu ?

Léon lui serra le poignet à le lui briser.

— Je dis que tu refuses probablement mon amour pour coucher avec cet homme-là… parce que vous êtes toutes semblables, Mesdames les aventurières de l’aristocratie.

Éliante demeura une minute muette sous ses yeux fous.

— Mon Dieu, bégaya-t-elle, c’est donc cela leur amour à eux… ils peuvent donc coucher avec les filles de chambre tout en aimant la maîtresse ?

Et il vit qu’elle essuyait furtivement sa joue.

— Pardonne-moi… Je suis un peu ivre… Je n’ai pas la notion très exacte des distances en effet. Ton cocher est très bien… c’est tout ce que je voulais te dire. Toi, tu me dois l’histoire des opales… raconte-la-moi. Les contes endorment les enfants de mauvaise humeur. Je te jure que je plaisantais.

Ils gagnèrent les quais. Le dernier roulement des voitures s’éteignit, ils longeaient le grand fleuve silencieux et clair, charriant des reflets de lune, les arbres, au-dessus d’eux, n’ayant encore poussé que leurs premiers bourgeons du printemps, balançaient des étoiles au bout de leurs brindilles comme des fleurs nouvellement épanouies, et le goût de l’air était exquis, avait la saveur d’une eau tiède parfumée d’une vague odeur de femme, le bain qui baignait, pour tous les couples épars, la beauté de la nuit.

Peu à peu Léon se rassérénait, pressait davantage ce petit bras rond sous son bras plus ferme.

— Éliante, dit-il brusquement, c’est très sérieux. Je veux t’épouser. Partage ta fortune entre la nièce et ton beau-frère, et fais-toi libre, nous vivrons en bohèmes, sans nous soucier du monde. Je serai médecin dans six mois, je le l’affirme.

Elle se taisait.

— As-tu entendu, cette fois, ma bien-aimée ?

— Oui, mais pour t’épouser, je ne peux pas partager mon âge entre mes chers parents… ils n’en voudraient pas, surtout mon beau-frère ?

— Un superbe instrument d’amour comme toi, ça sera toujours jeune, Éliante !

— Et puis, soupira Éliante, je suis paresseuse, il me faut ma voiture, je suis coquette, j’ai besoin de me parer d’oiseaux des îles, je suis gourmande, il me faut des fruits rares, j’ai froid l’hiver, il me faut ma chambre doublée de fourrures. Il faut que je voyage l’été parce que j’ai peur de rester toute seule à Paris, et il faut… par-dessus tout cela, que mes cochers soient très beaux pour inspirer de la jalousie aux étudiants du quartier latin.

— Merci ! On n’est pas plus princesse ! Alors… à la grâce du suicide !… jetons-nous à l’eau. Il fait si bon, ce soir, dis ?

— Non, je préfère le raconter l’histoire des opales. Écoute bien, et tache d’en trouver la morale : les opales sont des gouttes de feu. Tu as dû remarquer que leur blancheur n’est qu’un masque, une espèce de taie laiteuse posée sur un petit soleil. Elles sont de toutes les nuances de l’arc-en-ciel, mais elles font des efforts pour être ainsi, elles luttent contre quelque chose d’affreux qui pèse sur elles. C’est la malédiction d’un dieu qui leur a interdit de se montrer telles qu’elles devraient exister. Les opales sont des gouttes du feu divin. Elles sont tombées du soleil pendant un baiser qui eut lieu avant la création de la femme. Des dieux s’aimaient alors très purement, mais la femme vint, et elle ramassa les gouttes du soleil, osa s’en faire un collier, des bracelets, des bagues, et les dieux indignés, voyant la femme si belle, descendirent du ciel et lancèrent sur les opales d’autres gouttes d’une essence moins… sacrée que le feu divin dont ils avaient brûlé jusque-là. Est-ce que tu saisis ? mon petit ami d’amour ?

— Ma foi non, riposta Léon, penché sur son épaule et retenant un éclat de rire, car il avait saisi. Cependant, j’imagine que ces dieux-là devenaient probablement des hommes, en dépit de leur violente indignation, hein ?

— Si tu as compris, je n’ai pas besoin de fournir des détails. Et voilà ! Les opales sont des gouttes de feu divin… en dessous. Mais elles brûlent toujours divinement, malgré leur masque d’infamie, leur hypocrite blancheur laiteuse. Une nuit viendra où un couple de mortels, ou de dieux, retrouvera le secret du baiser pur… et alors elles flamberont, victorieuses, retrouveront la liberté d’être vraiment des gouttes de soleil ! Moralité…

— Moralité, s’exclama Léon Reille, éclatant de rire, madame Éliante m’appartiendra la nuit où flamberont les opales… à moins que nous choisissions un autre moyen, c’est-à-dire une autre morale, qui serait, par exemple, d’augmenter la dose pour éteindre complètement le feu divin. Je deviens obscène, mais tant pis ! Ce n’est fichtre pas moi qui ai commencé. Éliante, tu es folle !

Ils étaient arrivés en présence du Trocadéro.

Le palais des songes, la nuit.

Les deux hautes tours orientales se découpaient, presque blanches, candides comme des bras d’enfant, sur le fond d’azur sombre du ciel et les vagues verdures moutonnant en dessous formaient une vapeur, légères nuées d’apothéoses ayant l’air de supporter tout le monument. Le cercle de lumière de la colonnade mettait un collier de diamants à sa rondeur moelleuse, cela étincelait dans le silence religieux comme, à travers la fumée d’encens, les bijoux d’une monstrueuse idole. Les tendres pâleurs des marbres se reflétaient jusqu’au bord de l’eau, traînaient en robe nuptiale balayant des escaliers géants.

Et le long du grand pont, la lune blanchissait les balustres, leur donnant le vernis de la perle.

— Je suis arrivée, déclara Éliante, doucement confuse. Tu es méchant, mon petit ami d’amour ! Je ne veux ni te répondre ni te contredire, car tu as peut-être raison. Mais où il y a du ridicule à risquer, la fille du baron de Massoubre est toujours inquiète. Je t’aime, cela n’est pas ridicule parce que c’est divin… Si je t’épousais… Missie aurait envie de rire… malgré tout son désespoir de fiancée. La vie factice ou la vie réelle demeure un décor admirable, sans humanité. Les enthousiastes sont-ils bien coupables de rêver de se maintenir à la hauteur des décors qu’ils préfèrent en supprimant leur propre chair pour leur plus grande gloire d’amour ? Laisse mes mains, ne me retiens pas ici ! On peut nous apercevoir de la maison. Je veux traverser le pont toute seule. Tu me regarderas partir… non, je n’ai pas envie de me noyer, je te le jure… je suis bien trop frileuse. Je ne m’en irai qu’après t’avoir mis dans l’impossibilité de me suivre… Ne cherche pas à comprendre ni à m’accompagner plus loin. Je jure de le demeurer fidèle et de vivre avec toi, tout entière en toi, jusqu’à ta mort. (Elle sourit.) Oui, c’est moi qui suis la magicienne, je rentre en mon palais de rêve… et demain je t’attendrai pour t’amuser un dernier jour… avant le sacrifice… « Encore un petit moment, Monsieur le bourreau ? »

— Éliante, supplia Léon Reille, je veux vous accompagner plus loin, personne ne nous guette ni ne s’occupe de nous. La nuit est si belle… ramenez-moi chez vous… dites ? Ou c’est moi qui vais me tuer… Entendez-vous… je veux… Éliante ?

— Venez demain. Dans la journée. J’ai besoin d’une nuit de solitude. Je vous enverrai un télégramme pour vous dire l’heure. Oh ! mon Dieu, croyez-vous que je puisse attendre plus longtemps, moi aussi ? Adieu ! Je vous aime.

Léon demeura immobile à l’entrée du pont, la suivant des yeux. Elle courait comme une folle, et son manteau flottait sur les balustres couleur de perles imitant les rayons de ce feu mystérieux dont elle avait conté l’histoire.

… Il revint chez lui, ne pleurant plus.

— Elle est à moi, pensa-t-il, femme ou maîtresse. Ce qu’elle veut, simplement, c’est que je ne puisse plus lui échapper. Je me moque de tout. Eh bien ! me voici dans le filet. J’y reste !