La Journée d’un Parisien au xxie siècle
De Paris à la Lune en Éthéromobile. — Composition de Arnould Moreaux.
a science a fait, en ces derniers temps, de tels progrès et modifié si profondément les conditions de l’existence que toutes les hypothèses sont désormais acceptables. Imaginons donc l’aspect que pourra présenter dans l’avenir notre capitale. Donnons-nous le spectacle de la journée d’un Parisien utilisant les procédés alors en usage. Après avoir assisté à ces merveilles, le lecteur ne fera qu’une objection : il nous demandera pourquoi nous en reculons la réalisation au vingt-et-unième siècle. Les choses vont si vite aujourd’hui ! |
---|
1er décembre 2010. — Sept heures du matin. Dans la chambre, les persiennes closes font s’attarder la nuit. Michel Dasnières dort paisiblement. Mais soudain, au chevet du lit, le pavillon d’un phonographe-réveil a frémi et laisse échapper des sons d’une harmonieuse suavité.
Michel ouvre les yeux. En tâtonnant, il a trouvé sous son doigt un bouton électrique, et voici qu’automatiquement les volets s’écartent, la fenêtre s’ouvre, le soleil entre à pleine baie.
La chambre de M. Dasnières est meublée avec un goût sûr, et même un certain luxe, non pas qu’il soit riche, mais au xxie siècle le luxe coûte peu et personne n’est pauvre. Le lit, en cuivre, n’est plus cet amoncellement d’étoffes, de plumes, de laine et de crin dont l’hygiéniste se détournait avec horreur. Un sommier métallique porte des coussins pneumatiques gonflés d’un air dont on règle à volonté la température. La toilette est toute proche, avec l’indispensable salle de bains.
Ici, l’air circule librement, sans cesse renouvelé par d’ingénieux mécanismes d’appel. Et, dans l’épaisseur des murs, des conduits d’eau échauffée par un foyer central électrique distribuent partout une chaleur égale pendant la saison froide ; l’été, les mêmes conduits servent à des irrigations fraîches.
Tel est l’appartement qu’occupe M. Michel Dasnières au 45e étage de la 118e avenue.
Michel, cependant, ne s’est point encore levé. Il parle à sa table de nuit.
« Je voudrais, dit-il, une tasse de cacao synthétique, bien chaud. »
La table s’entr’ouvre, portant jusqu’aux lèvres affamées leur aromal déjeuner. Non qu’elle soit une table tournante habitée par un esprit. Elle est simplement pourvue d’un microphone par le moyen duquel Michel exprime ses désirs aux fonctionnaires de l’alimentation parisienne dont les bureaux occupent le rez-de-chaussée de toutes les maisons de quelque importance.
Michel, tout en absorbant avec appétit un cacao obtenu par la chimie, « écoute » les journaux du matin. Toute maison « pourvue du confort moderne » communique avec un centre d’informations qui lui donne à toute heure les nouvelles du monde entier. M. Dasnières n’a eu que la peine de glisser, dans l’ouverture d’un compteur, une petite pièce de monnaie, et tout aussitôt une bouche de cuivre se démasque clamant d’une voix sonore les dépêches de la nuit, les faits divers, des renseignements politiques et commerciaux, des articles scientifiques, des feuilletons littéraires, des morceaux de critique… Quand M. Dasnières se juge insuffisamment intéressé, il presse un bouton électrique et la voix parle d’autre chose… Et cela, jusqu’à ce que sa toilette soit faite, et son journal lu, si l’on peut dire. vêtu d’une ample tunique à la grecque qui modèle son anatomie forte et juvénile et qui rend ses mouvements aisés. Il achève de se faire polir la chaussure par une cireuse mécanique, mue par l’électricité.
Quel véhicule prendra-t-il pour aller à ses affaires ? Le chemin de fer qui parcourt le sous-sol de toutes les rues ? Le trottoir roulant, propice aux rencontres, tout au long des devantures des magasins ? Franchira-t-il à pied les innombrables ponts qui relient à toutes les hauteurs les édifices de la cité, comme des îles ?
Il se décidera plutôt pour un aéro-taxi. Nous le suivrons dans l’ascenseur qui le dépose sur la terrasse de sa demeure, sous le ciel obscurci de grandes ailes, assourdi par les sirènes des aérobus.
Le firmament ressemble à la rade d’un port immense où s’entre-croisent des nuées d’embarcations. Les aérocabs, avec leurs capotes cirées, bourdonnent comme de gros coléoptères. Dans un remous, le ventripotent aérobus Charenton-Mont-Valérien passe comme un éclair. Comme il est à peine huit heures, on voit peu d’équipages de maîtres, avec de solennels mécaniciens en livrée, les mains gantées sur le volant ; mais beaucoup de petits employés, montés sur leurs bécanes, des blériots ancien modèle, achetés d’occasion, se hâtent vers la besogne matinale. On se montre en riant, sur un biplan de forme archaïque, ressemblant vaguement à une armoire qui volerait, un homme-sandwich cul-de-jatte qui jette des prospectus en se faufilant dans la cohue avec l’adresse proverbiale des camelots de Paris.
On n’a pas abandonné l’usage des ballons, ces encombrantes vessies gonflées de gaz inflammables, jouets dangereux à l’aide
desquels les ancêtres se résignaient à flotter faute de savoir voler. On en voit partout, mais sans aéronautes. Réduits en dimensions, et captifs en outre, ils servent de bouées, de repères et portent les noms des différentes voies terriennes sous-jacentes, ou des stations d’atterrissage. En guise de nacelles, y sont suspendus de gros phares à incandescence électrique pour éclairer, la nuit, les routes de l’air. Et puis, il y a les ballons-prospectus que les toits des grands magasins lancent comme des bulles de savon et qui vont partout annoncer l’exposition de blanc du Bon Marché, la mise en vente du Louvre.
Michel monte dans un fiacre qui a consenti à s’abattre sur la terrasse.
Aucune crainte d’accident. Un mince et solide filet est tendu, invisible, au-dessus des carrefours les plus fréquentés, et un cocher ivre ou inexpérimenté pourrait sans danger se donner le luxe d’un écart.
En route au-dessus de Paris ! Quelques-uns des petits édifices de jadis subsistent encore : l’Opéra, le Louvre, le Palais, Notre-Dame, la Tour Eiffel, qui jadis semblait démesurée, et qui maintenant est de niveau. Voici les gratte-ciel de cinquante étages, couverts de terrasses spacieuses, bâtis pour des siècles, en acier et en béton armé, à l’épreuve de l’incendie et du tremblement de terre. Ces formidables constructions, plongeant dans l’espace, sont des ateliers, des usines, des magasins, des hôtelleries. Les grandes administrations y logent leurs fonctionnaires. C’est le noyau de la cité, le bloc où sont groupées solidairement toutes les existences actives, tous les pouvoirs publics, le monde du travail à côté du monde politique et du monde universitaire. Les hauts cubes de pierre sont amarrés les uns aux autres, à tous les étages, par des arches audacieuses de ponts, un inextricable réseau de voies donnant à l’ensemble l’aspect de cinquante villes superposées, noires de multitudes en mouvement.
De l’altitude où nous planons, tous les détails sont perceptibles, car le chauffage électrique a fait disparaître les cheminées ; l’atmosphère est transparente, lavée de toutes les fumées, de ce crachin opaque qui tombait des usines. Le regard plonge dans les craquelures du massif habité qui sont de larges avenues plantées d’arbres, où glissent comme des serpents les trottoirs mouvants chargés de piétons immobiles, tandis qu’au milieu de la chaussée bitumée, sans connaître la boue ni la poussière, fuit l’onde, étincelante de métal, des bicyclistes et des automobilistes.
Mais tout à coup, un spectacle plus proche nous arrache à la contemplation de la ville. Une brigade d’agents-volants perce une trouée dans le flot des aviateurs. Prestement notre pilote descend, d’un vol plané. Une sirène gémit, une ombre majestueuse se fait sur nos têtes : c’est le rapide aérosteamer New-York-Paris qui nous secoue dans le vent de ses ailes et va s’abattre comme un albatros sur une place qui occupe maintenant les noires et tortueuses allées du quartier des Halles.
Les grandes coopératives ouvrières ont, depuis longtemps, absorbé tous les petits fabricants. Chacune d’elles possède à Paris une maison, ou plutôt une tour titanesque où toute l’industrie du métier est centralisée. C’est sur la terrasse d’une de ces tours que s’abat notre aéroplane. On l’appelle la Maison des Cordonniers. Michel Dasnières, ce bourgeois fashionable, est…
En l’an 2000. Un Appel de Sirène, un va-et-vient d’Agents-Volants qui se hâtent d’interrompre la circulation : C’est l’énorme Aérostreamer New-York-Paris qui entre en gare, salué de loin par la foule massée à la hauteur des « Gratte-Ciel » de 50 étages. — Composition de Arnould Moreaux. un ouvrier cordonnier, pendant les heures de
la matinée. L’extrême division des fortunes
a supprimé les oisifs dans cette société où
tous se partagent un effort modéré et sans
rudesse, un travail manuel qu’on ne regarde
plus comme avilissant.
L’atelier est monstrueux. Comme parois, il a cinquante étages d’alvéoles éclairées du dehors : imaginez les cases d’un effrayant columbarium, de plus de cent mètres de haut. Chaque alvéole contient un ou plusieurs hommes, mais la machine fait tout, et l’ouvrier n’en est que l’intelligence.
À l’arrivée, notre guide fait constater sa présence et gagne sa logette particulière, où il s’assied à son aise dans un fauteuil, devant une table chargée d’instruments de précision. Un jeu de glaces lui fait apercevoir, dans le gouffre habité par les machines, qui occupe tout le centre et toute la hauteur du gratte-ciel, le rouage particulièrement confié à sa surveillance. De temps en temps, il presse un déclic, interrompt ou établit un courant, reçoit des ordres par téléphone, en transmet, tenant dans sa main nonchalante, grasse et belle comme celle d’un bureaucrate, le minuscule levier qui donne le branle à une roue de cent pieds de diamètre et qui fait l’ouvrage de cent hommes. Chacun des mouvements de M. Dasnières est reproduit par un dynamomètre enregistreur. Un autre appareil totalise le nombre d’heures de présence. Ces données sont transmises à un bureau central où le salaire est calculé automatiquement.
Quand son attention n’est pas absolument nécessaire, Michel converse avec des personnes éloignées, écoute attentivement, par le moyen d’un microphone, le cours scientifique ou littéraire que fait à ses élèves, à quelques kilomètres de là, le professeur à la mode de la Sorbonne ou du Collège de France.
Cependant, toutes les horloges de la ville ont sonné midi. L’ouvrier a fini sa journée. Quelques heures ont suffi à un monde de travailleurs pour fabriquer ce qu’il faut d’aliments, de vêtements, de papier, de lumière et de chaleur afin que l’humanité vive tout un jour. Un guichet s’ouvre au-dessus de la table où Michel est assis et son salaire en tombe. Il est libre.
Le flot des usines se rue par la ville, coule sur les ponts, emplit les trottoirs, les chemins de fer, se répand sur les terrasses, bourdonne et vit. Nous le suivons. Aux marges des rues, trois plates-formes mouvantes se déplacent à des vitesses graduées, afin qu’on puisse sans danger enjamber de l’une sur l’autre. La plus rapprochée des maisons permet aux fläneurs d’inspecter les étalages ; il y a un trottoir pour les gens qui se hâtent, et sur un autre s’alignent des bancs, des kiosques à journaux, voire des cafés où les spiritueux d’antan ont fait place aux boissons hygiéniques et rafraîchissantes.
L’appétit guide M. Dasnières vers un restaurant d’apparence confortable, au personnel invisible. Il consulte le menu qui témoigne des progrès de la chimie culinaire, choisit, comme en un autre temps nous eussions pu le faire, deux œufs brouillés au fromage, un bifteck avec une salade, une glace aux fraises, et commande son repas à voix posée, comme s’il avait à ses ordres un maître d’hôtel attentif.
De fait, un vide se creuse dans la table, par où monte un couvert, du pain, du vin, et un plat fumant dont le contenu est du plus joli jaune. Il va sans dire que jamais poule ne pondit ces œufs qui sont d’admirables composés d’albumine artificielle, que le lait de la vache ne fournit pas ce fromage, qu’aucune vigne n’a mûri cet excellent vin.
Un périscope, au centre de la table, réfléchit dans les sous-sol l’image du mangeur et, lorsqu’il a repoussé son assiette, il n’a pas un geste à faire : assiette, plat, couvert se sont abîmés soudain et le monte-charge élève à leur place le second service, un fort consistant bifteck synthétique.
Son repas n’a coûté que quelque menue monnaie. Point n’est besoin de garçon pour l’encaisser. Le tarif est fixe. En sortant, on glisse son dû dans un appareil annexé à la porte, qui est hermétiquement close aux convives de l’intérieur, et qui ne s’ouvre qu’après paiement, — d’elle-même.
Généralement, M. Dasnières emploie son après-midi à s’instruire. Il fréquente volontiers le Muséum, où sont conservés, derrière des grilles, des spécimens d’animaux disparus : des chevaux, des chiens, des chats, des moutons. Michel est avide de connaître les mœurs et les formes de ces êtres qui longtemps furent sur la terre les compagnons de l’homme.
En effet, par suite des progrès de la mécanique et de la chimie, l’homme n’a bientôt plus eu besoin des animaux. Il a tué les uns, négligé de favoriser la multiplication des autres. Ils ont disparu. Le sifflement des machines et le ronronnement des moteurs ont remplacé le chant des oiseaux et le bruissement des insectes. Les forêts sont désertes et les campagnes sans meuglements. L’effet est fort curieux.
Pénétrant dans la grande salle du Muséum, M. Dasnières y assiste à la leçon inaugurale d’un cours consacré à retracer l’histoire de la conquête de la Lune. C’est en l’an 1950 qu’un nouveau Christophe Colomb, dès longtemps annoncé par les conteurs de fables, aborda dans notre satellite. Un Français seul pouvait avoir cette audace. Un véhicule fut construit, mû par cette force éthérique qui échappe à l’attraction, et grâce à elle se soutenant dans les espaces interplanétaires. L’appareil, fermé, contenait une abondante provision d’oxygène à l’état solide, dont il suffisait de faire fondre une parcelle pour alimenter pendant plusieurs jours les poumons du courageux aventurier.
Après six mois d’angoisse mêlée d’espoir, cette moderne caravelle débarqua son habitant sur le sol sélénien, au fond de l’aride excavation que les astronomes avaient appelée la Mer de la Sérénité. L’homme, revêtu d’un scaphandre, fit quelques pas hors de son véhicule, le temps de promener son regard sur un grand cirque éblouissant de lumière crue, tout hérissé d’arêtes dures et d’efflorescences minérales. Il constata que ce monde mort était complètement inhabitable. À travers l’enveloppe hermétique qui le couvrait, il sentit un froid glacial, ses membres douloureux se gonflèrent, la mort le guettait. Précipitamment il reprit le chemin de la Terre. Par mauvaise fortune, la plus grande partie de l’oxygène emmagasiné avait trouvé une issue et s’était répandu sur la surface de la Lune, en sorte qu’il dut, au retour, se rationner l’air, comme les marins autrefois se rationnaient d’eau, et qu’il arriva dans sa patrie terrestre à demi asphyxié, un an environ après en être parti.
Mais la voie était ouverte. Des foules se risquèrent à faire l’effrayant voyage ; beaucoup ne revinrent pas.
Des esprits chimériques pensèrent alors, puisque le poids importait peu au véhicule éthéromobile, à transporter dans la Lune des tonnes d’air solidifié qui, retenu par l’attraction de l’astre, lui formerait peu à peu une atmosphère. Un tel travail eût demandé des siècles et appauvri notre planète. On eut plus tôt fait, à l’aide de réactifs, de créer sur la Lune même une révolution chimique et d’y dégager l’oxygène de ses combinaisons minérales.
Après maints voyages et maints efforts, une légère couche d’air respirable se répandit dans les lieux les plus bas, au ras du sol. Si minime qu’elle fût, elle suffisait à la végétation d’humbles plantes, des mousses, des fougères, et à la production, par chimie naturelle, de quelques vapeurs. On transporta des semences qui poussèrent. Dès lors l’astre mort était ressuscité ; son atmosphère poursuivait seule son développement, par le fait de la respiration diurne des plantes.
Peu à peu les habitants de la Terre s’aperçurent de changements dans l’aspect du satellite que couvraient maintenant de minces flocons nuageux, et dont la lumière se dégradait en d’exquises nuances crépusculaires. On pouvait y vivre. Des végétaux supérieurs y croissaient, la corruption des herbes y déposait de l’humus. On y conduisit de petits animaux, puis toute une arche de Noé : cette faune contribuera, par l’apport de matières organiques, à rendre, pour des temps postérieurs, la Lune habitable à l’homme, et à en faire une réserve d’énergies vivantes.
Les choses en sont là, à l’époque où vit M. Dasnières, et si l’homme n’a pas pris encore effectivement possession de sa colonie, il y fait de fréquentes incursions et s’accoutume à son climat assez rigoureux. Les espèces animales disparues de la Terre, sauf des jardins zoologiques, s’y développent en liberté et s’y transforment naturellement pour s’adapter aux conditions nouvelles de leur existence.
Aucun obstacle, puisque celui du vide est franchi, ne peut plus entraver l’expansion sélénienne de l’humanité. Restent encore le temps et la distance, bien peu de chose !
Quand M. Michel Asnières sort du Muséum, il peut être 3 heures. Il est frappé de la physionomie inaccoutumée que présentent les rues. Les trottoirs roulants passent à vide, la circulation des voitures est interrompue. Une foule compacte et immobile occupe toute la largeur de la chaussée, des milliers de nez sont levés vers le ciel, tous les regards fixés sur un rectangle de toile blanche tendu devant une fenêtre.
Soudain, des coulées d’encre glissent sur la blancheur de la toile, y tracent des lettres, et nous lisons :
3 heures. — En vérifiant tes comptes d’un nommé Lafuite, caissier à la Banque de Béarn, en congé régulier, on vient de constater trois millions de détournements. On transmet en ce moment à tous les points du monde par téléphotographie sans fil, la fiche anthropométrique de l’escroc qu’on sait, de source certaine, absent de Paris.
Et, tout aussitôt, l’écran, se roulant comme un store, laisse voir dans l’embrasure de la fenêtre une immense photographie du caissier infidèle qu’on accueille par des huées énergiques.
Je songe avec stupeur qu’en cet instant,
les mêmes traits, multipliés à l’infini, s’impriment
sur des millions de plaques sensibles,
sont reproduits dans les villes et dans les
plus infimes bourgades où le hasard a jeté
des semences d’humanité, depuis les froides
demeures des Esquimaux jusqu’à celles des
Fuégiens, depuis les terres isolées au milieu
des océans jusqu’aux hauts plateaux de l’Asie.
Je songe qu’ils apparaissent dans les postes
récepteurs des paquebots, des chemins de
fer qui vont sous terre et des aéronefs qui se
perdent dans les nuages ; qu’ils pénètrent jusque
dans les abîmes sous-marins où l’homme
Un Atelier au xxie siècle : Surveiller un rouage, presser de minuscules déclics, voilà toute la tâche du travailleur, assis à l’aise au milieu d’instruments de précision qu’éclairent les feux aveuglants des projecteurs. — Composition de Arnould Moreaux. voyage et travaille ; qu’il n’y a pas peut-être
un seul être humain, à l’heure qu’il est, à ne
pas les connaître ! Ah ! le métier de voleur
devient bien difficile !
Par toute la ville, des groupes stationnent et discutent. Sur tout le parcours de notre promenade, la nouvelle est affichée. Place du Châtelet, nous lisons une nouvelle et décevante dépêche :
3 heures 1/4. — On signale qu’une voiture éthéromobile a disparu depuis douze jours d’un garage de la rive gauche. On accuse Lafuite de s’en être emparé nuitamment pour se soustraire aux recherches en se réfugiant sur le sol sélénien. S’il a fait ainsi un « trou dans la Lune», il faudra perdre l’espoir de le retrouver. Nous ne possédons encore, grâce à l’incurie gouvernementale, aucun moyen d’appréhender un homme perdu sur la surface immense et sauvage de notre satellite…
C’est vrai, nous n’y pensions pas ! Au xxie siècle, la Lune, c’est la Belgique des fugitifs, à 384 000 kilomètres de la Terre, c’est-à-dire à cinq mois de voyage, au bas mot. Le coupable a douze jours d’avance et, au bout du chemin, tout un monde pour s’y cacher, un monde pourvu de chair et de végétaux où il pourra attendre en paix qu’on l’oublie !
À cette désesperante supposition, la foule se dépite, puis, se ravisant, avec l’exquise instabilité qui la caractérise, montre sans transition quelque admiration pour cet héroïsme de mauvais aloi. On veut avoir plus de détails. Le métropolitain est envahi ; les trottoirs sont noirs de monde, on les accuse de trop de lenteur et l’on y court pour gagner du temps. Le flot nous traîne aux boulevards et assiège les journaux. Devant l’un d’eux, le Courrier de l’Heure, plus de trente mille oisifs sont assemblés. Jadis une telle affluence n’eût été possible qu’en cas d’insurrection populaire ou d’élections législatives ; mais maintenant, à cette heure du jour, personne ne travaille plus dans la grande ville et tous les jours sont des dimanches.
Sur la façade du journal, un gigantesque porte-voix hurle les dépêches reçues du monde entier. Des loustics montrent le poing à Phébé qui paraît entre les nuées comme une blanche pastille de menthe anglaise. Des bruits contradictoires circulent.
À 4 h. 3/4, tout ce peuple pousse un cri de satisfaction. La disparition de la voiture éthéromobile a été expliquée : elle porte une commission de trois membres de l’Institut, chargés d’observer un phénomène météorologique. Lafuite est encore sur la planète.
À 5 h. 1/2, on télégraphie de Porto-Novo qu’un individu répondant au signalement de Lafuite et voyageant seul en aéroplane est descendu dans la ville, il y a six jours, pour faire de l’essence et prendre de la nourriture. Il est ensuite reparti à une vitesse qu’on évalue, au moins, à 150 kilomètres à l’heure.
Enfin à 6 h. 5, un dernier et tonitruant télégramme est clamé par la bouche de cuivre. Lafuite vient d’être surpris dans un café de Buénos-Ayres et identifié malgré la précaution qu’il avait prise de raser sa barbe et de cacher ses yeux sous des lunettes noires.
Le misérable avait pu fuir des jours et des jours avant qu’on le soupçonnât, utiliser des vitesses qu’en plein xxe siècle nous déclarions improbables… Pourtant, entre la découverte du crime, à Paris, et l’arrestation du criminel dans la capitale de l’Argentine, il ne s’est écoulé en tout que trois heures !
Le soir tombe sur l’agitation de la grande ville, ou plutôt, c’est une façon de parler, car il n’y a plus de nuit que dans les maisons où l’on dort. Quand le soleil se couche, il se lève des myriades de lunes électriques qui font un jour artificiel aussi intense que l’autre, un jour terrestre dont le rayonnement monte dans le ciel et fait pâlir les astres. C’est l’heure des promenades vespérales. Les bourgeois parisiens, montés sur de prestes avions, font « prendre le frais » à leur famille au-dessus des bois de Viroflay et de la forêt de Sénart, devenus des parcs urbains pleins de foules et de musiques.
Car Paris — qui jadis était la minuscule cité limitée à Neuilly et à Vincennes — a dévoré ses banlieues, puis la moitié des départements circonvoisins. Ce n’est plus, à proprement parler, une cité, c’est une région urbaine. Autour du noyau monstrueux, qui est le centre des affaires et des plaisirs, qu’on n’habite guère, hors des heures de travail, que quand on y est retenu par ses fonctions, s’étend au loin la ville-jardin chantée d’avance par les hygiénistes. C’est là que demeure, dans la verdure des parcs, le Parisien aisé et père de famille. Chacun veut avoir sa villa coquette. On y est à la campagne, et pourtant en ville, avec tous les avantages de confort qu’apporte la civilisation. Il n’est home si petit qui ne soit relié à l’univers par le téléphone, le télégraphe et même le téléphote, naturellement sans fil. Les trottoirs roulants, les chemins de fer souterrains y conduisent. L’électricité chauffe et éclaire ces aimables cottages, pourvus, du reste, de tous les appareils automatiques qui dispensent l’homme d’efforts.
Michel en vrai célibataire, accepte volontiers de dîner en famille chez les amis qui ont une maison. Il va ce soir recevoir l’accueil cordial d’un vieux M. Desbly qui lui porte intérêt. M. Desbly est veuf, et cultive ses lauriers-roses au bas des coteaux de Sèvres, entre sa mère centenaire et une fille charmante.
À peine Michel est-il arrivé que, s’autorisant de son appétit, Mlle Desbly, de ses doigts graciles, fait les apprêts du repas. Car ni là ni ailleurs, fût-ce chez les princes de la finance, il n’y a de domestiques.
La fée électricité a réduit la manutention culinaire à une série de jolis gestes assez semblables à ceux des dactylographes et des pianistes. C’est dans la salle à manger, sur la table même, qu’on prépare les mets, à l’aide d’appareils de précision étincelants comme une bijouterie de nickel et de cuivre. Ni fumée ni désagréables odeurs. Les mets sont délicats comme des pâtisseries, et le goût de la cuisinière improvisée les rend meilleurs, en élevant la gastronomie au rang des beaux-arts de la famille, entre la musique, l’aquarelle et la broderie.
Pendant le dîner, Michel s’enquiert près de la jeune fille de son prochain mariage. Elle est fiancée à un ingénieur qui exploite en ce moment les mines d’étain du Haut-Laos, et supporte sans trop de peine la séparation. Le fiancé n’est-il pas toujours présent à son ouïe et à ses yeux ! Sans quitter la tapisserie qu’elle ourdit patiemment au long des jours, elle lui parle près d’une table vibrante et les ondes de l’air lui apportent, à travers l’espace, les réponses de l’absent. Et même un miroir magique, fixé au mur, en face de l’enfant laborieuse, lui révèle les traits de l’ingénieur qui lui sourit de tout là-bas, du fond de la brousse. C’est le merveilleux téléphote captant, pour l’expédier à distance, le reflet même des personnes
vivantes et du paysage qui les entoure. Non seulement on s’entend à mille lieues, mais on voit la bouche qui articule les paroles, le geste qui les accompagne ; on assiste à la vie des êtres chers ; on n’est plus jamais séparé d’eux !
« L’autre soir, dit Mlle Desbly, j’ai eu une peur atroce. Je m’étais mise en communication avec mon fiancé qui travaillait à la lampe dans sa paillote. Soudain j’ai vu un affreux homme jaune se glisser vers lui dans l’ombre, pour l’assassiner peut-être. J’ai poussé un tel cri d’angoisse qu’il a bondi de sa chaise. Alors j’ai pleuré, j’ai sangloté. Et lui, mis au courant de mon effroi, me traitait de folle et m’envoyait des baisers dans le miroir. L’homme jaune riait aussi, car ce n’était qu’un coolie inoffensif… »
« J’espère, dit M. Desbly en se levant de table, que vous nous donnez toute votre soirée. C’est l’heure du théâtre. Vous avez le choix.
— L’Opéra, par exemple, hasarde la jeune fille.
— M. Dasnières ne préférerait-il pas la Comédie-Française ? riposte le père. On y donne Chantecler. J’aime les vieilles choses, et ne comprends pas la jeune musique. J’en suis resté à Wagner, oui, au vieux Wagner si rococo à présent ! Croyez-moi, allons aux Français. Ma mère, vous ne nous suivez pas ? »
La vieille Mme Desbly s’est levée et hoche la tête.
« Je vous quitte, dit-elle. J’ai mon théâtre à moi, celui des vieillards.
— C’est vrai, reprend en souriant M. Desbly, ma mère qui ne dort guère, comme il est de son âge, passe la moitié de ses nuits à interroger le passé. Elle a fait placer dans sa chambre un phonocinématographe et ne se lasse pas d’y dévider les rouleaux où s’inscrit toute sa vie. Il est de tradition dans la famille de clicher toutes les principales minutes de l’existence, les naissances, les mariages, les morts, les repas de famille, les conversations avec les personnes sympathiques, que sais-je ? »
On est passé au salon et l’on s’est assis dans un silence plein de pensées.
« Ma fille, dit M. Desbly, sans se déranger de son fauteuil, éteins l’électricité et donne-nous la communication avec le Théâtre-Français. »
M. Desbly a le téléphotothéâtrophone chez lui !
L’obscurité envahit la pièce. Seule, la grande glace qui en recouvre l’un des panneaux semble fluorescente. Il y passe une vapeur lumineuse. La clarté s’accuse, laissant voir un grand rideau rouge. Aux marges du miroir s’agitent des têtes de spectateurs, la courbe des balcons s’ébauche, avec des éventails voletant comme des ailes, des éclairs de diamants sur des épaules nues. Toute une vie bourdonne dans ce tableau animé. On entend le murmure de conversations toutes proches… Si la clarté diffuse ne nous indiquait pas les détails du petit salon bourgeois de M. Desbly, nous croirions être dans une baignoire à la Comédie-Française.
L’électricité a jailli. Le tain de la glace mystérieuse ne reflète plus que les visages pâles et méditatifs de Michel et de ses hôtes.
Des poignées de mains s’échangent. La porte s’ouvre, M. Dasnières, dans l’éblouissement de mille planètes artificielles, dans le brouhaha d’un Paris où le plaisir nocturne agite ses grelots, regagne la 118e avenue.
Sa journée est linie.
(Compositions de Arnould Moreaux et de Biron-Roger.