La Pantoufle de Sapho et autres contes/La Judith de Bialopol (1675)

La bibliothèque libre.

LA JUDITH DE BIALOPOL

(1675)

Pendant que la Pologne se trouvait déchirée par les discussions intestines, les luttes et Les désordres, les Turcs avaient conquis l’Ukraine, la Podolie et le port Kamienitz, obligeant le roi Michel Wisnowieski à signer une paix honteuse qui abaissait la république sarmate au rang d’État vassal et tributaire du Croissant. En cette situation malheureuse, les regards de tous ceux qui ne se laissaient pas aveugler par l’intérêt personnel, se tournèrent vers l’hetman Jehan Sobieski, lequel, à plusieurs reprises, s’était distingué dans les combats contre les Turcs et les Tartares, tant par sa bravoure que par son talent de chef d’armée audacieux.

Sobieski poussait la noblesse à l’union et à une action énergique.

Transformant tout ce qu’il possédait en écus sonnants, il équipa des troupes à la tête desquelles, sans souci des traités, il entra en campagne contre l’ennemi héréditaire de la chrétienté. Les luttes les plus sanglantes éclatèrent à nouveau et, cette fois, Sobieski fixa la victoire au drapeau polonais. Il infligea aux Turcs une série de défaites, la nation le proclama son sauveur et son héros. Quand le roi mourut, en 1675, Sobieski fut élu à l’unanimité. Il reçut la couronne en sortant du camp, et, après avoir reçu le sacre avec toutes les formalités réglées par la constitution, retourna au camp achever la libération du pays.

Mais la fortune infidèle lui tourna le dos.

Le nouveau roi avait pris position près Zurawno, dans l’intention d’y livrer bataille. Le grand vizir évita de l’attaquer, se contentant d’appeler à lui toutes les troupes turques des environs et d’entourer l’armée polonaise de forces dix fois supérieures. La situation de celle-ci devint de jour en jour plus désespérée. Lorsqu’enfin, vivres et munitions commencèrent à manquer, les plus courageux abandonnèrent tout espoir de salut et les musulmans rêvèrent d’emmener le royal héros, prisonnier, à Constantinople et d’exposer la fière noblesse de Pologne sur ses marchés d’esclaves.

Tandis que, près Zurawno, la faim se faisait le meilleur allié des Turcs, des hordes de Mahométants s’unissaient aux Tartares pour parcourir la contrée, pillant et incendiant la campagne, attachant femmes et enfants derrière leurs chevaux.

Le 5 novembre, de nombreux gentilshommes et paysans fugitifs se réfugièrent, avec femmes et enfants, dans la petite ville de Bialopol, racontant au staroste qui les accueillit, les choses les plus terrifiantes sur les procédés impitoyables des vainqueurs. Le vaillant guerrier, qui avait blanchi dans les luttes contre les Tartares et les Turcs, prit aussitôt toutes ses mesures pour défendre le château et, aussi longtemps que possible, la ville. Les remparts furent garnis de canons, les hommes valides de la noblesse, de la bourgeoisie et du Ghetto, équipés, et les vieillards et les femmes, consignés au château, dont la défense fut confiée aux seuls soldats du roi, sous les ordres du staroste.

Le 7 novembre au matin, un paysan à cheval apporta la nouvelle de l’approche de l’ennemi.

La ville de Bialopol était à tel point bondée de fugitifs, qu’il eût été impossible d’en laisser pénétrer un de plus sans exposer la ville au plus grand danger. Aussi ferma-t-on les portes et plus personne ne fut admis. Une foule de malheureux de tous rangs, arrivés après la fermeture, se blottirent au pied des murailles : des magnats signalés par la somptuosité de leur contousch, de belles jeunes femmes en pelisse de martre brodée d’or ; des paysans pieds nus, vêtus de toile ; des juifs en caftans noirs. Leurs cris, leurs plaintes et leurs lamentations déchiraient le cœur des habitants de la ville ; le staroste demeura inébranlable.

Il y était contraint, sous peine de livrer la ville entière au sort misérable qui attendait les malheureux sans abri.

Lorsque ceux-ci comprirent qu’ils n’avaient rien à espérer, une partie d’entre eux se réfugièrent dans les forêts voisines, tandis que les autres, massés aux portes de la ville, attendirent avec une sorte d’indifférence stoïque leur destin.

À l’entrée de la nuit, on vit s’élever à l’horizon les flammes d’une vingtaine de villages incendiés. Les sinistres lueurs éclairaient le ciel hivernal et les gigantesques colonnes de fumée semblaient avertir les habitants de Bialopol, les encourageant à une résistance opiniâtre, au combat à mort.

Peu de temps avant le lever du soleil, les premiers cavaliers tartares passèrent sur leurs petits chevaux noirs, semblables à des esprits infernaux, sur la grande plaine blanche couverte de neige. Quelques-uns s’approchèrent de la ville avec curiosité, espionnant ce qui se passait autour des remparts. On reconnaissait distinctement leurs maigres visages jaunes et leurs petits yeux fendus sous les rouges bonnets carrés.

Un coup de canon suffit à les disperser. Mais, au bout de quelques heures, ils revinrent plus nombreux et galopèrent autour des murs, en masses noires et compactes. Il en venait à chaque instant de nouvelles hordes, finalement, un chef s’avança, sommant la ville de se rendre.

Le staroste fit répondre que la ville et le château étaient armés pour se défendre et approvisionnés de munitions pour plus d’une année.

Le tartare fit étinceler son sabre courbe au soleil et retourna auprès de ses cavaliers. Ils semblèrent se concerter ; puis, tout à coup, élevèrent des cris de guerre sauvages et assaillirent la ville de tous les côtés à la fois, décochant leurs flèches, qui tombèrent comme une grêle.

La garnison répondit par des coups de canons et d’arquebuses. Des deux côtés, il y eut des morts et des blessés, mais les sauvages enfants de la Crimée ne prenaient pas le siège au sérieux. Leurs intentions étaient tout autres. Au galop, ils s’approchèrent des fugitifs tassés sous les murailles et en proie à une terreur croissante, et lancèrent sur eux leurs lacets. Quand un des sinistres cavaliers avait ainsi capturé sa victime, il s’en retournait, la traînant impitoyablement après lui. Les défenseurs de la ville qui assistaient à ce déchirant spectacle, aperçurent au loin des scènes plus cruelles encore. Ils virent les cavaliers traquer les fugitifs cachés dans la forêt, massacrer les hommes, accoupler femmes et enfants comme des chiens, et les emmener en esclavage.

Dans le courant de la journée, des hordes plus nombreuses arrivèrent et établirent leur camp hors de la portée des canons. C’étaient des Turcs. Leur chef, un schah, fit à cheval le tour de la ville, cherchant à se rendre compte de la résistance qu’elle pouvait offrir.

Le soir, on vit briller au loin les feux de bivouac musulmans. Ils formaient un vaste cercle flamboyant autour de la malheureuse Bialopol, tandis qu’un autre cercle, plus vaste, était formé au loin par les villages et les fermes en flammes ; bordant l’horizon d’une ligne de feu et embrasant le ciel.

Un profond silence régnait dans le camp et cependant personne, dans Bialopol, ne put fermer l’œil. Chacun se préparait, à sa manière, à la défense de la ville contre les barbares assiégeants. Une activité fiévreuse régnait dans les étroites ruelles de la cité juive, dont les habitants manifestaient un courage et un esprit de sacrifice imprévus.

Parmi les maigres et pâles hommes du Ghetto, se trouvait le riche marchand Abrahamek, occupé, tout comme ses coreligionnaires moins fortunés, à se préparer au combat imminent. Il était jeune encore et, grâce à l’aisance que lui avaient laissée ses parents, vigoureux et imposant, comme les juifs de cette époque ne l’étaient que rarement. Son visage portait le type fortement marqué de la race juive de Palestine, aux belles et nobles lignes exprimant un mélange sauvage d’intrépidité et de ruse avisée. Une fierté s’y mêlait, comme l’orgueil d’une race pure et privilégiée de Dieu, signe qui avait graduellement disparu à mesure qu’Israël s’était transformé, d’un peuple libre de pasteurs guerriers, en une nation de marchands. Abrahamek portait, sur le long talar de soie noire, — habit de prédilection de ses coreligionnaires riches — un large caftan de même étoffe, bordé de sombre et précieuse fourrure. Un béret de velours noir posé hardiment sur les petites boucles de sa chevelure, un long poignard turc était passé dans son écharpe rouge, et il s’occupait à charger deux grands pistolets à roues, pendant que ses gens, au nombre de quatorze, fondaient des balles et mettaient en état les énormes arquebuses dont on se servait à cette époque, ou, encore, aiguisaient sur une meule, les pointes des longues lances dont leur maître les avait armés.

Tout à coup, la porte s’ouvrit et une jeune femme, d’éblouissante beauté, pénétra brusquement dans la salle. Elle venait évidemment de se lever, car elle n’était vêtue que d’un peignoir et tenait à la main une veilleuse. Sa taille élancée et fière, les formes de ses membres arrondis, le contour moelleux de ses traits l’eussent fait paraître semblable à la fiancée du cantique, la rose à peine épanouie de Saron, si son maintien énergique et dominateur et ses yeux étincelants ne lui eussent donné l’aspect d’une guerrière et d’un héros. Elle posa la lampe sur la table et, considérant d’un air contrarié les hommes occupés avec les armes, elle dit :

— Que signifie cela ? On m’envoie coucher quand le danger nous menace, que chacun s’apprête à risquer sa vie et à répandre son sang ? Je ne suis pas femme à demeurer cachée pendant que les hommes offrent leur poitrine aux armes ennemies. Je veux partager avec vous le combat et la victoire, ou la défaite et la mort

— Ma bien-aimée Judith, repartit le jeune négociant, ma femme, ma douce épouse, pour toi, je vais, tranquille, au-devant des flèches des Tartares, pourvu que je te sache en sécurité. Mais ma main faiblirait, mon cœur tremblerait comme un cœur de lâche, si tu te tenais à mes côtés dans le combat.

La juive secoua avec humeur les boucles noires de sa chevelure.

— Et quel sera mon sort, si vous êtes vaincu et si l’ennemi pénètre dans la ville ? Me faudra-t-il suivre en esclave un de ces impies et baiser ses lèvres altérées de sang ? Je veux vivre et mourir auprès de toi.

En vain, son mari tenta de la faire revenir sur sa décision. Judith s’empara des sacs remplis de poudre et de plomb, déclarant avec une obstination contre laquelle les prières et les raisons se trouvaient également impuissantes, qu’elle accompagnerait les hommes sur les remparts et chargerait leurs arquebuses. En un clin d’œil, elle changea son peignoir contre une jupe en damas de couleur richement brodée et une courte tunique d’étoffe persane bordée de peau de martre, et entrelaça ses tresses sombres de plusieurs rangs de perles. Ainsi, parée de son mieux, elle accompagna Abrahamek sur les remparts.

La nuit fut calme. L’ennemi ne tenta aucun assaut. Mais, à peine le soleil parut-il, sanglant, à travers les branches, couvertes de neige, des sapins, que les canons turcs se mirent à tonner.

Les assiégés répondirent loyalement. La canonnade dura plusieurs heures, sans résultat appréciable ni grandes pertes de part et d’autre. Personne, dans Bialopol, ne se faisait d’illusion sur la résistance prolongée des petites et minces murailles ; mais ce n’était pas la manière des Turcs, ni de leurs alliés nomades, de réduire une ville par la persistance. Ils tentaient de s’en emparer du premier coup et, en cas d’insuccès, s’en retournaient aussi brusquement qu’ils étaient venus.

Ils agirent de même à Bialopol et n’attendirent pas d’avoir ouvert une brèche, pour déployer le drapeau rouge et donner l’assaut, au milieu du bruit assourdissant des timbales, des trompettes et des tambours. L’attaque se fit de tous les côtés à la fois, afin d’occuper tous les défenseurs en même temps et de les induire en erreur au sujet du but visé. Après que les assiégés eussent, en plusieurs endroits, approché des remparts et commencé à les escalader en montant sur les épaules les uns des autres, une troupe choisie de fantassins du pacha qui commandait la petite armée des assiégeants, s’élança sur la porte orientale et, avec des invocations à Allah, s’empara du petit fort en forme d’angle obtus, qui la protégeait, massacra les hommes qui le gardaient et attaqua la porte en l’entamant à coups de hache et de bélier.

Mais le staroste avait prévu le cas. Derrière les battants fermés, s’élevait une sorte de barricade et de hauts retranchements obstruaient feutrée de la rue. À peine, les musulmans eurent-ils enfoncé la porte, qu’ils se heurtèrent donc à un nouvel obstacle, tandis que tous les défenseurs de la ville se précipitaient du côté menacé. Sitôt qu’un assaillant se montrait au haut de la tranchée, il voyait les lances des assiégés braquées sur sa poitrine et se trouvait rejeté, mort ou vif, du côté d’où il venait, tandis que les combattants restés au pied de la ville, se trouvaient inondés de flèches, de poix et d’eau bouillante.

Au haut des remparts, la belle Judith Abrahamek chargeait les fusils pour les hommes du Ghetto. Sitôt qu’un assaillant réussissait à prendre pied, échevelée, les joues en feu, rendue plus belle encore par son ardeur guerrière, elle s’emparait soit d’une pierre, soit d’une hallebarde, et les lançait contre la tête chauve ou la poitrine du fils de payens qui tendait vers elle ses bras avides.

La fumée et la poussière que faisaient les pierres en tombant et la poudre en éclatant, empêchaient les défenseurs de bien voir les résultats du combat. Tout à coup, une partie importante des remparts se trouva aux mains de l’ennemi ; bourgeois et juifs qui, réunis, défendaient la porte de la ville, se trouvèrent inopinément assaillis de dos ; saisis de panique, beaucoup prirent la fuite à travers les rues, tandis que d’autres se retiraient en combattant La ville paraissait perdue, la voix encourageante de l’héroïque juive se trouvait couverte par le tumulte, lorsque le staroste se précipita, avec une partie de la garnison du château, du côté menacé, effectuant une sortie aussi fougueuse qu’inattendue.

Le pacha stimulait en vain la bravoure de ses soldats ; en vain, il ramenait les fuyards à coups de fouet sur le lieu du combat, la journée était perdue pour les Infidèles. Turcs et Tartares, ne songeant plus qu’à leur salut personnel, se réfugièrent sous leurs tentes, poursuivis par les balles et les boulets des assiégés. La terre, au loin, était jonchée de morts et de blessés, le sang formait des ruisseaux pourpres dans la neige.

Au haut des remparts, cependant, la lutte se poursuivait. Les souples musulmans fauchaient avec leurs yatagans, d’une manière terrible les rangs des chrétiens et des juifs. Ceux-ci, en retour, ne faisaient point merci et massacraient tout ce qui leur tombait sous la main.

Au milieu de la mêlée, un Turc allait frapper Abrahamek. La belle Judith, n’ayant point d’arme à sa portée, lui jeta du sable dans les yeux. L’arme du soldat dévia, Judith la lui arracha, lui jeta un lacet autour du cou, et le fit prisonnier.

Des cris de victoire retentissaient de tous côtés. Il n’y avait plus un Turc sur les remparts, l’ennemi était battu sur tous les points. Alors, seulement, Abrahamek s’aperçut du butin de sa femme.

— Que veux-tu faire de ce chien de Turc ? lui cria-t-il, abattons-le.

Les lances et les sabres étincelèrent sur la poitrine du malheureux qui s’était laissé tomber aux pieds de Judith, et celle-ci, aussi magnanime dans la victoire que sanguinaire et impitoyable dans la lutte, cria :

— Que personne ne le touche ! C’est mon captif, il m’appartient.

— Elle a raison ! firent plusieurs voix, elle se l’est bien gagné, qu’il soit son esclave !

La belle Judith lia les mains de son prisonnier et l’emmena comme un chien.

Les Turcs ne tentèrent pas un second assaut. Déjà, les habitants de la ville et jusqu’au prudent staroste, s’abandonnaient à l’espoir que les affreuses hordes allaient lever le siège et partir. Mais ils se trompaient. Le pacha, devant Bialopol, suivit l’exemple du grand Vizir devant Zurawno ; il investit la ville afin de l’affamer.

Cette tactique, inusitée chez les Turcs, était la seule juste. Malgré la fière assurance du staroste déclarant au Parlementaire ennemi que la ville avait de quoi tenir un an, au bout de quatre semaines, le manque de provisions de bouche se fit cruellement sentir et les habitants, si vaillants dans la défense, se laissèrent gagner par le découragement.

L’héroïne du Ghetto se désespérait. Comme ses coreligionnaires, elle s’était vêtue de gris. Accroupie dans un coin de la maison, elle priait, jeûnait et lisait les Livres Saints.

Un soir, le Turc, son esclave, se présenta inopinément devant elle.

— Jette ces vêtements, Maîtresse, lui dit-il, car tu n’as rien à craindre. Si la ville est prise par les croyants d’Allah, tu marcheras encore la tête haute, car tu es belle et prudente. Pare-toi de tes plus beaux habits, afin que notre chef jette sur toi ses regards et t’emmène vers le Levant où il n’est point d’hiver et où Dieu comble son peuple élu des dons les plus magnifiques de la nature. Tu y connaîtras une tout autre existence qu’ici dans la neige et le brouillard.

— La vie d’une esclave, fit Judith avec dédain.

— La vie d’une souveraine, reprit l’esclave, d’une reine servie par des esclaves.

La juive se redressa brusquement et considéra son prisonnier d’un regard scrutateur.

— Ne te trompes-tu pas ? fit-elle tout bas. Es-tu sûr que ton maître, le pacha, me verra d’un œil complaisant ?

— Il sera ton esclave, le jour où tu le voudras.

— Est-il jeune ?

— Jeune, beau et vaillant. Des richesses incommensurables remplissent sa maison, et plus de mille esclaves lui obéissent.

— Bien, dit-elle, très bien, — un sourire éclaira son pâle et triste visage, — veux-tu mériter ta liberté et une riche récompense ?

— Comment le pourrais-je ?

— Comment ? répéta Judith qui frissonna, en me conduisant chez ton chef. Le reste me regarde.

— Et ton maître, ton époux ? objecta le Turc. Il serait capable de me tuer.

— Il n’en saura rien. Je connais les ruelles et les sentiers qui nous conduiront, inaperçus, hors de la ville. Nous fuirons ce soir même.

» Ne suis-je pas trop belle pour souffrir la faim et la misère ? Je veux faire ma fortune.

— Certainement.

— Tiens-toi donc prêt.

La jeune femme congédia d’un geste le musulman et continua de prier et de lire le livre de Judith.

Le soir, elle prit un repas abondant, but un vin excitant et se para de ses plus riches habits.

Une robe de soie blanche brodée de perles, relevée par une ceinture de perles également, enveloppait ses membres gracieux. Par-dessus, une tunique en drap d’or d’Orient, doublée et bordée de zibeline sombre, faisait ressortir sa taille, deux fois désirable sous l’obscure et caressante fourrure. Elle était chaussée de pantoufles orientales en cuir rouge brodé d’or et de perles ; dans sa chevelure foncée, étincelaient des rubis et des émeraudes d’une inestimable valeur. Enveloppée d’une mante à capuchon, elle sortit de la maison par la porte de derrière, se dirigeant tout droit vers le château du staroste.

— Que désirez-vous, belle et héroïque femme ? lui demanda le staroste, sitôt qu’il l’aperçut. Chaque faveur vous est d’avance accordé.

— Tant mieux, répliqua Judith. Je ne puis plus voir la misère et le désespoir de cette ville. Je veux sortir et me rendre au camp de ces barbares. Je veux me sacrifier pour le salut de tous.

— Que vous proposez-vous ? fit le staroste épouvanté.

— Ne le demandez pas, mais laissez-moi sortir, seigneur, je vous en conjure. Faites ouvrir pour moi la petite porte du souterrain qui conduit dans la campagne, et, si Dieu veut, je sauverai notre ville.

Le staroste consentit avec répugnance.

— Et votre époux, demanda-t-il, est-il d’accord avec vous ?

— Il ne sait rien encore de ma décision, mais ne peut y faire obstacle. Permettez que je lui parle devant vous.

Le staroste fit appeler l’hébreu lequel, apercevant sa femme en parure chez le staroste, les regarda tous deux d’un air de soupçon. En apprenant les intentions de Judith, il commença par déclarer qu’il n’y consentirait jamais ; puis, comme la vaillante femme se montrait inébranlable, il se mit à pleurer de rage, en se jetant à ses pieds et embrassant ses genoux. Ses lamentations la laissèrent insensible.

Alors il voulut menacer et maudire ; sa femme lui coupa la parole :

— N’ai-je pas toujours été une épouse loyale et fidèle ?

Abrahamek acquiesça.

— Aie donc encore confiance en moi.

— Non, non, je ne te laisserai point partir, cria le juif. Si le pacha te voit, je te perds à jamais. Je connais les femmes, tu seras flattée de le dominer, de le voir, comme un esclave, à tes pieds. Non, tu ne sortiras pas de la ville.

Cruellement mortifiée et blessée par le manque de confiance de son époux, la belle et audacieuse femme le toisa d’un regard méprisant et, se tournant vers le staroste, lui dit fiévreusement :

— Quand le salut de toute une ville est en jeu toutes les objections doivent tomber. Si cet insensé ne veut pas me laisser partir, je vous en supplie, au nom de votre ville, de votre honneur, de votre devoir, retenez-le jusqu’à ce que j’aie quitté ces murs.

Sans attendre le consentement du staroste, elle appela les soldats qui faisaient la garde dans le vestibule, et leur enjoignit d’arrêter son mari.

Comme obéissant à une puissance supérieure, les soldats s’emparèrent de l’hébreu, qui se débattait en vociférant, et l’enchaînèrent.

— Jetez-le au cachot, commanda Judith, et surveillez-le, jusqu’à ce que le staroste vous ordonne de le mettre en liberté.

Les soldats entraînèrent Abrahamek, qui jeta à sa femme un dernier et douloureux regard.

— Maintenant, je vous laisse aller sans crainte, dit le staroste en s’adressant à l’audacieuse femme. Vous êtes née pour vous faire obéir et saurez venir à bout de ces chiens de musulmans.

Les horloges de Bialopol sonnaient minuit quand, sur la lisière de la forêt, la terre parut se soulever, et deux figures enveloppées de manteaux, en surgirent comme des spectres.

C’étaient la belle Judith et son esclave, se dirigeant, au clair de lune, vers le camp des Infidèles.

Le pacha rendait de grand matin justice devant sa tente. Sur une luisante peau d’ours brun étendue sur la neige, il se tenait accroupi, les jambes croisées, écoutant plaignants et accusés.

Lorsque Judith et son guide entrèrent dans le cercle, le regard de la juive alla droit à celui vers qui elle se croyait envoyée par une puissance supérieure ; elle dut reconnaître qu’il ne manquait ni de beauté ni de noblesse. Son mâle visage encadré d’une barbe noire et qu’éclairaient de grands yeux dominateurs, avait quelque chose de particulièrement fascinant pour une femme. Un turban à aigrette de héron lui donnait l’air majestueux, et la somptueuse pelisse verte, bordée de zibeline, qu’il portait par-dessus une robe étincelante de blancheur, caressait ses membres vigoureux.

Bientôt, les yeux du pacha eurent découvert la belle jeune femme dans l’assistance. Il les laissa reposer avec complaisance sur elle et lui fit signe d’approcher.

Ce fut le prisonnier qui s’avança et, se prosternant le visage contre terre, raconta au pacha comment il avait décidé la juive à le suivre et à fuir la ville assiégée, par le récit des exploits de son chef et dans l’espoir que ses charmes trouveraient grâce à ses yeux.

Puis Judith approcha à son tour et s’agenouilla. Le pacha la fixa une fois encore, puis appela son trésorier à qui il ordonna de délivrer un sac plein d’or au prisonnier et d’introduire la juive dans sa tente.

Quand il eut rendu ses sentences, il entra dans la tente, s’étendit sur un divan et fit signe à Judith d’approcher.

— Tu désires me plaire, commença-t-il.

— Oui, seigneur.

— Comment te nommes-tu ?

— Judith.

— Et quel est le mobile qui te pousse ? Viens-tu ici par crainte pour ta vie ou par vanité féminine ?

— Ni l’un ni l’autre.

— Tu me rends curieux.

— On m’a dit, reprit la juive, que ton âme est généreuse et agit noblement. Je suis venue te demander la grâce de ma ville et de mon peuple.

— À quel prix ?

— Je serai le prix, répondit la jeune femme.

— T’estimes-tu si haut ?

— On me dit belle, murmura Judith.

— Tu l’es, confirma le pacha.

— Une belle femme, n’est-elle pas un beau prix ?

— Tu oublies que tu es dans mon camp et, partant, en mon pouvoir.

— Si tu agis bassement, oui, interrompit la juive, et qu’y gagneras-tu ? une esclave de plus pour t’abhorrer et te maudire. Un homme tel que toi devrait être trop fier pour vouloir d’une femme autrement que par l’amour.

Le Turc considéra Judith avec étonnement.

— Tu es une femme rare, dit-il, aussi intelligente que belle. Et tu pourrais m’aimer ?

— Je ne sais pas. Essaye de me conquérir.

Le pacha éclata d’un rire court et méprisant.

— Il n’est pas dans nos habitudes d’implorer l’amour, comme vos chevaliers chrétiens. Nous ravissons celle que nous désirons et elle nous aime.

— Comme la colombe, le faucon qui la déchire.

— Tu parles bien, fit le pacha. Je t’accorde ma faveur. Tu seras près de moi et auras des esclaves qui te serviront comme une princesse.

— Ce n’est pas ce que je demande, interrompit Judith.

— Des conditions ? s’écria le Turc, l’œil étincelant de colère. Pas un mot de cela. Tu es à moi, il n’est pas de puissance au monde qui puisse te reprendre.

Brusquement, il se leva et voulut prendre la jeune femme dans ses bras, mais Judith tout aussi brusquement, tira le poignard qu’il portait dans sa ceinture et l’en menaça :

— Si tu me touches, je te tue.

— Étrange femme ! murmura le pacha. Puis, avançant vers l’entrée de la tente, il frappa dans ses mains.

Deux nègres se présentèrent aussitôt. Il leur commanda d’installer une tente pour la nouvelle venue, avec tout le luxe et la commodité désirable, et de lui donner deux prisonnières pour la servir. Il congédia Judith avec hauteur et celle-ci sortit, emportant, sans y penser, le poignard.

Les choses se passèrent pour elle, ainsi que son prisonnier le lui avait prédit. Au bout de quelques jours, l’impérieux pacha était devenu son esclave. Plus elle se montrait fière, froide et vertueuse, plus l’Oriental se sentait enflammer de passion.

Accoutumé à acheter ses femmes, comme ses tapis persans et ses fourrures moscovites, au bazar de Stamboul, il s’irritait de cette résistance. Mais, quel que fût le désir qu’elle lui inspirât, il se raillait des conditions qu’elle prétendait lui imposer.

Un soir, le pacha était dans sa tente, accroupi aux pieds de la juive, lorsqu’on vint annoncer un transfuge amené par deux soldats.

Judith pâlit en le reconnaissant. C’était son mari qui, poussé par la jalousie, avait échappé à ses gardiens et quitté la ville, avec l’intention de tuer celui qu’il considérait comme le ravisseur de sa femme.

Le pacha allait le questionner, quand, brusquement, il se jeta sur lui. Le Turc, prompt comme l’éclair, s’esquiva et, d’un coup du revers de sa main, étendit à terre son agresseur et lui posa son pied sur la nuque. Les soldats l’enchaînèrent aussitôt. Abrahamek, tremblant, regarda son juge dont il ne pouvait espérer de miséricorde.

Tout à coup, il s’écria :

— Prends garde à celle-ci, elle n’est là que pour t’assassiner.

Le pacha se retourna vers Judith.

— Connais-tu cet homme ? demanda-t-il.

— Comment ne le connaîtrais-je pas ? dit-elle avec calme, c’est mon mari. La jalousie l’a poussé dans ton camp et à cet acte insensé.

— Et qu’as-tu à répondre à son accusation ?

— Si mon intention avait été de te tuer, pourquoi l’eût-il lui-même essayé ?

— C’est juste, répliqua le chef. Je te crois, Judith, et, pour que cet homme, qui t’accuse injustement, soit puni selon son crime, tu décideras toi-même du châtiment, le plus cruel que ta ruse de femme pourra imaginer.

La belle Judith parut réfléchir.

— Fais-le étendre sur un gril et allumer un feu dessous, dit-elle après un moment.

Abrahamek jeta à sa femme un regard épouvanté et commençait à maudire le jour de sa naissance.

— Trouve mieux, dit le pacha.

— Ordonne qu’on l’attache à un pieu, la tête en bas, au-dessus d’une fourmilière.

— Ce châtiment serait encore trop doux.

— Tu as raison, convint Judith. Eh bien, pour son plus grand tourment, laisse-le… vivre.

— Qu’entends-tu par là ?

— Vivre comme un esclave, comme un chien que tu pousses du pied, pendant qu’il verra comme je t’aime.

— Tu es une femme avisée, Judith, murmura le pacha en souriant. Qu’il en soit fait comme tu l’as dit. Il vivra et sera mon esclave.

Le juif poussa un gémissement. Son nouveau maître s’approcha de lui et le toisa d’un regard méprisant.

— As-tu entendu, esclave ? tu es à mon service et malheur à toi, si tu te montres désobéissant ou maladroit. Détachez-le.

Les soldats obéirent.

Le pacha saisit le fouet qui lui servait à châtier ses serviteurs et, d’un ton qui excluait toute résistance, commanda :

— À genoux.

Le malheureux juif se prosterna, en tremblant, dans la poussière. Le pacha le considéra avec un sourire qui fit se glacer le sang de la belle Judith.

Il faisait nuit.

Abrahamek, le riche négociant, était couché à l’entrée de la tente de son maître, vivant dans la crainte incessante des coups de fouets et maudissant sa femme dont il se croyait trahi.

Soudain, une petite main le toucha à l’épaule. Judith se trouvait devant lui.

— Damnée traîtresse, que me veux-tu ? commença l’esclave du pacha.

— Silence, pas un mot. Veille à cette place jusqu’à mon retour. Je vais accomplir mon œuvre.

Judith disparût brusquement dans la tente. Le juif eut comme le pressentiment de ce qui se passait, car il se leva et fit le tour de la tente, veillant à ce que personne ne survienne. Quelques minutes pleines d’angoisse s’écoulèrent. Puis, Judith s’avança, mortellement pâle, mais d’un pas décidé.

— Suis-moi, commanda-t-elle.

Les sentinelles du camp, qui connaissaient Judith, la laissèrent passer. Ils arrivèrent à la forêt. Aucun des deux ne prononça une parole. Lorsqu’elle eut retrouvé la dalle qui fermait le souterrain, Judith fit signe à son mari de la soulever. Il obéit, et elle descendit dans l’abîme, marchant devant lui dans l’obscurité des couloirs.

Il continua de la suivre, en silence.

Parvenue à la cour du château, Judith s’assit sur une pierre en disant :

— Va chez le staroste et dis-lui que c’est fait.

Tu as tué le pacha ? s’écria Abrahamek, joyeusement surpris.

— Oui, je l’ai assassiné, murmura Judith, qui perdit connaissance.

L’angoisse et l’émotion l’avaient terrassée. Mais, bientôt, on la rappela à elle et le peuple l’acclama.

Le staroste monta sur les remparts pour observer le camp des Infidèles. Aucune agitation ne s’y faisait remarquer. Le soleil était déjà à son zénith, que le camp des infidèles était encore plongé dans le plus profond silence. Le jour passa, le soir vint et la nuit, sans que les assiégeants eussent trahi la moindre inquiétude. Mais, au matin, l’emplacement que les Turcs avaient occupé, se trouva désert : l’ennemi avait disparu.

On crut d’abord à une ruse de guerre et l’on n’osa point ouvrir les portes. Mais quelques gentilshommes étant allés en éclaireurs dans les environs, revinrent avec l’heureuse nouvelle que ni de près ni de loin, on ne voyait plus trace d’envahisseurs.

La population, débordante de joie, vint en masse remercier Judith. Elle fut portée en triomphe et l’on décora sa maison avec des branches de sapins.

Quelques semaines plus tard, le roi Sobieski put se tirer, lui et son armée, de leur situation critique, en offrant aux Turcs une indemnité de guerre. Un traité de paix fut conclu. Les Turcs conservèrent la partie de l’Ukraine qui se trouve derrière le Dnieper, et toute la Podolie, avec la forteresse Kamienic Podolski.