La Juste Paix/01

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La Juste Paix
Revue des Deux Mondes6e période, tome 57 (p. 286-311).
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LA JUSTE PAIX

I
UNE ABERRATION : LE LIVRE DE M. KEYNES

Voici un livre dont le titre est de nature à éveiller l’intérêt du lecteur : Les Conséquences économiques de la paix. Il est signé par un Anglais qui appartient au Collège du Roi de l’Université de Cambridge, qui a été temporairement attaché à la Trésorerie britannique pendant la guerre, qui l’a représentée à la Conférence de la Paix à Paris jusqu’au 7 juin 1919, qui a siégé comme remplaçant du Chancelier de l’Echiquier (le ministre des Finances anglais) au Conseil économique suprême. Il semble donc que son auteur ait dû être mieux éclairé que personne sur la portée d’événements auxquels il a été mêlé et de décisions qui ont été prises après discussion avec lui.

Pourquoi faut-il qu’à mainte page de ce livre nous nous heurtions à des assertions que nous pourrions nous attendre à trouver sous la plume d’un Allemand, mais qui nous confondent sous celle d’un Allié ? Comment se fait-il qu’ayant voulu être impartial, l’écrivain anglais ait été d’une partialité dont nos lecteurs seront juges ? Par quelle singulière déformation visuelle cet universitaire, transformé passagèrement en homme d’Etat, n’a-t-il été sensible qu’aux sacrifices que le traité de Versailles impose aux Allemands, tandis qu’il semble ignorer les effroyables pertes en hommes et en biens que la barbarie teutonique a infligées aux Alliés, et l’état dans lequel la guerre a laissé la France, l’Italie, la Serbie, pour ne parler que des trois nations le plus durement éprouvées ? Par quel étrange renversement de l’ordre naturel de la pensée, M. Keynes ne cesse-t-il de se demander comment les Allemands pourront payer ce qu’ils doivent, sans jamais se poser la même question pour les Alliés ?

Comment comprendre les lignes suivantes, dans lesquelles l’auteur s’exprime plus violemment sur le traité et ses rédacteurs qu’aucun Allemand n’a osé le faire jusqu’ici : « Les vertus les plus ordinaires chez le simple particulier font souvent défaut aux hommes qui sont les porte-parole des peuples : un homme d’Etat qui représente sa nation pourra se montrer, sans encourir un blâme trop sévère, vindicatif, perfide, égoïste. Ces qualificatifs s’appliquent à bien des traités, mais la délégation allemande n’a pas réussi à exposer, en des paroles ardentes et prophétiques, le caractère essentiel qui distingue le traité de Versailles de tous ceux qui l’ont précédé dans l’histoire : son manque de sincérité. » M. Keynes considère donc que les Allemands eux-mêmes se plaignent moins que lui, et il se charge d’être leur avocat.

Est-ce vraiment à un Anglais qu’il sied de présenter un plaidoyer pareil, au lendemain de l’effroyable lutte, pendant laquelle les armées du Kaiser marchaient en répétant : « Gott strafe England ! Que Dieu punisse l’Angleterre ! » La charité évangélique est une belle chose, et l’oubli des injures une vertu : encore a-t-on le droit, avant de la pratiquer, de chercher à connaître l’état d’âme de l’ennemi de la veille. Mais nous n’insisterons pas sur ce côté de la question, qu’éclairerait cependant d’une façon bien utile une étude sur la mentalité teutonne de l’heure actuelle. Nous nous cantonnerons sur le terrain économique, où M. John Maynard Keynes, d’après le titre même du volume que nous avons sous les yeux, aurait dû se tenir. Nous le suivrons dans sa critique du traité, à laquelle il a consacré la plus grande partie de son livre ; nous espérons en faire ressortir la fragilité.

Il est urgent que l’opinion publique soit rectifiée : car l’ouvrage s’est répandu dans tout le monde anglo-saxon. Il a passé les mers et se vend aux États-Unis ; il y a du reste été très discuté, fortement critiqué, vigoureusement réfuté. Nous ne serions pas étonnés qu’un de ces jours nous fussions gratifiés d’une traduction française. Nous voulons la combattre par avance. Le livre est écrit avec talent ; les chiffres, présentés d’une façon insidieuse, impressionnent le lecteur qui ne connaît pas le fond des choses. Il est temps qu’une voix s’élève pour arrêter la contagion de ces sophismes, qui éblouissent d’autant plus que, jusqu’ici, la teneur exacte de ce document touffu qui s’appelle le Traité de Versailles n’est guère connue ni comprise du public. D’innombrables discours, articles de journaux et de revues, lui ont été consacrés, les uns pour le louer, un plus grand nombre pour le critiquer. En France, en particulier, un concert de plaintes s’est élevé sur l’insuffisance des réparations accordées aux victimes et sur les difficultés que rencontre le relèvement de nos provinces meurtries, qui est cependant le minimum de la tâche que les esprits les plus modérés considèrent comme devant incomber à l’Allemagne, la principale, en ce qui nous concerne, que la paix lui ait imposée.

Ces divergences d’opinion, à elles seules, démontrent que le traité de Versailles n’est point un écrasement pour nos ex-ennemis, puisque tant de Français se déclarent lésés. Mais il n’est plus question chez nous aujourd’hui de revenir sur les clauses de cet instrument solennellement accepté par tous les signataires ; ce qui n’empêche pas que, de l’autre côté du Rhin, on s’enhardit de plus en plus à parler de la révision. Sur la rive gauche, nous sommes unanimes à ne demander qu’une chose : l’exécution du pacte. Comment M. Keynes ne comprend-il pas que le fait seul, de la part des Alliés, d’admettre le principe d’une révision serait la condamnation irrémédiable de tous les accords intervenus ? Une pierre enlevée à la muraille la ferait s’écrouler tout entière. Or cette muraille est la seule qui nous protège contre le retour, toujours à redouter, de l’esprit de conquête, de violence, d’injustice, de barbarie, qui est loin d’avoir disparu chez certains de nos adversaires d’hier. Comment oublier qu’ils ne reconnaissent que la force, qu’ils ne s’inclinent que devant la force, et qu’ils considéreraient comme l’aveu le plus insigne d’une faiblesse irrémédiable, la réouverture, consentie par les Alliés, d’une discussion sur un seul article du traité ? Avec notre terrible légèreté, avons-nous déjà oublié les leçons de la guerre ? Est-ce hier que Tacite définissait les Germains natum mendacio genus, engeance née pour le mensonge ? Allons-nous nous laisser prendre à l’hypocrisie de leurs doléances, à leur prétendue incapacité de tenir leurs engagements ? En vérité, est-ce à nous, à nous substituer aux vaincus et à mesurer avec attendrissement leurs facultés de paiement, en nous alarmant à l’idée d’avoir dépassé d’une ligne la limite de cette capacité ? Rien n’est d’ailleurs plus difficile, en toute bonne foi, que d’opérer cette détermination. Les possibilités de production d’un peuple ne dépendent pas seulement des moyens matériels dont il dispose ; elles sont fonction de la volonté de travail et d’effort qu’il déploie. Or c’est cette volonté qui doit exister chez le vaincu comme d’ailleurs aussi chez le vainqueur : mais il faut que le premier sache que nous veillerons à ce qu’il ne se dérobe pas à sa tâche. Elle est étendue, nous n’en disconvenons pas ; mais elle est loin de dépasser les forces germaniques. C’est ce que nous démontrerons dans la partie de notre étude qui sera consacrée au tableau de la situation économique de l’Allemagne, emprunté en grande partie à ses propres écrivains.

Nous nous bornerons à citer aujourd’hui l’opinion d’une des plus hautes autorités américaines, celle de l’éminent professeur Taussig de l’université de Harvard, qui est un maître en matière financière et qui a pris part aux travaux de la Commission des États-Unis à Paris. A la dernière session de l’Association économique américaine, tenue à Chicago en décembre 1919, M. Taussig, dans son rapport sur « les paiements de l’Allemagne au titre des réparations, » a déclaré que, si le fardeau était lourd, il ne dépassait pas les forces de ce pays. Examinant l’ensemble de la situation, M. Taussig estimait que la France et plusieurs de ses alliés avaient besoin de recevoir immédiatement de l’Allemagne des titres de rente négociables, afin de pouvoir les aliéner et se procurer de la sorte les ressources nécessaires à la reconstitution des régions dévastées. Il exposait le mécanisme du commerce extérieur au moyen duquel l’Allemagne sera en mesure de verser annuellement aux Alliés un montant d’un milliard de dollars, c’est-à-dire, au pair 5 milliards, au change actuel 16 milliards de francs. Nous aurons à nous souvenir de ce chiffre quand nous discuterons ceux de M. Keynes. Ce dernier ne récusera peut-être pas un témoignage venu de l’autre côté de l’Atlantique.

Il est une autre considération que nous ne devrions jamais perdre de vue et qui semble s’être déjà évanouie dans les brouillards d’un passé lointain, c’est celle des plans que l’Allemagne avait préparés pour le lendemain de sa victoire, lorsqu’elle la croyait certaine : nous remettrons sous les yeux du lecteur les clauses soigneusement méditées par les généraux, les financiers, les industriels, les fonctionnaires germains, et qui nous auraient été imposées avec une rigueur dont il serait enfantin de douter. Nous sommes probablement loin de connaître tout ce qui aurait été exigé de nous, si la fortune des armes nous avait trahis. Mais des aveux précieux, échappés à la plume ou à la bouche de certains chefs allemands, nous permettent de dire que le traité de Versailles est bien anodin auprès de celui qui nous aurait été dicté et qu’un vainqueur impitoyable aurait su faire exécuter sans atermoiement ni adoucissement d’aucune sorte.

Nous n’écrivons point ces lignes pour réveiller, dans le cœur des Alliés, des sentiments qui ne seraient cependant que trop naturels envers les auteurs de maux effroyables. Nous désirons l’apaisement ; nous considérons que l’Europe, après le cataclysme, a droit au repos, et que ce repos doit être assuré par le rétablissement de relations normales entre tous les peuples. Nous ne voulons, pour notre part, faire aucun obstacle à la reprise de la vie économique sur la rive droite du Rhin.

Mais, en vérité, ce désir ne doit pas avoir pour conséquence le renversement des rôles. Les difficultés contre lesquelles quelques-uns des Alliés ont à lutter aujourd’hui sont plus grandes que celles de l’Allemagne ; les souffrances des populations dont le territoire a pour ainsi dire disparu dans des convulsions mortelles sont infiniment plus dures que celles de leurs ex-ennemis, qui n’ont connu les maux de l’invasion que pendant une très courte période, lorsque les armées russes occupèrent la Prusse orientale en 1914. Quelles sont les usines, quelles sont les mines allemandes qui ont été détruites ? où sont les familles dont les membres aient subi les tortures et les outrages qui ont été infligés à des centaines de milliers de Français, de Belges, de Serbes, d’Italiens ? On a compté les soldats tombés sur les champs de bataille, les blessés et les mutilés militaires. Mais qui dira le nombre des civils, hommes, femmes, enfants, qui meurent encore tous les jours des suites des traitements barbares qui leur ont été infligés, de l’esclavage auquel ils étaient réduits ?

Ce n’est pas au point de vue sentimental que nous nous plaçons lorsque nous évoquons ces drames qui datent d’hier et qui, pour certains hommes, à la mémoire courte, semblent déjà rejetés dans le passé crépusculaire de l’histoire. C’est pour rappeler qu’au point de vue strictement économique, ils ont eu, pour les Alliés, des conséquences très graves : c’est un affaiblissement de la race et par conséquent du pouvoir de production de la France en particulier, que cet état de maladie dans lequel nous ont été rendus un grand nombre de nos prisonniers, de nos habitants des régions envahies. La quantité de tuberculeux qui encombrent nos sanatoria et pour lesquels hélas ! les abris sont bien insuffisants, est, à elle seule, un témoignage du mal qui nous a été causé et dont les effets se feront sentir à travers bien des générations !

Le premier soin de celui qui veut étudier les conditions dans lesquelles se trouvent, au lendemain de la guerre, les belligérants de la veille, doit être de faire entrer en ligue de compte non seulement les manifestations extérieures de la richesse, mais les éléments profonds de la puissance productrice, qui sont à la base du problème. C’est ce que M. Keynes a négligé de faire ; cette omission vicie tout son travail.


I

Nous ne nous arrêterons pas au côté anecdotique et pittoresque du volume, qui a certainement beaucoup contribué à son succès. M. John Maynard Keynes décrit avec humour les grands acteurs de la conférence. De M. Clemenceau il trace un portrait assez vivant ; il rend hommage à son patriotisme, à sa hauteur de vues : il déclare que celles des grandes lignes du traité qui, au point de vue économique, représentent une idée, sont dues à Clemenceau, parlant au nom de la France. Il considère que c’était de beaucoup le plus remarquable des quatre chefs qui élaborèrent le pacte. Il le met au-dessus du président Wilson, de MM. Lloyd George et Orlando. D’après M. Keynes, le but poursuivi par l’homme d’Etat français était de revenir à l’état de choses d’avant 1870 et de défaire tout ce que l’Allemagne avait accompli depuis lors. Il l’accuse d’avoir, en cela, suivi une politique de « vieillard » qui ne veut pas reconnaître qu’un ordre de choses nouveau s’est formé, et qui cherche uniquement à imposer à l’ennemi vaincu ce que l’auteur appelle « une paix carthaginoise. » M. Keynes déclare cette solution impossible et considère que des forces supérieures renverseront l’édifice construit d’après ce point de vue faux.

Nous avouons, pour notre part, avoir vainement cherché dans le traité cette volonté de détruire l’œuvre de 1870. Y a-t-il eu la moindre atteinte portée à l’unité allemande ? N’avons-nous pas vu, dès 1919, le Reich, c’est-à-dire le gouvernement soi-disant nouveau, racheter les chemins de fer qui étaient encore la propriété d’États particuliers et réaliser ainsi un pas important dans la voie de l’unité et de la centralisation ? Est-ce là une œuvre qui tende à briser les cadres de cet Empire sans empereur, qui continue d’ailleurs à en garder le nom ? Les Hohenzollern ne sont plus à Potsdam ; mais, de l’Elbe au Rhin, de l’Oder au Weser, il n’est question que de Reich, tout comme avant la fuite en Hollande.

Continuons la lecture des pages que M. Keynes consacre à la description des personnages qui tenaient, à la conférence, le devant de la scène. Entre M. Lloyd George et le président Wilson, dit-il, la partie n’était pas égale. « Ce dernier était une sorte de presbytérien, de pensée et de tempérament théologiques, qui, contrairement à l’attente générale, n’avait rien préparé et qui arrivait avec des idées vagues et incomplètes. De plus, sa conception était lente. Il n’était pas capable de saisir instantanément tout ce que disaient ses interlocuteurs, de juger en un clin d’œil une situation. Rarement, un homme d’Etat, dans un poste de première grandeur, a été aussi peu à même de suivre les évolutions d’une discussion. Il ne remédiait pas à ce défaut en prenant conseil de ses lieutenants. Il avait autour de lui des hommes de valeur, mais inexpérimentés en ce qui concerne les affaires publiques et aussi ignorants de l’Europe que le président lui-même. »

C’est alors, dit M. Keynes, que les collègues de M. Wilson tissèrent autour de lui « cette toile de sophismes et d’exégèse jésuitique qui devait finir par dénaturer les termes et la substance du traité. Aussi quel fut le résultat ? La Conférence de Paris ne s’inquiéta pas de la vie future de l’Europe. Elle se préoccupa des frontières et des nationalités, de l’équilibre des forces, d’extensions impérialistes, de l’affaiblissement d’un ennemi puissant et dangereux, de la revanche, du transport de charges financières intolérables des épaules des vainqueurs sur celles des vaincus. »

Ce jugement, qui résume les critiques de M. Keynes, nous semble d’une étrange fausseté. Comment ! La Conférence ne s’est pas souciée de la vie future de l’Europe ! Mais ce fut au contraire sa préoccupation dominante. Tout imprégnée des souffrances des nationalités opprimées, telles que l’Alsace-Lorraine, la Pologne, la Bohême, la Transylvanie, le Trentin, elle s’est appliquée, avec une louable énergie, à faire disparaître ces causes permanentes de troubles ; elle a rendu à leur patrie les provinces qui en avaient été brutalement arrachées, elle a donné l’indépendance à celles qui justifiaient leur droit à une vie propre. La Conférence a entrepris là une tâche très simple, lorsqu’il s’agissait d’une Alsace-Lorraine restée indéfectiblement fidèle à des liens séculaires, plus difficile quand elle arrivait à des régions comme la Yougo-Slavie, où les vœux des populations ne se prononcent pas unanimement dans le même sens. Mais, dans tous les cas, c’est bien la vie future de l’Europe qu’elle a voulu régler, en la mettant, dans la mesure du possible, à l’abri des guerres que provoquent des revendications nationalistes.

M. Keynes reproche aux négociateurs « de s’être préoccupés des frontières. » N’était-ce pas là une conséquence naturelle du premier devoir qu’ils remplissaient en cherchant à constituer des États homogènes, peuplés d’habitants unis entre eux et répondant par cela même à la belle définition que Renan donnait un jour d’une nation : « réunion d’hommes ayant la volonté de vivre ensemble ? » Il est vraiment étrange de faire grief à ceux qui étaient alors les arbitres du monde d’avoir cherché à écarter pour l’avenir des sujets de conflit. On peut dire au contraire que le leitmotiv du traité de Versailles, celui qui y reparaît à chaque instant, c’est l’effort le plus scrupuleux qui se puisse concevoir vers une organisation politique conforme aux principes de justice et de liberté, justice pour les États anciens ou nouveaux, liberté pour les individus de s’agréger à la patrie de leur choix.

Quant à « l’équilibre des forces, » nous ne voyons pas que rien, dans l’œuvre de Versailles, justifie le reproche qui lui serait fait d’avoir voulu créer artificiellement des empires d’égale superficie, d’égale population ; de façon que cette égalité constituât un équilibre qui les tiendrait réciproquement en respect. Cette conception inspirait, il y a un siècle, les décisions du Congrès de Vienne, qui, pour arriver à ce résultat théorique, faisait exactement le contraire de ce qui s’est pratiqué à Versailles, c’est-à-dire découpait sur la carte des royaumes, sans s’inquiéter le moins du monde des aspirations de leurs habitants ; il traitait un tel facteur de quantité négligeable et arrondissait les territoires en faisant de l’arithmétique et non de la justice politique. Des critiques moins aveugles que M. Keynes ont au contraire reproché au Pacte de 1919 d’avoir, sous l’empire de préoccupations d’ordre moral, créé des États de dimensions trop différentes les unes des autres : mais cette disparité même est un hommage rendu aux principes de droit, dont les « Quatre puissants » (The big four) se sont inspirés, à l’encontre des mobiles qui dictaient jadis les combinaisons d’un Metternich.

Extensions impérialistes… Où sont-elles ? nous voudrions que l’auteur nous en citât une seule résultant du traité. Il ne manquait pas en France de voix qui s’élevèrent pour réclamer la frontière intégrale du Rhin, le retour à la mère-patrie de contrées qui, à diverses époques de l’histoire, en avaient fait partie. Nous pouvons énumérer les villes et les campagnes où le souvenir de l’administration française est resté vivant et dont les habitants célèbrent encore les bienfaits de notre civilisation, de nos mœurs, de nos principes. La Conférence a-t-elle écouté ces revendications ? A-t-elle fait autre chose que nous rendre uniquement les départements qui nous avaient été arrachés en 1*870 et qui n’avaient pas cessé, depuis un demi-siècle ; de protester contre la violence qui leur était faite ?

Passons aux autres reproches de M. Keynes. La Conférence, dit-il, s’est préoccupée « d’affaiblir un ennemi puissant et dangereux. » Est-ce là vraiment un grief à faire valoir ? Lorsque le globe tout entier a été ébranlé dans ses fondements par une agression comme celle de juillet 1914, est-il interdit au vainqueur de prendre des précautions pour éviter le retour de semblables catastrophes ? Et n’est-ce pas au contraire un devoir pour lui que de s’efforcer de mettre le perturbateur de l’ordre mondial hors d’état de nuire ? Le reproche que M. Keynes devrait plutôt adresser aux plénipotentiaires serait de n’avoir pas pris de mesures assez efficaces pour assurer ce désarmement. L’Allemagne a encore sur pied des effectifs bien supérieurs à ceux qui ont été fixés ; elle détient des armes et des munitions dans une proportion qui dépasse extraordinairement les chiffres permis. Ces manquements à la parole donnée ont pour conséquence une lourde aggravation des charges des Alliés, en particulier de la France, obligée de conserver sur pied des forces d’autant plus nombreuses qu’elle ignore celles qu’elle a en face d’elle, de l’autre côté du Rhin.

Quant à prétendre que le traité pousse à la revanche, « nous ne voyons pas qu’un seul des 440 articles du 28 juin 1919 justifie cette accusation. C’est le contraire de la vérité. La préoccupation dominante des rédacteurs de l’acte a été d’éviter le retour des guerres et par conséquent d’étouffer dans l’œuf, pour ainsi dire, l’esprit qui pourrait les provoquer. Y a-t-il rien dans leur œuvre de semblable aux stipulations du traité de Francfort de 1871 ? Alors ce furent 2 millions d’hommes arrachés contre leur volonté formelle à leur patrie ; ce fut l’extorsion d’une indemnité de 5 milliards, qui dépassait trois ou quatre fois les frais de la guerre. Quant aux dommages matériels, il n’y en avait point eu d’infligés à l’Allemagne, puisque toute la campagne, cette fois-là aussi, avait eu la France pour théâtre. En 1919, on consulte les populations des territoires contestés. On ne réclame pas un centime pour les frais de guerre, qui se sont élevés à des centaines de milliards ; tout ce qu’on demande, c’est la réparation de dommages, dont les plus graves sont irréparables : car ni l’or ni le charbon que l’Allemagne s’est engagée à livrer ne rendront la vie aux centaines de milliers de civils morts à la suite des tortures qui leur furent infligées et de militaires qui n’ont pas survécu ou ne survivront pas aux horreurs des camps d’internement et de représailles.

Enfin M. Keynes semble critiquer, plus que toutes les autres, les dispositions du traité qui « transportent des charges financières intolérables des épaules des vainqueurs sur celles des vaincus. » Admettrait-il par hasard que ces derniers fussent mieux traités que nous, et conteste-t-il l’équité d’une solution qui, sans rien exiger qui ressemble à une contribution de guerre, oblige les Allemands à réparer les dommages qu’ils ont causés ? Faudrait-il que la France reconstruisit à ses frais ses villes détruites, ses usines rasées, remit on étal ses houillères anéanties ? Cette restauration du no man’s land, du pays innomé, incombe-t-elle ou non à la puissance qui l’a rendue nécessaire ? et ne supportera-t-elle pas plus facilement la charge que la nation dont les organes essentiels ont été partiellement amputés ?

Cet état de choses est-il de notre fait ? Est-ce notre faute si la guerre, en suspendant pendant cinq ans la production industrielle normale, a surélevé le prix des choses, si bien que les frais de reconstruction représentent 3, 4 et 5 fois la valeur d’avant-guerre ? Il y a eu là une destruction formidable de capital : ceux qui en furent les auteurs doivent le reconstituer. Ils auront à faire un effort pour s’acquitter de la tâche. Quel est le juge qui verrait à y redire ?


II

Abordons maintenant un autre ordre d’idées. Non seulement M. Keynes blâme les dispositions économiques du traité de Versailles, mais il adresse à cet instrument un reproche bien plus grave, au point de vue moral. Il s’évertue à prouver que le traité de paix a violé, de plusieurs façons, les 14 points du fameux message du président Wilson du 18 janvier 1918 qui, dit-il, devait servir de base à la négociation. Il va jusqu’à écrire cette phrase qui montre mieux qu’aucune autre, de quel esprit l’auteur est animé : « Les Allemands n’ont pas eu de peine à démontrer que le Traité constitue une violation des engagements pris et un acte comparable, au point de vue de la morale internationale, à l’invasion de la Belgique. » N’est-ce pas le cas de nous écrier : jusqu’à quelle partialité la recherche de l’impartialité peut-elle entraîner un homme ? Nous avons, pour notre part, recommencé, à plusieurs reprises, la lecture de ce passage, que nous aurions voulu croire apocryphe et qui nous paraît révéler, chez celui qui l’a écrit, un état d’esprit tel que la portée de tout le reste de l’ouvrage en est singulièrement affaiblie. Il constitue en effet l’aveu d’une confusion lamentable entre les responsabilités de l’agresseur violant tous ses engagements et déchaînant sur le monde, de propos délibéré, une catastrophe sans exemple, et celles de négociateurs qui se dévouent à une œuvre de paix et de justice. Le livre n’est pas un travail historique, fait pour instruire le lecteur de ce qui a été décidé pour assurer le repos de l’Europe et du monde. C’est un réquisitoire qui est dressé contre le traité, dans des termes qu’il nous est pénible de reproduire : car il est mauvais que de pareilles allégations soient répandues dans le public, alors même que la fausseté en apparaît à tous les esprits non prévenus. Il le faut cependant : notre réfutation serait inintelligible si nous ne faisions pas connaître au préalable les affirmations de M. Keynes. Il accuse textuellement M. Llord George et M. Clemenceau d’avoir « berné » (bamboozled) le président Wilson et d’avoir ensuite conduit les négociations « d’une manière frauduleuse, chicanière et déshonorante. » On s’était, paraît-il, solennellement engagé « à traiter avec l’Allemagne sur certaines bases ; » et, après que les candides Germains eurent mis bas les armes, « on revint sur la parole donnée. » N’est-il pas de notoriété publique au contraire que les Allemands, à la veille d’un désastre militaire sans précédent, se sentant perdus, implorèrent l’armistice à tout prix.

Le Conseil suprême, par la plume de son président, M. Clemenceau, a répondu par avance aux affirmations de M. Keynes, qui ne fait en somme que répéter, en les résumant, les protestations contenues dans une note allemande de soixante mille mots transmise au cours des négociations et à laquelle M. Clemenceau répliquait, après avoir rappelé la correspondance qui avait précédé l’armistice, en ces termes : « Les Puissances alliées et associées estiment que la paix proposée par elles est une paix foncièrement juste ; elles sont également certaines qu’elle est conforme au droit, sur les bases convenues. Les propositions qu’elles font au point de vue territorial sont conformes aux principes qui ont été admis et sont nécessaires à la paix future de l’Europe. »

Quant aux clauses de réparation, que M. Keynes, rééditant les objections de M. Brockdorff-Rantzau, accuse de réduire l’Allemagne en servitude pour une génération, M. Clemenceau les qualifie comme suit : « Elles limitent le montant réclamé de l’Allemagne à ce que justifient clairement les termes de l’armistice, c’est-à-dire les dommages causés aux populations par l’agression allemande. » Le président Wilson s’est pleinement associé à cette manière de voir. Le 6 juin 1919, il déclarait à un représentant du Matin : « Notre projet de traité ne viole aucun de mes principes. Si je le croyais, je n’hésiterais pas à l’avouer et à redresser l’erreur commise. Le traité est entièrement conforme à mes quatorze points. » Les Allemands eux-mêmes avaient parfaitement compris la portée de la clause qui ordonnait qu’ils eussent à « réparer tous les dommages causés à la population civile des Alliés et à ses propriétés par l’agression germanique sur terre, sur mer, et par la voie de l’air. » Ludendorff, dans ses Mémoires, écrit ce qui suit : « Le 23 ou le 24 octobre 1918, arriva la réponse énergique que Wilson faisait à notre note piteuse. Il exposait cette fois clairement que les conditions de l’armistice devaient être de nature à empêcher l’Allemagne de reprendre les hostilités et à donner aux Puissances alliées le pouvoir de régler elles-mêmes les détails de la paix acceptée par l’Allemagne. Dès lors, nous n’avions plus, selon moi, qu’à continuer la lutte. » Hindenburg pensait de même ; le 24 au soir, il signait l’ordre du jour suivant destiné aux armées : « Wilson ne négociera avec l’Allemagne que si elle accepte toutes les demandes des alliés de l’Amérique en ce qui concerne son organisation intérieure. La réponse de Wilson constitue en réalité une demande de reddition sans condition. Elle est inacceptable pour des soldats ; il ne nous reste qu’à résister de toutes nos forces. » Cet ordre de Hindenburg n’a jamais été publié. Lui et Ludendorff se retiraient le 21 octobre Le Gouvernement allemand acceptait alors les conditions posées par la communication du président Wilson du 23, et déclarait : « Nous attendons une proposition d’armistice, qui sera le premier pas vers la juste paix annoncée par la proclamation du président. » Il se réservait donc le droit de rejeter, les termes de l’armistice, s’ils ne lui paraissaient pas conformes à ce desideratum. Les armées continuèrent à se battre. Le 8 novembre, le texte de l’armistice fut remis aux Allemands : il était extrêmement développé, beaucoup plus étendu que ne le sont en général des documents de ce genre, et indiquait clairement quelles seraient les conditions de la paix. Les Allemands avaient soixante-douze heures pour étudier la proposition et étaient libres de la rejeter. Le 11 novembre, à 5 heures du matin, ils l’acceptèrent. Il est donc bien évident que c’est dans les termes seuls de l’armistice, et non ailleurs, qu’il convient de chercher les bases de la paix. Or, nous l’avons vu, le président Wilson lui-même estime que cette paix qu’il a signée et dont il a vainement demandé la ratification au Sénat américain, est non seulement conforme aux stipulations de l’armistice, mais même à celles de son premier message des quatorze points.

Continuons l’analyse du réquisitoire. Le traité vise, parait-il, la destruction systématique de l’Allemagne : il lui prend ses navires, son commerce, ses colonies, ses placements étrangers, une grande partie de son charbon et de son fer et des industries connexes ; il place sous contrôle étranger ses transports intérieurs et ses tarifs douaniers. C’est là, selon l’auteur « une politique contraire à la religion et à la morale, détestable, d’ailleurs inapplicable, en opposition avec la nature humaine et l’esprit moderne. Si on y persiste, elle amènera une régression de la vie civilisée en Europe. » Les remèdes indiqués du « crime monstrueux qui s’est consommé à Versailles » consistent en une révision complète du traité au bénéfice de l’Allemagne, en l’émission immédiate d’un emprunt international, dont le produit irait en majeure partie aux Allemands, en la constitution d’une Europe centrale s’étendant de Hambourg à Constantinople et même plus loin sous l’égide d’une union douanière, embrassant l’Allemagne, la Pologne, l’Autriche, les nouveaux États tchéco-slovaque et yougo-slave, la Turquie. M. Keynes nous invite à encourager et à aider l’Allemagne « à reprendre en Europe son, rôle de créateur et d’organisateur de richesse pour ses voisins du Sud et de l’Est, de façon à hâter le jour où ses agents seront en mesure de faire jouer le facteur économique dans le moindre village de la Russie. »

En d’autres termes, les Alliés doivent travailler a former un bloc de 300 millions d’hommes qui, de Hambourg à Vladivostock, en passant par Constantinople, Tashkent, Irkoutsk, Arkhangel et Dantzig, soit contrôlé par Berlin. Comme le disait l’autre jour à New-York un spirituel Américain, si l’on suivait les idées de l’auteur, un universitaire allemand pourrait bientôt prendre la plume et écrire la suite du livré célèbre de Treitschke, expliquant comment l’Allemagne du XXe siècle aurait su, de sa défaite militaire, faire une victoire économique.


III

M. Keynes veut nous démontrer à la fois que les revendications des Alliés dépassent de beaucoup la réalité du mal qui leur a été fait et que les Allemands sont hors d’état d’effectuer les réparations qui ont été mises à leur charge.

Il conteste tout d’abord l’évaluation des dommages, dressée par le député français, M. Louis Dubois, dans son rapport si étudié sur les clauses financières du traité de Versailles. Il se fonde pour cela sur des calculs plus ou moins hypothétiques de la fortune globale française : il prétend mesurer la part de cette fortune correspondant aux régions envahies d’après la portion du territoire qu’elles représentent. Or ce calcul est faux : car les départements du Nord et de l’Est qui ont été détruits tenaient dans l’agriculture et dans l’industrie françaises une place infiniment plus vaste. M. Keynes assure que les dommages de tout genre causés à ces régions ne dépassent pas 500 millions de livres sterling, alors que M. Dubois donne le chiffre de 74 milliards de francs, pour les dommages causés aux personnes et 136 milliards pour les pertes de biens. Il faut tout d’abord s’entendre sur le change auquel, dans cette discussion, on compte les francs par rapport à la livre sterling. M. Keynes fait cette transformation au pair de 25 francs, alors que le change actuel est de 65 francs ; c’est-à-dire que les 74 milliards de M. Louis Dubois correspondent à un peu plus d’un milliard et non pas à 2 600 millions de livres sterling. Il y a déjà là une différence formidable. Si on rétablit ainsi les équivalences, on voit que les écarts entre les chiffres de M. Keynes et les nôtres diminuent. Il est d’ailleurs évident qu’il faut calculer de la sorte : car c’est précisément la dépréciation du franc par rapport à la livre qui est une des causes du renchérissement général et qui fait que les sommes à dépenser pour reconstituer les régions envahies dépassent plusieurs fois celles auxquelles leur valeur était estimée en 1913. Comment s’étonner dès lors que M. Loucheur ait évalué à 10 milliards de plus que M. Louis Dubois, les dépenses nécessaires ? M. Keynes lui oppose l’étude d’un statisticien français qui comptait à 35 milliards la fortune totale des habitants de ces régions avant la guerre. Si le coût de la reconstitution est quadruple de l’ancienne valeur, l’invraisemblance de l’écart disparait.

M. Keynes veut nous prouver que l’Allemagne n’est pas en mesure de fournir le charbon qu’elle s’est engagée à livrer aux Alliés, à savoir : 7 millions de tonnes à la France par an pendant 10 ans ; 8 millions de tonnes par an pour 10 ans à la Belgique ; à l’Italie, des quantités croissant de 4 et demi à 8 millions et demi de tonnes pendant dix ans, et enfin, au Grand-Duché de Luxembourg, une quantité égale à celle que l’Allemagne lui vendait avant 1914. Le tout forme un ensemble d’environ 25 millions de tonnes par an. En 1913, la production houillère allemande était de 191 millions de tonnes, dont 19 étaient consommées sur place et 33 exportées. Il restait donc 139 millions pour les besoins intérieurs. Si l’on en déduit les 25 millions ci-dessus, plus les 20 millions que l’Allemagne doit, pendant quelques années, à la France pour remplacer le tonnage que ne fournissent pas ses houillères du Nord et du Pas-de-Calais, il reste un chiffre qui, nous dit-on, est inférieur aux besoins de l’Allemagne. Nous regrettons que M. Keynes n’ait pas fait un calcul analogue pour la France et n’ait pas démontré à ses lecteurs, ce qui était aisé, que notre situation est encore bien plus critique. Nous avions besoin, avant la guerre, de 60 millions de tonnes, dont nous importions le tiers ; notre production de 40 millions est réduite de moitié. Nous n’avons donc en ce moment, par nous-mêmes, que le tiers du combustible qui nous est nécessaire. Avons-nous outrepassé nos droits en exigeant de l’Allemagne des livraisons qui, même si elles étaient faites ponctuellement, ne suffiraient pas à nous remettre dans la situation où nous étions en 1913 ? Nous ne recevrions en effet que 27 millions de tonnes qui, ajoutées à notre production de 20 millions, ne nous donnent que 47 millions, soit un cinquième de moins que notre consommation de 1913. Qui donc empêche l’Allemagne de se mettre énergiquement à la tâche et d’augmenter sa production, de façon à subvenir à la fois à ses besoins et à ses engagements ?

M. Keynes critique violemment la remise, imposée à l’Allemagne, de tous ses bâtiments de commerce de plus de 1 600 tonnes, et d’une partie de ceux d’un tonnage moindre. Mais cette cession ne rend pas à l’Angleterre ni à la France le tonnage de ces deux puissances qui a été détruit par les torpillages allemands : l’Allemagne se trouvera dans la situation où elle était avant la création relativement très récente de sa marine marchande et dont les États-Unis eux-mêmes souffraient avant la guerre, alors qu’ils effectuaient la majeure partie de leur exportation et de leur importation sous pavillon étranger.

M. Keynes s’élève contre les stipulations du traité concernant les propriétés allemandes situées hors des frontières, particulièrement dans les ex-colonies de l’Empire et en Alsace-Lorraine. Mais le produit de la liquidation de ces propriétés doit être imputé au compte des réparations dues par l’Allemagne. Cette clause ne constitue donc qu’un mode d’accélérer le règlement de ce compte, auquel elle ne fournira d’ailleurs qu’une fraction bien faible du total exigible. Il en est de même de la faculté laissée aux Alliés de liquider les biens allemands situés sur leur territoire, et d’en verser le produit au compte de compensation, qui doit grouper les créances et les dettes des particuliers et des sociétés dont la liquidation est confiée à leurs gouvernements respectifs.

M. Keynes déclare ne pas comprendre le pouvoir conféré à la Commission des réparations d’exiger de l’Allemagne, avant le 1er mai 1921, un paiement, en espèces ou en nature, d’une somme d’un milliard de livres sterling : mais ce n’est là qu’une application du principe de l’obligation de réparations, puisque tout ce qui sera payé de ce chef viendra en déduction du montant mis à la charge de l’Allemagne. Nous aurons occasion d’expliquer ces clauses avec plus de détails, lorsque nous analyserons le traité. Nous avons voulu, dès aujourd’hui, montrer dans quel esprit d’hostilité préconçue M. Keynes commente une série de dispositions, qui ne sont que la conséquence logique d’un principe que lui-même n’a pas osé combattre ouvertement, tant il est légitime.


IV

M. Keynes ne vise à rien moins, pour corriger le traité qu’il abhorre, qu’à un renversement des gouvernements européens qui l’ont signé. Il excepte toutefois de cette révolution, nécessaire à ses yeux, son propre pays, la Grande-Bretagne, dont il considère la situation économique comme beaucoup moins périlleuse que celle des nations continentales. En attendant, il refait à sa guise l’instrument diplomatique et propose l’arrangement suivant :

1° Le montant des versements à effectuer par l’Allemagne, au titre des réparations et du remboursement des frais de l’occupation par les armées alliées, serait fixé à 2 milliards de livres sterling ;

2° Les livraisons de navires de commerce et de câbles sous-marins stipulées par le traité, du matériel de guerre prévues par l’armistice, des biens domaniaux sur les territoires cédés, des créances sur ces territoires du chef de la dette publique, des créances de l’Allemagne contre ses ex-alliés, seraient estimées à une somme forfaitaire de 500 millions de livres sterling ;

3° Le solde de 1 500 millions ne porterait pas intérêt et serait payable par l’Allemagne en trente annuités de 50 millions chacune, à partir de 1923 ;

4° La Commission des réparations serait dissoute, ou ne serait conservée que comme une annexe de la Ligue des Nations ; elle comprendrait des représentants de l’Allemagne et des pays neutres ;

5° L’Allemagne serait laissée libre de faire les versements annuels comme bon lui semblerait : toute réclamation contre elle pour non-exécution de ses engagements serait soumise à la Ligue des Nations. Il n’y aurait plus d’expropriation de biens de particuliers allemands situés au dehors ;

6° Aucune réparation ne serait exigée de l’Autriche.

Examinons ce programme, d’une simplicité que nous qualifierions de touchante, si, en matière aussi grave, il était permis de sourire. Ainsi voilà une guerre qui a augmenté la dette française de 200 milliards, la dette anglaise d’à peu près autant, la dette des États-Unis d’Amérique d’une centaine, la dette italienne d’une soixantaine, la dette roumaine et la dette belge chacune d’une vingtaine de milliards de francs, sans compter les emprunts que ces quatre Puissances, et celles qui, comme la Serbie, n’ont pas encore pu faire appel au crédit, auront à émettre au cours des années à venir. Le total en atteindra vraisemblablement 700 milliards, représentant une charge annuelle de 35 à 40 milliards de francs, — et l’Allemagne serait quitte moyennant paiement d’un capital de 2 milliards de livres, c’est-à-dire 50 milliards de francs, qui dépasserait à peine l’une des annuités dont les pays vainqueurs sont débiteurs à perpétuité, ou tout au moins jusqu’à l’époque où ils pourront rembourser le capital. Pour ne prendre qu’un exemple, alors que nous Français, nous prévoyons d’ores et déjà à notre budget un chapitre de 10 à 12 milliards de francs pour le service de notre dette, les Germains en inscriraient la moitié : au service de leurs emprunts de guerre, qui s’élève à 7 ou 8 milliards, ils n’auraient à ajouter qu’une annuité de 50 millions de livres sterling, soit un milliard et quart de francs. Et ce milliard et quart ne serait payé que pendant 30 ans ! et à partir de 1923 seulement 1 et il comprendrait à la fois le service de l’intérêt et celui de l’amortissement, si bien qu’en 1953 le fardeau serait enlevé, sans autre forme de procès, des épaules robustes du Germain que cet effort fiscal n’aurait certainement pas fatigué.

Il est évident que le docteur Keynes, médecin qui s’installe au chevet de l’Allemagne, voit admirablement les remèdes susceptibles de rendre la pleine santé à son malade : il n’a d’yeux que pour lui et oublie complètement les Alliés : eux aussi cependant auraient besoin d’une consultation en bonne et due forme. Et voici tout ce qu’on leur suggère pour guérir leurs souffrances : dissoudre la Commission des réparations, l’organe essentiel du traité. Celui-ci en effet repose tout entier sur une idée de justice, de réparation par les Allemands du dommage qu’ils ont causé ; et, afin que cette réparation soit adéquate, ni inférieure, ni supérieure à la réalité des faits, un aéropage a été constitué qui a mission d’en déterminer l’importance et les modalités. Une commission internationale, qui s’entoure de tous les renseignements, « opère avec le plus grand souci de l’équité, sans être liée par aucune législation ni aucun code particuliers, ni par aucune règle spéciale concernant l’instruction et la procédure. « Elle sera guidée, dit le traité, par la justice, l’équité et la bonne foi. Elle étudiera les réclamations et donnera au Gouvernement allemand l’équitable faculté de se faire entendre. »

L’une des tâches de la Commission des réparations consiste à estimer périodiquement la capacité de paiement de l’Allemagne et à examiner le système fiscal allemand, afin que tous les revenus de l’Allemagne, y compris les revenus destinés au service et à l’acquittement de tout emprunt intérieur, soient affectés par privilège au paiement des sommes dues par elle à titre de réparations. La Commission doit s’assurer que le système fiscal allemand est aussi lourd proportionnellement que celui d’une quelconque des puissances alliées.

Est-il rien de plus sage que ces dispositions ? Serait-il admissible que les contribuables français, anglais, belges, italiens, serbes et autres, pliassent sous le faix d’impôts excessifs, alors que les Allemands y échapperaient ? M. Keynes craint le mécontentement du peuple germain. Quel serait donc l’état de l’opinion publique à Londres, à Paris, à Bruxelles, à Rome, à Belgrade, le jour où la comparaison des feuilles de contribution, le rapprochement de « la carte à payer, » démontreraient une inégalité choquante au détriment des Alliés ?

Mais ce plan en six articles ne suffit pas au professeur de Cambridge. Il a en vue bien d’autres « améliorations » au traité qui lui a mis la plume à la main, et qui excite au plus haut degré sa verve vengeresse :

1° Il entend que les Alliés abandonnent le droit qu’ils ont de réclamer du charbon. La seule obligation qu’il consente à maintenir est celle qui consisterait, pour l’Allemagne, à livrer, pendant dix ans, a la France, une quantité de bouille égale à la différence entre le tonnage que les mines du Nord et du Pas-de-Calais fournissaient avant la guerre et leur production au cours des dix années à venir. Celle obligation elle-même disparaîtrait si le plébiscite à intervenir enlevait à l’Allemagne les districts houillers de la Haute-Silésie ;

2° L’arrangement relatif au bassin de la Sarre serait annulé. Au bout de dix ans, les houillères et tout le territoire feraient inconditionnellement retour à l’Allemagne. L’usage même des houillères ne serait concédé à la France que si elle s’engageait à livrer à l’Allemagne, pendant ces dix années, au moins 50 pour cent du minerai de fer lorrain qu’elle lui vendait avant la guerre ;

3° En ce qui concerne la Haute-Silésie, le vote aurait lieu comme il est prévu au traité ; mais le sort du pays serait réglé, non seulement d’après le vœu exprimé par les habitants, mais aussi conformément aux conditions économiques et géographiques, c’est-à-dire que les districts houillers devraient rester allemands, « à moins d’une volonté formelle des populations. » Nous nous perdons en conjectures sur la signification de ce dernier membre de phrase : M. Keynes entend sans doute revenir sur les décisions du suffrage universel, si elles étaient contraires à la domination allemande ;

4° La commission du charbon, organisée par les Alliés, deviendrait une annexe de la Ligue des Nations ; elle devrait comprendre des représentants de l’Allemagne, des autres États du Centre et de l’Est de l’Europe, des neutres du Nord et de la Suisse ;

5° Une Union douanière du libre échange serait établie, sous les auspices de la Ligue des Nations, entre peuples s’engageant à ne pas mettre de droits protecteurs sur les importations provenant de l’Union. L’Allemagne, la Pologne, les États composant l’ancienne Turquie et l’ancienne Autriche, les États mandatés, c’est-à-dire placés sous l’administration d’une grande puissance désignée à cet effet, s’engageraient pour dix ans à faire partie de cette union.

Ce serait un renversement complet du traité. L’Allemagne conserverait tout le charbon dont elle a besoin, n’en livrant à la France qu’exactement ce qui correspond au déficit des houillères du Nord et du Pas-de-Calais, et encore à condition qu’elle garde les charbonnages de la Haute-Silésie, faute de quoi elle ne nous en livrerait pas une tonne. Le bassin de la Sarre ne nous serait donné à bail que pour dix ans, et cela si nous fournissions à l’Allemagne le minerai de fer qu’elle réclame. Les pouvoirs de la Commission du charbon disparaîtraient comme ceux de la Commission des réparations. L’union douanière de l’Europe centrale serait constituée. Voilà par quels moyens M. Keynes entend « supprimer des causes de friction, éviter une pression fâcheuse opérée en vertu de clauses inapplicables, et rendre inutiles les pouvoirs intolérables de la Commission des réparations. Grâce à des clauses « modérées » en ce qui concerne le charbon, grâce à la livraison de minerais de fer, la continuation de la vie industrielle de l’Allemagne serait assurée.

Nous prions le lecteur de remarquer que nous ne critiquons pas la recherche de solutions qui soient de nature à permettre et même à faciliter l’exercice de l’activité allemande, dans tous les domaines. Nous approuvons les déclarations en ce sens faites par notre premier ministre, M. Millerand. Mais, où nous sommes en complet désaccord avec M. Keynes, c’est sur les mesures qu’il croit nécessaires à cet effet. L’Allemagne peut nous fournir le charbon promis par le traité de Versailles et en produire assez pour ses propres besoins. Il n’y a pas lieu de revenir sur les arrangements relatifs au bassin de la Sarre et à la Haute-Silésie, qui ont été mûrement élaborés par les Alliés. Il serait souverainement dangereux de toucher à un pacte solennel qui doit être, contrairement à l’avis de M. Keynes, le point de départ d’une vie nouvelle, dans laquelle la Ligue des Nations pourra jouer le rôle utile qui lui a été réservé.


V

Dans ce même chapitre des remèdes, auquel nous faisons de si fortes objections, se trouve cependant un projet auquel nous devons rendre hommage ; il répond à une idée qui s’est fait jour à maintes reprises et qui est la suivante. Au cours de la guerre, les Alliés ont été amenés à se faire les uns aux autres des avances de fonds. De ces avances résulte une situation réciproque qui fait qu’un certain nombre de gouvernements sont créanciers, d’autres à la fois créanciers et débiteurs, d’autres enfin débiteurs seulement. En fait, les États-Unis seuls n’ont aucune obligation vis-à-vis des autres nations, l’Angleterre et la France ont la double situation de prêteurs et d’emprunteurs ; la Belgique, l’Italie, la Russie, la Serbie et certains autres alliés sont uniquement débiteurs Voici le résumé des sommes ainsi engagées (en millions de francs) :


Prêts consentis à Par les Etats-Unis Par la Grande-Bretagne Par la France Totaux
La Grande-Bretagne 21 050 ….. ….. 21 050
La France 13 750 12 700 …… 26 450
L’Italie 8 125 11 675 875 20 675
La Russie 900 14 200 4 000 19 100
La Belgique 2 000 2 450 2 250 6 700
La Serbie (Yougoslavie) 500 500 500 1 500
Autres alliés 875 1 975 1 250 4 100
Total 47 200 43 500 8 875 99 575

Le total, en chiffres ronds, s’élève à cent milliards de francs. Dans ce tableau, les monnaies étrangères ont été calculées en francs au change d’avant la guerre, c’est-à-dire au pair. Si on faisait cette conversion aux cours actuels des changes, on arriverait à des résultats très différents. De toute façon, on voit que les États-Unis ont prêté plus qu’aucune autre nation ; la Grande-Bretagne un peu moins, la France beaucoup moins. Les autres n’ont fait qu’emprunter. Si les Alliés convenaient d’effacer toutes les créances, les Etats-Unis feraient un sacrifice de 47 milliards de francs, la Grande-Bretagne de 22 milliards. La France gagnerait 17, l’Italie 20, la Russie 19 milliards. Il ne semble pas déraisonnable d’envisager cette solution’, étant donné que la fortune américaine est incomparablement plus grande que celle d’aucune autre nation, que les États-Unis ont infiniment moins souffert de la guerre que leurs alliés, et que l’Angleterre occupe en Europe, au point de vue économique, la situation privilégiée que l’Amérique a vis-à-vis du reste du monde. Les frets qu’elle encaisse et le charbon qu’elle vend à prix d’or contribuent à la très rapide restauration de ses finances. Les considérai ions développées par M. Keynes à l’appui de cette solution sont intéressantes, miais elles sont toujours viciées par le point de départ de ses raisonnements : l’Allemagne, répète-t-il, n’est pas en mesure de payer aux Alliés ce qu’elle leur doit.

Il envisage aussi l’hypothèse d’un emprunt international, et propose, à cet effet, d’ouvrir deux crédits successifs, chacun de 200 millions de livres sterling (5 milliards de francs au pair, 13 milliards au change actuel), qui seraient fournis en majeure partie par les États-Unis et les neutres européens. Il n’explique pas clairement comment se répartiraient les produits et la charge de ces opérations. La première, selon lui, devrait permettre à un certain nombre de nations d’acheter au dehors les produits dont elles ont besoin. L’autre pourrait servir à une unification monétaire. Nous avouons notre scepticisme sur ce dernier point. En tout cas, le montant indiqué est modeste pour une œuvre de cette envergure, à laquelle bien des financiers se sont attaqués sans réussir jusqu’ici à mettre un projet viable sur pied.

Les dernières pages du volume sont consacrées à la question russe, qui est traitée brièvement par l’auteur, car, dit-il, beaucoup d’éléments lui manquent pour asseoir un jugement. Nous n’en retiendrons que des observations au sujet de la question vitale de la nourriture. Avant la guerre, l’Europe centrale et l’Europe occidentale tiraient de Russie une bonne partie des céréales qu’elles avaient besoin d’importer. Sans cet appoint, elles auraient été en déficit. Depuis 1914, ces importations ont été remplacées par les stocks, accumulés qui ont été consommés, et par les récoltes exceptionnelles de l’Amérique du Nord, obtenues en partie grâce aux hauts prix que paya M. Hoover, le grand chef du ravitaillement aux États-Unis. Dès maintenant, on peut craindre des difficultés d’approvisionnement, provenant du fait que la production européenne n’est pas encore remontée à son niveau d’avant la guerre, que les prix exceptionnels ne seront pas maintenus aux États-Unis, que l’Amérique elle-même a des besoins croissants, ne laissant qu’une quantité de moins en moins forte disponible pour l’exportation.

La conclusion est qu’il conviendrait de rétablir au plus tôt l’importation du blé et du seigle russes ; mais les récoltes, là-bas non plus, ne paraissent pas abondantes, et les moyens de transport sont défectueux. Il est donc nécessaire d’y réorganiser la vie économique. M. Keynes croit que notre intérêt est de pousser les Allemands à le faire, parce que, dit-il, s’ils obtiennent ainsi les céréales dont ils ont besoin, ils ne nous feront pas concurrence sur d’autres marchés où nous nous approvisionnerons d’autant plus aisément.

C’est sur ces considérations, moins critiquables que les autres chapitres, que se termine le volume. M. Keynes y joint des prédictions sur les destinées de l’Europe, qu’il juge en voie de transformation profonde. Il est sévère pour ceux qui sont à cette heure à la tête des affaires publiques ; il les déclare incapables de s’occuper de questions autres que celles qui concernent le bien-être matériel immédiat. A aucune époque, ajoute-t-il, notre génération n’a eu moins souci de l’ « universel » qu’aujourd’hui, et il termine son livre par cette phrase mystique : « La véritable voix des générations nouvelles ne s’est pas encore fait entendre, et l’opinion de ceux qui se taisent n’est pas formée. »

Nous sommes loin des critiques ardentes auxquelles l’auteur a soumis les stipulations d’un traité ayant partiellement pour objet le règlement de ces questions de bien-être matériel dont il blâmé ses contemporains de faire leur unique souci. Pour notre part, nous n’avons pas lu sans émotion les dernières pages dans lesquelles on sent l’effort d’une belle intelligence, qui cherche à deviner de quoi demain sera fait. Mais nous n’en sommes que plus sévères pour la campagne menée contre le traité.

Ce n’est pas lui qui est responsable des incertitudes de l’heure présente ; ce n’est pas par lui que tant d’hommes sont troublés au point de n’avoir pas encore repris leur équilibre ; ce n’est pas à cause de lui que beaucoup de travailleurs, jugeant mal la situation, se refusent à voir que le seul remède aux difficultés dont nous souffrons, c’est le redoublement de l’effort individuel. Attribuer aux stipulations de Versailles le malaise dont l’Europe souffre en ce moment et qui ne s’explique que trop aisément par l’effet d’un bouleversement sans précédent et l’impossibilité d’en guérir en un jour les conséquences, c’est accuser le médecin d’avoir inoculé au patient la maladie qu’il vient soigner à son chevet.


VI

Que M. Keynes nous pardonne de le lui dire en toute sincérité : il a commis une mauvaise action envers son pays, envers les alliés de son pays. Quand on a occupé des fonctions comme celles qu’il a remplies, et qu’on a eu l’honneur de4 participer aux négociations d’un traité, on n’a pas le droit de jeter en pâture au mépris public les hommes dont on a été le collaborateur. On n’a pas le droit de calomnier leurs intentions, de flétrir leurs actes, de donner des armes aux ennemis de ceux qu’on a mission de défendre et de protéger.

Certes, il était permis de ne pas se ranger à l’avis d’une majorité ; il était permis de défendre, dans les conférences de Paris, des vues contraires à celles qui ont prévalu. Mais déverser un torrent d’accusations virulentes contre les hommes qui ont rédigé le traité, et faire le procès de ce traité lui-même, en essayant de démontrer qu’il est inexécutable et que, si par hasard il était exécuté, il ferait rétrograder l’Europe et la civilisation, voilà qui passe les bornes !

M. Keynes a d’ailleurs été jugé aussi sévèrement de l’autre roté de l’Atlantique qu’il l’est par nos compatriotes. Si quelques Américains ont été séduits par ses paradoxes, bon nombre d’entre eux ont déjà vivement protesté contre ses idées. David Hunter Miller, un des experts attachés à la délégation américaine a la Conférence de la paix, les a réfutées vigoureusement dans une réunion tenue, le 27 mars 1920, à New- York, à l’effet de discuter la question. M. Miller a notamment soutenu que les stipulations en ce qui concerne le bassin de la Sarre sont parfaitement sages, que, d’une façon générale, les conditions du traité sont conformes aux 14 points de la Déclaration Wilson et constituent « un des plus remarquables efforts de l’humanité pour faire œuvre de justice » Le professeur Allyh Allyn Young a également défendu le traité, et démontré que ses clauses économiques ne sont nullement de nature à ruiner l’Allemagne.

Une réplique directe à M. Keynes a été lancée par le major général Francis V. Greene, qui lui a consacré un long article dans le New-York Times du 28 mars 1920 ; il l’a résumée dans un titre expressif : Les réalités du traité ignorées ou déformées par M. Keynes. Il compare l’ouvrage au livre de Norman Angell, paru en 1910, qui fit alors un si grand bruit, dont les sophismes éblouirent tant de lecteurs et qui est tombé aujourd’hui dans un oubli et un discrédit mérités, après que les événements ont montré l’inanité des conceptions de l’auteur.

M. Norman Angell assurait « qu’aucune nation n’est en mesure d’en ruiner une autre, de détruire ou de diminuer la puissance économique de son adversaire ; que s’annexer des territoires n’est pas augmenter sa puissance, que l’envahisseur est toujours obligé de respecter scrupuleusement les propriétés de l’ennemi, qu’aucune conquête militaire n’est susceptible de supprimer, encore moins d’affaiblir le commerce d’autrui ; que c’est une impossibilité physique et économique que d’arracher à une nation son commerce extérieur.et maritime. « L’émotion que souleva l’apparition de ce volume et la vivacité avec laquelle furent alors discutées ces thèses paradoxales sont tout à fait comparables à l’agitation qui se produit aujourd’hui autour du volume de M. Keynes.

Il est aussi étrange d’entendre ce dernier soutenir que le vaincu ne doit pas endurer les mêmes souffrances que le vainqueur, qu’il était singulier de lire les aphorismes de M. Norman Angell au sujet des inconvénients de la victoire. Habent sua fata libelli. Les livres ont leur destinée. Celui qui nous occupe a commencé par en avoir une très brillante. Nous ne pensons pas que l’avenir tienne pour lui les promesses du début.

Le patriotisme ne doit pas nous rendre aveugles ; il ne nous défend pas d’examiner les arguments de nos adversaires. Mais, de là à prendre ouvertement leur parti, à épouser leurs querelles, à faire d’eux des victimes, il y a un abîme. Comment s’est-il trouvé un homme pour le franchir ? Nous avouons ne pas le comprendre. Ce qui nous confond surtout, c’est le soin avec lequel M. Keynes prétend démontrer que les Germains ne peuvent pas acquitter les obligations qu’ils ont contractées, et la désinvolture avec laquelle il oublie de parler des charges écrasantes qui pèsent sur les épaules de plusieurs des Alliés. C’est sur ces divers points que nous essayerons d’éclairer nos lecteurs.


RAPHAËL-GEORGES LEVY.