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La Justice
La JusticeAlphonse LemerrePoésies 1878-1879 (p. 43-260).





LA JUSTICE



POÈME




À JULES GUIFFREY




Mon cher ami,




Je te dédie ce poème, s’il m’est permis d’appeler de ce nom un ouvrage qui, j’en ai peur, paraîtra n’avoir d’un poème que le mètre et la rime. La poésie est réputée faite seulement pour charmer, et ne trouve le lecteur disposé à aucun effort. J’avoue que ces pages ne visent point à charmer ; elles visent à intéresser certains esprits anxieux, et ne peuvent se lire sans quelque attention. Peut-être ne m’accordera-t-on pas que j’aie fait œuvre de poésie ; j’aurais toutefois fait œuvre d’art, si mes vers étaient jugés bons. Le vers est en effet la forme la plus apte à consacrer ce que l’écrivain lui confie, et l’on peut, je crois, lui confier, outre tous les sentiments, presque toutes les idées. J’essaye donc cette forme sur une matière moins concrète que ne l’est d’ordinaire celle de la
poésie. Selon l’opinion commune, la poésie perd ses caractères propres dès que le sujet traité cesse d’être aisément accessible aux esprits de moyenne culture. J’ai plus d’ambition pour mon art : il me semble qu’il n’y a, dans le domaine entier de la pensée, rien de si haut ni de si profond, à quoi le poète n’ait mission d’intéresser le cœur. Si j’ai trop présumé de mes forces, je retournerai de bonne grâce à des compositions moins difficiles pour moi, mais sans regret de ma témérité, car on ne peut nier l’utilité d’éprouver la puissance d’un art et d’en chercher les limites.

Dans cette tentative, loin de fuir les sciences, je me mets à leur école, je les invoque et les provoque. La foi était un compromis entre l’intelligence et la sensibilité ; l’une des deux parties s’y est reconnue lésée, et aujourd’hui toutes les deux se défient excessivement l’une de l’autre. La raison et le cœur sont divisés. Ce grand procès est à instruire dans toutes les questions morales ; je m’en tiens à celle de la justice. Je voudrais montrer que la justice ne peut sortir ni de la science seule qui suspecte les intuitions du cœur, ni de l’ignorance généreuse qui s’y fie exclusivement ; mais que l’application de la justice requiert la plus délicate sympathie pour l’homme, éclairée par la plus profonde connaissance de sa nature ; qu’elle est, par conséquent, le terme idéal de la science étroitement unie à l’amour.

Les sinistres événements qui ont abaissé notre patrie m’avaient, pour la première fois, forcé de voir de près, et à nu, les plaies, jusque-là dissimulées, d’un corps social qui dans la déroute a perdu tous ses voiles. Quel spectacle ! Un pessimisme plein d’amertume avait supplanté ma confiance en la dignité humaine. Plusieurs sonnets composés à cette époque ont trouvé leur place dans la première partie du livre ; ils se ressentent de leur date et je ne les aurais jamais publiés seuls. Peu à peu la buée rouge et la fumée qui cachaient l’horizon se sont dissipées ; un coin d’azur et quelques cimes blanches ont reparu ; les oiseaux sont revenus aux branches mutilées, les fourmis à leurs greniers défoncés ; il a bien fallu espérer encore. L’ouvrage se clôt sur cette impression. Le lecteur y aura suivi les vicissitudes d’une intelligence et les angoisses d’un cœur, touchant l’essence et le fondement de la justice.

Tu pouvais souhaiter, mon cher ami, que j’unisse ton nom au mien sur un livre moins exposé à la mauvaise fortune ; mais n’est-ce pas dans le péril qu’on s’assure de préférence l’appui des amitiés anciennes et solides ? Ce que je t’offre, c’est moins le résultat que l’effort, c’est moins l’œuvre que la peine, et le travail n’est jamais sans prix.

Sully Prudhomme.




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PROLOGUE



PROLOGUE


 

Les étoiles au loin brillent silencieuses,
Au fond d’un ciel sans lune, éclatantes ce soir,
Comme dans leur écrin les pierres précieuses
Semblent de plus belle eau sur un velours plus noir.

L’âme, simple autrefois, vers le ciel élancée,
Par l’extase et l’espoir les atteignait là-haut ;
Elle en pouvait jouir, comme une fiancée
Choisit les diamants qui l’orneront bientôt.

Mais, en les contemplant, l’âme aujourd’hui soupire :
De ces feux qu’elle observe elle n’attend plus rien ;
Et le rare songeur qui d’en bas les admire
N’a plus les calmes nuits du pâtre chaldéen.


Comment prier, pendant qu’un profane astronome
Mesure, pèse et suit les mondes radieux ?
On l’entend qui les compte, et sans terreur les nomme
Des grands noms que portaient d’inoubliables dieux.

Nos yeux qu’au ciel déchu son doigt hautain dirige,
Y voient par la raison tout l’azur balayé,
Phoebus banni lui-même, et le fougueux quadrige
Qui promenait sa gloire, à jamais enrayé.

Comment rêver, pendant qu’à d’effrayants ouvrages
L’adroit physicien s’évertue ? On l’entend
Qui fait grincer la lime et, chasseur des orages,
Aiguise et dresse en l’air le piège qu’il leur tend ;

On voit, au poing du dieu qui faisait le tonnerre,
Les foudres défaillir en servage réduits :
Ce vainqueur des Titans, devenu débonnaire,
Devant un fer de lance abdique au fond d’un puits.

Comment chanter, pendant qu’un obstiné chimiste
Souffle le feu, penché sur son œuvre incertain,
Et suit d’un œil fiévreux un atome à la piste,
De la cornue au four, du four au serpentin ?

Dans les combats légers de l’air avec la feuille
Il nous fait voir un gaz attaquant du charbon ;
La fleur même pour nous, depuis qu’il en recueille
L’âme sous l’alambic, ne sent plus aussi bon.


Et quel amour goûter, quand dans la chair vivante
Un froid naturaliste enfonce le scalpel,
Et qu’on entend hurler d’angoisse et d’épouvante
La victime, aux dieux sourds poussant un rauque appel ?

Depuis qu’en tous les corps on a vu la dépouille
Des tissus les plus fins grossir sous le cristal,
Le regard malgré soi les dissèque et les fouille,
Des apprêts de la forme inquisiteur brutal.

Plus de hardis coups d’aile à travers le mystère,
Plus d’augustes loisirs ! Le poète a vécu.
Des maîtres d’aujourd’hui la discipline austère
Sous un joug dur et lent courbe son front vaincu.

Il les croit forcément, qu’il sache ou qu’il ignore
Où leur propre croyance a trouvé son appui ;
La nature est la même et lui sourit encore,
Mais il ne la voit plus que par eux, malgré lui.

« Sais-tu, lui disent-ils, téméraire poète,
S’il est rien qu’il te faille encenser ou honnir ?
Dans le ciel impassible il n’est ni deuil ni fête,
Aucun despote à craindre, aucun père à bénir.

« Renonce à la prière aussi bien qu’au blasphème :
Les êtres, affranchis des dieux bons ou méchants
Ont pour divinités les lois de leur système,
Pour dogme leur plaisir, pour devins leurs penchants.


« Tu formes à l’aveugle, au seuil du cimetière,
Pour notre espèce un vœu trop humble ou trop altier :
Tu ne sauras jamais sa destinée entière
Sans l’apprendre avec nous de l’univers entier.

« Une œuvre s’accomplit, obscure et formidable ;
Nul ne discerne, avant d’en connaître la fin,
Le véritable mal et le bien véritable :
L’accuser est stérile, et la défendre, vain. »

Alors il n’est plus sûr de chanter sans méprise,
De ne pas malgré lui faire mentir ses vers ;
L’apparence, vapeur capiteuse, le grise,
Mais la réalité se fait jour au travers.

Le masque se déchire et par lambeaux s’envole.
La nature n’est plus la nourrice au grand cœur ;
Elle n’est plus la mère auguste et bénévole,
Aimant à propager la grâce et la vigueur,

Celle qui lui semblait compatir à la peine,
Fêter la joie, en qui l’homme avait cru sentir
Une âme l’écouter, divinement humaine,
Et des voix lui parler, trop simples pour mentir.

Il apprend que sa face, ou riante ou chagrine,
N’est qu’un spectre menteur ; tendre fils il apprend
Qu’elle offre sans tendresse à ses fils, sa poitrine
Et berce leur sommeil d’un pied indifférent ;


Que c’est pour elle, et non pour eux qu’elle travaille ;
Que son grand œil d’azur leur sourit sans regard ;
Que l’homme dans ses bras meurt sans qu’elle en tressaille,
Né de père inconnu dans un lit de hasard.

Il ressemble à l’enfant que personne n’avoue,
Et qui, d’âge à scruter les lois dont il pâtit,
Cherche et souffre, accablé des voiles qu’il secoue
Et qu’il ne sentait pas quand il était petit ;

Et comme l’orphelin s’adresse à la justice,
Dès qu’il n’espère plus tenir de la bonté
Un tissu qui le vête, un blé qui le nourrisse,
Tous les dons sur lesquels il avait trop compté,

Depuis qu’il a senti faillir la Providence
Aux saintes missions que lui prêtait la foi,
Ailleurs que chez les dieux il cherche une prudence,
A défaut d’une grâce, une équitable loi.

Un trouble tout nouveau le remue ; il s’écrie :
« Ô ma Muse, ma Muse, à quoi donc songeons-nous ?
Ne décorons-nous point du nom de rêverie
Des ivresses, des deuils et des oublis de fous ?

« Pour moi, je ne veux plus répandre à l’aventure
Ma louange et mon blâme, et j’en aurai souci !
Je veux moi-même enfin, je veux à la Nature
Réclamer la justice et la lui rendre aussi !

« Une indiscrète fente au rideau s’est ouverte :
Ma fièvre de tout voir ne se peut plus guérir ;
Je ne supporte pas la demi-découverte,
Il me faut maintenant deviner ou mourir.

« Car le poète, lui ! cherche dans la science
Moins l’orgueil de savoir qu’un baume à sa douleur.
Il n’a pas des savants l’heureuse patience,
Il combat une soif plus âpre que la leur.

« En vain de ce qui souffre il connaît la structure,
Il croit ne rien savoir tant qu’un doute odieux
Plane sur le secret des maux que l’être endure,
Tant que rien de meilleur n’a remplacé les dieux.

« Ô ma Muse, debout ! Suivons de compagnie
La Science implacable, et, degré par degré,
Voyons si de partout la justice est bannie,
Ou quel en est le siège et l’oracle sacré ! »

La Muse tremble et dit : « Quel vol tu me demandes !
Puis-je où tu veux aller t’escorter sans péril ?
J’ai besoin d’air sonore, et mes ailes, si grandes,
Sont trop lourdes pour fendre un élément subtil.

« Un abîme sans ciel, peuplé d’ombres ténues,
N’offre à mon large essor aucun solide appui ;
Parmi les moules creux et les vérités nues
Je périrai bientôt de détresse et d’ennui…


« Tu ne m’entendras plus ou tu me feras taire,
Tantôt m’abandonnant, tantôt sourd à mes cris,
Me forçant à ramper pour consulter la terre
Sans pitié pour mes mains et mes genoux meurtris. »

— Oh ! ne dédaigne pas le service à me rendre !
Si tu n’es plus l’épouse, au moins reste la sœur !
L’ordre même est un rythme, et pour le bien comprendre,
Un bercement sublime est utile au penseur.

« Courage ! la pensée est généreuse et sûre,
Elle te soutiendra. Mais adieu ta chanson !
Que l’archet seulement me batte la mesure
Si le luth à ma voix refuse l’unisson ! »





PREMIÈRE PARTIE


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SILENCE AU CŒUR !




PREMIÈRE VEILLE


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COMMENCEMENTS




ARGUMENT



Avide de vérité, le poète dépouille les antiques illusions des sens, et se fait chercheur pour aller à la découverte de la justice avec le seul flambeau de la science. Comme il n’a pas à chercher la justice avant l’apparition de la vie, et que la terre est la seule région de l’univers qui lui soit directement accessible, il y commence son investigation.



PREMIÈRE VEILLE



COMMENCEMENTS


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Le chercheur.

 


La vérité n’admet qu’un studieux amant :
Je m’arme pour savoir ! Je fourbis la cuirasse
Que l’ombre déshonore et que la rouille encrasse,
Et j’aiguise le dard qui s’émousse en dormant.


Certes, je bouclerai l’airain si fortement
Sur ma poitrine hostile au culte que j’embrasse,
Que l’armure sévère y marquera sa trace
Plutôt que d’y permettre un lâche battement.

Et dussé-je, si rien ne t’entame, ô Nature,
Sphinx horrible et charmant, te prendre à la ceinture,
Et dans un cri forcé t’arracher ton secret,

Corps à corps avec toi je lutterai sans trêve !
À nous deux maintenant ! Parle, me voilà prêt,
Je ne suis plus l’Œdipe alangui par le rêve.




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une voix.



Seul le rêve embellit les vers !
À dépouiller de leur prestige
Les merveilles de l’univers,
Poète, quel devoir t’oblige ?

Si la Nature t’apparaît
Sous tant de formes attachantes,
N’est-ce pas pour que tu la chantes
Sans attenter à son secret ?

Indigente comme un squelette
Que la chair vient d’abandonner,
L’idée incolore et muette
Aux sens n’a plus rien à donner.

Oh ! que d’ingrats efforts te coûte
Le vrai que tu n’atteins jamais !



le chercheur.



Qui donc me dit ce que je tais ?
Quel adversaire en moi m’écoute ?


Depuis que j’ai quitté les gracieux vallons
Où mes vingt ans chantaient leur peine et leur folie,
Et que pour retremper ma pensée amollie,
J’ai des pics éternels gravi les échelons,

Le front dans les brouillards et dans les aquilons,
Je glisse en trébuchant sur la glace polie,
Et me souviens parfois avec mélancolie
Des prés qui m’ont laissé de leur mousse aux talons.

Et j’ai beau me boucher des deux mains les oreilles,
J’entends monter des voix à des appels pareilles,
Indomptables échos du passé dans mon cœur :

Ce sont tous mes instincts poussant des cris d’alarme ;
En moi-même se livre un combat sans vainqueur
Entre la foi sans preuve et la raison sans charme.




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une voix.



Ne lis plus. Écoute ces voix ;
Laisse-toi ramener par elles
Aux grandes pentes naturelles
Où glissait ta vie autrefois ;

Nulle veille ne les supplée,
Nul enseignement ne les vaut :
Elles te l’avaient révélée
L’humble science qu’il te faut !

Tout le reste est mensonge ! oublie.
Au fil de l’eau, vers l’horizon,
Descends avec une Ophélie
Entre deux rives de gazon.

Tu recouvreras l’espérance
Avec l’oubli des livres lus.



le chercheur.



Que ne puis-je en ne lisant plus
Recouvrer ma jeune ignorance !


L’esprit humain jadis planait tout endormi,
Fuyant sur les hauteurs son terrestre entourage ;
Comme le somnambule, au gré d’un vain mirage,
Hante les toits, d’un pied par l’erreur affermi.

Il s’éveille, et sentant, l’œil ouvert à demi,
Sa vision sombrer dans un brusque naufrage,
Il perd toute la foi qui lui sert de courage,
Et tremble désarmé sur le gouffre ennemi.

La Science a miné le vieux monde illusoire,
Et triant les débris qui jonchent la mémoire,
Elle repeuple l’âme avec des pensers vrais.

Ces blêmes vérités sortent des beaux décombres
Où gît tout ce qu’hier j’aimais et vénérais :
Eh bien ! Sur la justice interrogeons ces ombres !




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une voix.



La justice est un cri du cœur !
Déjà l’enfant qu’à tort tu grondes
En entend les rumeurs profondes
S’amasser contre ta rigueur ;

Dans le jeune homme au fier courage,
Quand le droit se lève outragé,
Le front a reconnu l’outrage,
Mais c’est le cœur qui l’a vengé ;

Chez l’homme où la dignité mûre
Contraint la fougue à réfléchir,
Quand le front a pesé l’injure,
C’est le cœur qui l’en fait rougir !

Ô science, prisme où se glace
Tout rayon qui passe au travers !



le chercheur.



Je cherche un cœur à l’univers,
Et tu ne m’en dis pas la place.


Où rencontrer un point de départ et d’appui ?
Pas de commencement ! les lois sont éternelles ;
Pas de création ! Le monde est vieux comme elles,
Et son enfantement dure encore aujourd’hui.

Or à quelle consigne obéissaient en lui,
Depuis longtemps, les lois, ces fixes sentinelles,
Avant l’éclosion des premières prunelles
Et des premiers cerveaux où l’idée en a lui ?

Mystère ! Et c’est encore un mystère insondable
Que le type suprême où tend sa forme instable,
À travers les douleurs, par de si longs essais.

L’origine et la fin me sont à jamais closes !
Et pourtant, si je veux m’en passer, je ne sais
Ni la raison des lois ni le vrai sens des choses.




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une voix.



Eh bien donc ! à genoux ! rends-toi !
La science est vaine : renonce
À sa misérable réponse
Qui ne dit pas le grand pourquoi.

Des fronts las divine ressource,
La foi guide au vrai sans effort,
Comme la baguette à la source
Et comme la boussole au port.

Préfère aux livres le cilice
Des saints couronnés de lueur :
Leur sang offert avec délice
Est mieux payé que ta sueur !

Car où va la science ? où mène
Ce fil fragile au long circuit ?



le chercheur.



C’est pour l’apprendre qu’on le suit
De phénomène en phénomène.


Atomes éternels aux éphémères jeux,
Océan d’où la force, en des retours sans nombre,
Émerge infatigable aussitôt qu’elle y sombre,
Vous travaillez sans trouble aux destins orageux.

Je vous envie, aînés du chaos nuageux
Dont le ciel par degrés sans fin se désencombre :
Vous n’êtes pas vaincus par la froidure et l’ombre
Qui rendront tour à tour tous les astres fangeux.

Aveugles sans faillir, sous des lois nécessaires
Vous êtes ouvriers de toutes les misères
Dont les mondes ensemble accumulent l’horreur.

Et, durs également dans la chair ou la roche,
Vous ignorez la peine aussi bien que l’erreur ;
Et la mort qui nous suit jamais ne vous approche.




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une voix.



Que m’importe ces éléments,
Et les longs âges sans années
Où des tardives destinées
Se perdent les commencements !

Ce qui m’importe, ô ma maîtresse,
C’est que ces éléments si vieux
Soient devenus de ma tendresse
Le miroir si jeune en tes yeux ;

C’est que leurs effroyables fièvres
En caresses aient pu finir ;
C’est qu’ils soient devenus nos lèvres
Pour que nous puissions nous unir ;

Qu’importe leur passé farouche,
S’ils en ont su faire un tel bien !



le chercheur.



Heureux, heureux, qui ne sait rien
Du mal que font l’œil et la bouche !


L’univers porte en soi d’infaillibles conseils
Dont la sagesse a l’air d’une atroce démence :
Sans âge, il fut longtemps une fournaise immense
Qui crachait son écume en tournoyants soleils.

Ces soleils ont lancé d’autres éclats pareils,
Dont la ronde à son tour se brise et recommence ;
Puis la vie a des cieux affronté l’inclémence
Et cherché des climats pour ses frêles éveils ;

L’antique masse en feu, qui n’était qu’incendie,
En se disséminant d’astre en astre attiédie,
A perdu sa fureur dans les mondes nouveaux ;

Mais c’est sur leur écorce éteinte que la flamme
Se transforme, vouée à de sombres travaux,
En force pour la lutte et pour l’angoisse en âme.




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voix d’un songe.



Au seuil de son âme arrêté
J’écoute son somme et j’hésite ;
Je ne sais pas si ma visite
Lui vaudrait mieux que ce Léthé…

Lui rendrai-je la trop chère ombre
D’un douloureux passé d’amour ?
Non ! le réveil serait plus sombre,
Plus désert, par ce vain retour.

Mais si je lui montrais la Gloire
Sonnant ses vers sous un laurier ?
Non ! devant son humble écritoire
Mes clairons pourraient l’éveiller.

Si je lui montrais toute nue
La Vérité qui l’a séduit ?
Elle est moins cruelle, inconnue.
Qu’il ne rêve pas cette nuit !




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DEUXIÈME VEILLE


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ENTRE ESPÈCES




ARGUMENT



La science ne découvre aucune justice dans les relations des espèces entre elles. Les espèces ne subsistent qu’aux dépens les unes des autres par une incessante immolation des faibles.



DEUXIÈME VEILLE



ENTRE ESPÈCE


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le chercheur.

 


Étoiles, vos regards font plier les genoux !
L’appel de l’infini sous vos longs cils palpite !
Mais, si sombre que soit la terre, et si petite,
Commençons par la terre, elle est proche de nous.


L’homme est par le labour son plus intime époux ;
L’indifférent soleil de loin la sollicite,
Mais lui, qui de ses fruits guette la réussite,
Passe toute l’année à lui tâter le pouls.

Ce monde étant le seul que j’étreigne et pénètre,
J’y dois chercher d’abord ce que je veux connaître,
Et je consulterai les autres à leur tour.

Je vais donc l’ausculter, pour voir si d’aventure
N’y siègent pas d’un Dieu la justice et l’amour,
Si la terre n’est pas le cœur de la Nature.




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une voix.



Ah ! ne lui demandons pas tant !
Pour moi, cette planète où j’aime
Où j’espère dès que je sème,
Où je mérite en combattant,

Dont la surface ample et féconde
Prodigue à mes vœux tous les jours
Tant de trésors si je la sonde,
D’horizons si je la parcours,

Cœur du monde ou tas de poussière,
En paix j’y travaille et j’y dors ;
Elle est belle, elle est nourricière ;
Éperdument j’y plonge et mords !

La Nature en ce cher asile
Met ses élus, non ses maudits.



le chercheur.



Ce qu’elle y met de paradis
M’a rendu le goût difficile.


Je laisse dans leur nuit faire leur somme épais
Les pierres, les métaux, tous les êtres inertes,
Où rien ne retentit ni des gains ni des pertes
Qui les changent toujours sans les tuer jamais.

J’ai perdu le sommeil qu’auprès d’eux je dormais ;
Mais je sens l’âme en moi des multitudes vertes
Dont les plaines jadis étaient toutes couvertes,
Et je sais les combats de leur menteuse paix ;

Je me sens oppressé dans les germes qu’étouffe
Des fougères d’alors la gigantesque touffe,
Où le silence est fait d’impuissance à gémir.

Oh ! qu’il en périra de flores faméliques,
Pour qu’en l’âge tardif du soc et du zéphyr
Fleurissent des épis les blondes républiques !




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une voix.



Le poète anime la fleur
Des rêves dont son âme est pleine,
Le parfum lui semble une haleine,
La goutte de rosée un pleur.

Qu’en croirai-je ? Oh ! la fleur vit-elle ?
Passe-t-il un frisson nerveux
Dans la feuille, verte dentelle
Aux fils plus fins que des cheveux ?

La corolle, que la lumière
Fait s’entr’ouvrir, et qui la suit,
Est-ce une ébauche de paupière
En vague lutte avec la nuit ?

Dis-moi si, pour la rose, éclore
C’est naître, et s’effeuiller, mourir.



le chercheur.



La sève que j’y vois courir
Est du sang déjà, pâle encore…


Nul germe en l’Univers ne tire du néant
De quoi fournir son type et tarir sa puissance ;
Chaque vie à toute heure est une renaissance
Où les forces ne font qu’un échange en créant.

Aussi tout animal, de l’insecte au géant,
En quête de la proie utile à sa croissance,
Est un gouffre qui rôde, affamé par essence,
Assouvi par hasard, et, par instinct, béant.

Aveugle exécuteur d’un mal obligatoire,
Chaque vivant promène écrit sur sa mâchoire
L’arrêt de mort d’un autre, exigé par sa faim.

Car l’ordre nécessaire, ou le plaisir divin,
Fait d’un même sépulcre un même réfectoire
À d’innombrables corps, sans relâche et sans fin.




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une voix.



Comme une vasque trop peu large
Déverse l’onde par ses bords,
La terre étroite se décharge
Du flot surabondant des corps ;

Elle n’en borne pas le nombre,
Car peu d’êtres une fois nés
Regrettent le silence et l’ombre,
À sa mamelle cramponnés !

Et quelle vierge n’aventure
Au souffle obsédant de l’amour
Le nœud léger de sa ceinture,
Fière de souffrir à son tour ?

Vis donc ! C’est la loi générale,
Et mange comme tu pourras !



le chercheur.



Une assez commode morale
A tiré la faim d’embarras.


Tout vivant n’a qu’un but : persévérer à vivre ;
Même à travers ses maux il y trouve plaisir ;
Esclave de ce but qu’il n’eut point à choisir,
Il voue entièrement sa force à le poursuivre.

Ce qui borne ou détruit sa vie, il s’en délivre ;
Ce qui la lui conserve, il tâche à s’en saisir :
De là le grand combat, pourvoyeur du désir,
Que l’espèce à l’espèce avec âpreté livre.

Ou tuer, ou mourir de famine et de froid,
Qui que tu sois, choisis ! Sur notre horrible sphère
Nul n’évite en naissant ce carrefour étroit.

Un titre pour tuer, que le besoin confère,
Où la nature absout du mal qu’elle fait faire,
Un brevet de bourreau, voilà le premier droit.




________

une voix.



Il n’est ni bourreaux, ni victimes,
Il n’est pas même d’ennemis,
Quand les meurtres sont légitimes,
Par les décrets de Dieu permis !

Dans leur démêlé séculaire,
Qui n’est qu’un ordre violent,
Les espèces s’entr’immolant
Le font sans haine ni colère.

De là vient que nul repentir
Ne trouble la faim satisfaite ;
Que toute proie à sa défaite
Peut sans rancune consentir :

Elle tombe dans une guerre
Où chacun doit un jour tomber.



le chercheur.



Ah ! les vaincus à succomber
Ne se résignent pourtant guère !


L’espace est plein des cris par les faibles poussés.
Comme à travers la nuit geignent les vents d’automne,
Sans cesse monte au ciel la plainte monotone
De ces vaincus amers, pleurants, ou courroucés.

Vous criez dans le vide ! assez de cris, assez !
Le silence du ciel, ô faibles, vous étonne :
Vous voulez que pour vous contre les forts il tonne ;
Vous imitez pourtant ceux que vous maudissez :

Quand vous leur imputez leur tyrannie à crime,
Est-il un seul de vous qui pour vivre n’opprime ?
Où la vie a germé, l’égoïsme a sévi.

Bien qu’elle soit petite et douce, votre bouche,
Elle est pourtant armée, et l’appel en est louche :
On sait à quels baisers elle a déjà servi.




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une voix.



Baisers vibrants qu’aux fleurs mouillées
Portent les sonores essaims
Des abeilles ensoleillées,
Êtes-vous œuvres d’assassins ?

Baisers de la mère à la fille,
Baisers des frères et des sœurs,
Les agapes de la famille
Ont-elles souillé vos douceurs ?

Baisers des bouches rassemblées
Sur un front d’aïeul, baisers purs
Comme en versent les giroflées
Sous les vents d’avril aux vieux murs,

Ces bouches qu’une larme arrose
Ont-elles de féroces dents ?



le chercheur.



La mort fait son œuvre au dedans,
Sombre sous des dehors de rose.


Ce précepte m’émeut : « Ne fais pas au prochain
Ce que tu ne veux pas qu’il te fasse à toi-même. »
Pourtant s’il le faut suivre en sa rigueur extrême
Il n’est d’autre avenir que de mourir de faim.

Vivre sans nuire ! Ô songe ambitieux et vain !
Le prochain, quel est-il ? Voilà le grand problème.
Qu’il végète ou qu’il pense, et qu’on l’abhorre ou l’aime,
Tout être a, dès qu’il sent, quelque chose d’humain.

Et n’alléguons jamais, meurtriers hypocrites,
La souveraineté que nous font nos mérites.
Tout vivant souffre, aucun ne s’est donné son rang.

L’homme civilisé, charité bien étrange !
N’appelle son prochain nul être dont il mange.
L’anthropophage est seul impartial et franc.




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une voix.



Horreur ! On ne sait si tu railles
Ou si toi-même tu te crois ;
Laisse aux cyniques sans entrailles
Leurs sarcasmes hideux et froids.

Ce matin j’ai vu l’alouette,
Perçant l’air comme un point vermeil,
Avec le cri pur qu’elle y jette
S’évanouir dans le soleil ;

Sa voix enchantait l’étendue ;
Un trait d’archer l’a fait mourir.
La voix n’est pas redescendue,
J’en ai senti mon cœur souffrir…

Mais pour un oiseau qui succombe,
L’amour au ciel en rend bien deux !



le chercheur.



Je pense aux morts ; toi, si tu peux,
Chante l’amour sur l’hécatombe.


Toujours grave en tuant, le fauve carnassier
Bondit, abat sa proie, et mange, grave encore ;
L’homme, joyeux convive, assaisonne et décore
La chair qu’il engraissa pour le plomb ou l’acier.

D’où vient que, pour lui seul scrupuleux justicier,
Ce tueur, sans pitié pour la faune et la flore,
Châtie en l’homicide un crime qu’il abhorre
Et dans la chasse impie admire un jeu princier ?

Le même acte, en dépit des mots dont on le nomme,
S’il n’est crime envers tous, ne l’est point envers l’homme,
Et s’il est crime en haut, l’est à tous les degrés.

Ô morale, n’es-tu qu’un pacte entre complices ?
Pourquoi ton équité, bonne pour nos polices,
Ne nous rend-elle pas tous les êtres sacrés ?




________

une voix.



Rêveur, tu parles en profane !
Le plus juste peut s’oublier,
Quand il est rué par Diane
Sur les traces d’un sanglier !

Ne connais-tu pas ce délire ?
L’ouragan des chiens, leurs abois,
Et la fanfare qui déchire
La tressaillante horreur des bois !

L’hallali ! l’assaut du colosse
Qui se débat, les chiens au flanc,
Secouant leur grappe féroce
Dans les entrailles et le sang !

Nulle jeune et guerrière envie
N’émeut donc l’audace en ton cœur ?



le chercheur.



J’ai mis mon zèle et ma vigueur
À sonder mon droit sur la vie.


Tantôt je prends l’acier, j’en avive le fil
Et je tranche la chair en convive impassible :
Je me semble être un roi, comme l’entend la Bible
Qui déclare saint l’homme, et tout le reste vil.

Tantôt j’ai le soupçon d’un infini péril,
Et je crois me sentir l’humble et lointaine cible
D’un centaure céleste à la flèche invisible,
Il passe en moi l’éclair d’un effroi puéril.

Hélas ! à quels docteurs faut-il que je me fie ?
La leçon des anciens, dogme ou philosophie,
Ne m’a rien enseigné que la crainte et l’orgueil ;

Ne m’abandonne pas, toi, qui seule, ô science,
Sais forger dans la preuve une ancre à la croyance !
Le doute est douloureux à traîner, comme un deuil.




________

une voix.



Voici l’aube ! — éteins ta veilleuse ! —
L’aube au tendre éblouissement,
L’aube suave et merveilleuse
Qui nous fait sourire en dormant :

Par les fentes des portes closes
Regarde pendre au bord des lits,
Parmi les raisins et les roses,
Les bras lents des amants pâlis…

Écoute au loin la voix d’Horace :
Il t’invite à cueillir le jour ;
Lydie en s’éveillant l’embrasse :
Imite leur facile amour !

Chasse la sombre maladie
Qui trouble tes nuits, insensé…



le chercheur.



Quand Horace a chanté Lydie,
Mon siècle n’avait point pensé.





TROISIÈME VEILLE


________



DANS L’ESPÈCE




ARGUMENT



Les relations des individus entre eux dans l’espèce sont régies mr des affections étrangères à la justice. La conservation de l’individu fort y est assurée par son propre égoïsme, et celle du faible par des instincts dérivés de l’égoïsme, qui lient l’intérêt des forts au sien. Ces instincts, conscients dans l’espèce humaine, y deviennent les principaux sentiments, où la raison ne découvre pas davantage l’inspiration de la justice.



TROISIÈME VEILLE



DANS L’ESPÈCE


________




le chercheur.

 



Justice, mes regards ne t’ont pu découvrir
Chez les vivants distincts de figure et d’essence.
Chez ceux de même forme et de même naissance,
Dans notre espèce, au moins, te verrai-je fleurir ?


Je vois bien, parmi nous, des frères se chérir,
Les amis séparés que fait pleurer l’absence,
De pudiques beautés qu’un amour pur encense,
Des mères par tendresse heureuses de souffrir.

Je sais que ces penchants, seuls dompteurs de nos pères,
Ont changé, par l’amour, en foyers les repaires,
En cités, par le droit, les foyers respectés ;

Mais je tremble qu’en nous ces antiques mobiles
Ne soient à notre insu d’égoïsme infectés,
Sur leur humble origine à nous tromper habiles.




________

une voix.



Poète, que rendent jaloux
L’amour constant des tourterelles,
Devant nos sanglantes querelles
La paix qui dure entre les loups,

Le sûr voyage des cigognes
Qui n’ont pour guide que le ciel,
Devant nos pénibles besognes
L’œuvre exquise d’où sort le miel !

S’il est vrai que Dieu se devine
Dans ces instincts fiers ou touchants,
Diras-tu qu’elle est moins divine
La source des humains penchants ?

Reconnais-y la Providence
Plus sage que ta volonté.



le chercheur.



Certes, à défaut de bonté,
La Nature a de la prudence !


Elle a su conformer les vouloirs à ses plans
Par un ressort profond qui les meut à sa guise ;
L’appétit seul qu’un nom plus ou moins beau déguise
Règle de tous les cœurs les vœux et les élans.

L’élite des mortels croit, depuis deux mille ans,
Cueillir les divins fruits d’une morale exquise ;
Mais sa foi, c’est, au fond, l’appétit qui s’aiguise,
Courant aux palmes d’or comme jadis aux glands.

La Nature n’a pas, quand une espèce est née,
Confié son salut, remis sa destinée
À des gardiens d’un zèle arbitraire et gratuit ;

Non ! L’œuvre utile à tous est à chacun prescrite
Par les propres besoins de son cœur, que séduit
Un illusoire appât d’ivresse ou de mérite.




________

une voix.



Ainsi, pas de noble action !
Il n’en est pas de méritoire !
Vertu ! sacrifice ! à t’en croire,
Tout cela n’est qu’illusion !

Comment, sans s’indigner, t’entendre ?
Le doute règne, la foi dort,
Socrate est mort, le Christ est mort,
Ils ne peuvent plus se défendre.

Mais nous que leur exemple a faits,
Nous, disciples de leur supplice,
Souffrirons-nous qu’on avilisse
La sainteté de leurs bienfaits ?

Ô monstre, jusque chez les bêtes
Le dernier des cœurs te dément !



le chercheur.



Viens sonder les cœurs froidement
Si tu ne crains pas mes enquêtes.


La Nature, implacable, aux rigueurs de ses lois
Abandonne l’obscur et faible satellite,
Et dans la grande lice où tout être milite,
Parmi les combattants, ne sauve que les rois.

Mais il est nécessaire au progrès de ses choix
Que sa fécondité jamais ne périclite,
Qu’une autre multitude enfante une autre élite
Où l’espèce survive et s’élève à la fois.

Tout doit donc pulluler. Aussi combien elle use,
Pour remplacer les morts, de génie et de ruse !
Mille instincts y pourvoient, sublimes s’il le faut !

Bien qu’au salut commun l’espèce l’asservisse,
L’égoïsme pourtant n’est pas mis en défaut :
C’est l’intérêt du cœur qui pousse au sacrifice.




________

une voix.



Peux-tu nier le grand duel
Entre l’agréable et l’honnête,
Qui depuis Hercule, ô poète,
Est si clair, étant si cruel !

Ah ! toi-même, quand pour bien faire
Ta volonté combat tes vœux,
Tu sens ce que ton goût préfère,
Et c’est l’opposé que tu veux.

Laisse-toi croire qu’il existe
Dans le devoir un noble amour,
Plus fort que l’amour égoïste,
Un dévoûment sans nul retour !

Souffre que cette foi profonde
Te console de t’immoler !



le chercheur.



C’est pour m’instruire que je sonde,
Et non pas pour me consoler.


L’égoïsme est aveugle entre espèces : chacune,
Viable sur la terre à force d’avoir nui,
De ses derniers vaincus se repaît aujourd’hui,
Sans que nulle pitié, nul remords l’importune.

L’égoïsme entre égaux veille à la paix commune :
L’être le plus féroce épargne alors autrui,
Parce qu’il reconnaît sa propre vie en lui,
Et fait sur lui l’essai de sa propre fortune.

Le fraternel instinct n’est donc pas généreux :
Les loups sans hésiter se mangeraient entre eux,
S’il n’importait à tous que leur chair fût sacrée ;

Mais l’espèce, attentive en chaque individu,
Persuade au loup même, à qui la chair agrée,
Que celle du loup seul est un mets défendu.




________

une voix.



La fin commune pressentie,
Le lien du sang deviné,
C’est déjà de la sympathie !
Où le sang parle, un cœur est né !

Un cœur bat où la moindre fibre
Aux appels d’une autre répond ;
Du tumulte immense où tout vibre
Se dégage un concert profond !

Le conflit des êtres ressemble
Au prélude où chaque instrument
S’essaie, hésite, et pour l’ensemble
Cherche le ton séparément ;

J’en entends plus d’un qui s’accorde
À ce ton divin qu’il cherchait !



le chercheur.



Je ne vois pas lever l’archet,
J’entends partout grincer la corde.


L’Amour avec la Mort a fait un pacte tel
Que la fin de l’espèce est par lui conjurée.
Meurent donc les vivants ! la vie est assurée :
L’amour dresse, au milieu du charnier, son autel !

Tous lui font un suprême et souriant appel ;
Comme, avant de servir aux tigres de curée,
Tous les gladiateurs saluaient la durée
Et la gloire du peuple, en son maître immortel.

Amour, qui, façonnant ta victime à sa tâche,
La rends brutale et souple, aventureuse et lâche,
Pour abattre ou tourner la barrière à tes vœux,

Amour, ne ris-tu pas des roucoulants aveux
Que depuis tant d’avrils la puberté rabâche,
Pour en venir toujours (triste après) où tu veux ?




________

une voix.



Les roucoulements des colombes,
Les serments des cœurs amoureux,
Ne remplissent jamais les tombes
Avant d’avoir fait des heureux.

Les yeux ardents devenus graves,
C’est le désir évanoui
Qui remercie en pleurs suaves
Le bonheur dont il a joui.

Souviens-toi de la bien-aimée :
Elle a souri ! tout peut finir,
Ton âme en demeure charmée
Pour un éternel avenir !

Dans ton impure calomnie
Souviens-toi de ses yeux baissés.



le chercheur.



Hâte donc plutôt l’agonie
Des souvenirs qu’ils m’ont laissés !


Dans l’œil indifférent des vierges, ô Nature !
Tu fis bien d’allumer un céleste flambeau :
Si fort que soit l’attrait d’un corps novice et beau,
C’est grâce à l’Idéal que l’humanité dure.

Le dégoût de peupler une terre aussi dure
Eût peut-être aboli ce frêle et fier troupeau,
Si d’un vain paradis quelque vague lambeau
N’eût flotté pour le cœur plus haut que leur ceinture.

Le soir, quand l’Idéal, complice de tes fins,
Sous le nom de pudeur leur fait des yeux divins
Dont les longs cils penchés ont un attrait de voiles.

Leur regard, fourvoyé par l’ennui vers le ciel,
Paraît, en se baissant, nous offrir des étoiles ;
Et nous nous approchons ! voilà l’essentiel.




________

une voix.



Si la pudeur même est suspecte
À ton scepticisme brutal,
Ah ! Que du moins il y respecte
La foi du cœur dans l’Idéal !

Quelle est donc l’infâme querelle
Qu’au nom du sang tu chercheras
À la grâce surnaturelle
De la Vénus qui plaît sans bras ?

Est-ce donc l’espoir d’une étreinte
Qui nous touche en ce marbre dur ?
La pierre d’idéal empreinte
Est la chaste sœur de l’azur !

N’épargneras-tu point ta bave
À la candeur de la beauté ?



le chercheur.



Je sens sa chaîne à mon côté,
Mais mon front n’est pas son esclave.


Charmeuse du vouloir et fléau de l’honneur,
Il n’est pas de remords que la Beauté n’endorme :
Quel saint n’a fait un jour le sacrifice énorme
D’un paradis futur à son joug suborneur ?

Qu’aveugle à son mirage un tiède raisonneur,
Pour savoir ce qu’elle est, chez Platon s’en informe !
Elle est, pour qui la voit, l’irrésistible forme
Qui se rend préférable à tout, même au bonheur.

C’est que l’intégrité du moule de la race
Est confiée au choix que la Beauté vous trace,
Amants qu’elle apparie et force à se choisir !

Et chez les bêtes même, un sens de la figure,
Où l’œil révèle au sang sa préférence obscure,
Assortit les époux qu’accouple le désir.




________

une voix.



Ne vois-tu partout qu’égoïsme
Transformé selon les destins ?
Ah ! salue au moins l’héroïsme
Dans le plus sacré des instincts !

En hiver, quelle atroce louve
Malgré les fourches, les couteaux
Et les chiens des bergers, ne trouve
De quoi nourrir ses louveteaux ?

Quelle tigresse ne s’affame
Pour ses petits, quand ils ont faim ?
Et que n’ose risquer la femme,
Quand ses enfants n’ont plus de pain ?

Ah ! La tendresse maternelle
Atteste un cœur dans l’infini !



le chercheur.



Il fallait bien tenir uni
Le fruit du ventre à la mamelle.


Avant les animaux, quand régnait la forêt,
Seule à téter le sein de la terre en gésine,
La nourriture, humeur abondante et voisine,
Où tombait la semence, au rejeton s’offrait.

L’air s’épure, et la chair libre et pauvre apparaît,
Forcément chasseresse, étant fleur sans racine ;
Mais la progéniture, avant qu’elle assassine,
Doit, trop faible d’abord, trouver du sang tout prêt.

Il faut que la femelle avec son sang l’élève ;
Nourrice, elle est encore une tige, où la sève
Monte au fruit suspendu, mais déjà détaché.

Ce fruit, le sien, le seul aimé, c’est elle-même,
C’est l’extrait de son être à ses flancs arraché :
La Nature est habile et sait bien ce qu’on aime.




________

une voix.



Écoute, écoute retentir
Les cris d’héroïque tendresse,
Comme un reproche à ton adresse
Amassés pour te démentir,

Tous les cris poussés par les mères,
Depuis l’enfantement d’Abel
Jusqu’aux grandes douleurs dernières
D’où naîtra le dernier mortel !

Quelle grandeur n’as-tu flétrie ?
Mais, sans nier toute vertu,
Par quel doute aviliras-tu
Le saint amour de la patrie ?

Sauverai-je ce dévoûment
De tes subtilités maudites ?
Je les crains : oublie en dormant
La réponse que tu médites.





QUATRIÈME VEILLE


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ENTRE ÉTATS




ARGUMENT



Le poète ne trouve pas la justice dans les relations des États entre eux. Ils se comportent comme les espèces entre elles, à cela près que la violence s’y complique de plus de ruse, et que l’effusion du sang n’y est pas réglée par la stricte exigence des besoins.



QUATRIÈME VEILLE



ENTRE ÉTATS


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le chercheur.




Il fait nuit, c’est la fin des pas et des clameurs ;
Le marchand de ses gains double en songe la somme,
Le manœuvre s’affaisse et cuve son rogomme,
La galère partout a vaincu ses rameurs.


Tous les bruits de la vie en confuses rumeurs
Expirent dans la brise aux pieds de l’astronome ;
On sent planer la trêve éphémère du somme
Sur la ville, tombeau d’innombrables dormeurs.

Le prochain cimetière a des lits plus durables.
Où serait le grand mal si tous ces misérables,
Malheureux ou méchants, ne se réveillaient pas ?

Ne peux-tu, Zodiaque, achever ta tournée
Sans le secours de l’homme, infirme et sitôt las ?
Toi, Terre, ouvrir demain, sans peuples, la journée ?




________

une voix.



Les peuples ont pour mission
De vaincre et d’ennoblir la terre !
Chacun d’eux avec passion
Chérit le sol héréditaire ;

Et quand par des envahisseurs
Une glèbe en est offensée,
Le soldat baise au front ses sœurs
Et sur les yeux sa fiancée ;

Il part. Hélas ! un bien-aimé,
Un frère, un fils ! qui le remplace ?
Mais la famille en vain l’enlace :
Pour la patrie il s’est armé !

Son front sous le baiser s’incline,
Et se redresse après l’adieu.



le chercheur.



Mais on lui facilite un peu
La vertu par la discipline.


Le chef n’est qu’un roseau ; son ordre, un peu de vent ;
Mais le soldat l’ignore. Un champ de Mars ressemble
Au cirque où des lions côte à côte vont l’amble,
Pour obéir au fouet qui règne en les bravant.

Il marche à droite, à gauche, en arrière, en avant,
Comme on veut, le troupeau formidable qui tremble !
Mais vous qui lui montrez comment on marche ensemble,
Prenez garde qu’un jour il ne soit trop savant :

Montant de proche en proche, un seul refus tenace
À l’impuissante voix qui commande et menace,
Vous dégraderait tous, du caporal au roi !

La discipline est l’art de faire craindre une ombre,
L’art de magnétiser la force par l’effroi,
En trompant l’unité sur le pouvoir du nombre.




________

une voix.



Tais-toi ! le doute empoisonneur
Te souffle un langage de traître !
Un officier n’est pas un maître :
En lui l’obéi, c’est l’honneur !

Il porte la patrie entière
Dans sa pensée et dans ses yeux ;
Toutes les âmes des aïeux
L’accompagnent à la frontière ;

Tous les défenseurs sur ses pas
S’y précipitent avec rage,
Sous l’aiguillon seul du courage,
Qu’il leur apprend s’ils ne l’ont pas !

Le soldat, l’œil plein d’étincelles,
Court au canon sur lui braqué !



le chercheur.



Ce lion retourne aux gazelles,
Aussitôt qu’il n’est plus traqué.


Quand deux états rivaux, aux bornes mitoyennes,
Pour se les disputer lèvent leurs étendards,
Et qu’après maint exploit, tous, conscrits et soudards,
Ont amplement fourni la pâture aux hyènes,

Il se peut qu’en changeant les frontières anciennes
La victoire à l’aveugle ait mieux taillé les parts,
Ou que le favori de ses sanglants hasards
Occupe iniquement les terres qu’il fait siennes :

N’importe ! quels qu’ils soient, les arrêts du canon
Demeurent viciés, équitables ou non :
La sentence du meurtre est toujours immorale.

Chaque ennemi par l’autre est devant Dieu cité ;
Mais le juge est suspect dans chaque cathédrale,
Où l’encens le provoque à la complicité.




________

une voix.



L’histoire abonde en grands exemples
De la justice du vrai Dieu ;
Sous mille noms, dans tous les temples,
C’est lui qui pèse chaque vœu.

Des temples grecs que le temps mine
Il est tombé plus d’un fronton,
Depuis les flots de Salamine
Jusqu’aux herbes de Marathon ;

Mais aucun siècle ne déchire
Le livre où chaque race apprend
La morsure de Cynégire,
La palme du coureur mourant !

Et l’arrêt de Dieu qui les juge
Aux cultes grecs a survécu.



le chercheur.



Ton juste Dieu n’est qu’un transfuge
Aux yeux du roi des rois vaincu !


L’arbre des races pousse autrement que le chêne,
Qui du sol ténébreux fait monter au ciel clair
Son feuillage unanime et populeux dans l’air,
Par des rameaux sans nombre enchevêtrés sans gêne ;

Il ne circule pas une sève homogène
Dans cet arbre saignant à l’écorce de chair,
Et jamais les rameaux n’y fleurissent de pair :
Où triomphe une race, une autre est à la chaîne.

L’humanité plutôt ressemble à ces forêts
Où la plus forte essence accomplit son progrès
Par l’étouffement lent de ses faibles cousines,

Où sous les vents d’orage un végétal géant,
Foulant de ses bras lourds les floraisons voisines,
Les brise, les effeuille et les met à néant.




________

une voix.



Non, non ! L’espèce humaine est une :
Tous les peuples sont différents
Par le climat et la fortune,
Mais, par l’âme et le corps, parents !

Leurs débuts sont tous comparables ;
Leurs progrès se sont ressemblé :
Où les déserts étaient arables
Partout des socs ont fait du blé !

Leurs mœurs et leurs lois sont diverses ;
Mais les fils, quand l’aïeul n’est plus,
Partout aux licences perverses
Opposent des pactes conclus.

Le prêtre partout prie, et lave
Par quelque baptême les fronts.



le chercheur.



Garde-toi d’omettre l’esclave :
Partout aussi nous le verrons.


Tel homme à tel autre homme est souvent plus contraire
Que la lumière à l’ombre et que l’onde au rocher.
L’esprit qui les compare et les veut rapprocher
Abuse impudemment de son besoin d’abstraire.

Ton sang peut à ma lèvre imposer le mot frère,
Mais ce mot, il ne peut à mon cœur l’arracher :
Tel me parle en ma langue, et me reste étranger ;
Je l’entends malgré moi siffler, rugir ou braire.

Le sang est-il tout l’homme, et la fraternité,
Pacte d’amour juré sans la main ni la bouche,
N’est-elle que le nœud des corps de même souche ?

Un roi nègre est issu (pour le moins imité)
Du gorille, et par l’âme et la forme il y touche
De plus près que mon chien, frère sans vanité.




________

une voix.



Blanc, jaune ou noir, et qu’il se nomme
Français, Chinois, Éthiopien,
On salue un juge en tout homme ;
Et ce respect prouve un lien.

Pour titre à subjuguer la bête
Tandis que le besoin suffit,
On allègue un droit de conquête
Quand c’est l’homme qu’on asservit ;

Car l’esclave est juge, et le maître
Qui le traite en pur animal
Craint tout bas de ne lui paraître
Qu’une brute faisant du mal.

L’instinctif hommage à l’espèce
Du nœud qui la forme est témoin.



le chercheur.



Qui n’a tué d’un signe, au loin...
Le mandarin dans l’ombre épaisse ?


C’est du conflit des corps que le droit est venu.
Si l’homme était une ombre, ou qu’il fût solitaire
Et qu’il se pût nourrir comme il se désaltère,
D’un peu d’eau, fruit du ciel, sans culture obtenu,

Tout désir ne serait qu’un souhait ingénu,
Du pouvoir de jouir aiguillon salutaire,
Et le besoin, sans nom, serait mort-né sur terre ;
Le mot justice même y serait inconnu ;

Exempte d’imposer ou subir un partage,
La vie, essor sans cesse élargi davantage,
S’épandrait sans donner ni recevoir de heurt.

Mais nos prisons de chair se disputent l’espace,
La place de tes pieds, il faut que je m’en passe :
Toujours d’un droit qui naît une liberté meurt.




________

une voix.



Qu’importe ! Demande à Virgile
Si, devenus ombres, les morts
Ne pleurent pas l’épaisse argile
Dont jadis étaient faits leurs corps :

Dans leur impalpable substance
Ils ne peuvent plus se léser ;
Mais, n’ayant plus de consistance,
Leurs lèvres n’ont plus de baiser ;

Leurs bras, ouverts comme les nôtres,
Se referment sans presser rien,
Indépendants les uns des autres
Ils souffrent d’errer sans lien ;

Oh ! les chaînes leur font envie :
Ils ne sont que trop peu gênés !



le chercheur.



Entre eux n’étaient-ils enchaînés
Que par la caresse, en leur vie ?


Le sang, de corps en corps, circule entre animaux :
Le meurtre le répare, en même temps qu’il l’use,
La faim quotidienne en ose ouvrir l’écluse,
Mais n’en ose lever que les tributs normaux ;

L’homme, lui seul, dans l’homme en crève les canaux
Par le fer et le plomb, sans la faim pour excuse ;
Partout, mettant la force aux ordres de la ruse.
Le dragon de la guerre a rougi ses anneaux.

Nature, as-tu créé des races ennemies
Pour balancer l’excès de tes économies
Par des crédits ouverts brusquement à la mort ?

Ne valait-il pas mieux modérer les naissances
Que d’en abandonner l’équilibre au plus fort,
Qui décime sans choix les fronts que tu recenses ?




________

une voix.



Regrette le sang répandu,
Mais non les batailles ; mesure,
Non la largeur de la blessure,
Mais à quel prix il fut vendu !

Les animaux vivent et meurent
Sans patrimoine à féconder ;
Leurs lois, qu’ils n’ont pas à fonder,
Sans progrès ni déclin demeurent.

Mais pour que tout le genre humain
De plus en plus fleurisse et vaille,
Chaque peuple à son tour travaille,
S’il le faut, le glaive à la main :

Puissant ou faible, il fait la guerre
Pour la gloire ou la liberté !



le chercheur.



Ces biens, j’en connais la cherté,
Le titre illusoire et précaire.





CINQUIÈME VEILLE


________



DANS L’ÉTAT




ARGUMENT



Le pur souci de la justice ne règle pas les mutuelles relations des individus dans l’État. La diversité de leurs appétits, de leurs caractères et de leurs conditions, les oppose les uns aux autres, comme s’opposent entre elles les espèces différentes. Leurs ambitions s’y tiennent en échec, et leurs forces en équilibre, par une reconnaissance de droits que détermine, non l’amour de la justice, mais un intérêt de réciprocité. Les cités se fondent, prospèrent et périssent sous l’action constante du besoin. Les bienfaits progressifs de la civilisation ne se répartissent pas selon la justice.



CINQUIÈME VEILLE



DANS L’ÉTAT


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le chercheur.

 


Les besoins sont, hélas ! Des douleurs agressives.
Repu, le tigre est tendre, il lèche ses petits ;
Mais quand monte le flux de ses grands appétits,
Il découvre en miaulant ses crocs jusqu’aux gencives.


Satisfait, l’homme est doux, ses haines sont oisives ;
Mais quand les vrais besoins aux conseils de bandits
Le poussent, maigre, au seuil des festins interdits,
Il montre à nu ses droits comme des incisives.

Ô Lycurgue, ô Solon, vos lois sont un rempart
Que ronge nuit et jour la meute inassouvie,
Dont l’instinct pour sévir attend votre départ ;

Car dans l’espèce humaine, aux codes asservie,
Entre les combattants du champ clos de la vie
Vous limitez le droit sans assurer la part.




________

une voix.



Les chartes naissent des discordes.
Songe aux temps des désirs sans lois,
Quand erraient en farouches hordes
Les premiers hommes dans les bois ;

Vois-les tout nus livrer bataille
À des animaux insoumis
Monstrueux de forme et de taille,
Vois-les tous entre eux ennemis.

Aux engins de chasse et de pêche,
Aux armes, vois-les tour à tour
Adjoindre le fuseau, la bêche,
Puis le bœuf instruit au labour ;

À la tente de peaux compare
Le stable abri, même d’un gueux.



le chercheur.



Je vois l’appétit, moins fougueux,
Redevenir aussi barbare.


Le besoin, fondateur des États, les détruit.
D’abord, dans la tribu, les mœurs patriarcales
Mesurent le travail aux forces inégales,
Et selon l’âge et l’œuvre en partagent le fruit.

Puis l’orgueil des aînés, le premier mur construit,
La guerre, l’or conquis sur les cités rivales,
Les trompettes d’airain des marches triomphales,
Enseignent le loisir, le faste et le vain bruit.

Les captifs sont changés en instruments serviles
Pour féconder les champs et décorer les villes,
Bienfaiteurs méprisés par les vainqueurs ingrats.

Puis, de ses vieux tyrans famélique nourrice,
La plèbe arme contre eux sa haine accusatrice,
Ou n’a, pour les punir, qu’à se croiser les bras.




________

une voix.



Elle aime mieux lutter sans trêve,
Et d’âge en âge s’enrichir,
Et s’éclairer, pour s’affranchir.
Le progrès ne fait jamais grève !

Pendant que le victorieux
Déchoit, moins brave et moins robuste,
La table des lois passe au juste,
Et la terre aux laborieux ;

L’échange et l’équité compensent
Et mêlent les fruits différents ;
Ceux-ci labourent, ceux-là pensent,
Tous alliés, tous conquérants !

Sur les castes, sur les frontières
Les siècles passent leurs niveaux !



le chercheur.



Je vois toujours mêmes rivaux :
Les fauves et les bestiaires.


Brute qui bats ta femme et dis : « Mort aux tyrans ! »
Qui ne lui parles point sans l’appeler carogne,
Et, misérable roi, t’indignes sans vergogne
De n’être pas nommé citoyen par les grands !

Et toi, plus insensé, né dans les premiers rangs,
Qui, réprouvant cet acte et ce propos d’ivrogne,
Trouves le meurtre en masse une noble besogne,
Et t’adonnes, plus vil, à des vices moins francs !

Par le sang de la guerre ou par le vin du bouge
Grisés comme taureaux affolés par le rouge,
Qui peut croire qu’un jour vous vous embrasserez ?

Qui jamais abattra le rempart séculaire
Fait de pavés croulants, de trônes effondrés,
Qu’entre vous ont dressé la peur et la colère ?




________

une voix.



Je sais, je sais quel souvenir
T’obsède et t’assombrit encore :
Le plus difficile à bannir
Est toujours celui qu’on abhorre.

L’histoire sans sérénité
N’est pourtant qu’une calomnie ;
Vois d’assez haut l’humanité
Pour en embrasser l’harmonie ;

Pour y mieux juger, de moins près,
L’ordre futur qui s’y dessine,
Le peuplier qui prend racine
Et va dépasser les cyprès ;

Pour voir enfanter la justice
Loin des cris de l’accouchement !



le chercheur.



Je doute fort qu’il aboutisse,
L’accoucheur y va mollement.


Au fond, posséder tout, hommes, bêtes et choses :
Les hommes, par le droit, la guerre, ou le discours ;
Les bêtes, sans pudeur, par des moyens plus courts ;
Les choses, par l’argent et les murailles closes ;

C’est votre but secret, bons rois maudits sans causes,
Doux marchands, ouvriers équitables toujours,
Laboureurs, si naïfs étant nés loin des cours,
Penseurs amis du vrai, rêveurs amants des roses.

Oh ! qui n’envie un peu le trésor de Crésus,
La force de César, le charme de Jésus,
Tous les pouvoirs fameux qui règnent sur le monde ?

Qui ne sent un désir trop avide et trop fier
Égaré dans son cœur, comme au fond de la mer
Roule une coupe d’or sous la vase profonde ?




________

une voix.



Cette coupe d’or du désir,
Vers tous les infinis tendue,
Nous est offerte, et nous est due,
Car seuls nous la pouvons saisir !

Les siècles tour à tour y viennent.
Verser leur tribut au nectar
Que font plus doux ceux qui la tiennent
Pour ceux qui la tiendront plus tard !

S’il s’y mêle encore une haleine
De fange, de sang et de fiel,
Devons-nous dédaigner son miel,
Ou la renverser presque pleine ?

Elle n’est jamais sans saveur :
Un pleur même y devient suave !



le chercheur.



Mais l’échanson, c’est un esclave ;
Un maître énervé, le buveur.


On voit des pucerons réduits en esclavage,
Rassemblés en troupeaux et traits par les fourmis ;
Le plus humble génie a des vaincus soumis,
Et l’on devient tyran dès qu’on n’est plus sauvage.

Combien d’humains troupeaux, fruits d’un docte élevage,
À qui les hauts loisirs ne sont jamais permis,
Et que, loin des forêts, sous le joug endormis,
L’antique faim toujours, mais plus lente, ravage !

Que de peuples se sont à se polir usés !
Nés fiers, et qu’ont rendus serviles et rusés
L’intrigue aux mille rets, l’échange aux mille chaînes !

Que de progrès honteux fit la peur de la mort,
Quand la paix sans amour, trêve instable des haines,
Déshonorant le faible eut désarmé le fort !




________

une voix.



Calomniateur ! accompagne,
Accompagne en esprit mon vol ;
Viens voir, du haut de la montagne,
Le labour enrichir le sol,

Les grandes villes boire aux fleuves,
Et des gravois des vieilles tours
Surgir gaîment les cités neuves,
Plus florissantes tous les jours.

L’œuvre des nobles servitudes,
Des pactes saints que tu maudis,
Succède au chaos d’herbes rudes
Où les fauves rôdaient jadis.

Salut à la terre promise
Où triomphe aujourd’hui l’espoir !



le chercheur.



Trop d’hommes sont morts sans la voir,
Pour qu’un triomphe y soit de mise.


Nous prospérons ! Qu’importe aux anciens malheureux,
Aux hommes nés trop tôt, à qui le sort fut traître,
Qui n’ont fait qu’aspirer, souffrir et disparaître,
Dont même les tombeaux aujourd’hui sonnent creux !

Hélas ! leurs descendants ne peuvent rien pour eux,
Car nous n’inventons rien qui les fasse renaître.
Quand je songe à ces morts, le moderne bien-être
Par leur injuste exil m’est rendu douloureux.

La tâche humaine est longue, et sa fin décevante :
Des générations la dernière vivante
Seule aura sans tourment tous ses greniers comblés ;

Et les premiers auteurs de la glèbe féconde
N’auront pas vu courir sur la face du monde
Le sourire paisible et rassurant des blés.




________

une voix.



Notre sort sera misérable
Aux yeux de nos derniers neveux ;
Pourtant le leur, plus désirable,
N’est jamais l’objet de nos vœux :

C’est que les biens futurs ne peuvent
Nous tenter que s’ils ont des noms ;
Les biens connus seuls nous émeuvent,
Car seuls nous les imaginons.

Plains les morts d’avoir fait la perte
Du pauvre champ qu’ils ont aimé,
Mais non de n’avoir pas semé
La graine après eux découverte.

La richesse des cœurs suffit
De tout temps à dorer la vie !



le chercheur.



Cet or-là fait peu de profit
À la fringale inassouvie !


Je sais donc maintenant, pour l’avoir affronté,
Quel monstre ancien, tapi sous sa brillante robe,
Aux regards éblouis l’humanité dérobe,
Quels aveugles instincts forment sa volonté.

Mais à voir son grand air, sa foi dans sa bonté,
Son rire olympien sur un infime globe,
Je cherche, en son cerveau malsain, l’étrange lobe
Où siège et se nourrit son orgueil indompté ;

J’y cherche le sinus profond où se recrute
Sous sa couronne d’or le vieux levain de brute
Qui fermente toujours, plèbe et tyrans, en vous.

Demander la justice à cette souveraine,
Autant la demander à quelque pauvre reine
Au bandeau de clinquant, dans une cour de fous !




________

une voix.



Dors ! Tu sentiras à l’aurore
Je ne sais quel bien-être en toi,
Léger, sublime et sage, éclore,
Fait de gratitude et de foi.

À l’air terrestre, au jour solaire
Ouvrant les yeux et les poumons,
Tu laisseras le ciel te plaire
Et tu diras encore : « Aimons ! »

Car ce monde maudit, tu l’aimes !
Et, si la mort s’offrait ce soir,
Tu renirais tous tes blasphèmes,
Guéri de ton vain désespoir.

On se plaît à rêver qu’on sombre,
En s’endormant sûr du réveil.



le chercheur.



Je crains la menace de l’ombre,
Mais je ne tiens plus au soleil.





SIXIÈME VEILLE


________



FATALISME ET DIVINITÉ




ARGUMENT



La justice, introuvable à la raison sur la terre, lui échappe également partout ailleurs. L’identité de la matière et celle de ses lois dans l’Univers entier permettent de douter qu’il y ait des mondes organisés plus moralement que le nôtre ; et la Fatalité de la gravitation, qui entre dans la composition de tous les mouvements, permet de douter qu’il y en ait aucun de libre. Le concept de la Divinité déplace et complique la difficulté sans la résoudre rationnellement.



SIXIÈME VEILLE



FATALISME ET DIVINITÉ


________



le chercheur.




Ce soir, comme un enfant que sa sœur a boudé
(La Muse au rendez-vous n’étant pas la première),
Je n’ai pas su chanter sans l’aide coutumière ;
À ma fenêtre alors je me suis accoudé.


Mais l’infini non plus ne m’a rien accordé :
Dans l’archipel sublime aux îles de lumière,
Où l’âme au vent du large enfle sa voile entière,
J’ai promené l’espoir, et n’ai pas abordé.

De l’Ourse et des Gémeaux mes yeux ne sont plus ivres,
Depuis que, refroidis à la pâleur des livres,
Dans ces cruels miroirs ils cherchent des leçons.

Le ciel s’évanouit quand la raison se lève ;
Les couleurs n’y sont plus que de subtils frissons,
Et toute sa splendeur a moins d’être qu’un rêve.




________

une voix.



Courbé sous ton pâle flambeau,
Que de chimères tu te crées,
Pendant qu’aux plaines éthérées
La Nuit mène son clair troupeau !

Poète, la Lyre et le Cygne
Dorent le voile aérien ;
Tes astres mêmes te font signe,
Et tu ne leur réponds plus rien.

Tous les soleils auxquels tu penses
Regarde-les se balancer ;
Contemple ces magnificences
Plus douces à voir qu’à penser !

Poète ingrat, ton cœur se blase
Sur les ravissements d’en haut.



le chercheur.



Malheur aux vaincus ! Il le faut.
Les nuits ne sont plus à l’extase.


Je contemplais les nuits sans nul présage amer,
Quand, jadis, me leurrait leur promesse illusoire,
Comme un enfant qui suit, du haut d’un promontoire,
Les feux rouges et bleus des fanaux sur la mer.

Mais aujourd’hui j’ai peur de l’uniforme éther :
Depuis que ma terrasse est un observatoire,
Je songe, connaissant la terre et son histoire,
Que tout astre, sans doute, a son âge de fer.

Tu seras terre aussi, toi qu’on nomme céleste,
Et tu te peupleras pour la guerre et la peste,
Étoile ; et je te crains, car j’ignore où je vais :

J’ai peur que les destins ne soient partout les mêmes,
Puisque le sort du monde est quelque part mauvais,
Et que les fins pour moi sont toutes des problèmes.




________

une voix.



Ne crois pas que les habitants
Des sphères où tu te fourvoies,
Y vivent tristes ou contents
Par nos douleurs ou par nos joies :

Autres sphères, autres désirs !
Et tes présomptions sont vaines ;
Cherche ailleurs nos futurs plaisirs,
Comme aussi nos futures peines.

Hors du lieu, les âmes des morts
Auront toutes, selon leurs fautes,
Des demeures plus ou moins hautes,
Dans un monde inconnu des corps.

Ne la cherche pas dans l’espace,
La Justice accomplie en Dieu !



le chercheur.



Je ne conçois rien hors du lieu,
Notre avenir entier s’y passe.


Contre le ciel, Titans nouveaux, nous guerroyons ;
Où la fougue échoua, triomphe la tactique ;
Un triangle l’atteint, debout sur l’écliptique,
Un cristal l’analyse en brisant ses rayons ;

Nous savons maintenant, par leurs échantillons,
Que les astres sont tous de matière identique,
Comme ils sont tous régis, dans leur fuite elliptique
Par un même concert de freins et d’aiguillons.

De ces deux vérités la rigueur m’épouvante :
L’une ôte aux paradis que l’espérance invente
L’éclat surnaturel qu’admire l’œil fermé ;

L’autre me fait douter si mes vœux et mes gestes
Sont plus libres sur terre, où mon être a germé,
Que le vol de ce bloc dans les déserts célestes.




________

une voix.



Dieu seul fait le geste vivant !
Le fougueux élan de la terre
Ne fait pas l’essor volontaire
De la ronde où chante l’enfant ;

L’orbe immense que doit décrire
Ce vaste bloc inanimé,
Ne fait pas le pli du sourire,
Seul volontaire et seul aimé.

Non ! C’est une force princière
Qui dans toute chair veut et sent ;
C’est, mélangée à la poussière,
Une haleine du Tout-Puissant !

Et ce souffle à chaque être assigne
Avec sa dignité son rang.



le chercheur.



Où le Destin règne en tyran
Est-il rien de digne ou d’indigne ?


L’enfant prête un vouloir libre et capricieux
Au papillon qu’il suit et qui toujours recule,
La fleur suit le soleil de l’aube au crépuscule,
Le zéphyr semble errer comme un lutin joyeux,

Chaque être a l’air d’agir comme il l’aime le mieux,
Cependant chaque atome aveuglément circule :
De l’haleine des vents la moindre particule
Doit son vol et sa route au branle entier des cieux ;

La plante est une horloge ; et sans se dire : « Où vais-je ? »
Le papillon voltige ainsi que flotte un liège,
D’équilibre et d’instinct tout son caprice est fait ;

Et la main qui l’a pris n’a pu faire autre chose.
Nul acte qui ne soit un nécessaire effet,
Nul effet révolté contre sa propre cause !




________

une voix.



Par je ne sais quoi de brutal
Et d’hostile à toute noblesse,
Un monde absolument fatal
Dans ma conscience me blesse !

Non ! le courage et la fierté
Ne permettront jamais qu’on nie
L’incompréhensible harmonie
Des lois et de la liberté !

Si le mystère que tu creuses
Confond les plus puissants esprits,
De simples âmes généreuses
Le prouvent sans l’avoir compris !

Arrière ta philosophie !
Moi je sais dès que mon cœur sent.



le chercheur.



Pour moi, qui ne sais qu’en pensant,
Sentir à penser me convie.


Seul le plus fort motif peut enfin prévaloir :
Fatalement conçu pendant qu’on délibère,
Fatalement vainqueur, c’est lui qui seul opère
La fatale option qu’on appelle un vouloir.

En somme, se résoudre aboutit à savoir
Quelle secrète chaîne on suivra la dernière ;
Toute l’indépendance expire à la lumière,
Puisqu’on saisit l’anneau sitôt qu’on l’a pu voir.

Tout ce qu’un être veut, son propre fond l’ordonne,
Mais l’ordre, irrésistible à son insu, lui donne
Le sentiment flatteur qu’il est sollicité.

Ainsi la liberté, vaine horreur de tutelle,
N’est que l’essence aimant le dernier joug né d’elle,
L’illusion du choix dans la nécessité.




________

une voix.



Debout ! Debout ! ô Macchabées !
Ô Léonidas ! ô Brutus !
Ô Christ ! ô victimes tombées
Pour les droits ou pour les vertus !

Debout ! Grands saints et grands stoïques !
Et de toute votre hauteur
Laissez vos linceuls héroïques
Descendre sur cet imposteur !

Qu’il sente sur sa tête infâme
Leur poids grossir comme un remords !
Qu’il entende sourdre en son âme
L’anathème indigné des morts !

J’irai sans lui, d’un seul coup d’aile,
Droit au cœur de la Vérité.



le chercheur.



Sous l’anathème immérité
J’y rampe, explorateur fidèle.


Mais j’achève, déçu, sans avoir débarqué,
Cette exploration que nul vent ne seconde ;
Et mon espoir se brise et s’abîme sous l’onde,
Comme succombe un mât par la tempête arqué.

Si l’ordre universel dans l’atome est marqué,
Plus rien, pas même Dieu, n’est responsable au monde ;
Et j’erre, moi qui cherche, entraîné par ma sonde,
Dans l’orbite de l’astre où mon poids m’a parqué.

Si le vouloir, jouet d’une invincible amorce,
N’est plus qu’un vœu fatal complice de la force,
À quoi bon demander la Justice au Destin ?

L’égoïsme partout, qui se masque ou s’étale ;
Partout l’activité criminelle ou fatale !
De mon périple ingrat voilà donc le butin !




________

une voix.



Que la Raison fait le jour triste !
Mais où finit son examen
Quelque chose de grand subsiste :
Le battement du cœur humain.

Si rien de noble ne demeure,
Quand on a criblé l’Univers,
D’où vient en moi le fou qui pleure
Sur des maux qu’il n’a pas soufferts.

Ce fou, plus grand que ma personne,
Des blessures d’autrui saignant,
Qui fait taire, quand je raisonne,
Ma raison même, en s’indignant ?

Ah, crois-moi ! son délire auguste,
C’est du Juge infini l’arrêt !



le chercheur.



L’équité, si l’arrêt est juste,
Même sans Dieu, le dicterait.


Les deux poids suspendus, que la barre oscillante
Berce avec symétrie autour d’un de ses points,
Ne s’alignent qu’après s’être fuis et rejoints :
La plus juste balance est aussi la plus lente ;

Mais quand elle a dicté sa sentence indolente,
Entre les deux plateaux, immobiles témoins,
L’équilibre, établi, ne l’est pas plus ou moins.
Il n’est pas d’équité qu’un droit meilleur supplante.

Un droit surnaturel est un dogme insensé !
Que par l’homme ou les Dieux le droit soit dispensé,
Entre toutes les mains la balance est unique.

La créature y peut juger le créateur ;
Et quiconque a senti l’ordre du monde inique,
S’il n’est pas un athée, est un blasphémateur.




________

une voix.



Toi par qui, suprême inconnue,
Le grand problème se résout,
Qui que tu sois, cause de tout,
Où chaque essence est contenue !

Tu n’es pas nulle, car je suis,
Et n’ai d’être que par toi-même,
Et, rien qu’en sondant le problème,
Je t’atteste quand tu me fuis.

Et tu n’es pas imaginaire,
Toi, source unique du réel ;
Tu n’habites pas un vain ciel :
C’est toi qu’on craint dans le tonnerre,

C’est toi qu’on prie en tous les Dieux,
Seule forte et seule immortelle !



le chercheur.



Sa puissance éclate à tes yeux ;
Mais sa justice, où donc est-elle ?


J’écrase un moucheron sans peur d’être honni,
Exempté des soucis de la miséricorde,
Sans même que la bête innocente me morde,
Sans raison, par le droit du caprice impuni.

Mais l’homme, qui s’érige en roi dans l’infini,
N’a pas l’immunité du haut rang qu’il s’accorde.
Des pressoirs de la mort son propre sang déborde,
À quelque énorme soif incessamment fourni.

Qui sait ? Ne suis-je point insecte pour un autre ?
Pour l’habitant d’un monde où s’abîme le nôtre,
Géant dont l’œil baissé me semble être un ciel bleu ?

J’y songe, et si parfois sur le bord de ma table
Se pose un moucheron, le sentant respectable,
Je l’épargne pour croire à la bonté d’un Dieu.




________

une voix.



Oui ; toi-même un géant t’épie ;
Mais il n’est pas capricieux :
Avant d’écraser un impie
Il le suit longuement des yeux.

N’abuse pas de son silence,
Car il pourrait bien se fâcher…
Je sens son poing qui se balance,
Comme un fardeau qu’on va lâcher.

Nul n’a prévu ce qu’il décide,
Son calme immuable est trompeur,
Et malgré son dédain placide
Ton impiété me fait peur !

Crois donc à la bonté suprême
Puisqu’en la défiant tu vis !



le chercheur.



Les doutes sont-ils des défis ?
Et l’angoisse est-elle un blasphème ?


Des vivants, qu’il fait naître et dont il n’a pas soin,
L’Économe éternel trompe la confiance :
Le besoin donne un droit, le droit une créance ;
Ils sont tous créanciers de l’auteur du besoin.

L’universelle faim, dont il est le témoin,
Réclame chaque jour une ample redevance ;
À lui seul incombait d’y pourvoir à l’avance,
D’apporter la pâture, ou d’y veiller de loin.

Si donc il est un Dieu, l’appétit constitue,
Dans chaque être apte à vivre et que le jeûne tue,
Un droit à s’assouvir, dont lui répond ce Dieu !

Mais partout je ne trouve, en l’absence du maître
Que d’impuissants pasteurs qui règnent en son lieu
Parasites sacrés du troupeau qu’ils font paître.




________

une voix.



La bête, rampant sous le ciel,
N’a, dans l’orage ou l’éclaircie,
Rien qu’elle invoque ou remercie,
Nul recours providentiel ;

Mais l’homme au loin se cherche une aide
En de sublimes régions.
Seul être que l’azur obsède,
Il a seul des religions ;

Prolongeant le temps et l’espace,
Il craint, pour le crime impuni,
Qu’ailleurs l’Éternité n’amasse
Des colères dans l’infini.

Les cultes ont rendu moins frustes
L’âme et les mœurs de leurs croyants.



le chercheur.



Ils ont fait plus de mendiants
Et de meurtriers que de justes.


Par ses religions au meurtre convié,
L’homme, même en tuant, croit faire une œuvre pie :
De la gorge des bœufs, du sein d’Iphigénie,
Coulait jadis à flots le sang sacrifié ;

Et tout à l’heure encore un prêtre a confié
À ta lèvre, ô chrétien ! la victime infinie,
Et dans la lâche paix de la faute impunie
Tu savoures un Dieu pour toi crucifié !

Il faut pour ton salut qu’il souffre et qu’il expire,
Et qu’au trou de son flanc, comme un cruel vampire,
Ton péché sanguinaire aspire un paradis.

Quelle que soit la pourpre où le bonheur se vautre,
Tout vivant qui jouit en martyrise un autre :
C’est le destin pareil des saints et des maudits.




________

une voix.



Pourquoi donc enfoncer les pointes
D’une ironie âpre et sans foi
Au cœur de ceux qui, les mains jointes,
Veulent prier même pour toi,

Qui pratiquent, fût-ce à grand’peine
Et par la seule peur du feu,
La charité, si surhumaine
Qu’elle suffit à prouver Dieu ?

Ah ! c’est grâce à la foi sincère,
Par un œil humblement baissé,
Que sur notre immense misère
Le premier baume fut versé.

Je vois une larme qui monte,
Au bord de tes cils affleurant…



le chercheur.



Je la laisse couler sans honte ;
Mais on y voit trouble en pleurant.





SECONDE PARTIE


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APPEL AU CŒUR




SEPTIÈME VEILLE


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RETOUR AU CŒUR


ARGUMENT


La recherche infructueuse de la raison, qui n’a découvert nulle part la justice, n’empêche pourtant pas la conscience de conserver intacts tous ses scrupules. Elle persiste à rendre l’homme responsable devant une loi morale. Cette persistance étonne le poète et lui fait pressentir une autorité propre du cœur, dont il faut tenir compte.



SEPTIÈME VEILLE



RETOUR AU CŒUR


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le chercheur.

 



Là-haut, ce clair de lune étrange me repose :
Le croissant, nébuleux, erre, comme un grand lis
Qu’une dentelle éparse entraîne dans ses plis
Sous les sombres rideaux d’une alcôve bien close.


Quand saurai-je mourir, si, ce soir, je ne l’ose ?
De la molle nuée où tu t’ensevelis,
Douce lune, à mon front forme un coussin d’oublis,
Dût ma pensée y faire une éternelle pause !

À quoi bon remuer le dessous des couleurs ?
Laissons l’âme en un songe abîmer ses douleurs,
Comme l’étang s’azure en déposant sa vase.

Oh ! que j’expire en toi, délivré du soleil !
Il me serait si bon de suivre ton extase,
Emporté sans retour, assoupi sans réveil…




________

une voix.



Pourquoi déserter de la sorte ?
À t’ouïr pousser des hélas,
On croirait que ton dos supporte
L’univers entier comme Atlas,

Ou bien qu’un remords implacable,
Un remords de grand criminel,
De son poids obstiné t’accable !
Ton sort est-il donc si cruel ?

Qu’as-tu commis qui ne s’avoue ?
La fortune a-t-elle soudain
Fait descendre pour toi sa roue ?
As-tu peur de mourir de faim ?

Ton lot, si fort qu’il te déplaise,
Fait envie aux vrais malheureux.



le chercheur.



C’est d’un profond retour sur eux
Que naît mon immense malaise.


J’ai bon cœur, je ne veux à nul être aucun mal,
Mais je retiens ma part des bœufs qu’un autre assomme,
Et, malgré ma douceur, je suis bien aise en somme
Que le fouet d’un cocher hâte un peu mon cheval ;

Je suis juste, et je sens qu’un pauvre est mon égal ;
Mais, pendant que je jette une obole à cet homme,
Je m’installe au banquet dont un père économe
S’est donné les longs soins pour mon futur régal ;

Je suis probe, mon bien ne doit rien à personne,
Mais j’usurpe le pain qui dans mes blés frissonne,
Héritier, sans labour, des champs fumés de morts.

Ainsi dans le massacre incessant qui m’engraisse,
Par la Nature élu, je fleuris et m’endors,
Comme l’enfant candide et sanglant d’une ogresse.




________

une voix.



Les lions déchirent les bœufs,
Et mieux que le fouet, leur poursuite
Met les chevaux tremblants en fuite ;
Dieu le souffre ! et tu fais moins qu’eux.

Des peines que ton père a prises
Jouis en paix dans son verger,
Les moineaux friands de cerises
S’y font par Dieu même héberger.

Ton remords est bien ridicule
Devant l’écurie et l’étal,
Et bien étrange ton scrupule
De t’asseoir au banquet fatal :

Dieu t’y convie, et te dispense
De peser si c’est juste ou non.



le chercheur.



Mais le cœur sent, mais l’esprit pense,
Et sans leur aveu rien n’est bon.


L’homme s’octroie une âme, et juge que les bêtes
Ne sont qu’un vague souffle agitant un vil corps :
« Je puis donc, leur dit-il, vous frapper sans remords,
Vous que le limon seul fit tout ce que vous êtes. »

« Tombez, dit-il aux bois dont il abat les têtes,
Vos élans vers le ciel sont d’aveugles efforts ! »
Ainsi l’homme insolent, pour ennoblir ses torts,
Les appelle des droits, et ses vols des conquêtes.

Tout être est sa pâture ou bien son portefaix ;
Souvent, sans besoin même, il mutile, il ébranche,
Et sa colère éclate à la moindre revanche.

Les fiertés de la brute, il les traite en méfaits.
Pour le joug qu’il t’impose, ô brute à face blanche,
Ne flétris point César ! il fait ce que tu fais.




________

une voix.



Résignons-nous aux lois du monde :
César est battu par l’amour ;
Maîtres et valets à la ronde
Vont se fustigeant tour à tour ;

La nymphe bat le vieux Silène
Avec un sceptre d’églantier,
Qu’un zéphyr bat de son haleine
Et dont la fleur bat le sentier ;

Et Silène à trotter condamne
Son baudet tardif et têtu,
Il le bat ; et du pied de l’âne
Le gazon naissant est battu.

Et personne, églantier, zéphire,
Bêtes, ni gens, n’en est surpris !



le chercheur.



Si tu comprends de quoi tu ris,
Ô Démocrite, peux-tu rire !


Puisqu’il m’est bien connu, le mépris souverain
Des Destins et des Dieux pour le droit en souffrance,
Que ne sais-je imiter leur sage indifférence !
D’où vient qu’un tort causé m’est encore un chagrin ?

Que pouvant assouvir, le front haut et serein,
Toutes mes passions, sans gêne, à toute outrance,
J’admets dans ma conduite une sourde ingérence,
Je ne sais quel censeur dont je subis le frein ?

Comment donc se fait-il que mon cœur répudie
Les absolutions de ma raison hardie ?
Aurait-il des raisons qu’elle ne comprît pas ?

Elle informe, elle instruit ; serait-ce lui qui juge ?
Que dis-je ! la Justice, au lieu de fuir mes pas,
N’aurait-elle qu’en moi, dans mon cœur, son refuge




________

une voix.



Ah ! Dieu t’a sans doute envoyé
Ce soupçon dont l’aveu t’échappe,
Pour que ton âme s’y rattrape,
Ainsi qu’à l’épave un noyé !

Ne la lâche pas, cette planche
Offerte à tes efforts déçus ;
Des doigts, du coude, et de la hanche,
Et du genou, grimpe dessus !

Prends-y pied, dresse-toi, regarde,
Vers les quatre points cardinaux,
Si partout, déserte et blafarde,
Fuit l’immensité, sans fanaux…

Du radeau de ta conscience,
Ne vois-tu rien à l’horizon ?



le chercheur.



Puissé-je y voir l’arc d’alliance
Entre mon cœur et ma raison !


Que l’épreuve est poignante et que la tâche est rude
D’appuyer sur son cœur la pointe du compas
Qui de l’enfer terrestre, en deçà du trépas,
Mesure chaque cercle avec exactitude !

J’en affronte l’horreur que le sophiste élude ;
Mais peut-être, parti du degré le plus bas,
Verrai-je en m’élevant, conquise pas à pas,
La vérité blanchir les cimes de l’étude !

La Nature peut-être à son dernier devin
Dira : « Ta conscience, universelle enfin,
Peut par mes propres lois me juger et m’absoudre ;

« Je domine, et le joug ne peut pas être aimé ;
Je t’aurais en mépris si, de peur de la foudre,
Ton indignation n’avait pas blasphémé ! »




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une voix.



Pleure, pleure encore, sois homme !
Tes premiers pleurs t’ont soulagé,
Et voilà qu’au philtre du somme
Ton front cède, vide et chargé…

Dors vite, car l’ombre où tu plonges
A déjà des pâleurs de lait !
Moi, je vais suivre au vol les songes
Et pour toi les prendre au filet ;

De l’Orient qui s’illumine
Je vais cueillir les fins rayons
Pour en tisser la mousseline
Où j’arrête ces papillons.

Et bientôt ton angoisse obscure
Ne sera plus qu’une langueur
Mêlée à ma douce piqûre
Qui les fixera sur ton cœur…





HUITIÈME VEILLE


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LA CONSCIENCE




ARGUMENT



Le poète rappelle et résume les phases de la crise qu’il a traversée. Refoulé de tous côtés en lui-même par le monde extérieur que sa raison a vainement interrogé sur la justice, il en revient au témoignage irrécusable et sûr de sa conscience.



HUITIÈME VEILLE



LA CONSCIENCE


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Sur les astres fermons, cette nuit, ma fenêtre :
Si contempler est doux, il est beau de connaître ;
Fermons même les yeux, et, le front dans la main,
Entrons dans l’ombre intime à fond jusqu’à demain.



I



Où sont les abandons, les gaîtés de naguères,
Quand, fort de la coutume et de la foi vulgaires,
Je savais me laisser par le jour éblouir
Et des biens de la vie aveuglément jouir ?
Je me sens aujourd’hui la pensée en détresse,
Et je ne prends plus part à la commune ivresse.
J’y demeure étranger, comme un faux libertin
Qu’un désespoir d’amour égare en un festin :
Dans les rires, les cris, les senteurs, les fumées,
Et les pourpres éclairs des lèvres allumées,
Dans l’ondoiement des seins que l’étreinte a flétris,
Et le scintillement fiévreux des yeux meurtris,
De la fête odieuse il n’a que la livrée ;
Résistant au roulis de sa tête enivrée,
Sa volonté tient bon, debout au gouvernail ;
Seul il compte les pas de l’heure sur l’émail,
Et voit l’aube rougir la vitre qui larmoie :
Un incurable amour corrompt en lui la joie.
Ainsi, des voluptés sublime empoisonneur,
L’amour de la justice a troublé mon bonheur.

Pour moi, le sang versé, comme une huile épandue,
A, depuis que j’y songe, envahi l’étendue !
La tache grandissant couvre l’azur entier,
Et nul souffle d’avril ne saurait l’essuyer.
Des maux plus grands que moi, que j’ai peine à décrire,
M’obsèdent ; peine étrange et dont on peut sourire !
Mais de tout refléter j’ai le triste pouvoir :
Tout l’abîme descend dans le moindre miroir,
Et tout le bruit des mers tient dans un coquillage.
Est-ce ma faute, hélas ! si ma pitié voyage,
Si je peux réfléchir dans un seul de mes pleurs
Un théâtre infini d’innombrables malheurs,
Si toutes les douleurs de la terre et des mondes
Font tressaillir mon âme en ses cordes profondes ?


Combien plus sagement, avec moins de grandeur,
Exempt de sympathie, affranchi de pudeur,
L’animal se résigne aux fléaux sans refuge !
Des lois d’où sort le mal il ne se fait pas juge :
Instrument et matière à la fois du Destin,
Il tue et meurt, convive et pâture au festin,
Sans chercher qui l’héberge et qui le sacrifie.
Il est heureux ! Son sort, par moments je l’envie ;
Je voudrais imiter ce qui se passe en lui,
Pour connaître, à mon tour, le loisir sans ennui,
Le meurtre sans remords, la volupté sans honte,
Et l’assouvissement sans règlement de compte.
Les loups ne savent point qu’ils passent pour méchants,
Et les moutons, sans peur, broutent l’herbe des champs,

Et dans l’ombre ou l’éclair de leur fixe prunelle
Je vois rêver en paix la Nature éternelle :
Par leurs yeux elle tente un regard ignorant
Sur son œuvre, pour elle encore indifférent,
Et semble s’étonner devant ses propres gestes ;
C’est par leurs yeux, hantés d’images indigestes,
Qu’elle entrevoit d’abord, confuses visions,
Le luxe éblouissant de ses éclosions !
Elle en dégage à peine une aube de pensée,
L’ère de l’âme en elle est déjà commencée !
D’âge en âge elle essaye à des songes nouveaux
Sa conscience éparse en mille étroits cerveaux,
Sans discerner encore, à leur humble étincelle,
De ses lois en travail l’orgie universelle.



II



Elle n’en sentira ni pitié ni terreur,
Avant qu’un jour plus net en dénonce l’horreur !
C’est dans l’humanité qu’à sa fatale date
La révélation de cette horreur éclate,
Et qu’enfin la Nature émet le premier vœu
Qui, dépassant son œuvre, en soit le désaveu !

Que n’ai-je dormi, l’âme et la paupière closes,
Sans les ouvrir avant l’achèvement des choses !
La soif de l’Idéal n’aurait dû nulle part
En devancer le règne inauguré si tard !
Le sentiment des maux, qu’en frémissant je scrute,
Devait m’être épargné, comme il l’est à la brute,
Jusqu’à ce qu’enfantant un astre réussi
La Nature à ma race eût crié : « C’est ici ! »
Mais non ! l’humanité porte la peine auguste
D’une grandeur précoce à quoi rien ne s’ajuste
Elle a l’air d’une espèce éclose à contretemps :
Tout est prématuré dans ses vœux transcendants,
Tout dans ses appétits la rappelle en arrière,
Tout ce que son génie ouvre en haut de carrière,
En bas la pesanteur à ses pieds l’interdit.
De son globe natal, qu’elle étreint et maudit,
Comme d’un vieil amant dégoûtée et jalouse,
Avec trop d’âme en soi pour s’en faire l’épouse,
Et trop d’argile aussi pour s’en pouvoir passer,
En rêvant de le fuir elle aime à l’embrasser !


Je le sens, moi son fils, malade et vieux comme elle !
Car je bois, en suçant son antique mamelle,
Non le lait primitif, non ce sauvage lait
Où nul sang par l’épreuve usé ne se mêlait,
Et qu’à ses nourrissons offrait dans sa tanière,
À peine femme encor, la dryade dernière,

Mais bien le lait qui court d’elle à ses descendants,
Plein de ferments couvés depuis des milliers d’ans,
Dépôt de vérités et de vertus amères,
De vices monstrueux et d’absurdes chimères,
Que reçoit des aïeux tout homme à son insu
Pour le léguer plus lourd qu’il ne l’avait reçu.
Quand je songe à ma part dans ce vaste héritage
De pensers et de mœurs amassés d’âge en âge,
Je ne sais où me prendre, et cherche avec effroi
Dans mon être, âme et corps, ce que j’appelle moi,
S’il est rien dans cet être entier qui m’appartienne,
Si la justice, en moi, plus que le reste est mienne.
Tant de fous violents, d’adroits ambitieux,
Usurpant dans mon cœur son rôle au nom des Dieux,
Par la voix de l’oracle ou la voix du prophète,
M’ont, sous son nom, dicté la loi qu’ils avaient faite !
Tant de sages, de rois, de prêtres sont venus
De tous les lieux nommés, de tous les temps connus,
Emmaillotter mon cœur de langes invisibles,
Incliner sur mon front leurs codes et leurs bibles,
Et me rompre à leur gré les reins et les genoux,
Chuchotant ou criant : « La justice, c’est nous ! »
Et qu’y pouvais-je, à l’âge où la raison s’ignore,
Où les sens étonnés s’interrogent encore ?
Devant moi se dressaient leurs puissants héritiers :
« Sers et crois, m’ont-ils dit, de force ou volontiers ! »
J’obéis et je crus, sans dépouiller leurs titres,
Fasciné, comme si les crosses ou les mitres,
Les sceptres vacillants et les bandeaux étroits
De nos dominateurs, maîtres de nous sans droits,

La suite et l’appareil des Dieux et des monarques,
Ô Justice, portaient tes véritables marques !


Ton seul vrai témoignage est l’indignation !


Un jour il m’a percé, ce pieux aiguillon.
Si longtemps qu’on le rouille, ou le fausse, ou l’émousse,
Il n’attend, pour entrer, qu’une vive secousse,
Et, par la sympathie ébranlé tôt ou tard,
Pénètre et vibre au cœur comme le fer d’un dard.
Le sanglant défilé de tes martyrs proclame
Qu’il n’est de tribunal sûr et sacré qu’en l’âme,
Qu’il ne se rend que là des arrêts sans appel,
Qu’enfin la conscience est ton unique autel !
Si noir, si bas que soit ton gîte au fond de l’âme,
Le plus inculte y sent ta louange ou ton blâme,
Et le plus endurci craint toujours ton réveil,
Car il sent là toujours tressaillir ton sommeil.



III



Ainsi je reconnais ton infaillible signe
Dans l’oracle secret qui m’approuve ou s’indigne.
Te croire sur parole, en épurant ta voix,
Ce fut longtemps ma règle, humble et sûre à la fois

Comme le lent conseil d’une âpre expérience.
Mais plus tard j’ai voulu formuler ma croyance,
Et, pour rendre ton verbe intime plus distinct,
Faire parler pour toi la raison sans l’instinct ;
J’ai voulu te prouver après t’avoir sentie.


Que d’ombre emplit alors ma tête appesantie !
Que j’ébauchai pour toi d’impuissantes babels !
Comme, pour se bâtir, plus haut que leurs autels,
Un port plus sûr, jadis, dans la nuit des carrières,
Les hommes follement ont remué les pierres,
Ainsi j’ai remué dans leur chantier profond
Les lourds matériaux dont les preuves se font.
Je rêvais de fonder sur une ferme assise
Une juste cité d’une forme précise,
Et je voulais donner à ce fier monument,
Pour matière et maçon, la raison seulement.
Mais elle n’offre point une base assez ample
Pour t’y dresser un fort aussi haut que le temple
Que je t’avais naguère, avec moins de rigueur,
Et pourtant plus solide, élevé dans mon cœur.
J’avais beau le bâtir comme un froid géomètre,
Aux lois de l’équilibre avec soin le soumettre,
M’enquérir des granits, des ciments les meilleurs,
Et des secrets qui font les bons appareilleurs,
Plus j’en réglais l’aplomb par l’équerre et la corde,
Plus j’exaltais l’orgueil sans fonder la concorde !
Et, comme des babels pleines de vains discours,
J’ai dû l’une après l’autre abandonner mes tours.

Et les prêtres m’ont dit : « La Raison nous insulte.
Eh bien, vois son ouvrage et le fruit de son culte !
Hommes, le droit, c’est Dieu qui permet ou défend ! »
J’entendais me railler leur défi triomphant ;
J’eus honte et voulus voir, si, tenant tout sous elle,
Ta loi, vraiment divine, éclate universelle.
Ah ! que cet examen me valut de tourments !
Que sur toi j’ai conçu de doutes alarmants !
Car de tous mes regards l’enquête vagabonde
Fit ma déception grande comme le monde.
Pour en consulter l’ordre et m’y conformer mieux,
Hélas ! Autour de moi j’ai promené les yeux,
Dans l’espoir de ravir au commerce des brutes
Le secret naturel des foules sans disputes,
Et j’ai presque envié leur silence aux troupeaux !
Mais j’ai vu, plein d’horreur, la guerre sans repos,
Sans courage et sans bruit, des espèces entre elles,
Plus atroce cent fois que nos promptes querelles,
Guerre où, par avarice, ouvrier de la Mort,
Le sol contre le faible est l’allié du fort !
J’ai détourné la tête et contemplé les astres :
Un jour de calme y coûte un âge de désastres !
Je le sais, car le prisme, interrogeant leurs feux,
À ces faux paradis arrache des aveux…
J’ai vu chaque élément de leur essence vraie
Étaler sur l’écran sa redoutable raie ;
Je sais que leur matière est terrestre, et qu’ainsi
L’on y pourra souffrir tout ce qu’on souffre ici !

Leur soyeuse lueur, qui baise la prunelle,
Est d’un possible enfer la menace éternelle.
En vain je les veux fuir, l’espace plus obscur
Me suit plus effrayant, comme un cachot sans mur
Et j’y vois en silence errer les nébuleuses
Comme des vols épars de graines douloureuses !
Je suis donc durement de partout refoulé,
Quand, de la terre au ciel sans cesse reculé,
Aussi loin que mon cri voyage et retentisse,
Je demande ton siège à l’abîme, ô Justice !


Ah ! puisque l’univers s’est fait sans la vertu,
Quand donc nous es-tu née et d’où donc nous viens-tu ?
Pourquoi, de toutes parts autour de l’homme absente,
Faut-il que seul il t’aime et que seul il te sente ?
J’ai reconnu ta place et ta borne aujourd’hui ;
Demain, je sonderai ton origine en lui.




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NEUVIÈME VEILLE


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LA DIGNITÉ — LA JUSTICE




ARGUMENT



Une série d’êtres, successivement apparus sous des formes de plus en plus complexes, animés d’une vie de plus en plus riche et consciente, rattache l’atome dans la nébuleuse à l’homme sur la terre. Les révélations de la conscience humaine semblent concorder avec cette loi d’évolution, et il en peut sortir une définition de la dignité et de la justice.



NEUVIÈME VEILLE




LA DIGNITÉ — LA JUSTICE


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Dans la nuit constellée où je promène et plonge
Un regard que mon rêve à l’infini prolonge,
          J’évoque le plus vieux soleil,
Qui fut père et semeur des étoiles sans nombre,
Et qui peuplant, de proche en proche, l’éther sombre,
          En fit un océan vermeil.


Je cherche ce foyer, du moins ce qu’il en reste
Après qu’il a rempli l’immensité céleste
          Des feux à sa masse arrachés.
Vrai chorège, il défraye et préside les rondes
Dont l’enlace le chœur des innombrables mondes
          Qu’il a, comme un frondeur, lâchés.

Sans doute il est encore en pleine incandescence ;
Et les astres auxquels il a donné naissance
          Lui font cortège maintenant,
Ainsi que d’une ruche on voit l’essaim né d’elle
S’échapper sans la fuir, et, déserteur fidèle,
          N’en sortir qu’en l’environnant.

Plus loin, beaucoup plus loin que les visibles sphères,
Bien plus haut, par delà les cendres d’or légères
          Dont le Zodiaque est sablé,
Je contemple en esprit ce soleil patriarche :
Il excède en grandeur la planète où je marche,
          Comme elle excède un grain de blé ;

Et ce qu’au grain de blé pèse un grain de poussière,
Parasite ténu d’une masse grossière
          Je le pèse à ce globe-ci ;
Mais il porte avec moi, ce globe misérable,
Ce qui manque au soleil : l’idée impondérable,
          L’amour impondérable aussi !


Je ne dédaigne plus la sphère maternelle,
Car, tout humble qu’elle est, je n’ai puisé qu’en elle
          Ce qui me fait juger les cieux.
Je préfère au soleil ce tas d’ombre et de fange,
Si, pour les admirer, je dois à ce mélange
          Mon cœur, ma pensée et mes yeux.

Un astre n’est vivant qu’en cessant d’être étoile :
Il vit par les vertus que son écorce voile,
          Non par l’éclat que nous voyons ;
Il ne vaut que du jour où, transformant ses flammes
Il change sa chaleur et sa lumière en âmes,
          En regards ses propres rayons !

Aussi la terre étroite en majesté surpasse
Le plus beau des soleils engendrés dans l’espace,
          Et vaut mieux qu’eux tous réunis.
Je l’honore en dépit du dogme qui l’outrage,
Parce qu’elle a fait l’homme en achevant l’ouvrage
          Ébauché par les infinis ;

Car ni l’Éternité, ni l’immense Étendue,
Ni la cause première, en ces gouffres perdue,
          Et qui ne dit pas son vrai nom,
Si grandes qu’elles soient, ne l’ont fait toutes seules,
L’homme n’est pas leur œuvre : il les a pour aïeules,
          Mais pour mère et nourrice, non !


En vain, pour l’accueillir, l’espace et la durée
Ouvraient leur profondeur vide et démesurée ;
          Pas de terre, pas de berceau !
En vain flottait l’Esprit sur les eaux sans limite ;
Sans pain, pas de génie, et pas d’amour sans gîte,
          Et pas de sceptre sans roseau !

Il lui fallait la terre et ses milliers d’épreuves,
D’ébauches de climats, d’essais de formes neuves,
          D’élans précoces expiés,
D’avortons immolés aux rois de chaque espèce,
Pour que de race en race, achevé pièce à pièce,
          Il vît l’azur, droit sur ses pieds.

Il fallait, pour tirer ce prodige de l’ombre
Et le mettre debout, des esclaves sans nombre,
          Au travail mourant à foison ;
Comme, en Égypte, un peuple expirait sous les câbles,
Pour traîner l’obélisque à travers monts et sables
          Et le dresser sur l’horizon ;

Et comme ce granit, épave de tant d’âges,
Levé par tant de bras et tant d’échafaudages,
          Étonnement des derniers nés,
Semble aspirer au but que leur montre son geste,
Et par son attitude altière leur atteste
          L’effort colossal des aînés,


L’homme, en levant un front que le soleil éclaire,
Rend par là témoignage au labeur séculaire
          Des races qu’il prime aujourd’hui ;
Et son globe natal ne peut lui faire honte,
Car la terre en ses flancs couva l’âme qui monte
          Et vient s’épanouir en lui.

La matière est divine ; elle est force et génie ;
Elle est à l’idéal de telle sorte unie
          Qu’on y sent travailler l’esprit,
Non comme un modeleur dont court le pouce agile,
Mais comme le modèle éveillé dans l’argile
          Et qui lui-même la pétrit.

Voilà comment, ce soir, sur un astre minime,
Ô soleil primitif, un corps qu’un souffle anime,
          Imperceptible, mais debout,
T’évoque en sa pensée et te somme d’y poindre,
Et des créations qu’il ne voit pas peut joindre
          Le bout qu’il tient à l’autre bout.

Ô soleil des soleils, que de siècles, de lieues,
Débordant la mémoire et les régions bleues,
          Creusent leur énorme fossé
Entre ta masse et moi ! Mais ce double intervalle,
Tant monstrueux soit-il, bien loin qu’il me ravale,
          Mesure mon trajet passé.


Tu ne m’imposes plus, car c’est moi le prodige !
Tu n’es que le poteau d’où partit le quadrige
          Qui roule au but illimité ;
Et depuis que ce char, où j’ai bondi, s’élance,
Ce que sa roue ardente a pris sur toi d’avance,
          Je l’appelle ma dignité !

Certes, mon propre élan m’est de faible ressource ;
Mais c’est le genre humain qui m’entraîne en sa course,
          D’un galop tous les jours plus prompt !
Et bientôt renversé, dépassé, foulé même,
Je garderai du moins, dans ma chute, un baptême
          De sueur olympique au front !

Et comme, en secouant la poudre des arènes,
Le lauréat vieilli cède à ses fils les rênes
          Dès qu’il se sent par eux vaincu,
Et meurt fier de léguer ses pareils à sa ville,
Et, dans le marbre, au peuple, un exemple immobile
          Où sa force aura survécu ;

Ainsi, vieux à mon tour, mes dernières années,
Par mes bras affaiblis au repos condamnées,
          Me trouveront prêt au départ ;
Et pour l’œuvre commune ayant fait mon possible
J’emporterai, vaincu, l’assurance invincible
          D’y survivre en ma noble part !


Tout être, élu dernier de tant d’élus antiques,
De tant d’astres vainqueurs aux luttes chaotiques,
          Et de races dont il descend,
D’une palme croissante est né dépositaire ;
Tout homme répondra de l’honneur de la terre
          Dont il vêt la gloire en naissant ;

Et puisque notre sphère est aux astres unie
Comme un nœud l’est aux nœuds d’une trame infinie,
          Et tord un fil du grand métier,
Dans le peu de ce fil que l’homme brise ou lâche,
L’homme, traître à la terre en désertant la tâche,
          Est traître à l’univers entier !

Traître même à la mort, qu’atteint sa défaillance,
Car avec les vivants les morts font alliance
          Par un legs immémorial !
Traître à sa descendance avant qu’elle respire,
Car héritier du mieux il lui laisse le pire,
          Félon deux fois à l’Idéal !

Ah ! je sais désormais ce que me signifie
Ma conscience, arbitre et témoin de ma vie,
          Qui ne se trompe ni ne ment,
Ce qu’elle me conseille, ou prohibe, ou commande,
Cette voix qui tout bas si souvent me gourmande,
          Et m’approuve si rarement !


Le remords, c’est la voix de la Nature entière
Qui dans l’humanité gronde son héritière :
          « Qu’as-tu fait du prix de mes maux,
Des trésors de douleur dont j’ai pétri ta pâte,
Toi pour qui j’ai broyé froidement et sans hâte
          Sous mes pilons tant d’animaux ?

« Qu’as-tu fait de ton âme, orgueil de ta planète,
Du fonds que j’ai remis à ta main malhonnête,
          Et du sang dont je t’ai gorgé ?
Qu’as-tu fait du marteau, pour gagner ton salaire ?
Sur l’enclume terrestre avec le four solaire,
          Quel pont céleste as-tu forgé ?

« Regarde : autour de toi tout lutte et se concerte !
Que d’ouvriers soldats, dont pas un ne déserte
          Mes ateliers pleins de leurs morts !
Et toi seule, pour qui des légions périrent,
À qui par millions les victoires sourirent,
          Tu bats en retraite et tu dors !

« Regarde : tout aspire, éclôt et meurt plus digne !
Vois dans la goutte d’eau vibrer le zèle insigne
          Du peuple infinitésimal ;
Et levant ta prunelle, aux astres familière,
Vois tressaillir des cieux l’ardente fourmilière !
          Tout travaille, et tu dors : c’est mal ! »


Et je sais maintenant d’où nous vient l’allégresse
Qui nous monte du cœur au front, et le redresse,
          Et l’illumine, chaque fois
Que l’âme, en affrontant ce que la chair abhorre,
Soumet la vie à l’ordre, et, sage, collabore
          À l’Idéal avec les lois :

C’est toute la Nature en nous-même contente,
Louant l’humanité pour elle militante,
          Laborieuse et souple au frein ;
Elle dit : « Gloire à toi dont le zèle conspire
Avec mon vaste règne au bien de mon empire,
          Et m’aide à l’œuvre souverain !

« Ma fille, prends le sceptre ! Il sied que tu partages,
Avec mes soins royaux, mes royaux avantages,
          Règne ! Mon trône est n’importe où.
Je remettrai ma torche et ma foudre en ta droite,
Dans un éclair tiré de ta planète étroite
          Comme le feu l’est d’un caillou.

« Ce que ton bras si frêle et la flamme si mince
De ton intelligence ont fait de ta province
          M’emplit d’un maternel orgueil.
Va ! Si je t’ai donné des angoisses de reine,
Mes lois t’enseigneront ma majesté sereine
          Dans la bataille et dans le deuil.


« Si je t’ai proposé des épreuves si rudes,
Je sais faire des lits dignes des lassitudes !
          Va ! les sommeils qui te sont dus,
Loin du heurt des marteaux, du grincement des limes,
Berceront ta fatigue en des hamacs sublimes
          D’une étoile à l’autre tendus !… »

Telles au genre humain parlent ces voix natives,
Vibrantes plus ou moins, toujours impératives ;
          Elles l’ont sauvé quand, tout nu,
Sur les mers de la vie où sa galère flotte,
Navigateur de force avant d’être pilote,
          Il fut lancé dans l’inconnu !

Et maintenant qu’errant au gré de la tourmente
L’équipage, à vau-l’eau, n’a rien qui l’oriente,
          Que son radeau fait de débris,
En mêlant tout le fer des chaînes et des armes,
A du pôle recteur fait dévier les charmes,
          Et dérouté l’aimant surpris,

Maintenant que l’orage a couvert les étoiles,
Qu’à des restes de mâts ne pendent plus pour voiles
          Que des restes de pavillons,
Ce sont ces voix encore, à défaut de boussole
Et d’astres, dont l’appel nous guide et nous console,
          Et nous fait hisser des haillons !


C’est leur appel qui rend aux naufragés courage,
Reproche aux abattus leur langueur à l’ouvrage
          En leur nommant les caps aimés,
Dans les derniers vaillants entretient l’espérance,
Et, même en pleine mer, chante la délivrance
          Au sombre cœur des affamés !

Tout homme entend ces voix l’adjurer d’être digne,
D’être fidèle au rang que la douleur assigne
          À son espèce en l’Univers.
Oh ! Que penser est doux quand l’étude est féconde !
J’en frissonne : un rayon dont la clarté m’inonde
          Dessille mes yeux entr’ouverts !

C’est de ce rang conquis la conscience innée,
Gardienne d’une espèce et de sa destinée,
          Qui me révèle mon devoir !
Elle m’enjoint d’être homme et de respecter l’homme,
Au nom des cieux passés dont la terre est la somme,
          Et des cieux futurs, mon espoir !

Non que j’ose espérer que le temps y ranime
Le spectre évanoui de ma pensée infime ;
          Mais je sais que l’ébranlement
Qu’en battant pour le bien mon cœur ému fait naître,
Humble vibration du meilleur de mon être,
          Se propage éternellement !


Le respect de tout homme est la justice même :
Le juste sent qu’il porte un commun diadème
          Qui lui rend tous les fronts sacrés.
Nuire à l’humanité, c’est rompre la spirale
Où se fait pas à pas l’ascension morale
          Dont les mondes sont les degrés.

Le sens du mot « justice », enfin je le devine !
Humaine par son but, la justice est divine,
          Même dans l’âme d’un mortel,
Par l’aveu du grand Tout dont elle est mandataire,
Par le suffrage entier du ciel et de la terre,
          Et par le sacre universel.




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DIXIÈME VEILLE


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FIN DE L’ANGOISSE




ARGUMENT



Le poète examine les griefs de l’homme contre la Nature et la Divinité. Il les trouve sans fondements, et se fie sans réserve à son intuition de la justice.



DIXIÈME VEILLE



FIN DE L’ANGOISSE


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I




Courage ! l’autre nuit n’a pas été mauvaise.
L’étude allège enfin le souci qui me pèse.
Ô justice ! après tant et de si longs détours,
Je rentre dans mon cœur où je te sens toujours,
Et j’y rentre, étonné que le haut privilège
Ne soit qu’à l’homme échu d’avoir au cœur ton siège.

Pardonne si, doutant de ce prodige en moi,
Je t’ai cherchée ailleurs, et t’ai faussé ma foi !
Ignorant que ta loi fût seulement humaine,
Inopportune ailleurs qu’en notre humble domaine,
J’ai traité l’univers en humaine cité,
Quand je l’ai pour ces maux par devant toi cité.
Ces maux, que je nommais injustes, sont peut-être,
Non les caprices fous ou coupables d’un maître,
Mais de fatals moyens, seules conditions
D’un ordre qui nous passe ou que nous oublions.
Sans doute à nos souhaits se refuse la terre,
Comme un cercle adjuré d’être un quadrilatère ;
Ce qu’elle nie aux vœux, sa loi le lui défend.
L’injustice du sort est un grief d’enfant
Qui, malade, abhorrant la cuillerée amère,
La déclare nuisible et s’en prend à sa mère.
La douleur et la mort, sans doute il les fallait,
Pour que l’homme devînt le demi-dieu qu’il est !
Le mal nous déconcerte, et pourtant qui peut dire
Si l’Univers, où tout se repousse et s’attire,
Pourrait survivre avec un atome de moins
Ou de plus, confié, pour nous plaire, à nos soins ?
Dans nos comptoirs, pendant que le vendeur calcule
Et compare les poids soumis à la bascule,
L’acheteur défiant ne se dit pas lésé
Tant que monte et descend l’objet pour lui pesé ;
Il laisse le marchand peser en conscience,
Et l’observe, attentif, mais sans impatience,
Trouvant dans sa lenteur, loin d’en être irrité,
Un gage de prudence et de sincérité.

Mais l’homme à la Nature, où s’opère en silence
Un échange éternel dans une autre balance,
Réclame sans payement un astre de son choix ;
Il croit, demandant compte aux soleils de leurs poids,
Que l’axe autour duquel ils tournent tous, ressemble
Au trébuchet posé sur son genou qui tremble !
Dans la libration de ce grand balancier
Il exige et veut voir l’œuvre d’un justicier ;
Et, le jugeant lui-même, il le rend responsable
D’une cuisson qu’à l’œil lui cause un grain de sable ;
Sans comprendre, aveuglé par son menu chagrin,
Que l’axe eût dû fléchir pour détourner ce grain,
Que l’immense faveur, qu’il eût seul ressentie,
Sur des mondes sans nombre aussitôt répartie,
En désastres sans nombre eût du sévir contre eux.
L’éternité ! pour rendre un éphémère heureux !


Comme un enfant qu’on gâte aisément s’habitue
À croire qu’à ses jeux la déférence est due,
L’homme épargné longtemps croit son bonheur sacré ;
Fait au rythme des lois, il ne leur sait plus gré
De conduire la terre à ses fins sans secousse,
Car il est né depuis que sa planète est douce.
Le branle qui meut tout dans les champs étoilés
Vient s’amortir en elle, et, balançant ses blés,
Ses forêts et ses mers, expire et se compose
Avec un souffle d’air pour incliner la rose ;
Il nous berce avec elle et semble nous choyer ;
Mais pour son équilibre il nous pourrait broyer !




II



Puisque ma conscience est le seul lieu du monde
Où sur ce qu’il me veut l’infini me réponde,
Puisqu’en ce lieu d’où rien ne pouvait t’arracher,
Je te trouve, où d’abord je t’aurais dû chercher,
Et que là seulement, je découvre, ô Justice !
Une assise immuable où sans peur je bâtisse,
J’y rentre et m’y retranche, et m’y tiens à jamais.
Il y fait noir, bien noir, mais je te reconnais ;
En tâtonnant, déjà je baise et je révère
Les deux doigts étendus de ta droite sévère ;
Moins sévère pourtant qu’elle n’était jadis,
Quand déesse de marbre, on te nommait Thémis.
Ta main semble aujourd’hui moins froide que la pierre :
Ce qui l’humecte ainsi vient-il d’une paupière ?
Et quelle onde vivante y bat et l’attendrit ?
N’a-t-elle pas pressé la main de Jésus-Christ ?
Ah ! pour te voir, je veux, je saurai faire naître,
Par l’étude et l’amour, une aurore en mon être !
Si, hors du genre humain, tu n’es plus qu’un vain nom,
En lui du moins tu vis, qu’il t’obéisse ou non !

Je te rends donc ma foi ! Qu’un captieux génie
M’extirpe des aveux que mon instinct renie,
Je ne livrerai plus au peu que je conçois
Tout le vrai que je sens, pour douter que tu sois !
En vain me prouvât-on, contre tes voix intimes,
Que la tombe est la même aux bourreaux qu’aux victimes,
En vain mes appétits, de leurs iniquités
Par le droit au bonheur se diraient acquittés,
On ne croit jamais bien ce qu’on rougit de croire,
Et l’effet sur la vie en demeure illusoire ;
Un témoignage en nous, moins subtil et plus fort,
Donne à la preuve infâme invinciblement tort !


C’est que, formée en nous depuis notre naissance,
Ta nature, ô Justice ! est notre propre essence :
Elles font, l’une et l’autre, un tel couple, en effet,
Que l’homme ne se sent vraiment homme et parfait,
En harmonie entière avec ses destinées,
Qu’en les tenant toujours l’une à l’autre enchaînées,
Et que le juste meurt, sans murmure, pour toi,
Car il mourrait bien plus en violant ta loi.


Le rayon poursuivi me réchauffe et m éclaire !
Je l’ai longtemps cherché ; ma peine a son salaire.
J’ai saisi corps à corps le sphinx impérieux
Qui, l’ongle sur ma gorge et les yeux dans mes yeux.

 
Immobile et muet, m’oppresse et m’interroge.
J ai, dompteur résolu, fermé sur moi la loge ;
Devant le monstre obscur je me suis obstiné ;
Du moins, si ma raison ne l’a point deviné.
Elle ne dément point mon cœur qui le défie.
Qu’au mystère jaloux sa dent me sacrifie !
Il peut me dévorer sans ternir seulement
Ma foi dans la Justice, éclair de diamant !


Dors, ô mon âme, avant que le jour reparaisse !
Ayant conquis la paix, savoures-en l’ivresse !




________




ONZIÈME VEILLE


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LA CITÉ




ARGUMENT



La cité est le plus haut produit de la planète. Dans l’espèce humaine, comme dans toute autre, la vie en société est non pas contractuelle, mais instinctive. Il n’y a pas de justice hors de la sympathie, et c’est la conscience et la science qui développent la sympathie. Le progrès de la justice est lié à celui des connaissances et s’opère à travers toutes les vicissitudes politiques.



ONZIÈME VEILLE



LA CITÉ


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le poète.

 


Je respire ! Il est clos, le combat singulier,
Si long, si rude en moi, du cœur et de la tête !
Il cesse comme on voit, après une tempête,
La falaise et le flot se réconcilier.


Je sens à ma raison mes vœux se rallier
Pour me rendre ma flamme et mon nom de poète ;
Les voix qui l’étouffaient lui font maintenant fête,
Et se changent pour elle en écho familier.

Ces voix, je souffrais tant de les repousser toutes !
Les plus douces surtout, qui parlaient à mes doutes
Comme un chant de nourrice humble, antique et puissant !

En elles vibre au cœur la vérité vivante,
Qui communique un souffle à celle qu’on invente,
Et prête à la parole un invincible accent.




________



chœur des voix.



Sources vives, ruisseaux, fontaines,
Dont, par les midis accablants,
Les pèlerins aux pieds sanglants
Aspirent les fraîcheurs lointaines !

Torrents sonores, gais à voir,
Dont la poudre humide, au passage,
Est bonne et saine à recevoir
En fouets de perles au visage !

Puits cachés sous de verts arceaux,
Que l’oreille, à travers le lierre,
Connaît au choc profond des seaux,
Aux clapotements sur la pierre !

Vous semblez moins délicieux
À qui boit votre onde et s’y lave,
Que la Vérité n’est aux yeux
De lumière altérés suave !




le poète.



Ô Terre, nul mortel, même entre les meilleurs,
Bien que de tous ses dons la vertu le décore,
Si fort, si grand soit-il, n’est ton chef-d’œuvre encore :
Tous ses frères, unis, lui sont supérieurs !

Libre concert de bras et d’esprits travailleurs,
La Cité, mieux qu’un homme, en florissant t’honore ;
Une fibre isolée est vainement sonore,
Thèbes sort de tes flancs à l’accord de plusieurs.

Ô Terre ! la Cité, c’est la puissance humaine,
Élite, somme et nœud de tes forces, qui mène
Ton tournoîment aveugle à son suprême but !

C’est en elle qu’enfin s’ennoblit ta corvée,
Et qu’au progrès du monde acquittant ton tribut,
Tu vois ta mission sidérale achevée !




le chœur.



Les hommes sentent la valeur
De l’astre dont ils ont l’empire,
Et sa fin, conforme à la leur,
Par le culte qu’il leur inspire ;

Le paysan, âpre au labour,
Aime en avare la campagne ;
Le chevrier, de sa montagne
Garde l’inaltérable amour ;

Dans sa grossière houppelande
Le pâtre, sur son grand bâton
Penché, les mains sous le menton,
Est l’amant rêveur de la lande ;

Le bûcheron chérit les bois,
Le matelot l’onde marine ;
De tous leurs amours à la fois
Le poète emplit sa poitrine !




le poète.



La bête hésite à boire un sang pareil au sien,
Et ne cherche en son rut qu’un amant de sa race ;
D’un solidaire instinct c’est la première trace,
Et des êtres vivants le nœud le plus ancien.

Les carnassiers entre eux n’ont pas d’autre lien,
Endurcis par le meurtre, isolés par la chasse ;
Mais l’herbage a formé le troupeau moins rapace,
La fourmi fait déjà penser au citoyen.

La ruche, et de son miel la commune industrie,
Ont préparé la terre à devenir patrie ;
Mais l’homme est obligé de s’inventer des lois :

Artisan douloureux de sa propre excellence,
Pour fonder la Justice il éprouve les poids,
Et semble en tâtonnant affoler la balance.




le chœur.



Durant la tourmente, les eaux
Vont, en montagnes révoltées,
Par-dessus digues et jetées,
Toucher la cime des vaisseaux ;

Mais la mer retombe à sa place.
Les vents ont beau l’écheveler,
Tous les atomes de sa masse
Ne tendent qu’à la niveler ;

La vague, plus longue et moins haute,
Aux agrès déjà n’atteint plus,
Déjà de la rade à la côte
Les mouchoirs se font des saluts !

Et tout à l’heure les navires,
Par la lame à peine léchés,
Comme des patineurs penchés,
Y glisseront sous les zéphires…




le poète.



Dans les bandes d’oiseaux unis pour voyager,
Chacun soumet son aile au vol des autres ailes,
Comme au pas du troupeau chacune des gazelles
Asservit de ses bonds le caprice léger ;

Ces tribus, poursuivant sans nul guide étranger
L’air plus doux, ou le champ plus prodigue envers elles,
Vont au but pressenti, par un concert de zèles
Qu’un sens éclos du groupe a l’air de diriger.

Ainsi le genre humain, bien qu’il dévie et doute,
Vers l’idéal climat, dont il rejoint la route,
Porte son guide issu de sa propre unité.

Le couple fait le sang, la Cité le génie,
Et peut-être naît-il de la fraternité
En des âmes sans nombre une force infinie.




le chœur.



Vierge, de tes bras délicats
Ose enlacer le jeune athlète
Qu’aux derniers jeux tu remarquas :
La vie à deux seule est complète !

Enfant, qui déjà sais courir,
Aide à marcher ton petit frère ;
Préparez-vous à secourir
L’aïeul qui vous portait naguère.

La plaine est grande, le blé haut,
Et la saison courte, ô familles !
Unissez toutes les faucilles,
Et vous engrangerez plus tôt.

Ô peuples, abaissez les herses
Que dresse la guerre entre vous,
Pour jouir tous des biens de tous
Par de sûrs et libres commerces !




le poète.



Une suprême fin lie entre eux tous les cœurs ;
Elle se cache à nous et pourtant nous attire,
Par le même idéal hantés, sans nous le dire,
Dans nos communs transports, dans nos vagues langueurs.

Cet idéal émeut jusques à ses moqueurs,
Sur la place publique, aux jours de saint délire
Où d’un peuple, vibrant comme une immense lyre,
L’âme unique s’exhale en formidables chœurs !

Nous pressentons alors quelque cité dernière,
Où s’uniront nos mains, nos fronts dans la lumière,
Tous frères, et rois tous par un sacre pareil ;

C’est dans notre tourmente une vive éclaircie,
Dont nous reste longtemps la splendeur obscurcie,
Comme aux yeux refermés luit un profond soleil.




le chœur.



Quand défilent dans la grand’rue,
Clairons levés, chevaux piaffants,
Aux cris de la foule accourue,
Les vieux escadrons triomphants,

Ou quand passent les funérailles
D’un illustre et pur magistrat,
Un frisson court jusqu’aux entrailles
Du plus lâche et du plus ingrat !

Les âmes sont dans l’air ! Il semble
Que de longs fils éoliens
Rattachant tous les citoyens
Tressaillent ébranlés ensemble ;

Et le douteur indifférent,
Le railleur même aux froids sarcasmes,
Suivent, poussés par le torrent
Des civiques enthousiasmes.




le poète.



Peuple inhabile à vivre, un jour nous florissons,
Pour languir et déchoir, bien que sans cesse abonde
Dans nos champs, que le soc de plus en plus féconde,
Le trésor séculaire et croissant des moissons :

Les blés offrent leur masse à tous leurs nourrissons,
Invitant la justice à combler tout le monde,
Sans qu’à leur noble appel la Justice réponde,
Sans que les peuples morts nous servent de leçons.

Ah ! n’en accusons pas l’ordre de la Nature,
Du peuple accru la faim débordant la culture :
L’homme par son génie élargit son séjour.

Mais pour juger l’effort, l’ouvrage et le salaire,
La loi sans âme attend qu’on l’échauffe et l’éclaire
Au flambeau du savoir, au foyer de l’amour.




le chœur.



Déjà les lois sont moins barbares,
Et tous les cris mieux entendus ;
D’âge en âge se font moins rares
Les arrêts par le cœur rendus.

Salomon, sage, en ouvrit l’ère,
Quand jadis il eut deviné
Qu’on est sûr de trouver la mère
En menaçant le nouveau-né ;

Puis, clément au pauvre qui pleure,
Jésus a largement payé
L’ouvrier de la dernière heure,
Dont Caton n’eût pas eu pitié ;

Enfin le juste Marc-Aurèle,
Cœur indulgent, sévère esprit,
Sentinelle du droit écrit,
Médite la loi naturelle.




le poète.



Une mère varie à l’infini ses soins
Pour l’enfant délicat et pour l’enfant robuste ;
C’est à force d’amour que sa mamelle est juste,
Pressentant le devoir d’allaiter plus ou moins ;

Des indices légers lui sont de sûrs témoins ;
Car ce n’est pas sans but que la Nature incruste
Dans l’albâtre vivant de la poitrine auguste
L’or du cœur maternel qui sait tous les besoins.

Mais il manque à la Loi, ce maternel organe !
Le vrai droit de chaque homme est un intime arcane
Ouvert pour la tendresse et clos pour la rigueur ;

La Loi demeure inique et mauvaise nourrice
Avec des seins égaux où ne bat pas un cœur,
Et son indifférence a l’effet du caprice.




le chœur.



Que les droits soient égaux ou non,
Dès qu’on s’entr’aime on se respecte :
Le prisonnier fait d’un insecte,
D’un brin d’herbe, son compagnon ;

Et dans cet être qui partage
Son eau trouble ou son pain frugal,
L’humble ami, moins fort qu’un égal,
Lui devient sacré davantage.

Les faibles ont pour bouclier,
Bien plus que leur droit, leur faiblesse :
Quel est l’orphelin que délaisse
Le cœur le moins hospitalier ?

Et quelle est la femme frappée
Ou qu’une insulte fait rougir,
Qui ne fait aussitôt surgir
Un bras d’homme offrant une épée ?




le poète.



Crains, pour te gouverner, la plèbe autant qu’un roi :
D’ignorance et d’envie elle est trop coutumière.
La Justice est l’amour guidé par la lumière ;
Elle ne règne point par l’équerre et l’effroi.

Nul ne peut se vanter d’être juste envers toi,
S’il n’a jamais sondé l’esprit et la matière,
Si dans ton corps entier, si dans ton âme entière
Il ne lit clairement quelle est ta propre loi ;

Car les lois justes sont les vrais rapports des choses ;
Et la Nature seule a des urnes bien closes
Où ne tombe aucun vote aveugle ni pervers.

Ah ! quiconque proclame égaux les droits de l’homme
Est hardi pour lui-même et pour toi, quand il nomme
D’un seul et même nom deux êtres si divers !




le chœur.



Penseurs, seuls vrais aristocrates,
Seuls vrais rois, seuls vrais empereurs,
Dont les fautes sont des erreurs,
Jamais des œuvres scélérates,

Vous dont sans cesse, pour monter,
Le trône éternel se déplace,
Bienfaiteurs de la populace,
Qui l’élevez pour la dompter,

Seuls vrais conquérants, vos provinces
Sont de sublimes régions,
Vos invincibles légions
Des rêves qui défont les princes ;

Et sans vous, sans luth ni levier,
Sans Archimède et sans Homère,
Les princes ont beau guerroyer,
Leur tombeau même est éphémère !




le poète.



Orientons d’abord, d’un œil froid, mais altier,
Le point de l’univers, dont l’homme auguste est l’hôte,
Comme un navigateur, près de quitter la côte,
Mande à ses pieds hardis l’horizon tout entier.

Faisons de notre îlot l’école et le chantier
Où s’arment sans répit la nef et l’argonaute
Qui, vers d’autres splendeurs, sur une mer plus haute,
Se frayeront dans la nuit un lumineux sentier.

Appareillons au port pour l’étoile future,
Réglons le gouvernail, assurons la mâture,
Dressons un équipage au vaisseau bien muni !

Que la terre, où l’orgueil inassouvi déprave,
Nous soit, par la science aventureuse et grave,
Un quai d’embarquement au seuil de l’Infini !




le chœur.



Avant que le vaisseau s’élance,
Règne un bruit d’agrès, de ballots,
De cris, de pas,… puis le silence,
Quand la proue a fendu les flots.

Ainsi l’humanité prélude
En tumulte à son calme essor
Vers le climat et le trésor,
Prix de la guerre et de l’étude !

Son désordre n’est qu’apparent ;
La terre n’est qu’un lieu d’attente
Où se fait la commune entente
D’une espèce entière émigrant !

Guide et salut de l’équipage,
La science y maintient l’accord,
Veillant seule au livre de bord
Plus rassurant de page en page.




le poète.



Nous naissons pour régner, et n’abdiquons jamais.
Du serf, ancien vaincu rêvant les parts égales,
Au seigneur, indigné des barrières légales,
Nul homme de plein gré ne dit : « Je me soumets. »

Et c’est peu d’être libre, on dit : « Si je primais !
Maître à mon tour, exempt des besognes banales ! »
Vœu que réveille, en bas, le cri des saturnales,
En haut, l’appel tentant des glorieux sommets.

Hé bien ! tous compagnons d’une même infortune,
Tous prétendants captifs, dans la chaîne commune
Pour nos titres gardons un respect mutuel ;

Vivons sur terre en rois dont n’a pas sonné l’heure,
Qui, par grâce accueillis dans quelque humble demeure,
S’y font l’esprit plus sage et le cœur moins cruel.




le chœur.



Si l’indice de la misère
Est un front pâle et soucieux,
Combien manquent du nécessaire
Avec tout l’or de leurs aïeux !

Que d’hommes ont la lèvre blême
Avec du pain blanc dans la main !
L’appétit fait le goût du pain
Plus encore que le blé même.

Hélas ! hélas ! pour décider
Qui mérite louange ou blâme,
Et qui plaindre ou féliciter,
Apprenons à lire dans l’âme !

À force d’étude et d’amour
Nous la rendrons moins insondable ;
Quand nous y lirons tous un jour,
La Loi n’aura plus d’autre table.




le poète.



L’âme, c’est le vrai nous, monde proche et lointain
Du monde où le pied marche et la bouche respire,
Espace intérieur, inviolable empire
Qu’un refus du vouloir barre même au Destin.

Nul mineur n’y pénètre avec sa lampe en main,
Aucun n’a sous la terre affronté de nuit pire ;
Dante, qui des enfers a descendu la spire,
N’a pu qu’interroger les âmes en chemin.

Jour levant, ô Science, ô Conscience, étoile !
Que, par vous révélé, tout l’homme se dévoile
Aux yeux de la Justice à peine dessillés !

Seuls flambeaux de la Loi, dissipez l’ombre en elle,
Dans l’esprit qui la guide en même temps brillez,
Et guidez pour l’écrire une main fraternelle.




le chœur.



Le sang pur versé tant de fois
Pour la fraternité rêvée
Attiédit le bronze où des lois
La lettre, qui tue, est gravée :

Un jour les cœurs, tous envahis
Par le grand flux d’amour qui monte,
De s’être si longtemps haïs
N’auront plus que surprise et honte.

Il nous semble que le présent
N’offre que rapine et carnage ;
Toujours pourtant il en surnage
Un nouveau dogme bienfaisant.

Toujours les causes magnanimes
Ont leur triomphe, lent ou prompt :
Fumés par le sang des victimes,
Les oliviers triompheront !





ÉPILOGUE


ÉPILOGUE



 
J’ai conquis l’horizon sur l’ombre et sur le doute,
J’ai surmené mon front, par les veilles jauni ;
Il me semble pourtant que je n’ai pas fini,
Et que j’ai, quand j’arrive, à refaire la route.

Mon cœur et ma raison ne sont plus en conflit :
Pourquoi suis-je anxieux ? moi qui, pour récompense,
Aspirais au repos, comme un pèlerin pense
Au premier bon sommeil dans le premier bon lit !

Ah ! je n’ai mérité ni le lit ni le somme !
J’ai cherché la Justice en rêveur ; et mon but
À la fin du voyage est plus loin qu’au début,
Car je sens qu’il me reste à la poursuivre en homme.


Au sortir du désert, le pèlerin lassé
Se délecte à songer aux innombrables rides
Que déroulaient sous lui les longs sables arides,
Savourant sa fatigue et le péril passé.

Celui-là peut dormir ! sa tâche est achevée.
Il a heurté le seuil des minarets lointains,
Son pied même et sa foi les ont ensemble atteints :
Il peut tranquillement jouir de l’arrivée.

Moi, j’ai rempli mon vœu sans péril à courir,
Immobile, en esprit seulement, comme on plane,
Sans fouler la poussière avec la caravane
Qui marche à l’Idéal au lieu d’en discourir.

Pendant qu’elle avançait silencieuse, en butte
Aux fureurs du simoun, et sous le plomb du ciel,
Ce n’était qu’en parole, et loin du sol réel,
Loin des réels climats, que j’acceptais la lutte.

La parole, offrît-elle un rare et pur trésor,
Ne doit pas tout entier son crédit à la bouche :
Il faut que l’essayeur et la pierre de touche,
Le vouloir et la vie, en aient éprouvé l’or !


Certes, c’est un bon grain qu’une parole vraie ;
Mais en est-il un seul qui germe sans labour,
Et qui lève sans eau, sans chaleur et sans jour,
Sans que personne arrache autour de lui l’ivraie ?

Or, notre fonds est vieux ; il exige à présent,
Plus que jamais ! qu’un bras vigoureux le travaille.
Plus que jamais aussi la mauvaise herbe assaille
Et tâche d’étouffer le semis bienfaisant.

Jamais les défenseurs de la culture humaine
N’ont dû, pour la sauver, combattre autant que nous
Le froid, la sécheresse, et le torrent jaloux
Des appétits lancés par le jeûne et la haine.

Séculaire fouillis de lois, d’us et de mœurs,
Notre monde, à la fois si caduc et si riche,
Ressemble à la forêt qu’à la hâte défriche
Tout un peuple accouru d’ardents explorateurs.

Les anciens possesseurs défendent qu’on y touche.
Depuis des milliers d’ans ils y vivent en paix ;
Ils sont faits à la nuit de ses fourrés épais ;
Leurs aïeux en ont vu la plus antique souche ;


Et tous, du rossignol jusques au léopard,
Maudissent, indignés, la bande sacrilège :
« Où vais-je désormais chanter ? — Où chasserai-je ? —
Luttons, fortifions la place ! » — Il est trop tard !

Les assiégeants y sont, et l’attaque est hardie.
Les uns, impatients d’un paresseux progrès,
Prétendant que la cendre est le meilleur engrais,
Condamnent la forêt entière à l’incendie.

Les autres, respectant son âge et ses beautés,
Merveilles de la sève à grand’peine obtenues,
Y veulent seulement percer des avenues,
Y faire entrer le jour et l’air de tous côtés ;

Leur vœu, c’est que le bois s’émonde et s’aménage,
Purgé des carnassiers, ses premiers occupants,
Pourvu que les oiseaux, à l’abri des serpents,
Y conservent leurs nids, leur voix et leur plumage ;

Ils ne méditent pas d’abattre ou brûler tout :
Ils voudraient voir, mêlés au milieu des bruyères,
Palais et chaumes luire au soleil des clairières,
Et les chênes sacrés mourir en paix debout.


Ainsi les pionniers sont en pleine discorde.
Le feu rôde, et déjà s’attaque aux plus vieux troncs,
Tandis que se balance aux mains des bûcherons
Le fer aidé des bras qui tirent sur la corde.

À l’œuvre ! il est passé, le temps de l’examen ;
Il faut que la forêt s’assainisse et s’éclaire,
Ou par le bûcheron ou par l’incendiaire ;
Aujourd’hui, la cognée ! Ou la torche, demain !

Malheur à qui se berce au murmure des branches,
Et s’endort sur la foi des gardiens du passé,
Ou, par la flamme active et proche menacé,
Renonce à l’abatis pour cueillir les pervenches !

Hélas ! abattre est dur et ne nous sourit point,
À nous que l’ombre tente et la verdure attire !
Nous, dont jamais les doigts n’ont su quitter la lyre,
Faut-il que nous marchions avec la hache au poing ?

Je t’invoque, ô Chénier, pour juge et pour modèle !
Apprends-moi — car je doute encor si je trahis,
Patriote, mon art, ou chanteur, mon pays, —
Qu’à ces deux grands amours on peut être fidèle ;


Que l’art même dépose un ferment généreux,
Par le culte du beau dans tout ce qu’il exprime ;
Qu’un héroïque appel sonne mieux dans la rime ;
Qu’il n’est pas de meilleur clairon qu’un vers nombreux ;

Que la cause du beau n’est jamais désertée
Par le culte du vrai pour le règne du bien ;
Qu’on peut être à la fois poète et citoyen
Et fondateur, Orphée, Amphion et Tyrtée ;

Que chanter c’est agir quand on fait, sur ses pas,
S’incliner à sa voix et se ranger les arbres,
Les fauves s’adoucir, et s’émouvoir les marbres,
Et surgir des héros pour tous les bons combats !

Ô Maître, tour à tour si tendre et si robuste,
Rassure, aide, et défends, par ton grand souvenir,
Quiconque sur sa tombe ose rêver d’unir
Le laurier du poète à la palme du juste.




FIN.