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La Légende d’un peuple/Apparition

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La Légende d’un peupleLibrairie BeaucheminPoésies choisies, 1 (p. 157-163).

 
― Oui, messieurs, j’ai vu ça, vu comme je vous vois,
Fit l’homme avec un tremblement sincère dans la voix.
C’était par un matin brumeux du mois d’octobre ;
J’étais bien éveillé, dans mon bon sens, et sobre...
Ah ! pour ça, parlez-en au capitaine Augé,
Qui me vit revenir pâle et le sang figé,
Quasiment comme un mort sorti du cimetière.

J’étais allé parer ma chaloupe côtière,

Sur la pointe, là-bas, en amont des brisants,
Pour un voyage au Bic. D’après les médisants,
Dieu voulut me punir, car c’était un dimanche,
Pas plus de vent que sur la main ; mais en revanche
Un brouillard, mes enfants, à couper au couteau.

J’avais à peine mis le pied sur le plateau,
Boum !... un coup de canon. Allons, me dis je, qu’est-ce ?
Et puis des roulements lointains de grosse caisse,
De brefs commandements en anglais, des jurons,
Des sifflements aigus, des appels de clairons,
Des bruits de porte-voix et d’armes qu’on décharge...
Le diable ! Et tout cela venant tout droit du large,
Indistinct, indécis, mystérieux, confus,
Un vrai rêve ! et sortant du grand brouillard diffus,
Comme un charivari parti de l’autre monde.
Alors, messieurs, ― tenez, que le ciel me confonde
Et me punisse aussi longtemps que je vivrai,
Avec tous mes enfants, si je ne dis pas vrai, ―

Par un trou du brouillard qu’on ne soupçonnait guère,
J’aperçus tout à coup huit gros vaisseaux de guerre,
De voilure inconnue et d’ancien gabarit,
Qui, poussés par un vent dont l’effet m’ahurit,
Pavillons à la corne et tout couverts de toile,
Vers les rochers du bord couraient à pleine voile.

Cette apparition dura bien peu d’instants ;
Mais, dans les déchirés des brumes, j’eus le temps
D’entrevoir à peu près comme de vagues formes
D’anciens soldats couverts d’étranges uniformes,
Qui, par masses, groupés sur les gaillards d’avant,
Jetaient mille clameurs sinistres dans le vent.

Naufrage inévitable, horrible... ― Sainte Vierge !
M’écriai-je ; et ma foi, j’allais promettre un cierge ;


Mais je n’eus pas le temps de marmotter mon vœu :
Cric ! crac !... dans un fracas du tonnerre de Dieu,
Je vis là, devant moi, tous ensemble, et tout proches,
Les huit grands voiliers noirs s’abîmer sur les rochers...

― Et puis ?

              ― Et puis plus rien ; tout comme auparavant,
Moins le brouillard chassé par le soleil levant.
Messieurs, par mon patron, le grand saint Chrysostome,
J’avais vu les vaisseaux de l’amiral fantôme !
Ne soyez pas surpris si mes pas sont tremblants ;
C’est depuis ce jour-là que mes cheveux sont blancs ! ―

Celui qui nous parlait était un vieux pilote,
Qui jurait ses grands dieux, son âme et saprelotte,
Que jamais il n’avait, même en vidant son broc,
Fait à la vérité le plus petit accroc.

Quoi qu’il en fût, chacun, même le plus sceptique
De ceux qu’intéressait ce récit fantastique,
En écoutant cela conté de bonne foi,
Se sentant frissonner sans trop savoir pourquoi.

Tout s’y prêtait un peu, de reste ; la chaloupe
Qui nous portait avait, sous son tribord, le groupe
Des Sept-Iles ; et là, tout près, devant nos yeux,
Moutonnaient les fatals brisants de l’Ile-aux-Œufs,
Témoins d’un des plus grands naufrages de l’histoire.

Par tout ce que la guerre a de plus vexatoire,
L’Angleterre, depuis plus de cent ans déjà,
Harassait le pays. Un jour elle jugea
Qu’il était enfin temps d’en finir. Bonne aubaine,
Les colons haletaient et respiraient à peine.
Un grand coup, hardiment et brusquement porté,
Lui conquérait un sol trop longtemps convoité,
Ruinant pour jamais la France au nouveau monde.
Sa force l’enhardit, la saison la seconde :

Vite, une grosse flotte, une armée !... Et bientôt
Québec désespérée, aux abois, ou plutôt
Comme fatalement écrasée à l’avance,
Apprend avec effroi que l’ennemi s’avance,
Et, vainqueur sans merci, sillonne en conquérant,
De ses nombreux vaisseaux le golfe Saint-Laurent.

Devant cet horizon de tempête qui gronde,
On peut se figurer l’anxiété profonde
Qui, gagnant les plus forts, bientôt régna partout
Dans le pays surpris, cerné, manquant de tout.
Québec, le boulevard, était à l’agonie ;
Et Québec prise, adieu toute la colonie !

Enfin, la garnison était au désespoir,
Quand de la citadelle on entendit, un soir,
Dans le bruit du tambour et du tocsin qui clame,
Monter de tous côtés ce cri :

                                  ― À Notre-Dame !

C’était la ville entière, hommes, femmes, enfants,
Qui, fidèles pieux ou chrétiens peu fervents,
Procession d’instinct que la foule improvise,
En masse suppliante envahissait l’église...


Et, pendant que, dans l’ombre, au pied de l’Éternel,
Résumant sa prière en un vœu solennel,
Québec s’agenouillait dans son modeste temple,
Catastrophe inouïe, horrible, sans exemple,
Sur ces rocs où, dit-on, son fantôme revient,
La flotte de Walker se perdait corps et bien !

On dit que l’amiral, par force ou perfidie,
En route, à la nuit close, en un port d’Acadie,
Avait pris à son bord un loup de mer errant
Qui connaissait à fond les eaux du Saint-Laurent,
Et, pistolet au poing, l’avait, fatal pilote,
Imprudemment forcé de diriger la flotte.

L’obscur héros, trompant nos agresseurs haïs,
S’était suicidé pour sauver son pays !