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La Légende d’un peuple/Fors l’honneur !

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La Légende d’un peupleLibrairie BeaucheminPoésies choisies, 1 (p. 185-193).

 
C’est par un soir humide et triste de l’automne.

Dans les plis du brouillard la plainte monotone
Du Saint-Laurent se mêle aux murmures confus
Des chênes et des pins dont les dômes touffus
Couronnent les hauteurs de l’île Sainte-Hélène.
Au loin tout est lugubre ; on sent comme une haleine
De mort flotter partout dans l’air froid de la nuit.
Au zénith nuageux pas un astre ne luit.


Tout devrait reposer ; pourtant, sur l’île sombre,
A certaines lueurs qui se meuvent dans l’ombre,
On croirait entrevoir, vaguement dessinés,
― Groupes mystérieux partout disséminés,
Et se serrant la main avec des airs funèbres, ―
Comme des spectres noirs rôder dans les ténèbres.

Tout à coup, sur le fond estompé des massifs,
Et teignant d’or le fût des vieux ormes pensifs,
Dans les pétillements attisés par la brise
Et les craquements sourds du bois sec qui se brise,
Éclatent les rougeurs d’un immense brasier.

Prenant pour piédestal l’affût d’un obusier,
Un homme au même instant domine la clairière.
À son aspect, un bruit de fanfare guerrière
Retentit ; du tambour les lointains roulements
Se confondent avec les brefs commandements
Qui, prompts et saccadés, se croisent dans l’espace.
Place ! c’est la rumeur d’un bataillon qui passe.

Un autre bataillon le suit, et tour à tour
On voit les régiments former leurs rangs autour
Du rougeoyant foyer dont les lueurs troublantes
Éclairent vaguement ces masses ambulantes,
A chaque baïonnette allumant un éclair.

Alors, couvrant le bruit, un timbre mâle et clair,
Où vibre je ne sais quel tremblement farouche,
Résonne, et, répétés tout bas de bouche en bouche,
Au milieu des rumeurs qui flottent dans le vent,
Laisse tomber ces mots :

                           ― Les drapeaux en avant !
Arrêtons-nous devant cette page d’histoire !

Nos conquérants étaient maîtres du territoire.
Cerné dans Montréal, le marquis de Vaudreuil,
Après plus de sept ans de luttes et de deuil,


Après plus de sept ans de gloire et de souffrance,
Ne voyant arriver aucun secours de France,
Dans sa détresse amère avait capitulé.

L’orgueilleux ennemi même avait stipulé,
― La rougeur à ma joue, hélas ! en monte encore, ―
Que le lendemain même, au lever de l’aurore,
Nos défenseurs, parqués comme de vils troupeaux,
Au général anglais remettraient leurs drapeaux.
Leurs drapeaux !...

                          Ces drapeaux dont le pli fier et libre
Durant un siècle avait soutenu l’équilibre
Contre le monde entier, sur tout un continent !
Ces drapeaux dont le vol encor tout frissonnant
Du choc prodigieux des grands tournois épiques,
Cent ans avait jeté, des pôles aux tropiques,
Son ombre glorieuse au front des bataillons !
Ces drapeaux dont chacun des sublimes haillons,
Noir de poudre, rougi de sang, couvert de gloire,
Cachait dans ses lambeaux quelque nom de victoire !
Ces étendards poudreux qui naguère, là-bas,


Sous les murs de Québec, avaient de cent combats
Couronné le dernier d’un triomphe suprême !
Ces insignes sacrés, il fallait, le soir même,
Leur faire pour toujours d’humiliants adieux !

Indigné, révolté par ce pacte odieux,
Lévis, ce dernier preux de la grande épopée,
Le regard menaçant, la main sur son épée,
S’était levé soudain, et son long argument,
Contre l’insulte avait protesté fièrement.

Vingt mille Anglais sont là qui campent dans la plaine !
Lui n’a plus qu’un débris d’armée à Sainte-Hélène :
N’importe ! les soldats français ont su jadis
Plus d’une fois combattre et vaincre un contre dix !
La France indifférente au sort nous abandonne :
N’importe encore ! on meurt quand le devoir l’ordonne !
Il veut sans compromis résister jusqu’au bout.
Il se retirera dans l’île, et là, debout
À son poste, en héros luttera sans relâche.
― Dans mes rangs, disait-il, il n’est pas un seul lâche !


Ne prêtez pas la main à ce honteux marché ;
Je puis, huit jours au moins, dans mon camp retranché,
Avec mes bataillons tenir tête à l’orage ;
Et si la France encor, trompant notre courage,
Refuse d’ici là le secours imploré,
Dans un combat fatal, sanglant, désespéré,
Tragique dénoûment d’une antique querelle,
Nous saurons lui montrer comment on meurt pour elle ! ―

Vaudreuil signa pourtant. Refuser d’obéir,
C’était plus que braver la mort, c’était trahir.

― Trahir ! avait pensé le guerrier sans reproche...

Et c’est lui qui, dans l’ombre, avant que l’aube approche,
À ses soldats émus dans la nuit se mouvant,
Avait jeté ce cri : ― Les drapeaux en avant !
Allait-il les livrer ? Allait-il, à la face
De tous ces vétérans ― honte que rien n’efface ―
Souiller son écusson d’un opprobre éternel ?
On attendait navré le moment solennel.


Lévis s’avance alors. Dans son œil énergique,
Où le feu du brasier met un reflet tragique,
Malgré son calme on sent trembler un pleur brûlant.
Vers les drapeaux en deuil l’homme marche à pas lent,
Et, tandis que la main de l’Histoire burine,
Lui, les deux bras croisés sur sa vaste poitrine,
Contemplant ces lambeaux où tant de gloire a lui,
Longtemps et fixement regarde devant lui.

Dans le fond de son cœur il évoque sans doute
Tous les morts généreux oubliés sur la route,
Où, tout illuminés de reflets éclatants,
Ces guidons glorieux marchaient depuis cent ans.
Enfin, comme s’il eût entendu leur réponse,
Pendant que son genou dans le gazon s’enfonce,
Refoulant ses sanglots, dévorant son affront,
Sur les fleurs de lis d’or il incline son front,
Et, dans l’émotion d’une étreinte dernière,
De longs baisers d’adieu couvre chaque bannière...


― Et maintenant, dit-il, mes enfants, brûlez-les,
Avant que d’autres mains les livrent aux Anglais !

Alors, spectacle étrange et sublime, la foule,
Ondulant tout à coup comme une vaste houle,
S’agenouille en silence ; et, solennellement,
Dans le bûcher sacré qui sur le firmament,
Avec des sifflements rauques comme des râles,
Détache en tourbillons ses sanglantes spirales,
Parmi les flamboiements d’étincelles, parmi
Un flot de cendre en feu par la braise vomi,
Sous les yeux du héros grave comme un apôtre,
Chaque drapeau français tomba l’un après l’autre !

Quelques crépitements de plus, et ce fut tout.
Alors, de Montréal, de Longueuil, de partout,
Les postes ennemis crurent, dans la rafale,
Entendre une clameur immense et triomphale ;
C’étaient les fiers vaincus, qui, tout espoir détruit,
Criaient : Vive la France ! aux échos de la nuit.


Ô Lévis ! ô soldats de cette sombre guerre !
Si vous avez pu voir les hontes de naguère,
Que n’êtes-vous soudain sortis de vos tombeaux,
Et, vengeurs, secouant les augustes lambeaux
De vos drapeaux en feu, dans votre sainte haine,
Venus en cravacher la face de Bazaine !