La Légende d’un peuple/Le Drapeau fantôme
Nous sommes loin, bien loin.
Ces bruits sourds et confus
Que le vent nous apporte à travers le grands fûts
Qui percent les fourrés ou bordent la prairie,
Ce sont les grondements du saut Sainte-Marie.
Là, dans les lointains bleus qui bornent l’horizon,
Où passaient autrefois l’élan et le bison,
Par delà la forêt et la chute qui gronde,
Se balancent les flots du plus grand lac du monde.
À droite, c’est la Pointe-aux-Pins, endroits fameux,
Où, sur le seuil sacré de leurs wigwams fumeux,
Les guerriers tatoués des peuplades indiennes
Qui hantaient autrefois les forêts canadiennes
Échangèrent souvent le calumet de paix.
Du côté sud, masqués par des fourrés épais,
Le voyageur découvre, à deux pas du rivage,
Les restes d’un vieux fort nommé le fort Sauvage.
Foulons avec respect ces glorieux débris !
Louis quinze, en signant le traité de Paris,
― Honte qu’à tout jamais répudiera l’histoire, ―
Avait livré ce vaste et fécond territoire
Dépassant les trois quarts de l’Europe en ampleur,
Comme un lopin de terre infime et sans valeur,
Nous étions devenus Anglais comme en un rêve !
Plus d’un siècle et demi d’héroïsme sans trêve,
De dévoûment sans fin, de travail incessant !
Tout un passé de gloire écrit avec du sang !
Un peuple, un continent, l’avenir, presqu’un monde,
Prodigués au profit d’une débauche immonde !...
Le vieux drapeau français dut refermer ses plis,
Et, fier témoin de tant de hauts faits accomplis,
Faire place partout aux couleurs d’Angleterre.
Sur un point cependant il se fit réfractaire ;
Ce fut au fort Sauvage. Un brave y commandait,
Nommé Cadot. Malheur à qui se hasardait
À provoquer cet homme à rude et forte trempe !
Il cloua simplement le drapeau sur sa hampe.
Un envoyé du roi d’Angleterre arriva...
― Passe au large, dit-il, j’en ai vu d’autres, va !
― Mais ce fort maintenant est un fort britannique.
― Vous dites ? fait Cadot d’une voix ironique ;
Eh bien, venez-y voir ! j’ai trois petits canons
Qui seront enchantés de vous dire leur noms.
― Nous vous sommons monsieur...
― Et moi, je vous invite
À rebrousser chemin tous ensemble, et plus vite !
Au large, entendez-vous ! Ou sinon mes boulets
Vous auront bientôt fait savoir s’ils sont anglais.
― Commandant, lui dit-on, vous êtes un rebelle ;
Prenez garde !
― Allons donc ! vous me la baillez belle,
Fit en riant Cadot ; depuis quand votre roi
De commander ici s’arroge-t-il le droit ?
― Depuis qu’un souverain qu’on nomme roi de France
Nous a cédé son titre à la prépondérance.
Allons, vite, amenez votre drapeau !
― Oui-da !
Le roi de France aurait vendu le Canada !
Eh bien, l’on ne vend pas les Français qu’il renferme.
Si vous croyez pouvoir nous prendre, allez-y ferme !
Car tant que je serai vivant et le plus fort,
Mon drapeau flottera sur le donjon du fort.
Allez ! ―
Durant six mois, Cadot, sombre et
farouche,
Fit ses provisions de combat et de bouche,
Arma du mieux qu’il put sa faible garnison ;
Et puis il attendit, calme, et sur l’horizon
Sans relâche tenant fixé son regard d’aigle.
Il lui fallut enfin subir un siège en règle.
Sitôt que le printemps facilita l’accès
Des parages lointains où le vieux fort français
Ouvrait toujours au vent sa bannière insoumise,
Soixante grenadiers des bords de la Tamise
Débarquèrent un jour dans les remous du saut.
Le lendemain matin, on marchait à l’assaut.
Dix hommes seulement défendaient la redoute.
La victoire fut rude, et coûta cher sans doute ;
Mais Cadot, héroïque en sa rébellion,
Du haut de ses remparts lutta comme un lion ;
Et les troupes du roi reculèrent hachées.
On investit la place ; on creusa des tranchées ;
Et ces fiers conquérants résolurent enfin
De vaincre à temps perdu l’assiégé par la faim.
Mais les précautions de Cadot sont bien prises.
Toujours sur le qui-vive, à l’affût des surprises,
Près du cercueil des morts, au chevet des mourants,
― Car les mousquets anglais ont éclairci ses rangs, ―
L’étrange révolté veille et se multiplie ;
Tandis que le drapeau, sur sa hampe qui plie,
En face des Anglais enfermés dans leur camp,
Au vent flotte toujours intact et provocant.
À de forts ennemis croyant avoir affaire,
Les assiégeants honteux et ne sachant que faire
N’osaient plus hasarder un combat désastreux ;
Maudissant le guignon, se querellant entre eux,
Ils passèrent l’été, sans que ni violence
Ni ruse, un seul instant, trompât la vigilance
De Cadot, que jamais rien ne put assoupir.
Or, l’automne arrivé, il fallait déguerpir.
Un beau matin, plus rien ! Sans tambour ni trompette,
Les Anglais avaient pris la poudre d’escampette.
Battus, manquant de tout, et craignant pour leur peau,
Ils avaient laissé là Cadot et son drapeau,
Et regagnaient Québec par la route du fleuve.
C’étaient huit mois au moins de gagnés.
Mais l’épreuve
Avait été terrible et fatale au vainqueur.
Sur ses neufs compagnons, tous des hommes de cœur,
Cadot ne comptait plus que deux soldats valides ;
Mais c’étaient comme lui deux paroissiens solides,
Qui n’avaient pas souvent, comme on dit, froid aux yeux.
Devant le vieux drapeau dont le pli glorieux,
Sur le fond vert des bois, comme un vol de mouette,
Faisait toujours trembler sa blanche silhouette,
Dans un serment farouche, étrange, solennel,
Ils jurèrent tous trois leur salut éternel
Que, sans faillir, et tant qu’une dernière goutte
De sang leur resterait au cœur, coûte que coûte,
Et dût le monde entier fondre sur le vieux fort,
Tous trois, se roidissant dans un suprême effort,
Même quand aurait fui tout rayon d’espérance,
Couvriraient de leurs corps le drapeau de la France !
Et que le survivant, dût-il s’éteindre seul,
De son dernier lambeau se ferait un linceul !
― Et maintenant, mes vieux, dit Cadot, Notre Père !
Et ce Quelqu’un d’en haut en qui toute âme espère
Vit ces désespérés, au regard sombre et doux,
Auprès du vieux drapeau, qui priaient à genoux !
Les débris cependant de la petite armée
Par dix hommes ainsi vaincue et décimée,
Transis de froid, brisés de fatigue et de faim,
Aux quartiers généraux étaient rentrés enfin,
Dans un état d’esprit difficile à décrire.
À leur récit piteux Murray se mit à rire :
― Ma foi ! tant pis, dit-il, nous avons devant nous
Plus de temps qu’il ne faut pour réduire ces fous.
Je ne vois pas qu’il soit besoin qu’on se morfonde
À déloger ces gueux à l’autre bout du monde ;
Pour le moment j’ai bien d’autres chiens à fouetter !
En somme, on décida de ne point se hâter.
Les semaines, les mois et les saisons passèrent ;
Les souvenirs sanglants par degrés s’effacèrent ;
Puis Washington, levant son vaillant étendard,
Acheva d’attirer les esprits autre part.
Engagés désormais dans une immense guerre,
Nos orgueilleux vainqueurs ne se souvinrent guère,
Dans les anxiétés poignantes des combats,
Que le drapeau français flottait toujours là-bas.
On oublia Cadot.
À leur serment fidèle,
Tous les ans, quand venait le mois des hirondelles,
Les trois héros songeaient à mourir bravement.
Ils vieillirent. L’un d’eux, on ne sait trop comment,
Périt dans la forêt. Sur sa couche brûlante,
Un autre succomba, rongé de fièvre lente.
Et Cadot resta seul, sans espoir, sans appui,
Avec l’immensité déserte autour de lui !
Vingt ans sont écoulés. Cadot n’est plus qu’une ombre.
Dans les ennuis sans fin, dans les transes sans nombre,
Mais sans que son courage ait un instant failli,
Le pauvre solitaire avant l’âge a vieilli.
Il est tout blanc ; sa main tremble sur la détente
De son mousquet rouillé, dont la voix éclatante
N’éveille plus l’écho des grands bois giboyeux.
Seul avec un grand chien sauvage au poil soyeux,
Fidèle compagnon de sa vie isolée,
Il montait quelquefois sur la tour ébranlée
Où flottaient les haillons troués du drapeau blanc ;
Et là, pensif, courbé sur son bâton tremblant,
Comme s’il eût encor rêvé de délivrance,
Il regardait longtemps du côté de la France,
Et puis s’agenouillait, pendant que de ses yeux
De longs pleurs de vieillard coulaient silencieux.
Il vivait de gibier, de poisson, de racines.
Quelquefois les Indiens des bourgades voisines
Venaient le visiter, et, dans son abandon,
D’un peu de pémican grossier lui faisaient don.
Un jour, ― c’était par un de ces hivers si rudes
Qui désolent souvent ces froides latitudes, ―
Trois Sauteux, qui venaient de chasser l’orignal,
Ne virent pas ― étrange et funèbre signal ―
Le vieux drapeau flotter à son mât qui balance.
Ils entrèrent au fort.
Un lugubre silence
Régnait partout. Soudain, dans un obscur réduit
Où le pressentiment d’un malheur les conduit,
Les trois chasseurs se voient en face d’un cadavre.
C’était Cadot, rigide, et ― spectacle qui navre ―
N’ayant que son drapeau pour dernier vêtement.
Le héros était mort, drapé dans son serment !
Le fort n’est plus debout. Pourtant, sur ses ruines,
Le voyageur prétend qu’à travers les bruines
Et les brouillards d’hiver, on voit encor souvent
Le vieux drapeau français qui flotte dans le vent !