La Légende de Caspar Hauser

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La Légende de Caspar Hauser
Revue des Deux Mondes3e période, tome 79 (p. 202-213).
LA
LÉGENDE DE CASPAR HAUSER

L’an de grâce 1838, MM. D’Ennery et Anicet Bourgeois faisaient re- présenter à l’Ambigu un drame intitulé : Gaspard Hauser. La même année, on jouait à la Gaîté le Pauvre Idiot, ou le Souterrain d’Elberg, et le pauvre idiot était encore Gaspard ou Caspar Hauser. Il était mort depuis cinq ans et les âmes sensibles continuaient de s’intéresser à cet énigmatique personnage. Il avait rempli le monde de son nom et du bruit de sa mystérieuse aventure ; on l’avait surnommé l’enfant de l’Europe. Aujourd’hui nous l’avons presque oublié ; mais les Allemands n’ont pas cessé de s’occuper de lui, de chercher le mot d’une énigme qui a fait couler des flots d’encre et donné lieu à de violentes et injurieuses polémiques.

En 1872, le docteur Julius Meyer publiait « des communications authentiques sur Caspar Hauser, » et s’attirait une vive riposte du professeur Daumer, qui publiait à son tour une nouvelle et savante étude sur l’enfant de l’Europe, « sur son innocence, ses souffrances et son origine. » Il y déclarait « que tout bon Allemand était tenu de croire à l’origine princière de Caspar Hauser, qu’on ne pouvait en douter sans faire preuve d’incrédulité rationaliste et satanique. » En 1882, paraissait à Ratisbonne une brochure anonyme destinée à démontrer une fois de plus à l’univers que Caspar était le fils de la grande-duchesse Stéphanie et l’héritier légitime du grand-duché de Bade[1]. Quelques années auparavant, l’empereur Guillaume avait déterminé le grand-duc son gendre à fermer la bouche aux calomniateurs en publiant quelques documens conservés dans les archives de Carlsruhe. Mais l’auteur anonyme prétendait avoir puisé les siens dans d’importans papiers laissés par une personne très haut placée, qui n’était autre que la grande-duchesse Stéphanie elle-même. Fort d’un tel témoignage, il avait entrepris de percer à jour un secret trop longtemps gardé et les mystères d’une ténébreuse et scélérate intrigue.

L’anonyme savait écrire, il savait conter, et nous avons lu dans le temps son opuscule avec autant d’intérêt que de défiance. Saisi de l’affaire, le tribunal de Ratisbonne fit justice du narrateur et de son récit, en déclarant que la fameuse brochure avait été compilée dans des publications antérieures, dénuées de toute autorité, et qu’elle fourmillait d’allégations inexactes ou mensongères, plus d’une fois démenties. L’éditeur, qui en appela, fut condamné aux frais et à retirer son livre du commerce. Une histoire critique, complète et sérieuse du soi-disant idiot de Nuremberg manquait encore ; M. Antonius von der Linde vient de l’écrire, et il ne s’est pas piqué d’être bref. Composer deux gros volumes inoctavo pour prouver que Caspar Hauser était un imposteur, c’est peut-être abuser de l’écriture. Mais les deux volumes de M. von der Linde intéresseront quiconque aime à savoir comment les légendes se forment, comment elles se propagent, comment elles s’imposent à l’humaine badauderie, pour qui le merveilleux a d’autant plus de charme qu’il a moins de vraisemblance[2].

Le 26 mai 1828, arrivait à Nuremberg un gros garçon de seize à dix-huit ans, court de taille, rustique d’apparence, aux cheveux châtain clair, aux yeux gris, à la barbe naissante, coiffé d’un grand chapeau de feutre, vêtu d’une jaquette de gros drap gris sombre, d’une culotte de la même étoffe, chaussé de bas bleus et de demi-bottes garnies de clous. Il était muni d’une lettre adressée à M. Frédéric de Wessenig, chef d’escadron au 6e régiment de cavalerie légère. Cette lettre sans signature disait à peu près ceci : « Je vous envoie un enfant qui voudrait servir dans les chevau-légers comme son père. Il m’a été remis par sa mère le 7 octobre 1812. Je suis un pauvre journalier, chargé de famille. Je l’ai élevé dans la religion chrétienne, et je ne l’ai jamais laissé sortir de chez moi, en sorte qu’âme au monde ne sait où il a vécu jusqu’à ce jour. Ne l’interrogez pas à ce sujet, il ne pourrait vous répondre. Pour mieux le dérouter, je l’ai conduit de nuit jusqu’à Neumark. Il n’a pas un sou. Si vous ne voulez pas le garder, assommez-le ou pendez-le à la cheminée, » Cette lettre en renfermait une autre, censée plus vieille de seize ans, mais écrite avec la même encre, avec la même orthographe, sur un papier tout semblable et, selon toute apparence, par la même main. Cette seconde lettre disait en substance : « L’enfant est baptisé, il s’appelle Caspar, Quand il aura dix-sept ans, envoyez-le à Nuremberg, au régiment de cavalerie légère. Il est né le 30 avril 1812. Je suis une pauvre fille, je ne peux le nourrir et son père est mort. »

M. de Wessenig interrogea le jeune homme et n’en put rien tirer : il ne savait ni qui il était ni d’où il venait. Cette prodigieuse ignorance parut suspecte au chef d’escadron, qui remit les deux lettres au commissaire de police, en le priant d’aviser. La police considéra tout d’abord Caspar comme un vagabond, il fut mis sous clé. Trois points semblaient établis : il était né le 30 avril 1812, il était le bâtard d’une pauvre fille et d’un chevau-léger, et, comme l’indiquait son dialecte, il était né dans quelque district de la Bavière limitrophe de la Bohême. Au surplus, il avait quelque chose à cacher; il avait dû commettre quelque délit ou quelque fredaine qu’il se souciait peu de confesser à la police, et il s’appliquait à faire perdre sa piste. Quand il vit qu’au lieu de l’enrôler dans la cavalerie légère, on le conduisait en prison, il redoubla d’attention sur lui-même et se fit encore plus simple d’esprit, plus jocrisse qu’il ne l’était. « Si l’on eût recouru aux moyens qu’indiquait le bon sens, dit fort justement M. von der Linde, on eût bientôt éclairci cette affaire; mais on n’eut garde de chercher sur terre, on chercha dans les nuages. »

Cependant le bruit s’était répandu dans Nuremberg que la police venait d’incarcérer un être bizarre, extraordinaire, étrange, qui à toutes les questions qu’on ne cessait de lui adresser répondait : « Je ne sais pas. » Cet innocent devint l’objet d’une vive curiosité, et, bientôt après, d’une tendre compassion. On demandait à le voir, on l’examinait des pieds à la tête, on cherchait à le faire parler. Nuremberg avait alors pour premier bourgmestre un homme fort respectable, d’un cœur excellent et d’une bonne foi facile à surprendre. Il se mit en rapport avec Caspar Hauser, et ce taciturne se décida à raconter beaucoup de choses qu’on lui avait, disait-il, sévèrement interdit de révéler. Dès sa plus tendre enfance, il avait vécu enfermé dans un étroit caveau, percé de deux petites fenêtres qui n’y laissaient pénétrer qu’un jour incertain et blafard. Il y était demeuré de longues années, se traînant sur la terre battue, sans jamais voir le ciel, le soleil et la lune, sans entendre une voix humaine, le chant d’un oiseau, le cri d’un animal ou le bruit d’un pas. On lui apportait sa pitance pendant son sommeil; en se réveillant, il apercevait près de sa paillasse un quignon de pain noir et une cruche d’eau. Il n’avait pour compagnons de captivité que quelques jouets en bois.

Un matin, il avait vu sa porte s’ouvrir et un homme de taille moyenne, assez pauvrement vêtu, lui avait annoncé qu’un jour il connaîtrait son père, que sa destinée était de devenir cavalier comme lui, mais qu’au préalable il devait apprendre à lire, à écrire et à compter. Tous les cinq jours, l’inconnu reparaissait pour lui montrer l’alphabet. Une nuit enfin, ce même inconnu l’avait pris sur son dos, l’avait emporté hors du caveau, l’avait habillé, lui avait appris à marcher. On avait cheminé ensemble durant plusieurs jours et plusieurs nuits, après quoi « l’homme noir » avait remis à Caspar les deux lettres, en lui donnant ses dernières instructions, et avait disparu comme un songe.

Le bourgmestre se chargea lui-même de raconter à l’Allemagne cette étonnante histoire, et toute l’Allemagne s’en émut. A la vérité, quelques esprits forts refusaient d’y ajouter foi. Ils alléguaient que Caspar Hauser ne ressemblait guère à un jeune homme séquestré, pendant de longues années, dans un étroit et obscur caveau, qu’il n’en avait ni le teint ni le visage, ni l’allure. Il avait un air de santé, le corps bien constitué et la libre disposition de tous ses membres. Était-il vraisemblable, d’ailleurs, que ce prisonnier, qui ne s’était jamais servi de ses jambes, eût accompli une marche de plusieurs jours et de plusieurs nuits sans que la plante de ses pieds portât la marque d’aucune ampoule, de la moindre écorchure?

On croyait remarquer aussi de frappantes contradictions entre ses nouvelles façons de parler et d’agir et l’attitude qu’il avait eue dans les premiers jours. Il était arrivé à Nuremberg chaussé de bottes trop étroites, qui pourtant ne l’empêchaient pas d’aller et de venir avec aisance. On lui en donna d’autres plus larges; il feignit, en les mettant, d’éprouver l’embarras d’un singe qu’on obligerait à se chausser pour la première fois; il ne pouvait ni se tenir debout ni faire un pas. Lorsqu’il s’était présenté chez M. de Wessenig, il avait fait au chef d’escadron l’effet d’un gros lourdaud, assez court d’esprit, mais encore plus sournois que sot. Depuis qu’il serait décidé à raconter l’histoire du caveau, il affectait des ignorances, des ébahissemens à propos de tout. Le soleil et la lune étaient pour lui de nouvelles connaissances avec lesquelles il avait peine à se familiariser, et la lumière l’incommodait. Il semblait persuadé que les fleurs et les feuilles des arbres avaient été fabriquées par la main des hommes; il disait dans son patois : « Que de temps cela doit leur prendre ! A quoi bon se donner tant de mal ? » Il parlait de lui à la troisième personne, il causait avec le pain qu’il mangeait et avec un poêle dont la couleur l’attirait. La première fois qu’il vit une bougie allumée, il demanda qu’on lui en donnât la flamme, qu’on lui permît de l’emporter pour en orner un cheval de bois sur lequel il aimait à se balancer et qui, prétendait-il, le mordait de temps à autre. Tout cela semblait suspect aux gens avisés ou réfléchis, mais leurs doutes paraissaient impies aux croyans. On avait décidé que la merveilleuse histoire était vraie, et tout Nuremberg y croyait. Il y a des épidémies morales et des temps où rien n’est moins commun que le sens commun.

Caspar Hauser, devenu l’enfant adoptif de toute une ville, n’était plus en prison. Après avoir été recueilli par la famille du geôlier Hiltel, il avait logé chez le professeur Daumer, qui le tenait pour un prodige, puis dans la maison du conseiller municipal Biberbach. Sa renommée s’était répandue partout. On s’occupait de son aventure jusque dans les cours et les chancelleries. On s’épuisait en conjectures pour découvrir ses parens, pour scruter le mystère de sa longue séquestration. On lui faisait raconter ses rêves dans l’espérance d’en tirer quelque lumière. De grands personnages passaient tout exprès par Nuremberg pour le voir et l’interroger. Le comte Stanhope le prit en si vive affection qu’il voulut se charger de son avenir. On lui avait donné des maîtres, on s’efforçait de le dégrossir, de le façonner; on tâchait de lui apprendre le latin. Il l’étudiait depuis des années qu’il écrivait encore : « Veræ et certæ hos nutios sunt, » ce qui voulait dire sans doute : « Ces nouvelles sont vraies et certaines. » Paresseux, engourdi comme une marmotte, il se plaignait qu’on lui desséchât l’esprit dans l’étude de tous ces fatras. Son seul goût marqué était pour l’équitation, où il excellait. Il montrait, du reste, peu de reconnaissance des soins et des devoirs qu’on lui rendait. Il avait l’âme basse et grossière, le cœur dur, ingrat, et son insupportable vanité, imprudemment choyée, croissait de jour en jour. Les femmes raffolaient de lui, le comblaient de grâces et de présens, lui contaient des douceurs ; on eût dit Titania caressant Bottom et sa tête d’âne. « O Caspar ! s’écriait l’une, que tes petites oreilles sont charmantes ! « Une autre s’offrait à lui chausser ses éperons. Plusieurs étaient sérieusement éprises de ce butor; dans le cœur d’une Allemande, la pitié s’échauffe, fermente et se convertit bien vite en amour.

Un incident, qui fit beaucoup de bruit, acheva de démontrer aux gens de bonne volonté que Caspar Hauser était un jeune homme de haute liguée et que ses persécuteurs inconnus avaient un grand intérêt à le faire disparaître. Le 17 octobre 1829, pendant qu’il logeait chez le professeur Daumer, il fut surpris dans le cabinet d’aisance par un homme noir, qui le frappa au front avec un instrument tranchant et s’éloigna en disant : « Tu mourras avant d’avoir quitté Nuremberg. » Caspar avait reconnu dans cet homme noir celui qui l’avait tiré de son caveau et qui voulait sans doute le punir d’avoir rompu le silence et révélé son histoire à un bourgmestre bavard. Cet homme noir n’avait été vu que de Caspar ; après avoir frappé le jeune homme, il s’était évanoui dans l’air comme une fumée. On multiplia les recherches, les enquêtes pour retrouver ses traces ; point de nouvelles. Mais, de ce jour, on s’occupa de protéger l’enfant de l’Europe contre les assassins qui le guettaient ; il ne sortait plus qu’escorté de deux gardiens attachés à ses pas.

On se relâcha peu à peu de ces précautions et, à quelque temps de là, Caspar quitta Nuremberg pour s’établir à Ansbach par les soins et aux frais du comte Stanhope. Il devint le pensionnaire du maître d’école Meyer, à qui il causait beaucoup de tracas et de chagrins. Le 14 décembre 1833, comme il se promenait seul dans le jardin public, il fut accosté par un second homme noir qui lui présenta une bourse et, pendant qu’il la prenait, il reçut au côté gauche un grand coup de stylet. La bourse contenait un billet écrit en caractères renversés et ainsi conçu : « Hauser pourra vous dire exactement l’air que j’ai et d’où je suis. Pour lui épargner cette peine, je veux vous le dire moi-même. J’arrive de la frontière de la Bavière. Je vous dirai aussi mou nom : M. L. Ö. » Ce second assassin fut aussi introuvable que l’autre. Malheureusement la blessure était plus grave qu’on ne l’avait cru d’abord et, le 17 décembre, Caspar expirait après s’être écrié : « Ah ! Dieu ! ah ! Dieu ! faut-il crever ainsi dans la honte et dans l’opprobre ! »

Il y avait alors à Berlin un conseiller de police, nommé Merker, logicien très méthodique, très exact, dont la sagacité se laissait difficilement tromper. Frappé de toutes les invraisemblances accumulées dans les récits de Caspar Hauser, il en avait tiré cette conclusion : « Ou il faut croire aux miracles, ou Caspar est un imposteur. » — « On dira un jour, dans un cours d’histoire universelle, écrivait-il, qu’un jeune homme apparut un soir dans une ville d’Allemagne comme s’il tombait d’une étoile : mais le ciel n’était pas sa patrie, il sortait d’un cachot souterrain et voyait, pour la première fois, la lumière du jour. Un mystérieux inconnu l’avait tiré de son trou, et cet inconnu était à la fois son geôlier, son maître, son instituteur, son libérateur et l’homme chargé de l’assassiner. La police de la ville de Nuremberg trouva du louche dans cette histoire et regarda l’enfant miraculeux comme un vagabond très ordinaire ; mais bientôt on se ravisa. On écrivit des livres et force articles de journaux. L’être extraordinaire devint l’objet de profondes recherches scientifiques. Sa salive, ses urines, ses évacuations furent savamment analysées ; on étudia, on commenta comme des affaires d’état toutes ses façons d’agir et ses moindres éternuemens. Quiconque se hasardait à exprimer un doute était honni, conspué, et un événement miraculeux était doctement expliqué par d’autres événemens plus miraculeux encore. »

Ce qui confirmait Merker dans sa défiance et son scepticisme, c’est que toutes les personnes qui avaient pratiqué Caspar Hauser l’avaient surpris une fois ou l’autre en flagrant délit de mensonge. Mme Biberbach écrivait, le 19 février 1832 : «Que d’heures amères nous a fait passer cet enfant ! que de chagrins et de dégoûts il nous a causés par son manque absolu de véracité ! Quand on le prenait sur le fait, il affectait le repentir, promettait de se corriger, et nous recommencions à l’aimer ; mais le démon du mensonge avait si bien pris possession de lui qu’il retombait sans cesse dans son péché et s’enfonçait de plus en plus dans son vice. Du jour où il se vit démasqué, son cœur s’éloigna de nous. » Le comte Stanhope, qui l’avait aimé comme un père, commençait à se refroidir, à se défier. Après avoir rêvé pour lui la plus brillante carrière, revenu de ses illusions, il ne songeait plus qu’à lui trouver un emploi dans quelque grande écurie. Merker en inférait que l’enfant miraculeux, se sentant déchoir de ses hautes espérances, inquiet sur son avenir, avait éprouvé le besoin de ramener ses bienfaiteurs, de raffermir leur foi chancelante par une nouvelle comédie, qu’une fois encore il avait évoqué le fantôme de l’homme noir auquel le comte Stanhope ne croyait plus qu’à moitié, que l’assassin de Caspar Hauser était Caspar lui-même, qu’il s’était frappé d’un stylet, mais qu’il avait frappé trop fort, qu’il était la victime de sa maladresse, que sa mort était un suicide involontaire.

Les badauds raisonnèrent tout autrement que le méfiant et sagace conseiller de police. Ils crurent plus que jamais à l’homme noir et à la noble origine de Caspar Hauser. Ils avaient fait de lui tour à tour un fils de curé de village ou de chanoine ou d’évêque, ou de baron, ou de comte ou de magnat hongrois. Ils tinrent désormais pour certain qu’il était né dans un palais, que sa mère avait régné quelque part et que des collatéraux sans foi ni loi avaient ravi son héritage à l’enfant de l’Europe. Bientôt les soupçons se portèrent sur la maison de Bade et le grelot fut si bien attaché qu’aujourd’hui encore il tinte au moindre vent d’orage qui vient à souffler sur Carlsruhe.

Le margrave Charles-Frédéric, devenu grand-duc en 1806, s’était marié deux fois. Après la mort de la princesse Caroline de Hesse-Darmstadt, il avait conclu une union morganatique avec Mme Hochberg, comtesse de l’empire, née Geyer de Geyerberg. Il eut pour successeur son petit-fils Charles, lequel épousa Stéphanie-Louise-Adrienne de Beauharnais, élevée par l’empereur Napoléon au rang de princesse impériale de France. Elle eut cinq enfans, dont deux fils, morts l’un peu de jours, l’autre peu de mois après sa naissance. Le premier, ne le 20 septembre 1812, était décédé le 16 octobre de la même année ; le second vécut du 1er  mai 1816 au 8 mai 1817. Par la mort de ces deux princes, la succession passa à Louis Ier, oncle du grand-duc Charles, et, après lui, aux descendans du second lit, à la ligne morganatique qui règne aujourd’hui à Carlsruhe. Il se trouva quelqu’un pour imaginer et pour affirmer que le prince né en 1812 n’était pas mort, que les gens intéressés à sa disparition l’avaient fait enlever en lui substituant un autre enfant qui n’avait pas tardé à succomber et que le gros garçon qui, le 26 mai 1828, s’était présenté, une lettre à la main, devant le chef d’escadron Frédéric de Wessenig, était le véritable grand-duc héritier de Bade, qu’on avait enfermé sous terre durant seize ans.

Cette légende, renouvelée de l’histoire de Cyrus, de Romulus et d’autres grands hommes, était dure à digérer. Les substitutions d’enfans souffrent quelques difficultés, surtout quand il s’agit d’un enfant royal ou presque royal, d’un héritier ardemment désiré, impatiemment attendu, qu’on couve des yeux. Le 4 octobre 1812, la grand’mère du petit prince, la margrave Amélie de Bade, écrivait en français à sa fille l’impératrice Elisabeth de Russie : «La femme de Charles est accouchée, le 29 septembre, d’un garçon énorme pour la taille de sa mère; aussi a-t-il coûté beaucoup de peines et de souffrances pour venir au monde ; cet événement cause beaucoup de joie ici. » La grand’mère avait examiné de près l’enfant, car, le 11 octobre, elle écrit encore à sa fille : «Ici tout est dans la joie sur la naissance d’un héritier; ce qui me fait le plus de plaisir, c’est que je trouve qu’il me rappelle son père à pareille époque. » Hélas! L’allégresse fut courte. Le 18 octobre, à onze heures du matin, la margrave reprenait la plume « pour annoncer la mort du pauvre petit. » — « Il n’a vécu que dix-sept jours, d’une force et d’une santé qui faisait espérer pour sa conservation; il prit tout à coup ein Stickfluss avec des convulsions dans la tête... Charles en est très affecté, jamais il ne m’a paru aussi affligé; j’en suis peinée parce que cet enfant avait tant de ressemblance avec la famille de Bade ! j’ai été obligée de l’annoncer hier matin à sa mère, qui ne se doutait de rien; personne ne voulait s’en charger. » Elle ajoutait le 25 octobre : « La mort de cet enfant qui m’intéressait par le rapport que je lui trouvais avec la famille de Bade, que j’ai vu expirer... et l’extrême douleur de Charles, tout cela m’a bouleversée. »

La grand’mère avait vu naître l’enfant, elle l’a vu mourir, et le père aussi était là, ainsi que la nourrice. Le corps fut examiné et ouvert en présence du ministre d’état de Berckheim et de neuf médecins. Personne ne s’est douté de la substitution. Faut-il admettre que tout le monde était dans le complot, la grand’mère aussi ? Personne n’a osé le soutenir. On a prétendu jadis que l’homme au masque de fer était le comte de Vermandois, fils naturel de Louis XIV, mort publiquement de la petite vérole, en 1683, à l’armée, qu’on enterra à sa place une bûche, à laquelle Louis XIV fit faire un service solennel. Il est plus facile de croire à cette bûche qu’à la méprise d’une grand’mère.

Un conte invraisemblable ne fait son chemin dans le monde qu’à la condition d’être patronné par un grand personnage qui a quelque intérêt à l’accréditer. Personne ne contribua plus à propager la légende de Caspar Hauser que le roi Louis Ier de Bavière, qui voulait peu de bien à ses voisins de l’ouest. Son père, Maximilien-Joseph, s’était promis d’annexer à ses états le palatinat badois, et avait conclu à cet effet, en 1815, un accord secret avec l’Autriche. On en veut toujours aux gens qu’on n’a pas réussi à dépouiller. Le roi Louis eût été bien aise de déconsidérer les descendans du second lit, qui étaient montés sur le trône en 1830, dans la personne du grand-duc Léopold Ier. L’occasion lui parut bonne de révoquer en doute la validité de leurs droits, d’insinuer à l’Europe qu’ils étaient arrivés au pouvoir par un abominable complot, que l’héritier légitime était le gros garçon qu’il avait recueilli dans sa bonne ville de Nuremberg. Pour lui plaire, il fallait avaler la légende les yeux fermés, la bouche toute grande ouverte ; les sceptiques, les chicaneurs le désobligeaient sensiblement.

Soit complaisance, soit amour du merveilleux, quelques personnes de haut parage inclinaient à croire au prince Caspar. Le peintre Greil avait fait son portrait au pastel ; il l’avait peint tel qu’il le voyait, c’est-à-dire comme un rustre peu avenant et de physionomie basse. Ce portrait fut gravé et le graveur transforma le rustre en un prince Charmant. La princesse royale de Prusse, qui ne connaissait que la gravure, écrivait, en 1832, à la reine Caroline de Bavière, sœur du grand-duc Charles : « Le portrait de ce pauvre jeune homme m’a vivement intéressée... Je ne sais si c’est l’effet de mon imagination frappée, mais il m’a semblé trouver quelque ressemblance entre les traits de Hauser et ceux de votre pauvre frère... Ce visage m’inquiétait comme un spectre. » Mais c’est la mère surtout, c’est la grande-duchesse Stéphanie qu’il importait de persuader, de gagner à la bonne cause. Très souffrante des suites d’une couche laborieuse, elle avait peu vu son enfant, elle ne l’avait pas vu mourir, et il est bien tentant pour une mère de croire que son fils n’est pas mort. On lui parlait souvent de Caspar Hauser, on l’engageait à le faire venir, dans l’espérance que le cœur lui dirait quelque chose. Elle secouait la tète, elle demeurait incrédule. Le célèbre jurisconsulte Mittermaier, professeur de droit à Heidelberg, eut avec elle un entretien à ce sujet. Elle lui déclara que l’enlèvement de son fils et la substitution d’un autre enfant était « une pure impossibilité. » — « Ma mère, écrivait la duchesse d’Hamilton, n’a jamais cru un mot de cette histoire. Que le roi Louis ait cherché à la persuader, c’est une autre, affaire. Quant à moi, j’ai toujours répondu que je m’en tenais au jugement de ma mère, qui a souvent dit, comme la vieille margrave : « c’est impossible ! »

Mais le roi Louis avait pour complices tous les mécontens du grand-duché. Tel fermier de jeux, qui se plaignait d’un déni de justice, tel solliciteur éconduit vengeait son injure en disant : « Caspar Hauser vous devenait incommode, vous l’avez fait assassiner. » On donnait audacieusement le nom du mystérieux personnage qui avait conduit cette affaire et on accusait le comte Stanhope d’avoir été l’entremetteur du crime. S’agissait-il de fournir des preuves, on battait la campagne. De temps à autre, quelque habile homme, en quête d’argent, mandait à la cour de Carlsruhe qu’il était en possession de papiers secrets où la tragique aventure était contée de point en point. Il demandait une forte somme, on ne lui donnait rien, il publiait ses papiers, et les gens qui avaient du flair et de la lecture reconnaissaient dans son opuscule des chapitres entiers de vieux factums, tombés dans l’oubli, et des scènes tirées d’un roman de Seybold que personne ne lisait plus. Telle est, selon M. von der Linde, l’histoire de la fameuse brochure de 1882, dont le tribunal de Ratisbonne a fait justice.

Merker avait réduit la question à ces termes : nous ne savons rien sur Caspar Hauser que ce qu’il lui a plu de nous dire lui-même, et personne n’a passé huit jours avec lui sans le surprendre plus d’une fois à mentir. Quelle créance mérite une légende fondée sur le témoignage d’un fieffé menteur? — Mais, objectaient les croyans, est-il possible d’admettre qu’un jeune homme d’esprit inculte et très court ait possédé le génie d’invention, et qu’il ait soutenu son imposture jusqu’au bout, sans jamais se trahir, sans jamais sortir de son rôle? — A cela les incrédules répondaient qu’on s’était bénévolement appliqué à lui faciliter sa tâche, qu’on lui avait ouvert les chemins, qu’il n’avait pas eu la peine de les frayer. Quelqu’un a dit qu’en France le premier jour est pour l’engouement, le second pour la critique, le troisième pour l’indifférence. Les engouemens des bourgeois de Nuremberg sont, paraît-il, plus durables que les nôtres ; le jour de la critique et de l’indifférence n’est jamais venu pour Caspar Hauser.

Il y a deux sortes de ruses. L’une, qui a quelquefois du génie, concerte, combine d’avance un grand plan, y conforme toute sa conduite et prépare de loin à ses adversaires des pièges aussi imprévus qu’inévitables. C’est la ruse du prudent Ulysse et de tous les grands politiques. Caspar Hauser n’eut jamais que la ruse passive du caméléon qui change de couleur selon les objets qui l’entourent. Il s’accommodait aux circonstances, il se prêtait avec une complaisance infinie aux désirs et aux préjugés de ses bienfaiteurs, il exploitait leurs préventions et leurs crédulités candides. Le maître d’école Meyer l’a représenté comme un homme robuste de corps, adroit de ses mains et plus souple d’esprit qu’on ne le pensait, devinant assez vite à qui il avait affaire et réglant là-dessus sa contenance et son langage. Il était arrivé à Nuremberg sans autre intention que celle de devenir Schwolisch ou chevau-léger. Il trouva des gens disposés à croire qu’il était un héros de roman et la victime d’une noire conspiration. Il entra dans leur idée, il inventa l’histoire très enfantine du caveau. On le regardait comme un innocent, on parlait librement devant lui ; il faisait son profit de tout ce qu’il entendait et il fut tout ce qu’on voulait qu’il fût. L’habileté relative avec laquelle il joua son personnage s’expliquerait plus facilement encore si l’on admettait avec Merker qu’il s’était échappé de quelque cirque ambulant, où il avait acquis quelques lumières sur l’art de monter à cheval et le talent de composer son visage pour divertir les badauds dans les intermèdes. On assure que, dans les derniers mois de sa vie, il avait conçu le projet de faire son tour d’Europe, de s’en aller de ville en ville, se montrant pour de l’argent dans une baraque. Cette façon de gagner son pain lui souriait beaucoup plus que les emplois que lui proposait le comte Stanhope. C’était l’homme naturel qui reparaissait et triomphait du rôle appris : tôt ou tard il laisse passer le bout de l’oreille.

Les honnêtes gens qui s’étaient laissé prendre à l’histoire du caveau n’en voulurent jamais démordre ; elle fut pour eux jusqu’à la fin parole d’évangile. Il est dur de décroire et d’avouer qu’on a été dupe. On a vu à Paris un mathématicien de grand mérite tenir pour authentiques des lettres où Pascal enseignait l’attraction avant Newton et continuer de croire à ces lettres quand personne n’y croyait plus. On a vu en Prusse un illustre égyptologue recommander à l’Académie des sciences de Berlin comme un ouvrage d’un prix inestimable un manuscrit grec fabriqué par un faussaire, où il trouvait la confirmation de quelques-unes de ses conjectures les plus hasardeuses ; on eut bien de la peine à lui arracher l’aveu de son erreur. L’éminent criminaliste Anselme Feuerbach, qui joignait à une âme chaude, à une vive imagination le goût des raisonnemens subtils et l’art de déchiffrer le secret des cœurs, ne sut pas déchiffrer Caspar Hauser. Dès le premier jour, il l’avait considéré comme un miracle, et l’ayant dit une fois, il ne fallait pas lui demander de s’en dédire. « Ce cher enfant trouvé, écrivait-il à un ami en 1830, est depuis des années le principal objet de mes études, de mes recherches et de mes soins. Un habitant de Saturne tombant une nuit dans la ville impériale de Nuremberg ne serait pas enveloppé de plus de mystère. » Il finit par décider que Caspar était un prince badois, et jusqu’à sa mort, il fut avec le roi Louis le plus zélé champion de la légende.

De leur côté, les physiologistes et les moralistes, convaincus qu’un jeune homme qui avait passé seize années dans la solitude d’un caveau pouvait fournir de précieux renseignemens sur les lois primordiales de la nature humaine, l’étudiaient avec une religieuse attention. Les uns croyaient découvrir en lui tous les symptômes « de l’homme animal, » et les notaient avec soin. D’autres, persuadés avec Rousseau que nous naissons bons et purs, que la société nous pervertit, s’extasiaient « devant la miraculeuse innocence de cet adolescent paradisiaque, image d’Adam avant la chute. » Un médecin homéopathe, le docteur Preu, découvrit que les dilutions infinitésimales produisaient sur cet être primitif des effets prodigieux ; il lui suffisait d’ouvrir sa trousse ou de déboucher un de ses petits flacons pour que le complaisant Caspar tombât en syncope, et Hahnemann, informé de l’événement, déclarait que l’enfant de l’Europe était la démonstration vivante de l’homéopathie et la confusion de ses ennemis. Ce même docteur Preu, posant en axiome « que dans un homme qui a passé sa jeunesse dans un souterrain le principe tellurique doit prévaloir sur le principe solaire, » employa des jours et des semaines à étudier l’action des métaux et des minéraux sur le système nerveux de Caspar. Il constata que le jaspe lui refroidissait le bras jusqu’au coude, que la calcédoine le congelait jusqu’à l’épaule. Caspar se prêtait obligeamment à ces expériences variées. On lui disait: «Tu dois sentir ceci, tu dois sentir cela. » Il répondait : « Je le sens. » Et le docteur Preu enregistrait précieusement ses observations et ses analyses, comme des documens dignes de passer à la postérité la plus éloignée. Que l’imposteur fût démasqué, homéopathes, moralistes, philosophes, théologiens, jurisconsultes eussent été couverts d’un ineffaçable ridicule. Quand ils montaient la garde autour de la légende, c’était leur amour-propre qu’ils protégeaient contre les rieurs.

M. von der Linde a surabondamment prouvé que Caspar Hauser n’était pas un grand-duc. Il ressort aussi de son livre que de tous les aventuriers qui se sont imposés quelque temps à l’attention du monde et l’ont contraint à apprendre leur nom, de tous les héros de contrebande frauduleusement célèbres, de tous les intrus de la renommée, Caspar fut le moins intéressant et le plus dénué de tout prestige comme de tout charme et de toute grâce. La plus grande marque de sagesse qu’il ait donnée fut de mourir à vingt ans. S’il avait vécu, on n’eût pas tardé à renvoyer à son tourne-broche ce Laridon que Feuerbach croyait de la race des Césars. Lui consacrer deux volumes in-octavo, c’est vraiment lui faire trop d’honneur.


G. VALBERT.

  1. Kaspar Hauser, seine Lebensgeschichte und der Nachweis seiner fürstlichen Herkunft, aus nunmehr zur Veröffentlichung bestiminten Papieren einer hohen Person. Regensburg, 1882.
  2. Kaspar Hauser, eine neugeschichtliche Legende, von Antonius von der Linde, 2 vol. in-8o. Wiesbaden, 1887.