La Légende de Faust

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La Légende de Faust
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 35 (p. 921-933).
LA
LÉGENDE DE FAUST

I. Carl Engel, Deutsche Puppenkomölien, 1878. — II. Kuno Fischer, Gœthe’s Faust. Deutsche Rundschau, 1879. — III. W. Creizenach, Versuch einer Geschichte des Volksschauspiels vom Doctor Faust. Halle, 1879.


Lorsqu’un homme de génie s’empare d’une légende populaire, la transforme et en tire un chef-d’œuvre, il arrive souvent que la légende ne survit pas à ce glorieux enfantement : elle se dessèche et meurt, comme une plante épuisée par une dernière et magnifique floraison. Il n’en a pas été ainsi pour la légende de Faust. Elle a subsisté, en Allemagne, à côté du poème de Goethe. Elle y a conservé, sous sa forme primitive de conte bleu et de drame populaire, son empire sur les imaginations. Elle y est demeurée l’objet de la prédilection des érudits, qui travaillent sans se lasser à en démêler les origines et à en éclaircir les obscurités. Toutes ces circonstances lui donnent un attrait particulier. On sent qu’il y a là une histoire curieuse à retracer et une physionomie originale à esquisser. Les derniers travaux de la critique allemande permettent de le faire avec un degré de certitude suffisant, sinon complet. M. Carl Engel, dans son Théâtre de marionnettes allemand, a donné l’un des meilleurs textes connus du vieux drame de Faust et a résumé dans une excellente notice la plupart des renseignemens que l’on possède sur le héros de la tradition. M. Kuno Fischer a publié un remarquable essai sur le Faust de Gœthe, où l’ingéniosité n’ôte rien à la largeur des vues. Le volume de M. Wilhelm Creizenach, Histoire de la pièce populaire du docteur Faust, appartient aux ouvrages d’érudition pure; il est utile pour fixer la valeur des textes. Il va sans dire que nous ne saurions entrer ici dans les discussions auxquelles plusieurs points de fait donnent encore lieu après trois siècles de recherches. Notre intention est uniquement de montrer, en nous tenant aux opinions les plus généralement reçues, comment est né ce qu’on a appelé le mythe magique de la race germanique ; d’expliquer sous quelles influences il s’est développé, et d’indiquer, s’il est possible, les causes de sa singulière vitalité.


I.

La légende de Faust repose sur un fonds de vérité. Il y a eu réellement un docteur Johannes Faust, que Mélanchthon a connu, et dont il est question dans les écrits de plusieurs savans de l’époque. On sait qu’il était né à Knittlingen, dans le Wurtemberg, vers la fin du XVe siècle ; quelques personnes s’opiniâtrent néanmoins à le confondre avec l’associé de Gutenberg, l’imprimeur Johannes Fust, qui a vécu une centaine d’années plus tôt. Le père de Faust était, selon les uns, un savant homme, versé dans la science du droit et personnage important dans sa province. Selon les autres, c’était un pauvre paysan, honnête et craignant Dieu, qui consacra le produit d’un petit héritage à donner de l’éducation à son fils. Il va sans dire que la seconde version est celle des récits populaires. La chronique ne devient tout à fait précise qu’à l’arrivée de Johannes Faust à l’université de Cracovie. Nous savons qu’il s’y distingua dans toutes les branches des études, mais surtout dans la magie, à laquelle il s’adonna particulièrement. La magie blanche, ou l’art de produire des effets surnaturels avec des moyens naturels, faisait alors partie de l’enseignement public de certaines écoles. Les savans du temps, Paracelse tout le premier, ne dédaignaient pas d’en suivre les leçons, qui devaient assez ressembler à des séances de physique amusante. On y apprenait des tours de jonglerie dont un esprit pratique pouvait tirer parti à l’occasion ; nous verrons tout à l’heure que le docteur Faust n’y manqua point. Quant à la magie noire, où les démons servaient d’auxiliaires à l’opérateur, ou la cultivait aussi, mais sans l’avouer.

Son stage d’étudiant terminé, Faust embrassa une profession particulière au moyen âge ; il se fit scholasticus vagans, écolier errant : métier adorable, si ceux qui l’exerçaient ne l’avaient gâté. Avoir vingt ans, se bien porter, n’être ni un sot ni un ignorant, et se lancer à pied à travers les grandes Allemagnes ; n’avoir nul souci du lendemain, puisque le scholasticus vagans exerçait un droit de tribut sur les anciens écoliers ; suivre sa fantaisie, coucher à la belle étoile comme Rousseau, comme lui jouir du grand air, du bon appétit gagné en marchant, s’endormir et s’éveiller en rêvant d’aventures étranges, traverser le matin, l’œil au guet, une forêt mal famée, entrer le soir, à l’heure où les fenêtres s’éclairent, dans une ville aux grands pignons et aux toits aigus ; compter sur le hasard, qui sourit toujours à la jeunesse : c’est la poésie même, et c’était la vie de l’écolier errant. Il allait de ci, de là, libre et capricieux comme le vent qui passe, aujourd’hui professeur, remplaçant le pédagogue empêché ; demain louant ses services à M. le curé pour entonner la grand’messe, prêchant même à sa place pour peu qu’il l’en priât ; bref tenant le milieu, comme le dit très bien M. Carl Engel, entre le vagabond et le savant. Lorsqu’il avait assez couru, assez vu de pays, assez tâté de tout, il se fixait quelque part, entrait dans la vie régulière; le vagabond disparaissait, le savant seul survivait. Malheureusement, de bonne heure ce fut le contraire qui arriva ; le vagabond devint tout l’homme; sa science ne lui servit qu’à faire des dupes et il abusa des privilèges que lui assurait son costume pour se livrer aux industries les moins avouables. C’était le temps où l’on croyait aux philtres, aux charmes, aux élixirs de longue vie, aux cures sympathiques, à la divination, aux évocations d’esprits. Tout cela se payait très cher. Les écoliers errans ne se firent point faute de dire la bonne aventure, d’indiquer les trésors cachés, de vendre des drogues merveilleuses. Le poignard destiné à les protéger dans leurs voyages leur servit à extorquer double et triple tribut aux confrères. Ils eurent, comme Panurge, soixante et dix manières de se procurer de l’argent, dont la plus honnête était de dérober par larcin. La corporation écolière se peupla de charlatans et d’escrocs, et de ces charlatans et escrocs, Faust fut le roi.

Il n’y eut jamais hâbleur plus effronté. A sa sortie de l’université, il commença sa tournée, se vantant en tous lieux de posséder une science merveilleuse et d’accomplir les plus surprenans prodiges. Il s’intitulait philosophe des philosophes, philosophus philosophorum, source de la nécromancie, astrologue, physionome, chiromancien, agromancien, pyromancien, etc. Son chien et son cheval, dont il avait fait des animaux savans (ils savaient tout faire, dit le théologien Johann Gast, dans les Sermones), aidèrent encore à son renom de magicien auprès de la foule, qui les prenait pour deux diables déguisés. Un accident faillit interrompre, presque à ses débuts, une carrière qui promettait d’être si brillante. Il avait poussé jusqu’à Venise, et là il s’était fait fort de voler dans les airs. On le prit au mot; il tomba et se rompit à moitié le col; mais il n’en devint pas plus sage. Quelque temps après, l’auteur de la Chronique d’Hirsauge, l’abbé Trithème, passant par une ville de Hesse, apprit que le docteur Faust, dont le nom était déjà célèbre, se trouvait dans son hôtellerie. Il s’était donné au public pour savoir par cœur, mot à mot, tous les ouvrages de Platon et d’Aristote. L’occasion était bonne de faire ses preuves devant le docte abbé. Aussi le docteur se hâta-t-il de prendre la fuite, laissant pour Trithème une carte de visite ainsi conçue : Magister Georgius Sabellicus, Faustus junior, fons necromanticorum, magus secundus, chiromanticus, agromanîicus, pyromanticus, in hydra arle secundus. « C’est un bavard et un fourbe » écrivait l’abbé à la suite de cette aventure.

La même année (1507), Faust fit à Kreuznach la connaissance d’un certain Franz von Sickingen, influent dans sa ville, homme très porté au mysticisme. Il l’éblouit par sa jactance, si bien que Franz von Sickingen usa de son crédit pour le faire nommer régent de l’école de Kreuznach, où toutefois il ne demeura guère; certaines gentillesses à la Scapin l’obligèrent bientôt, malgré ses protections, à gagner lestement au pied, et un ami de Luther, Conrad Mudt, le retrouva dans une taverne d’Erfurth, occupé à pérorer devant un auditoire de badauds. Il s’appelait ce jour-là Georgius Faustus Helmitheus Hedebergensis, et il fit à Conrad Mudt l’effet d’un « fripon fieffé. » L’université d’Erfurth fut moins clairvoyante. Elle lui permit d’ouvrir un cours sur Homère. Faust y parlait des héros de l’Iliade et de l’Odyssée comme s’il les connaissait personnellement, ce qui encouragea les étudians à le prier de les leur faire connaître aussi. Il y consentit volontiers, les réunit dans une chambre noire et évoqua en leur présence les principaux personnages d’Homère. Polyphème leur produisit une impression profonde. Il avait une grande barbe rousse, un énorme pieu de fer à la main, deux pieds d’homme lui sortaient de la bouche, et quand il vit toute cette chair fraîche, il ne voulut plus s’en aller; il frappait le sol de son épieu si terriblement que la maison en tremblait, et plusieurs étudians racontèrent qu’ils s’étaient échappés à grand’peine, car il les avait déjà saisis avec les dents.

Pour récompenser l’université de son hospitalité, Faust offrit de lui procurer pour quelques heures, le temps de les copier, les comédies perdues de Plaute et de Térence. Les théologiens d’Erfurth délibérèrent gravement avec les conseillers de ville sur cette proposition, qu’on décida de rejeter, parce qu’il semblait difficile que le diable ne s’en mêlât pas. Quant à mettre en doute que le docteur fût capable de tenir ce qu’il avait offert, les braves gens n’y songèrent point. Au contraire, peines de la pensée qu’un homme aussi distingué (feingelehrt) se livrait à des pratiques compromettantes pour son salut, ils lui députèrent un franciscain chargé de le convertir. Le moine n’oublia pas l’intérêt de son couvent; il engagea Faust à s’y faire dire beaucoup de messes, mais Faust se moqua de la messe, ce qui décida le conseil de ville à le chasser. Une des rues d’Erfurth a gardé son nom en souvenir du jour où il y fit passer une charrette de foin, attelée de deux gros chevaux, dans un endroit à peine assez large pour un piéton.

L’idée que tout était possible au docteur Faust parce qu’il avait le diable à ses ordres était acceptée de la plupart de ses contemporains. Si une chose doit surprendre dans l’histoire de cet habile charlatan, c’est que les autorités ecclésiastiques, si chatouilleuses à l’endroit de la magie, l’aient laissé faire parade impunément de ses recettes surnaturelles et de ses relations avec l’enfer. Lorsqu’on parcourt les annales de la sorcellerie allemande, du XVe au XVIIe siècle, et que l’on voit les exécutions de sorciers des deux sexes et de tout âge (des enfans d’un an!) se multiplier par centaines et par milliers, on en vient à admirer le savoir-faire qui permit à ce personnage bruyant et fanfaron de se tirer sain et sauf, trente ans durant, de toutes les aventures. A Worms et aux environs, quatre-vingt-cinq sorcières sont brûlées en une seule année (1485). A Hambourg, un médecin est condamné au feu pour avoir sauvé une femme abandonnée par la sage-femme. Dans une petite principauté du sud, deux cent quarante-deux personnes, dont plusieurs petits enfans, sont livrées aux flammes dans l’espace de cinq ans. Ailleurs un seul juge, Nicolas Remy, se vante d’avoir brûlé à lui seul, en quinze ans, neuf cents sorciers. Dans la ville de Wurtzbourg, où Faust déclarait publiquement qu’il se chargeait de refaire tous les miracles du Christ, le nombre des victimes se monte à neuf cents en 1659. Il est de six cents dans le diocèse voisin de Bamberg. Des personnes des conditions les plus diverses figurent dans ces holocaustes : artisans, servantes, campagnards, acteurs, bateleurs, étudians, nobles, bourgeois, magistrats, ecclésiastiques, simples passans. Les listes portent des annotations de ce genre : « Le maître de l’hospice, homme très savant. » — « La petite Barbara, la plus jolie fille de Wurtzbourg. » — « Un étudiant qui parlait toutes sortes de langues et qui était excellent musicien, vocaliter et instrumentaliter[1]. »

Assurément il y avait des momens de répit. On conviendra pourtant qu’il fallait une certaine audace pour continuer le métier sous des menaces semblables. Faust ne se laissa pas intimider, bien qu’il eût de temps à autre maille à partir avec la police. Il se fiait à son génie naturel, fertile en expédiens, et aux bons avis de ses nombreux admirateurs, pour dépister les archers, qui arrivaient toujours trop tard; au moment où ils entraient par une porte, le docteur disparaissait par l’autre sans qu’on pût retrouver sa trace. Il savait d’ailleurs où se réfugier dans les occasions pressantes. Son bon ami l’abbé Entenfuss, qui le faisait venir dans son monastère de Maulbronn pour apprendre de lui les secrets de l’alchimie[2], ne lui aurait pas refusé un asile en cas de besoin. Une seule fois il fut pris. Mais le prêtre auquel on le remit, au lieu de faire brûler son prisonnier, lui demanda des leçons; il avait été fasciné, comme le sire de Sickingen et tant d’autres. Faust ne tarda pas à reprendre le cours de ses exploits. Ses biographes nous le montrent chevauchant sur un tonneau plein de vin; un autre jour, il se venge d’un moine inhospitalier en lui envoyant un lutin qui met le couvent sens dessus dessous. Son adresse à s’esquiver est devenue la faculté de se rendre invisible; son activité remuante lui a valu le don d’ubiquité. Un pareil homme ne pouvait mourir naturellement. On conte que le diable, l’an 1537 ou aux environs, vint chercher son âme au coup de minuit, avec tout le fracas qui accompagne ces sortes de visites. Le matin on trouva le docteur Faust sur le nez, et quand on essaya de mettre le cadavre sur le dos, il se retourna de lui-même. Les sceptiques racontent la chose d’une autre façon. Ils disent que Faust, s’étant retiré sur la fin de sa vie auprès de l’abbé Entenfuss, fut tué par une explosion en s’occupant d’alchimie. L’une et l’autre version sont fondées sur des conjectures, car les documens dignes de foi manquent pour la vieillesse du docteur comme pour son enfance ; le lecteur est donc libre de choisir entre les deux.


II.

Loin de décroître après la disparition du héros, la renommée de Faust continua de grandir pendant tout le XVIe siècle. Les circonstances s’y prêtaient. Au milieu du tumulte d’idées produit par la réformation et la renaissance, il se trouvait que l’histoire du remuant docteur fournissait des argumens à toutes les opinions, de sorte que chacun s’en empara et la fit valoir à sa manière. L’église romaine y vit la preuve dont elle avait besoin pour montrer les dangers de la science. Elle considérait le désir de savoir, qui se faisait jour de toutes parts, comme un fruit de la réformation; l’homme qui en avait été possédé au point de sacrifier le bonheur éternel à sa passion lui servit d’exemple pour effrayer ceux que les idées nouvelles séduisaient. Loin de révoquer en doute que Faust eût possédé des pouvoirs surnaturels, elle encourageait cette croyance parmi le peuple, d’abord parce qu’elle la partageait, et puis parce qu’elle y avait avantage; l’église était intéressée à ce qu’on crût au diable, car elle était l’unique recours contre lui, la seule puissance en état de se mettre entre l’enfer et l’homme et d’arracher à Satan, au dernier moment, l’âme du pécheur.

D’autre part, les protestans crurent fermement que les pratiques criminelles dans lesquelles Faust s’était montré passé maître étaient le résultat de ce qu’ils appelaient les idolâtries catholiques, et ils estimèrent d’autant plus urgent de mettre la foule en défiance contre elles que personne sur cette terre ne possédait, selon eux, le pouvoir de remettre les péchés ; il ne suffisait donc plus de se repentir pour que le diable, lorsqu’il viendrait chercher sa proie, fût chassé honteusement avec de l’eau bénite et un crucifix. L’influence protestante est sensible dans la plus ancienne biographie connue de Faust. L’auteur anonyme de ce curieux récit, qui fut imprimé à Francfort en 1587, ne perd aucune occasion de faire jouer un rôle ridicule ou fâcheux aux membres du clergé romain. Méphistophélès s’y montre sous l’habit d’un moine, et lorsque son maître lui demande des objets de luxe ou des friandises, il va les chercher dans les logis des prélats. L’une des clauses du contrat qu’il passe avec Faust est que celui-ci ne se mariera pas, le mariage étant agréable à Dieu. Enfin il l’emmène passer trois jours au Vatican, ce qui fournit au chroniqueur l’occasion de décrire les pompes de la cour papale contraires à l’esprit de l’Évangile, et d’insister sur l’impuissance de l’église romaine envers les mauvais esprits; le saint-père et tous ses cardinaux réunis ne parviennent pas à se défendre contre les deux hôtes invisibles qui les houspillent, mangent dans leur assiette, boivent dans leur verre, et se moquent des exorcismes.

Un troisième courant vint ajouter aux élémens primitifs de la légende un élément nouveau, dont plus tard le génie de Gœthe tirera un parti admirable. La renaissance avait relevé l’idée de la personne humaine, non point seulement quant au corps, mais aussi quant à l’esprit. Elle avait redonné confiance en la puissance intellectuelle de la créature, comme en la valeur de l’individu. Selon une jolie expression de M. Kuno Fischer, elle avait fait croire à la magie personnelle de l’homme. En même temps, elle avait réveillé la notion antique que le secret de la Divinité est caché dans la nature. Elle ne songeait pas à soumettre celle-ci à un examen méthodique; elle la considérait comme une énigme dont un mot mystérieux pouvait donner la clé, et elle demandait ce mot aux sciences occultes ; on était persuadé qu’un hasard heureux, tel que la réunion fortuite de deux signes cabalistiques, révélerait à l’humanité le secret de l’univers. En même temps, grâce aux efforts des lettrés, qui travaillaient à répandre la connaissance des écrivains anciens, les yeux s’ouvraient encore à une autre magie, celle de la beauté antique. L’Allemagne, âpre et barbare, contemplait avec éblouissement la Grèce radieuse, et à la foi en la pensée humaine venait s’ajouter la foi en la beauté. Sous cette double influence, le charlatan de l’histoire se transfigura. De magicien vulgaire, Faust devint un nouveau Prométhée, dérobant les secrets réservés à la seule Divinité et amoureux de la beauté éternelle, qui se personnifia dans l’Argienne Hélène. La transformation du type primitif est déjà visible dans le texte du pieux chroniqueur de Francfort, qui ne cherchait certes pas à idéaliser son héros. — «Je veux voir les élémens en face! s’écrie Faust; comme je ne puis obtenir ni de Dieu ni des hommes la force de le faire, je me suis donné à l’esprit infernal afin qu’il m’instruise et que je sache! » Il se perd, comme les Titans, auxquels le narrateur va le comparer, par l’orgueil. — « Faust était si présomptueux dans son orgueil et son arrogance qu’il ne voulait pas songer au salut de son âme; il pensait que le diable n’est pas si noir qu’on le représente, ni l’enfer si chaud qu’on le dit... Il lui arriva comme aux géans, dont les poètes racontent qu’ils entassèrent les montagnes les unes sur les autres et qu’ils voulurent faire la guerre à Dieu. »

Faust achève de se métamorphoser dans un drame populaire qui fut composé un peu après la chronique de Francfort et qui n’a pas quitté la scène allemande depuis trois cents ans. Son amour pour Hélène, cette passion noble que Gœthe glorifie dans le second Faust, y cause sa perdition au moment où la miséricorde divine le sauvait des conséquences funestes de l’orgueil. Ce drame, qui n’est pas devenu moins cher au public germanique pour n’être plus joué aujourd’hui que par les marionnettes[3], n’a malheureusement été imprimé que fort tard. Les textes que nous en possédons ont été modifiés au gré de plusieurs générations de directeurs de théâtre et de montreurs de marionnettes, qui l’accommodèrent au goût de leur temps et de leur public. Mais, malgré les altérations et les interpolations, la vieille pièce de Faust, telle que M. Carl Engel nous la donne dans son Théâtre de marionnettes allemand, conserve des traces très nettes du conflit d’idées et de sentimens au milieu duquel elle est née. Elle se recommande par là à notre attention, et nous allons l’analyser brièvement.

Le prologue du Docteur Johann Faust se passe aux enfers. Goethe osera le transporter dans le ciel. L’idée de faire converser Dieu avec des diables qui l’appellent familièrement le vieux n’aurait sans doute pas été admise, au lendemain de Luther et de Calvin, par la censure ecclésiastique chargée de veiller à la moralité de la scène. C’est donc de Pluton que Méphistophélès reçoit la mission de tenter Johann Faust, « homme à l’esprit vigoureux et hardi, mécontent de lui-même et du monde. » Au premier acte, le rideau se lève sur le cabinet de travail du docteur, qui est en train de méditer sur la nature humaine. — « L’homme veut goûter à toutes les sciences; il aime le changement; il n’est jamais content de son sort: le mendiant veut devenir bourgeois; le bourgeois, noble; le noble, prince; le prince, roi; le roi, empereur. Il n’y a pas sous le soleil une créature vivante qui ait atteint le bonheur et la perfection dans la mesure de ses désirs. — Et toi aussi, Faust, tu n’es pas content de ton état. J’ai étudié toutes les sciences, l’Allemagne connaît le nom de Faust, — mais à quoi me sert tout cela? — Mes désirs restent inassouvis. — Ah! tout cela est trop peu de chose pour mon esprit. — J’ai honte de moi, — c’est pourquoi j’ai résolu de m’adonner à la nécromancie. »

À ce mut de nécromancie, il est interrompu par son bon génie, qui l’engage à continuer plutôt l’étude de la théologie, par laquelle il deviendra le plus heureux des hommes. Son mauvais génie le rassure en lui disant que par la nécromancie il deviendra, non-seulement le plus heureux des hommes, mais encore le plus savant. Il se laisse tenter et ouvre un livre de magie envoyé par un donateur inconnu. Les esprits infernaux obéissent à ses évocations, et alors a lieu la scène célèbre, imitée par Lessing dans son Faust inachevé, où le docteur interroge les démons avant de les prendre à son service.


FAUST.

— Toi, le premier à ma droite, comment t’appelles-tu, et quelle est ta vitesse ?

LE DÉMON.

— Je m’appelle Asmodi, et je suis aussi rapide que le limaçon sur la haie.

FAUST.

— Va-t’en! Hors d’ici, prince de la paresse! Et toi, à ma gauche, comment l’appelles-tu?

LE DÉMON.

— Je m’appelle Auerhahn.

FAUST.

— Et quelle est ta vitesse, Auerhahn?

AUERHAHN.

— Je suis rapide comme la flèche.

FAUST.

— Ce n’est pas assez pour moi. Va-t’en! Et toi, petit velu, qui es-tu?

LE DÉMON.

— Je m’appelle Fitzliputzli, et je suis rapide comme l’aile de l’oiseau le plus vite.

FAUST.

— C’est mieux que les autres, mais c’est encore trop lent pour moi. Va-t’en.


Ainsi de suite, jusqu’à l’arrivée de Méphistophélès, qui déclare être aussi rapide que la pensée humaine. Faust lui donne rendez-vous la nuit suivante pour conclure un pacte.

Au second acte, Faust est de nouveau seul. Les démons de l’avarice, de la volupté, de l’orgueil et des autres péchés capitaux viennent le tenter. Il les chasse honteusement. Ce qu’il veut, c’est savoir : — Méphistophélès aura-t-il le pouvoir de remplir le vide intérieur dont je souffre? Pourra-t-il répondre à toutes mes questions sur ces obscurs secrets qui sont cachés à nous autres hommes? — A l’arrivée de Méphistophélès, il se hâte de lui poser ses conditions : — Tu me serviras fidèlement pendant vingt-quatre ans.


MÉPHISTOPHÉLÈS.

— Vingt-quatre ans ! Mais c’est une éternité ! La moitié serait bien assez.

FAUST.

— Du tout. Vingt-quatre ans, à trois cent soixante-cinq jours par année.

MÉPHISTOPHÉLÈS.

— Allons! accordé. Après?

FAUST.

— Tu ne me laisseras jamais manquer d’argent; tu me fourniras abondamment toutes les nécessités de la vie, tu me feras jouir de tous ses plaisirs.

MÉPHISTOPHÉLÈS.

— Bon. Après ?

FAUST.

— Tu me découvriras toutes les sciences et tous les arts cachés du monde...

MÉPHISTOPHÉLÈS.

— Passe encore pour cela.

FAUST.

... Et tu répondras fidèlement et véridiquement à toutes mes questions, soit sur les choses temporelles, soit sur les spirituelles.

MÉPHISTOPHÉLÈS.

— Si je le puis, très volontiers.


Ces deux dernières clauses sont les clauses importantes; le reste n’est que menus détails, qui ne souffrent point de difficultés. Après Faust, c’est à Méphistophélès de fixer ses conditions. La première est de ne pas se marier; la dernière est d’appartenir corps et âme au diable au bout des vingt-quatre ans. Le docteur chicane un peu sur quelques articles; il a du respect humain, et il est choqué de ce que Méphistophélès, à qui il vend son âme, lui interdit d’aller au sermon. — «Songe donc à ma position! lui dit-il; on me prendra pour un athée?» — Ce singulier scrupule vaincu, il se décide à signer le contrat, en se disant à part lui qu’il sera plus malin que le diable et qu’il trouvera moyen de rompre le marché avant l’expiration du délai.

Le troisième acte est consacré à la course de Faust à travers le monde, sous la conduite de Méphistophélès. Les prodiges se succèdent. Cette partie de la pièce, qui prête à une mise en scène brillante, offre peu d’intérêt à la lecture. Nous passons donc immédiatement à l’acte IVe et dernier, où le docteur, rassasié, lassé de tout, regrette son imprudence et le bonheur éternel perdu. Accablé de repentir, et aussi de frayeur, il voudrait se délivrer du démon, recommencer une autre vie. Il cherche comment il pourra amener Méphistophélès à briser lui-même le pacte qui les lie. — Je veux, lui dit-il, t’interroger sur des choses importantes. Notre contrat t’oblige à me répondre la vérité.


MÉPHISTOPHÉLÈS.

— Parle.

FAUST.

— Parle-moi donc du ciel et de ses splendeurs, des élus et de leurs joies. Dis-moi si je pourrais encore devenir un enfant de la béatitude.

MÉPHISTOPHÉLÈS.

— Je n’en sais rien.

FAUST.

— Il faut que tu me le dises. Tu y es obligé.

MÉPHISTOPHÉLÈS.

— Je n’ose pas !

FAUST.

— En vertu de notre contrat, tu es forcé de parler !

MÉPHISTOPHÉLÈS (Avec angoisse).

— Je ne peux pas !

FAUST.

— Alors je t’exorcise !


Méphistophélès s’enfuit en poussant un cri, Faust se jette à genoux et prie. Il va être sauvé quand le démon, sentant sa victime lui échapper, s’avise de lui envoyer Hélène, ou la beauté idéale. Dans les idées de l’auteur du drame populaire, la tentation était irrésistible, et en même temps il y avait crime à y succomber. — « Viens ! s’écrie Faust éperdu, en apercevant Hélène. Tu seras mon tout ! Tu seras ma compagne pour toujours ! » — Il veut la saisir dans ses bras. Hélène se change en une furie qui lui reproche ses péchés, et Méphistophélès triomphant lui annonce qu’il est irrévocablement damné ; la nuit prochaine, au coup de minuit, les diables viendront chercher son âme. Les scènes qui suivent sont d’une grande puissance dramatique. Le malheureux Faust, torturé, dévoré de remords, erre à travers l’obscurité dans les rues désertes. En quelque lieu qu’il fuie, il entend, comme la Marguerite de Gœthe à l’église, une voix mystérieuse. Cette voix lui arrive du tribunal de Dieu, où son procès s’instruit en ce même moment.


LA VOIX.

Fauste ! præpara te !

FAUST.

— Maintenant, Faust, prépare-toi aux tourmens éternels ! Le prince de l’enfer t’appelle ; il t’attend ; tu vas recevoir la juste punition de tes péchés. (Il fuit.)

LA VOIX. (Dix heures sonnent.)

Fauste ! accusatus es !

FAUST.

— Maintenant, Faust, on t’accuse à cause de tes péchés. Malheureux ! Où trouverai-je des consolations, où trouverai-je du secours ? Dans mon angoisse, le vaste monde me paraît trop étroit. L’aiguillon qui pique ma conscience est au dedans de moi ; il n’y a plus de salut, plus de grâce à espérer. Oui, oui, je suis accusé à cause de mes péchés. (Il se jette à genoux.)

LA VOIX. (Onze heures sonnent.)

— Fauste! jadicatus es!

FAUST.

— Maintenant, Faust, tu es jugé. La sentence est prononcée. La verge a été rompue sur toi. Je vois déjà l’enfer s’ouvrir devant moi. O longue éternité, que vais-je devenir!..

LA VOIX, (Minuit sonne.)

Fauste! Fauste! in æternum damnatus es !

FAUST.

— Maintenant, Faust, tu es damné. J’entends l’annonce de la mort et du châtiment... Il vient! Je l’entends! C’en est fait de moi! Malheur à ma pauvre âme; elle est perdue pour l’éternité!


Nous avons laissé de côté la partie comique de la pièce, représentée par Wagner, le fidèle famulus du docteur, par Hans Wurst, son valet, et par quelques diables de second ordre qui poursuivent Hans Wurst de leurs agaceries. Les plaisanteries de ces personnages, assaisonnées au plus gros sel, ne sauraient se passer des jeux de scène traditionnels qui les accompagnent à la représentation. Privées du secours des acteurs, leur intérêt n’est pas assez vif pour faire oublier qu’elles ralentissent, en se prolongeant démesurément, l’action du drame étrange dans lequel elles sont enchâssées. Quant au rôle de Marguerite, dont on s’étonne peut-être de n’avoir trouvé aucune mention, il a été entièrement créé par Gœthe; il n’existe pas, même en germe, dans la vieille pièce.

Celle-ci n’a pas manqué de commentateurs pour en expliquer le sens supérieur et caché. On comprend qu’il soit tentant de soumettre à une analyse raffinée et subtile une œuvre où l’on croit trouver le résumé de la pensée d’un grand peuple à une époque critique de la vie de ce peuple, La question est de savoir si en raffinant et en subtilisant on ne va pas plus loin que n’avaient été les instincts de la foule, lorsqu’ils enfantaient l’histoire de l’homme puni pour avoir voulu conquérir par des moyens criminels les seuls biens réellement enviables de la terre : la toute science et la toute beauté. Pour notre part, nous ne pouvons lire certaines interprétations trop ingénieuses sans nous rappeler le plaisir malin que prenait Gœthe à encourager les critiques de son temps, lorsqu’ils peinaient à découvrir dans les phrases les plus simples de son Faust des sens symboliques auxquels lui-même n’avait jamais songé. Que leur exemple nous profite, Ne cherchons pas un plan rigoureux, une pensée parfaitement suivie dans ce qui fut le produit d’un monde d’aspirations confuses où toutes les contradictions trouvaient place, où l’amour naissant de la science était associé à l’amour persistant du fantastique, où le mysticisme et la superstition du moyen âge vivaient à côté de la froide raison protestante et de la lumineuse poésie grecque, où Luthier ne se débarrassait du diable qu’en lui jetant un encrier à la tête. La légende de Faust s’est formée de ces élémens si divers, comme le génie de l’Allemagne moderne, et en même temps que lui. Ce rapprochement nous livre peut-être le secret de sa faveur persistante. Chaque peuple a dans son histoire une époque décisive où son génie prend sa forme définitive. Pour l’Allemagne, cette époque se place dans la période qui a suivi la grande impulsion donnée par la réformation et la renaissance et qui a précédé l’effondrement de la guerre de trente ans, c’est-à-dire exactement au moment où la tradition qui nous occupe se définissait et se complétait. La trace des impressions qu’un peuple a reçues dans une pareille crise ne s’efface plus; il n’oublie jamais les émotions qu’il a alors subies, les rêves qui l’ont ou charmé ou effrayé; il semble qu’il ait retrouvé pour cet instant unique la vivacité d’impressions de l’enfance et sa ténacité de mémoire. Les aventures tragiques du docteur Faust sont restées étroitement liées dans le souvenir de l’Allemagne à la période de transition, de lutte et d’éclosion. C’est pourquoi Gœthe a pu y trouver le thème d’un poème national ; c’est encore pourquoi le poème national n’a pas fait oublier l’humble récit populaire. Celui-ci contenait l’impression naïve des sentimens que Gœthe a si magnifiquement traduits. L’Allemagne a admiré et aimé comme elle le méritait l’interprétation de son grand poète; elle n’a pas retiré sa tendresse au conte pieux dans lequel elle revoit comme en un miroir les sentimens qui furent les siens au moment où elle s’éveillait du long rêve du moyen âge.


ARVEDE BARINE.

  1. Voir l’ouvrage de M. Moncure Conway, Demonology and Devil-Lore.
  2. On montre encore à Maulbronn, dans une vieille tour, un laboratoire que les gens du pays appellent « la cuisine du docteur Faust.
  3. Voir l’Histoire des marionnettes en Europe, par M. Charles Magnin.