La Légende de Gösta Berling/XIII
CHAPITRE XIII
LA PÉNITENTE
Le jeune comte à la vieille tête revint au manoir de Borg le lendemain de la nuit où les flots printaniers avaient ravagé le moulin et la forge d’Ekebu. À peine fut-il arrivé, sa mère, la comtesse Martha, lui apprit d’étranges nouvelles :
— Ta femme est sortie cette nuit, Henrik. Elle a été absente pendant des heures. Elle est revenue en compagnie d’un homme. J’ai entendu leurs adieux, et je sais quel est cet homme. Elle te trompe, avec ses airs de sainte-nitouche. Elle ne t’a jamais aimé, mon pauvre ami. Tu as été épousé pour ton argent.
Le comte, furieux, ne parla de rien moins que de demander le divorce et de renvoyer Élisabeth à son père.
— Non, mon fils, dit la comtesse Maria ; elle a été mal élevée et gâtée. C’est à toi qu’il incombe de la ramener au devoir. Laisse-moi m’en charger.
Alors le comte fit appeler la jeune comtesse et lui demanda quel châtiment méritait un crime comme le sien.
La jeune comtesse, à qui son mari n’imposait guère et qui croyait encore n’avoir obéi qu’à un mouvement de générosité très avouable, lui répondit qu’elle avait attrapé un gros rhume et que ce rhume lui semblait une punition suffisante. Mais le comte l’accusa de traîner son nom dans la boue et secoua son poing fermé devant elle ; et l’attitude de sa belle-mère lui fit comprendre qu’on avait résolu sa perte.
— Henrik, fit-elle, ne laisse pas ta mère se mettre entre nous. Je t’expliquerai comment la chose est arrivée. Tu es juste : ne me juge pas avant de m’avoir écoutée.
Le comte hocha lentement la tête, et la comtesse Élisabeth raconta de quelle manière elle craignait d’avoir en gagé Gösta Berling sur un mauvais chemin. Elle dit tout ce qui s’était passé dans le cabinet bleu.
— Je n’avais pas le droit de le juger, ajouta-t-elle, et toi, mon mari, tu m’as toujours enseigné qu’aucun sacrifice ne doit nous coûter, quand on veut réparer une injustice. N’est-ce pas vrai, Henrik ?
Le comte Henrik s’était tourné vers sa mère.
— Qu’en dit ma mère ? prononça-t-il.
Son corps maigre et chétif se raidissait, et des rides majestueuses plissaient son front aussi étroit que haut.
— Pour moi, répondit la comtesse Martha, Anna Stiernhœk est une fine mouche : elle savait ce qu’elle faisait en racontant cette histoire à Élisabeth.
— Il plaît à ma mère de ne pas comprendre ma question. Je demande si vraiment la comtesse Maria Dohna aurait pu jamais consentir au mariage de ma sœur avec un prêtre défroqué ?
La comtesse Marta se tut. Ah, cet Henrik qui se lançait, selon son habitude, sur une fausse piste, et qui lâchait le lièvre pour courir le chasseur ! Elle ne demeura qu’un instant étourdie de tant de sottise.
— Nous aurions doublement tort, dit-elle, de réveiller ces histoires passées : d’abord parce qu’il faut éviter le scandale et surtout parce que le coupable a péri cette nuit.
Et d’un ton pitoyable elle ajouta :
— Élisabeth a dormi tard ce matin et ne sait pas qu’on a envoyé partout des gens à la recherche de Gösta Berling. Il n’a pas reparu à Ekebu, et on craint qu’il ne se soit noyé, car toute la glace s’est rompue. Regarde : le vent l’a fait sauter en mille morceaux.
Élisabeth se pencha vers la fenêtre : le lac était déblayé, et ses eaux libres. Elle poussa un cri désespéré, se jeta aux pieds de son mari ; et l’aveu jaillit de son cœur.
— Juge-moi, condamne-moi ! cria-t-elle. Je l’ai aimé. Oui, je le sais, je le sens maintenant : je l’ai aimé ! Mais tout m’est indifférent puisqu’il est mort. Oui, je t’ai enlevé mon amour à toi, mon mari, et je l’ai donné à un étranger. La justice de Dieu me frappe.
Et, à genoux, la jeune comtesse se tord les mains et parle avec l’accent farouche du désespoir. Elle s’offre à la souffrance : elle salue, dans une sorte d’ivresse, la pensée de la punition et du déshonneur.
Mais son mari la relève violemment.
— Conduis-toi comme il sied à une comtesse Dohna, ou je serai forcé de laisser ma mère te châtier ainsi qu’on châtierait un enfant.
— Fais de moi ce que tu veux.
Et le comte prononça l’arrêt :
— Ma mère a intercédé pour toi, tout à l’heure. C’est grâce à elle que tu n’es pas chassée. Tu resteras donc ici. Mais, dorénavant, elle commandera et tu obéiras.
La jeune comtesse est devenue la plus humble des servantes. Mais combien de temps son cœur saura-t-il s’humilier ? Combien de temps ses lèvres impatientes sauront-elles se taire ? L’humiliation lui est encore douce. Pendant que le dos ploie sous le fardeau, le cœur se tient tranquille. Celle qu’on ne laisse dormir que quelques heures n’a pas besoin d’appeler le sommeil. Que la vieille comtesse torture à sa guise la jeune femme. Celle-ci ne se révoltera point, car elle sent que le péché vit toujours en elle. Qu’on l’astreigne à une tâche démesurée dans la chambre du tissage, c’est juste : elle n’aurait pas le courage de se donner de ses propres mains la discipline.
Quand vient la grande lessive du printemps, la comtesse Martha l’envoie à la buanderie et surveille elle-même son travail.
— L’eau est trop froide dans ton baquet, dit-elle.
Et elle prend de l’eau bouillante et la verse sur ses bras nus.
L’air est glacial, lorsque les lavandières rincent le linge dans le lac. Des coups de vent leur lancent à la figure une pluie mêlée de neige. Leurs jupes mouillées deviennent de plomb. Au dur labeur du battoir, le sang perle sous leurs ongles. Mais Élisabeth ne se plaint pas. Loué soit Dieu qui veut, pour la sauver, la faire souffrir !
Un soir, l’impitoyable belle mère lui ordonne de l’accompagner jusqu’à son appartement et de l’éclairer d’une chandelle que la jeune femme porte sans chandelier.
— La chandelle est finie, murmura Élisabeth.
— Si la chandelle est finie, laisse brûler le chandelier, répond brutalement la comtesse.
Et elles continuent leur chemin, jusqu’à ce que la mèche fumante s’éteigne, en les brûlant, dans les pauvres petits doigts…
La jeune femme sait que Gösta Berling vit et que sa belle-mère avait tendu un piège à sa naïveté. Qu’importe ? Il fallait qu’elle expiât sa tendresse adultère. Et Dieu se sert de la comtesse Martha comme d’un instrument de flagellation.
Mais l’instrument est de lui-même inventif et raffine sur la cruauté. La vieille comtesse imagine de nouveaux supplices et, fatiguée d’éprouver le corps, se tourne contre l’âme.
Elle donne un grand dîner et force sa belle-fille de servir en qualité de domestique à sa propre table. Les étrangers verront ainsi qu’elle a commis des crimes qui la rendent indigne de s’asseoir près de son mari. On la regardera avec mépris. Mais quand Élisabeth entre dans la salle, les invités demeurent interdits. Anna Stiernhœk et le juge de Munkerud lui arrachent le plat des mains et veulent qu’elle prenne place à côté d’eux.
— Asseyez-vous, mon enfant, dit le vieux juge. Vous n’avez rien fait de mal.
Et les invités s’indignent, refusent de rester à table, se lèvent bruyamment. La jeune comtesse leur résiste. Ils ne comprennent pas que son âme soupire après la purification et la pénitence.
Quelquefois la comtesse Martha l’oblige de rester des jours entiers à son métier de brodeuse, pendant qu’elle lui raconte des histoires interminables sur cet aventurier de Gösta Berling. Et, du matin au soir, elle fait sonner ce nom formidable aux oreilles de sa victime. Ces jours-là, la pauvre petite se dit que son châtiment n’aura jamais de fin, car son amour est plus vivace que jamais.
— Mais pourquoi ton héros tarde-t-il à venir ? Je l’attends chaque jour, à la tête des Cavaliers. T’aurait-il déjà oubliée ?
Alors seulement la jeune femme éprouve un violent désir de le défendre et de répondre qu’elle l’a prié de ne pas mettre les pieds au manoir de Borg. Mais elle réussit à se vaincre et à se taire.
Et, minée par la fièvre, consumée par le remords, elle se tient à peine sur ses jambes et rêve de mourir, et sent parfois sa tête singulièrement tourner…
Son mari semble avoir oublié jusqu’à son existence. Il demeure enfermé dans son cabinet et y déchiffre péniblement des manuscrits et de vieux bouquins. Il lit et relit ses lettres de noblesse où pend le sceau du royaume de Svea en cire rouge, énorme et rond, dans une petite boîte de bois. Il examine les griffons et les lis des écussons. Il étudie les oraisons funèbres des nobles comtes Dohna, dont les exploits sont comparés à ceux des héros d’Israël. Et ces choses-là l’intéressent infiniment plus que le sort de sa femme. Sa mère a prononcé un mot qui a tué tout son amour : « Elle t’a épousé pour ton argent ». Il le croit et ne veut plus la voir.
Un mois s’était passé, quand un soir la vieille gouvernante de la maison, qui était très attachée à la comtesse Élisabeth, lui dit :
— La comtesse devrait parler au comte. Mon Dieu, la comtesse est encore si jeune, si enfant ! La comtesse ne sait peut-être pas elle-même ce qu’elle attend ; mais moi, je comprends ses malaises…
C’était bien la dernière chose que la jeune femme pouvait avouer à son mari, tant qu’il nourrissait d’affreux soupçons contre elle.
Cette nuit-là, elle s’habilla en silence dans les vêtements d’une petite paysanne, et se sauva. Elle ne partit pas pour échapper à la souffrance, mais elle crut que Dieu lui envoyait un signe, et qu’elle avait le droit de partir et le devoir de garder sa santé et sa force.
Elle n’alla pas vers l’ouest, — car de ce côté-là demeurait celui qui lui était trop cher. Elle n’alla pas vers le nord, — car vers le nord demeuraient beaucoup de ses amis ; ni vers le sud, — car au sud, loin, très loin, se trouvait la maison de son père. Elle alla vers l’est, — car vers l’est — elle n’avait ni amis, ni connaissances, ni appui, ni consolation.
Elle ne partit pas d’un pied léger, car elle ne se croyait pas encore pardonnée de Dieu. Mais elle était contente de porter sa misère au milieu d’étrangers. Leurs regards indifférents se poseraient sur sa souffrance et la soulageraient comme le contact de l’acier nu fait d’une chair endolorie.
Elle comptait marcher jusqu’à ce qu’elle trouvât une pauvre ferme à la lisière des forêts, où personne ne la connût.
— Il m’est arrivé un malheur, dirait-elle, et mes parents m’ont chassée. Voulez-vous me loger et me nourrir ? Je travaillerai ; et puis je ne suis pas absolument sans argent.
Ainsi elle cheminait dans la nuit claire du printemps, car le mois de mai était passé durant son épreuve, ce mois où les bouleaux mêlent leur tendre verdure à l’obscurité des sapins et où le vent, qui vient du sud, apporte la tiédeur.
Je dois paraître ingrate, moi qui n’ai pas eu un mot pour louer ta douceur, ô beau mois de mai ! Mais avez-vous jamais observé un enfant qui, sur les genoux de sa mère, écoute des contes ? Tant qu’on lui parle de géants cruels et de princesses dolentes, l’enfant tient ses yeux grands ouverts ; mais, dès qu’il s’agit de bonheur et de soleil, le petit ferme les paupières et s’endort doucement, la tête blottie dans le sein maternel. Je suis cet enfant. À d’autres les charmantes histoires ! Je préfère les nuits hantées, les âpres destinées et les passions qui remplissent d’ombre les cœurs sauvages.