La Légende de Girard de Roussillon/01

La bibliothèque libre.
La légende de Girard de Roussillon
Joseph Bédier

Revue des Deux Mondes tome 38, 1907


LA LÉGENDE
DE
GIRARD DE ROUSSILLON

I
GIRARD DE ROUSSILLON DANS LA POÉSIE, DANS L’HISTOIRE ET DANS L’HAGIOGRAPHIE

Pendant des siècles, des pèlerins sans nombre, ceux qui s’acheminaient par la route de Gascogne vers Saint-Jacques de Compostelle, ont vénéré à Saint-Romain de Blaye la tombe de Roland, à Saint-Seurin de Bordeaux, à Belin, à Roncevaux les lieux sacrés, illustrés par des miracles, où reposaient les barons de Charlemagne. Pendant des siècles, d’autres pèlerins, qui s’en allaient aussi vers la Galice, mais par la route de Saint-Julien de Brioude, de Notre-Dame du Puy, de Saint-Gilles de Provence, ont visité le champ de bataille des Aliscamps d’Arles où l’enfant Vivien et ses compagnons étaient morts, et ils ont vu fleurir sur la plaine les fleurs rouges, nées du sang des chevaliers martyrs ; à une autre étape, près de Montpellier, ils se sont agenouillés devant la châsse de saint Guillaume de Gellone, qui est le Guillaume d’Orange des chansons de geste. Et d’autres pèlerins encore, ceux qu’attiraient les « grandes reliques » d’Aix-la-Chapelle et les corps saints de Cologne, ont contemplé à Aix la crypte mystérieuse où, leur disait-on, Charlemagne assis veillait, l’épée à la main : à Cologne, à Dortmund, ils ont prié saint Renaud de Montauban. En 1580, Montaigne, passant par l’abbaye bénédictine de Saint-Faron de Meaux, s’y faisait encore montrer « une très vieille lumbe et honnorable, ou il y avoit l’effigie de deux chevaliers etandus, en pierre, d’une grandeur extraordinaire : » c’étaient Ogier de Danemark et son écuyer Benoît, autour desquels les tailleurs de pierre avaient sculpté six autres personnages de chansons de geste, et leur superbe mausolée, dressé dans une église chrétienne, ne peut être comparé qu’à ces ἡρωεῖα (hêrôeia) que la Grèce élevait à la gloire de Thésée, d’Achille ou d’Ajax. D’autres épopées sont fortement rattachées aux fêtes et aux foires de l’abbaye de Saint-Riquier en Ponthieu, à l’église collégiale et à la foire de Saint-Géri de Cambrai, aux églises de Dol et d’Aleth, à l’abbaye de Fécamp, aux grandes foires de Champagne, à la foire de l’Endit de Saint-Denis en France. Toutes les routes de pèlerinage et surtout les voies romaines qui menaient à Saint-Pierre de Rome et aux ports d’embarquement vers la Terre Sainte sont jalonnées par des chansons de geste. Bref, presque toutes nos grandes légendes épiques, j’entends par là tous ceux de nos poèmes carolingiens qui ne sont pas des romans récens, purement imaginaires, tous ceux qui ont quelque fondement historique ou quelque ancienneté, à peu près toutes nos vieilles chansons de geste sont en relation chacune avec une certaine voie de pèlerinage, ou avec un certain sanctuaire, ou, ce qui revient au même, avec une certaine foire.

Ces faits, pour la plupart, ont été remarqués, mais isolément. Les critiques des chansons de geste ne s’y arrêtent guère ; volontiers ils les relèguent dans leurs notes, au bas des pages ; en tous cas, personne jusqu’ici n’a jugé utile de les considérer d’ensemble et dans la solidarité qui peut-être les lie.

Ils sont tenus à l’ordinaire pour négligeables et sans portée. N’est-il pas acquis, en effet, que nos romans du XIIe et du XIIIe siècle ne sont que l’écho affaibli d’antiques poèmes disparus, des remaniemens de chants plus vieux de trois ou quatre cents ans ; que l’épopée française, « spontanée » et « populaire » à l’origine, s’est formée à l’époque carolingienne, ou plus anciennement encore : car il a existé une épopée mérovingienne, héritière elle-même de l’épopée franke, et dont les chansons de geste ne sont que le dernier aboutissement ? N’est-il pas acquis que « l’épopée française est née des événemens, exprimant les sentimens de ceux qui y prenaient part ; » que Roland, Guillaume, Raoul de Cambrai et les autres furent chantés d’abord de leur vivant ou dès le lendemain de leur mort par des poètes leurs compagnons, en ces jours « où les guerriers se sentaient eux-mêmes personnages épiques et croyaient entendre dans la bataille la chanson insultante ou glorieuse que l’on ferait sur eux ? » Dès lors, qu’importe si, plusieurs siècles plus tard, il a pris fantaisie à tels moines d’annexer à leur couvent la gloire de tel de ces héros ? Ce ne peuvent être, pense-t-on d’ordinaire, que des faits d’adaptation et d’exploitation tardifs et sans intérêt.

Je me suis persuadé pourtant qu’en nombre de cas ces concordances entre certaines traditions poétiques et certaines routes de pèlerinage, ces relations entre certains héros et certains sanctuaires ne sont ni fortuites ni accessoires ; ce qu’elles expliquent parfois, c’est, à mon sens, la formation même de la légende. C’est ce que je voudrais montrer ici par un exemple.


I

Le seul poème ancien que nous possédions sur Girard de Roussillon date de 1150 au plus tôt, de 1180 au plus tard. C’est une chanson de dix mille vers de dix syllabes, écrite en un dialecte intermédiaire entre le français et le provençal[1]. Elle n’est qu’un remaniement d’une plus ancienne chanson perdue, et elle a été à son tour renouvelée en vers et en prose au XIVe siècle et au XVe siècle ; mais nous pouvons sans dommage négliger ici ces répliques tardives et nous en tenir à une analyse du vieux poème du XIIe siècle.

Il raconte les longs démêlés qui opposèrent un roi de France, appelé Charles, à l’un de ses vassaux, Girard de Roussillon. Les possessions de Girard sont immenses : le roi tient le Nord de la France, son adversaire la Bourgogne et toutes les terres au Sud de la Loire ; quand leurs armées se rencontrent, ce sont les deux moitiés de la France qui se heurtent.

Leur haine naquit d’une rivalité d’amour. Les Sarrasins menacent Rome : l’empereur de Constantinople, de qui Rome dépend, ne peut venir à son secours, occupé qu’il est par des guerres en Orient. Il se tourne vers les deux puissans seigneurs qui se partagent le territoire de la France, le roi et Girard de Roussillon ; s’ils délivrent la ville de saint Pierre, il leur donnera une belle récompense : ses deux îles, Berte et Elissent. Le roi et Girard acceptent, combattent les Sarrasins et les chassent. Alors, Girard, accompagné du pape et d’une troupe nombreuse, va à Constantinople chercher les deux princesses. L’empereur les donne à ses champions ; il est convenu, par un accord solennel, que l’aînée, Berte, est fiancée au roi, la cadette, Elissent, à Girard.

Tandis que le pape et Girard, escortant les princesses, reviennent de Constantinople à petites journées, des messagers ont pris les devans pour annoncer au roi Charles, resté en France, le succès de l’ambassade : « Ils t’ont donné l’aînée ; à Girard la cadette ; et, si l’aînée est belle, la cadette l’est plus encore. L’homme le plus farouche, le plus triste, ne peut la regarder que son cœur ne s’apaise. — Je choisirai la meilleure, » dit Charles ; et, sans plus tarder, il monta à cheval ; dès ce moment il désira la fiancée de Girard.

Venu à Bénévent, le roi y trouva le cortège. Les deux jeunes filles étaient assises l’une auprès de l’autre dans le cloître, quand il entra. A sa vue, Berte prit peur ; Elissent, la fiancée de Girard, se leva, rougit, et s’inclina profondément. Charles la prit, l’embrassa une fois et l’assit près de lui. Il eut le cœur touché de sa beauté, et rit. « Sire, dit l’abbé de Saint-Denis, cette autre est ta femme, tu es engagé avec elle ; nous l’avons juré dans son pays. — Par mon chef, dit Charles, c’est moi qui décide. Si là-bas Girard a fait les parts, ici je choisis. » Et l’abbé répondit : « Sire, vous avez dit une malheureuse parole (§ 24). »

Malheureuse, en effet, car c’est elle qui allumera entre Girard et lui des guerres sans fin. Girard a appris l’offense que le roi lui fait. Il veut le défier sur l’heure ; le pape et les barons tentent de le calmer, et, durant ce débat, Berte, délaissée par le roi, s’assied sous un olivier et pleure : « Chétive ! dit-elle, maudite soit de Dieu la mer, et la nef qui m’a fait aborder en ce pays ! Mieux aimerais-je être morte là-bas que vivre ici ! »

Le roi s’obstine dans son caprice, Girard dans son droit. Le pape propose pourtant un accord : que Girard cède à son rival la princesse qu’il convoite ; mais qu’en retour le roi le tienne désormais quitte de son fief, en sorte que Girard cessera d’être son vassal. Girard proteste d’abord qu’une telle convention serait une honte pour lui ; peu à peu, sur les prières du pape et des barons, qui prévoient les horreurs de la guerre, il en accepte l’idée. Il veut seulement éprouver d’abord Elissent, cette princesse qui était, qui est encore sa fiancée. Il la prend à part devant deux témoins et lui dit : « Qui préférez-vous, damoiselle, moi ou ce roi ? — Si Dieu m’aide, cher seigneur, j’aime mieux toi. » Il répond : « Si vous m’aviez dit un mot orgueilleux ou déplacé, jamais ce roi ne vous tiendrait à ses côtés. Or prends-le, damoiselle, je te l’abandonne ; et je prendrai ta sœur pour l’amour de toi. »

L’accord est donc conclu. Il fut juré que jamais il ne serait reproché à Girard comme une honte. Girard est relevé de son hommage. Cependant le roi demande une concession légère : il ne prétend plus rien sur les fiefs de son rival ; il voudrait pourtant conserver le droit de chasser dans le bois et dans la plaine qui avoisinent le château de Roussi lion, près de Châtillon-sur-Seine. Girard y consent. Alors le pape mena vers Girard la princesse Berte, devant toute la baronie assemblée. « Elle se jeta aux pieds de Girard et lui baisa le soulier. Le comte la releva, la prit entre ses bras, et la colère qu’il avait au cœur s’éteignit. Il l’épousa et, par la suite, il eut d’elle bon service et douce consolation et devint si humble de cœur qu’il demeura fermé à orgueil et à malice. Plus il la connut et plus il l’aima. » Cependant le roi épousait Elissent ; les deux rivaux réconciliés rentrèrent en France avec leurs femmes.

Au jour où ils se séparèrent pour rentrer chacun dans son château, Girard prit à part la reine Elissent, sous un arbre. Avec lui, il mena deux comtes et Berte, sa femme : « Femme de roi, dit-il, que pensez-vous de l’échange que j’ai fait de vous ? Je sais bien que vous me tenez pour méprisable. — Non, seigneur, mais pour homme de valeur et de prix. Vous m’avez faite reine, et ma sœur, vous l’avez épousée pour l’amour de moi. Ecoutez-moi, vous, comtes Bertolai et Gervais, et vous, ma chère sœur, recevez-en la confidence, et vous, surtout, Jésus, mon rédempteur : je vous prends pour garans et témoins que par cet anneau je donne à jamais mon amour au duc Girard. Je lui donne de mon oscle la fleur, parce que je l’aime plus que mon père et plus que mon mari ; et, le voyant partir, je ne puis me défendre de pleurer. » « Dès ce moment, ajoute le poète, dura toujours l’amour de Girard et d’Elissent, pur de tout reproche, sans qu’il y eût entre eux autre chose que bon vouloir et entente cachée. Et pourtant, Charles en conçut une telle jalousie que, pour un autre grief dont il chargea le duc, il se montra farouche et irrité. Ils en firent bataille par les plaines herbues… (§ 38). »

Le roi Charles est plein de rancune. Girard l’a tenu trop serré, quand il a exigé d’être relevé de l’hommage. Du moins Charles, on se le rappelle, a eu cette précaution de se réserver un droit de chasse aux abords du château de Roussillon. Un jour donc, sous prétexte d’exercer ce droit, venant de Cologne, il traverse les Ardennes et l’Argonne, accompagné d’une troupe redoutable, et vient camper près de Châtillon-sur-Seine, devant le château de Girard. A voir Roussillon si fort et si beau, il le convoite : il somme son ancien vassal de le lui rendre, offrant pourtant de lui en laisser la jouissance. Girard refuse, et c’est le commencement de leurs luttes. Charles tient le siège tout un été, sans succès ; mais un traître lui ouvre de nuit les portes du château. Girard, réveillé par les agresseurs, n’a que le temps de s’armer et de s’enfuir par une poterne basse dans les ténèbres. Poursuivi, blessé, il échappe et s’enferme dans Avignon (§ 70).

Il possède trois cents autres châteaux et trente cités seigneuriales ; il peut donc soutenir la guerre. Mais il ne daigne pas encore convoquer tous ses vassaux ; il se Rome à rassembler 25 000 hommes et marche avec eux vers Roussillon. Il vainc le roi à Belfau (§ 79) et à Fierenause (§ 87), lieux qu’on ne sait pas identifier, mais que le poète se représente comme proches de Châtillon ; il reconquiert son cher château, tandis que le roi, irrité, se retire à Orléans, où il rassemble 100 000 boucliers. Girard cède aux conseils de modération de ses barons : il envoie le plus sage d’entre eux, son jeune neveu Foulques, offrir un accord à Charles. Mais Charles répugne à traiter avec son ancien homme lige, aujourd’hui son vainqueur. C’est alors, au cours du long débat qui s’engage devant le roi, que le poète introduit[2]ce personnage, important pour la suite de l’action, le duc Thierry d’Ascagne (§ 111).

Thierry d’Ascagne, beau-frère du roi, est un vieillard centenaire, qui a des griefs anciens et graves contre la parenté de Girard : jadis le père de Girard, Drogon, et son oncle Odilon, l’ayant vaincu, l’ont dépouillé de sa terre, l’ont chassé en exil, où il a sept ans vécu misérable. Maintenant, revenu à, la cour du roi, il hait toujours Drogon, Girard et son lignage ; pourtant, parce qu’il a le cœur haut et juste, il conseille au roi de cesser la guerre.

Le roi dit en sa colère :


Voyez-vous par ces prés cette forêt de lances, ces hauberts ? Avec tout cela je ferai à Girard deuil et tourment. Ne croyez pas que je lui laisse sa terre ! Je ne laisserai subsister ville sur sol ni arbre fruitier que je ne déracine…


Et Thierry répondit :


Roi, Dieu t’a rendu fou !… Ce n’est pas que je veuille du bien à Girard : son père Drogon et son oncle, le comte Odilon, m’enlevèrent jadis ma terre ; sept ans j’ai été proscrit, vivant dans les bois épais, travaillant de mes mains pour vivre, quand le roi Charles m’en tira par sa merci… Mais, pour nul ennemi que j’aie, je ne dois commettre de félonie ou hésiter devant le droit, car quiconque fausse le droit est un traître, et la cour où il est tombe en interdit. C’est pour toi, Charles, que je le dis, toi qui repousses le droit, toi qui écoutes et regardes et ne vois rien, non plus que les Juifs ne voyaient le Messie qu’ils crucifièrent !


Malgré ces conseils du vieil ennemi de Girard, le roi garde sa colère. Alors le messager Foulques convient au nom de Girard que les deux adversaires videront leur querelle par bataille en tel lieu désigné, à tel jour. Le lieu choisi est la plaine de Valbeton, là où coule la rivière d’Arsen (§ 126). Celui des deux ennemis qui sera vaincu prendra le bourdon du pèlerin et s’exilera outremer.

Au jour dit, Charles et Girard, à la tête de deux armées puissantes, se rencontrent à Valbeton, et cette bataille, que le poète a décrite avec fougue, était illustre au moyen âge à l’égal de celles des Aliscamps, d’Origny et d’Aspremont. Le vieux Thierry d’Ascagne, celui même qui tout à l’heure conseillait la paix au roi, y tue de sa main son ennemi Drogon, père de Girard, et blesse mortellement Odilon, oncle de Girard. La bataille dura tout un long jour de mai, et resta indécise : car, le soir, par un miracle de Dieu, un orage éclata, fort, fier et horrible ; des flammes descendirent du ciel pour s’abattre sur le gonfanon du roi et sur le gonfanon de Girard : les deux enseignes tombèrent en charbon. A la vue de ces signes que Dieu leur manifeste, les combattans se troublent, arrêtent la lutte ; toute la nuit, ils gardèrent les hauberts endossés (§ 169).

Le roi envoie deux messagers à Girard pour lui offrir une entente. Girard hésite. Il n’a pas été vaincu, il se rappelle les outrages qu’il a subis, et comment c’est le roi qui a repoussé naguère son message de paix et qui a voulu cette bataille ; surtout, son père Drogon vient d’être tué par le duc Thierry d’Ascagne, son oncle Odilon se meurt, frappé par le même Thierry. Que faire ? Sur l’avis de l’un de ses barons, il va trouver son oncle Odilon, qui est couché dans une tente, et qui, sentant la mort venir, attend qu’on lui apporte, pour la revêtir comme son dernier vêtement, la robe des moines de saint Benoît. Girard demande conseil au moribond : « Beau neveu, répond-il, fais accord avec le roi, de bonne grâce, sans débat. — Moi ! comment pourrais-je aimer un roi aussi félon, quand il a pris pour conseiller Thierry d’Ascagne, qui a tué mon père, et qui t’a tué aussi ? Jamais je ne ferai hommage à Charles de rien qui soit mien, à moins qu’il me fasse de bonnes conditions et qu’il chasse Thierry de son royaume. — Je ne te ferai pas un long sermon, dit le mourant… Tu as peu de sens et le jugement fou. Depuis que Dieu mis en croix reçut le martyre, on n’a point vu si grand malheur arriver par un homme, ni journée plus meurtrière. Tu en as sur la conscience un péché plus grand qu’on ne pourrait le conter, qu’un clerc ne saurait l’écrire. Fais accord avec le roi… Maintenant, vous ne m’entendrez plus parler sur ce sujet. Je désire l’habit de l’ordre de saint Benoît (§ 177). »

Girard n’ose plus refuser la paix ; mais il y met une condition : c’est que le meurtrier de son père et de son oncle, Thierry d’Ascagne, en sera exclu et qu’il partira pour l’exil. Charles s’y refuse d’abord, ne voulant pas sacrifier son vieux compagnon. Et Thierry s’écrie : « Ne plaise à Dieu que personne fasse guerre à cause de moi ! Il y a cent ans que je suis né et plus, je crois ; j’ai le poil blanc comme neige. Chassé de France à grand tort, j’ai traversé la mer et sept ans je suis resté en exil. J’y retournerai, avec la permission du roi, lui laissant mes trois fils, Aymon, Aimeri, Audefroi. Quand Girard sera réconcilié avec Charles, vous, mes amis et seigneurs, priez-le pour moi, car je veux me mettre entièrement à sa merci. » Alors la paix fut conclue. L’exil de Thierry fut fixé à cinq ans, moyennant quoi Girard se mit aux pieds du roi, jura son hommage, renonça à toute rancune et donna à Charles le baiser de paix (§ 187).

Girard retourna à Roussillon « et fit faire je ne sais combien de moutiers, qu’il remplit de moines et de reliques. » Pendant ces cinq années, il redevient l’ami du roi, l’aide dans ses guerres contre les Sarrasins, contre Raimbaut le Frison et d’autres ennemis. Ainsi dura bien leur entente soixante mois. Le terme arrive enfin de l’exil de Thierry. Il rentre à la cour de Charles, avec la permission de Girard, qui lui pardonne ses torts anciens. Il rentre, et les vieilles discordes se réveillent.

Girard, en effet, a pardonné ; mais non les autres membres de son lignage. Ses cousins, Boson d’Escarpion et Seguin, fils d’Odilon, attirent dans une embuscade deux des fils de Thierry d’Ascagne, à Saint-Germain-des-Prés, et les tuent. Ils tuent aussi le vieux Thierry. Par là recommencèrent des guerres atroces (§ 212).

Girard n’était pour rien dans cette trahison ; mais le roi l’en rend responsable. Comme Girard s’est remis à la voie vers Roussillon pour s’y mettre en sûreté, Charles permet à ses ennemis de lui dresser sur sa route une embûche, qu’il évite, mais dont il garde rancune. Par représailles, un cousin de Girard, Fouchier, qui joue dans le poème un rôle d’enchanteur et de larron analogue à celui de Maugis d’Aigremont, s’en va de nuit piller le château royal. Excités par ces torts réciproques, Girard et Charles ne peuvent plus que reprendre leur guerre. Charles ordonne à son vassal de venir à sa cour se justifier par combat judiciaire du meurtre de Thierry ; Girard, qui se sait innocent, se refuse à cette exigence, et le roi envahit sa terre. « La haine dura vingt ans, jusqu’à ce que les jeunes hommes fussent devenus chenus. »

Les batailles succèdent aux batailles : Girard est défait à Verduneis (peut-être Verdonnet, canton de Laignes, arrondissement de Châtillon-sur-Seine, § 323) ; il est défait encore à Civaux-sur-la-Vienne (canton de Lussac, arrondissement de Montmorillon, village auprès duquel il y a de nombreux sarcophages de pierre, § 403) ; à Vaucouleurs enfin. Girard, toujours vaincu, est peu à peu abandonné de ses vassaux, les Bourguignons exceptés ; il n’a plus assez d’hommes pour les risquer en bataille rangée. Mais il harcèle le roi en des escarmouches, et, comme la desmesure s’est emparée de lui, il s’attire la colère de Dieu. C’est ainsi qu’ayant surpris cent royaux qui s’étaient réfugiés à l’abri d’une croix et qui demandaient grâce, Girard les massacra ; c’est ainsi que, mille chevaliers ayant fui dans un moutier, Girard les y brûla, avec l’abbé, les prieurs et les moines, sous les yeux de Charles (§ 114). Ces sacrilèges, Dieu les châtia.

Le roi Charles finit par acculer son adversaire dans son château de Roussillon. Longtemps il en fit le siège, sans réussir à l’enlever. Pour la seconde fois, une trahison Je lui livra ; il y mit le feu et Girard, tandis que son château flambait, s’enfuit dans la nuit, les pieds nus, en vêtemens de laine, sans chausses, revêtu seulement de son haubert. Il fuit jusqu’à Dijon. Il y rejoint sa femme Berte qui, elle aussi, est parvenue, protégée par Boson, à s’échapper du château (§ 433).

Pourtant il réussit à rassembler quelques troupes encore, à battre le roi sous les murs de Roussillon et à l’y enfermer. Profitant de ce succès, il envoie un moine à son ennemi pour lui proposer un accord : il consent maintenant à se justifier en cour de justice du meurtre de Thierry d’Ascagne. Mais le roi chasse honteusement le moine (§ 469). Alors, Girard se risque, contre le conseil de son neveu Foulques, à livrer dans la plaine sous Roussillon une bataille rangée, la dernière. Cette fois, il est vaincu sans espoir de revanche. Son plus fidèle parent, Foulques, est fait prisonnier ; Boson, le meurtrier de Thierry, est tué (§ 495). Lui, il réussit à fuir jusqu’à Besançon, où Berte le rejoint. Ses derniers compagnons l’abandonnent, ou sont tués, les uns après les autres, par des partis de royaux. Traqué comme une bête sauvage, n’ayant plus avec lui que sa femme Berte, il se réfugie dans la forêt d’Ardenne (§ 509).

Berte et Girard errent d’ermitage en ermitage par la forêt, jusqu’au jour où ils arrivent chez un vieil ermite, qui les remettra dans la voie du salut.


Dans une clairière de la forêt d’Ardenne, vers midi, ils trouvèrent le saint homme qui souffre pour Dieu. Il ne portait point de vêtemens tissés, mais une peau de chèvre, avec des haillons de laine sur l’échine ; il était prosterné à terre, les genoux et les coudes nus, et suppliait Marie-Madeleine de lui inspirer des prières salutaires. Le saint vieillard, quand il eut achevé sa prière, se tourna vers Girard de Roussillon, et s’avança, appuyé sur un bâton. « D’où êtes-vous, ami ? De quel pays ? » Girard lui raconte sa destinée et lui demande conseil. L’ermite le reçoit pour la nuit, l’endoctrine, lui donne une pénitence, et, le lendemain, au lever du jour, lui dit : « Ami, avez-vous droite croyance ? — Seigneur, je mets mon espérance en Dieu. — Renoncez-vous envers tous à la vengeance ? — Oui, seigneur ; honnis le roi… Jamais je ne prendrai pénitence jusqu’à ce que je lui aie fait voir la mort de près. Si jamais je puis porter lance et écu, je trouverai moyen de me venger de lui. » L’ermite dit : « Grand péché s’est emparé de toi. Comment penses-tu arriver jamais à te venger ? Quand tu étais un homme puissant, Charles t’a vaincu, c’est toi-même qui le dis. — Seigneur, dit Girard, je ne veux rien vous cacher… Lorsque Charles ira chasser dans les grands parcs, je sais bien les endroits où il tire à l’arc. Là je pense me mettre en embuscade et le tuer… » Quand l’ermite l’entendit, il s’irrita : « Je sais ce qui t’a fait tomber si bas ; c’est le même orgueil qui a précipité du ciel des anges de haute puissance. Tu étais un comte de grande valeur, et maintenant péché et orgueil t’ont si abattu que tu ne possèdes que les vêtemens que tu portes. Tu viens de m’avouer que, si tu peux jamais avoir cheval, lance et écu, tu occiras ton seigneur en un bois épais. C’est le démon qui le déçoit. J’ai peur qu’il te tue en telle disposition : alors il te possédera tout entier. » Quand Berte entendit le vieillard, elle se jeta à ses pieds et les lui baisa. Elle pleura longtemps, immobile : « Seigneur, pour Dieu, grâce pour ce malheureux ! » L’ermite la relève et lui dit : « Je ne sais rien vous dire de plus. Dieu vous soit en aide, car vous avez perdu ce monde et l’autre ! » « Ami, reprend-il, comment n’es-tu pas épouvanté ? En ta jeunesse tu as employé ta fleur à mal faire, et maintenant tu veux encore tuer ton droit seigneur… Sais-tu quelle justice on doit faire d’un traître ? On doit l’écarteler avec des chevaux, le brûler sur le bûcher, et là où sa cendre tombe, il ne croit plus d’herbe et le labour reste inutile ; les arbres, la verdure y dépérissent. » À ces mots, la dame ne peut s’empêcher de pleurer : « Girard, repentez-vous, dit-elle. Renoncez à toute rancune envers tout homme et particulièrement envers Charles, votre roi empereur. — Dame, dit Girard, je lui pardonne pour l’amour de Dieu. » Et l’ermite répond : « J’en rends grâces à Dieu (§ 517-20). »


Girard a consenti à tout ce que l’ermite a voulu. Le prud’homme en rit de joie. Il interdit à Girard l’usage du cheval et des armes jusqu’à un terme fixé, alors qu’il aura fait pénitence pour ses péchés ; et il lui donne part, tant qu’il vivra, en ses bonnes œuvres. En partant, Girard pleura ; l’ermite lit sur les misérables le signe de la croix, les bénit et leur enseigna la route par la forêt antique. Avant qu’ils en fussent sortis, des marchands qu’ils rencontrèrent leur apprirent comment le roi avait envoyé jusque dans les pays lointains des messagers pour ordonner de tuer Girard de Roussillon. Berte s’épouvante : « Girard de Roussillon est mort, s’écrie-t-elle, je l’ai vu mettre dans la terre. — Dieu en soit loué ! » répondent les marchands, car il faisait toujours la guerre et par lui nous avons souffert bien des maux. » Girard les entend et s’irrite ; s’il avait eu son épée, il en aurait frappé l’un d’eux. Béni soit le saint ermite qui lui a interdit de porter des armes !

Les deux fugitifs se traînent ainsi de gîte en gîte ; ils traversent des pays désolés par la guerre, où ils entendent des veuves et des orphelins maudire Girard de Roussillon. Mais Berte réconforte le vaincu : « Seigneur, laisse les regrets. De tout temps tu as été orgueilleux, guerroyeur et acharné pour tes intérêts. Tu as tué plus d’hommes que tu ne saurais le dire et tu as appauvri leurs enfans. Voilà que Dieu te prend en justice, le vrai justicier. Souviens-toi du prud’homme du bois de chênes, qui t’a donné pour pénitence de supporter le malheur… » Girard tombe malade chez un homme riche, au cœur dur, qui, la nuit de Noël, le chasse, lui permettant à peine de s’abriter sous la voûte d’un cellier. Il erre jusqu’en Allemagne. Enfin, dans une forêt, il s’engage à deux charbonniers pour leur servir de portefaix. Désormais, venu à la ville voisine, Aurillac sous Troïlon ( ? ), il gagne son pain à vendre du charbon. Berte devient couturière, et tous deux vivent ainsi pendant vingt-deux ans, apaisés (§ 535).

Mais un jour le souvenir de son passé chevaleresque, brusquement réveillé en son cœur, rejette Girard dans le « siècle. » Aux environs, des seigneurs donnaient une fête ; confondus parmi les vilains, le charbonnier et la couturière regardaient la quintaine et les jeux des chevaliers. « Berte vit les vassaux jouter, et il lui souvint de jadis, de la vie de Girard, qui, lui aussi, avait coutume de prendre part à ces jeux. Elle en eut telle douleur que pour un peu son cœur se serait fondu. » Et (comme elle tenait son mari, à l’écart, entre ses bras), ses larmes tombèrent sur la barbe de Girard. Le comte crut qu’elle pleurait du regret de partager sa vie misérable et lui dit : « Dame, je sais maintenant que tu es malheureuse d’être avec moi. Va-t’en en France, dame, dès maintenant. Je te jurerai sur les saints que jamais plus tu ne me verras, ni toi, ni tes parens. — J’entends là, dit Berte, des paroles d’enfant. Seigneur, pourquoi parlez-vous si méchamment ? Ne plaise à Dieu le tout-puissant que je vous abandonne de ma vie ! » Et le comte la baisa. « Seigneur, reprit-elle, si vous écoutiez mon conseil, nous retournerions en France, où vous fûtes élevé. Voilà vingt-deux ans que vous en êtes sorti, et vous êtes rompu par la peine. Si vous pouvez trouver la reine, à qui vous lûtes jadis fiancé, Charles son mari ne sera pas assez félon pour qu’elle ne trouve le moyen de ménager un accord qui vous sauvera. » Girard répondit : « C’est bien parlé ; j’irai en France ; je suis prêt. »

Le poète ne nous avait plus parlé de la reine Elissent[3]depuis l’heure où, prenant congé de Girard, elle lui avait laissé son anneau en gage de l’amour qu’elle lui gardait. Le temps est venu où elle lui montrera qu’elle lui a conservé fidèlement son « tendre vouloir. »

Girard, déguisé en pèlerin, arrive avec Berte à Orléans, où séjournent le roi et la reine ; chacun en France le croit mort depuis des années. La nuit du vendredi saint, comme la reine Elissent est venue à l’église Sainte-Croix, et qu’elle prie sous une voûte, devant un autel faiblement éclairé, le pèlerin se glisse près d’elle : « Dame, pour l’amour de Dieu qui fait des miracles, et pour l’amour des saints que tu as requis, et pour l’amour de ce Girard qui te fut fiancé, dame, je te crie merci afin que tu me viennes en aide ! » La reine lui dit : « Brave homme, que savez-vous de Girard ? Qu’est-il devenu ? — Dame, si vous voyiez ici le comte Girard, dites-moi, reine, que feriez-vous ? » Elle répond : « Brave homme, vous faites grand péché en me conjurant par ce nom. Je voudrais avoir donné trente cités pour que le comte fût vivant et qu’il eût paix, et toute la terre dont il a été dépouillé. » Alors Girard se rapprocha d’elle, lui donna l’anneau et dit : « Voyez, je suis ce Girard dont vous parlez ! » Et quand elle eut pris l’anneau, elle le reconnut bien ; il n’y eut vendredi saint qui tînt ; sur l’heure Girard fut sept fois baisé.

Elle veille à la sûreté du pèlerin en attendant qu’elle obtienne sa grâce du roi, et, trois jours après, au jour de Pâques, elle requiert de Charles qu’il pardonne enfin à Girard de Roussillon. Charles y consent : Girard n’est-il pas mort depuis des années ? Il pardonne donc, à contre-cœur, devant tous ses barons. Elissent lui baisa la bouche et le visage, puis envoya chercher le pèlerin et sa femme. Mais quand le roi eut reconnu Girard et Berte, il devint noir de colère. Il maudit, au nom de Dieu, le pardon qu’il avait accordé.

Sa haine s’est réveillée ; pourtant il est lié par les paroles de rémission qu’il a prononcées. La reine Elissent conjure les dangers qui menacent sa sœur et son ami. Tandis que les ennemis de Girard, soutenus par Charles, dressent contre lui de nouveaux pièges, Girard, grâce à l’appui et aux richesses que lui donne Elissent, rentre dans son château de Roussillon, où il est reçu à grande joie. Son cousin, Foulques, que ses ennemis tenaient en captivité depuis vingt-deux ans, est aussi délivré grâce à la reine et mène ses troupes au secours du comte. Les hostilités reprennent ; mais bientôt, par l’entremise d’Elissent, une trêve est jurée pour sept ans entre les deux adversaires (§ 607).

Pendant ces sept ans, Girard et Berte eurent deux fils ; mais ils ne jouirent pas de l’aîné, qui mourut petit. C’est aussi durant cette trêve qu’ils fondèrent, à Vézelay, une abbaye, pour y recevoir les reliques de sainte Marie-Madeleine : « La comtesse a pour la Madeleine tant d’amour et de dévotion que, de son vivant, Dieu fit de grands miracles » (§ 613), et, par exemple, il permit à Girard de découvrir, sous les arènes d’Autun, un grand trésor, jadis amassé par les Sarrasins. Girard en abandonne une grande part au roi et à la reine, ce qui achève d’apaiser son ennemi. Ils sont près de conclure une paix durable, et le pape, venu en France, y travaille ; mais les parens et les barons de Thierry d’Ascagne s’y opposent, et entraînent Charles, contre son cœur, dans une guerre nouvelle. Le roi fait dresser son camp dans cette même plaine entre Châtillon et Roussillon où, si souvent déjà, il a combattu. Girard, de son côté, a rassemblé une armée puissante. Il ne désire que la paix : pourtant, lorsqu’il voit réunis ces beaux chevaliers qui vont combattre les royaux, soudain, par un dernier et sublime revirement, le vieil homme se réveille en lui. L’ancien charbonnier redevient le duc Girard de Roussillon, plein d’orgueil et de démesure. Mais Dieu va encore une fois le châtier.


Lorsqu’il eut harangué ses barons, qu’il les eut baisés et remerciés, Girard monta au château, plein d’allégresse. Il s’est appuyé sur la fenêtre de la grande salle. Il regarde au-dessous de lui par les prés. Il voit tant de tentes dressées, tant de francs chevaliers bien hébergés ! Les armes étincelaient, les gonfanons déployés ondulaient au vent. « Ah ! s’écria-t-il, vallée de Roussillon, si longue et si large, où j’ai vu tant de chevaliers qui sont morts, auxquels leurs fils ont succédé, belle vallée, comme je vous vois aujourd’hui brillante ! Vous êtes le plus beau des trésors ! Il faudrait avoir le cœur bien bas pour se résigner à vivre loin d’un tel baronage ! Ce n’est pas de mon plein gré que je m’en séparerai, maintenant que je l’ai recouvré. Peu s’en est fallu que les menteurs tonsurés ne m’aient assoti par leurs sermons ! » À ce moment, il vit venir à lui son fils (le dernier survivant), qu’il aimait avec tendresse. Il était blond, et portait un bliaut neuf, de soie. Il n’avait encore que cinq ans. Jamais on ne vit plus bel enfant. Le comte le prit et le baisa. Il le portait entre ses bras, et jura Dieu et ses vertus que jamais à nul jour l’enfant ne serait déshérité. « et celui qui augure qu’il sera moine, dit-il, est un homme mauvais. J’aime les chevaliers, je les ai toujours aimés, et, si longtemps que je vive, c’est par leurs conseils que j’agirai… Trop longtemps je me suis humilié : désormais on ne me verra plus faire d’avances à mes ennemis : au contraire, je les écraserai. » Il se réjouissait à la vue de son fils ; il ne savait pas quel malheur l’attendait.

Il y avait là un baron, Gui de Risnel, que Girard tenait pour le plus fidèle de ses hommes. Il eut peur de voir la guerre recommencer… Il promit à l’enfant un oiseau d’or, le prit entre ses bras sous son manteau, le porta dans un verger sous un arbre, lui étendit le cou comme à un agneau et lui trancha la gorge. Il le jeta, une fois mort, dans le puits de pierre, monta à cheval et partit au galop. Une fois sorti, il s’arrêta sous un orme, et s’écria : « Ah ! traître et félon que je suis, pire que Caïn, qui tua Abel ! Pour l’enfant, je livrerai mon corps à la mort. » Il descendit de cheval sous le donjon de Roussillon, devant la grande salle, et trouva le duc Girard dans la chambre, près de la cheminée. Il lui tendit son épée par la poignée, et lui rapporta de quelle façon il avait tué de ses mains le damoisel.

Le jour s’en allait, c’était le soir, et le lendemain Girard devait se mettre en marche avec son armée, qui lui tend Pépée par la poignée : « Comte, fais de moi justice à ton plaisir. J’aime mieux mourir pendu ou brûlé que de voir recommencer cette guerre. » Le comte dit : « Fuis, traître, je ne puis endurer de te voir… ; Or la comtesse Berte entra pour se coucher. Elle vit le duc triste et sombre : « Seigneur, tu n’es pas ainsi d’ordinaire. — Dame, promets-moi une chose. — Tout ce que tu veux, soigneur, mais dis-moi la vérité. — Ne laisse pas paraître ta douleur pour ton fils : il est couché mort dans le puits de pierre. Fais-le retirer et porter au moutier. » Berte ne put supporter cette nouvelle ; elle s’évanouit. Le comte la releva, la fît asseoir : « Puisque Dieu n’a pas voulu laisser vivre notre fils, faisons de Dieu, s’il lui plaît, notre héritier. Mieux vaut lui donner que garder à notre profit. — Dieu t’en donne le pouvoir et le loisir ! » répondit la comtesse.


Le lendemain, Girard combat le roi et le vainc : Charles est même un instant fait prisonnier, puis relâché par la magnanimité de ses ennemis. Il rentre à son camp, irrité. Le pape lui prêche la paix, promettant que Girard et son allié Foulques donneront vingt chariots chargés de leur avoir pour réparer les moutiers qui ont été brûlés et qu’avec les terres allodiales qu’ils ont en toute franchise, ils feront vingt abbayes pour le salut de ceux qui sont morts par le glaive.

Alors Girard et toutes ses troupes, barons, comtes et riches chasés, s’avancèrent vers le roi, à pied et déchaux. Girard et Foulques, devant les autres, allèrent vers lui. Girard lui rend son épée par le pommeau doré, puis Foulques. Ils lui font hommage et féauté, et le roi leur rend leurs fiefs à titre de biens héréditaires. Puis, ils s’humilièrent devant les fils de Thierry d’Ascagne et leur firent tous les hommages que ceux-ci voulurent. Le pape déclara séparé de Dieu quiconque recommencerait la querelle. Alors l’ost se dispersa, Le roi retint Girard auprès de lui et l’emmena à sa cour, à Reims.

Quand Girard fut allé en France, la comtesse, pour l’âme de son fils, se mit à donner largement de son avoir. Puis, pleine d’espérance, elle se rendit à Vézelay. Elle fit construire et enrichit de son mieux le moutier de sainte Madeleine. La pauvre gent du royaume s’y rendit, à cause des grandes charités qu’elle accomplissait. Dieu, connaissant la pureté de son cœur, lui montra par des signes apparens qu’elle ne devait pas se décourager de le servir et de l’aimer, car il lui en savait gré. Un jour, elle vit un pèlerin qui ne cessait de travailler à construire le moutier, portant de la pierre, du mortier, de l’eau dans des baquets (plus tard on reconnaîtra en ce pèlerin inconnu un ancien compagnon de guerre de Girard). Elle obtient de lui de l’aider dans sa tâche, à l’insu de tous : chaque nuit, menant avec elle son chapelain, elle va le retrouver. Ensemble ils montent du sable du bas de la colline. Ils faisaient ce métier depuis plus d’un mois quand un homme de Girard, qui avait vu Berte s’en aller ainsi, à minuit, vers la maison du pèlerin, s’en fut à la cour du roi et dit à Girard qu’en son absence la comtesse s’était éprise de cet inconnu. Le comte se mit en embuscade, une nuit, près de la maison du pèlerin. Il le vit sortir avec Berte, tous deux suivis du chapelain. Berte et le pèlerin portaient un sac suspendu à une perche. Une lueur plus vive que celle d’une torche descendait du ciel sur la comtesse. Girard vit l’étranger remplir de sable le sac qu’elle lui tendait agenouillée. Puis tous deux se mirent en route, gravissant la colline. Le sac était grand et le sable lourd. Le pèlerin marchait derrière, la comtesse allait devant à petits pas. Elle buta et tomba en avant contre le sol. Mais la perche qui supportait le sac resta droite en l’air. Girard courut vers Berte pour la relever, disant : « Misérable que je suis ! Comtesse, amie, comme ton cœur est pur ! Tu t’es abîmé le visage et le front. — Non, seigneur, Dieu merci ! » Le comte prit la perche par derrière, elle par devant, jusqu’à ce qu’ils fussent entrés au moutier. Une lumière resplendissante les environnait.

Le lendemain, en reconnaissance de ce miracle et de l’ancien miracle de la bataille de Valbeton, où Dieu avait brûlé son gonfanon, Girard, sur le conseil de Berte et de ses hommes, légua à son cousin Foulques la plus grande part de ses terres ; le reste, tous ses alleux francs, il les abandonna à Dieu : « Pour mon soigneur Charles prieront de nombreux moines. Je fonderai treize moutiers ; en chacun il y aura un abbé ou un prieur. Dans la vallée de Roussillon, où coule la Seine, là sera enseveli notre fils, et nous auprès… Comme le dit la loi du Rédempteur, Notre Seigneur laisse monter le pécheur aussi haut que le mont Liban, puis il descend aussi vite qu’un oiseau descend du ciel (§ 673). »

Les guerres sont finies ; les œuvres sont commencées (§ 674). Ainsi se termine la chanson de Girart de Roussillon.


II

Girard de Roussillon, ce héros de roman, fut d’abord un homme de chair et d’os. Il n’est autre que le comte Gerardus, qui fut régent du royaume de Provence au temps de Charles le Chauve. Cette identité est si évidente qu’elle fut reconnue d’emblée, dès le XVIe siècle, par les plus anciens historiens de l’époque carolingienne. Depuis, elle n’a été contestée qu’un instant, par un érudit qui a bien vite reconnu que ses doutes n’étaient pas fondés. Elle ne sera jamais plus contestée par personne.

Comme ce comte Girard a rempli de hautes fonctions, nous possédons sur lui des témoignages en nombre, qui nous permettent, par une fortune rare, de voir à plein « le même personnage sous ses deux aspects, l’aspect historique et l’aspect légendaire. » De plus, sa biographie a été décrite par M. Auguste Longnon dans un mémoire qui est un chef-d’œuvre d’information et de critique, complétée par M. Paul Meyer, enrichie encore et replacée dans l’histoire générale du temps par les travaux de M. René Poupardin[4]. L’occasion est donc ici excellente de comparer l’histoire à la légende. Je retracerai rapidement, d’après ces historiens, la vie réelle du comte Girard ; puis je rechercherai en quelle mesure elle concorde avec sa vie légendaire, et quelle explication l’on peut proposer de ces concordances. Comment les jongleurs presque illettrés du XIIe siècle ont-ils pu connaître des faits historiques du IXe ? et le nom même de cet homme mort depuis trois cents ans ? D’où leur a pu venir le pouvoir et le goût de s’intéresser à ce passé lointain ? Il faut, nous dit-on, qu’une tradition poétique ininterrompue leur ait transmis le souvenir de Girard et de ses exploits ; il faut que ce personnage ait été célébré par des aèdes de son vivant même, ou dès le lendemain de sa mort, en des chants épiques, et que notre poème du XIIe siècle ne soit qu’un renouvellement tardif de ces « cantilènes » ou de ces « chants lyrico-épiques » du IXe et du Xe siècle. C’est la thèse que soutenait déjà Fauriel et que, depuis, tous les critiques, sauf M. Paul Meyer, ont adoptée[5].

Voici donc les traits essentiels de la biographie du comte Girard.

Il était d’origine alsacienne ; son père, le comte Leuthard, avait été l’un des fidèles de Louis le Pieux, alors roi d’Aquitaine, et pourvu par lui en 801 du comté de Fezensac. À cette date de 801, Girard était né déjà, car il paraît dès 819 dans des chartes comme marié à une femme nommée Berte. Dès 819 aussi, il possédait des biens dans le pays d’Avallon, et il y acquit, avant 840, le domaine de Vézelay. En 836, il semble avoir exercé quelque temps des fonctions de missus en Italie. De 837 à 840, il fut pourvu de l’office de comte de Paris[6], qu’il perdit en 841, peu après l’avènement de Charles le Chauve : car, ayant passé alors au parti de l’empereur Lothaire, il coupa les ponts sur la Seine pour faire obstacle à Charles le Chauve, qui revenait alors d’une expédition en Aquitaine. Cette équipée lui fit perdre le comté de Paris ; on ne sait s’il prit part à la bataille de Fontenay en 841 ; toujours est-il qu’il s’attacha désormais à la fortune de l’empereur Lothaire et que sa vie politique se déroule hors du royaume de Charles le Chauve : en 842, Lothaire le nomma, semble-t-il, comte du palais, et « dès 840, il l’investit d’une certaine autorité dans la partie méridionale de ses Etats. »

C’est là, en Bourgogne et en Provence, qu’il devait, à partir de 852 et jusqu’à sa mort, jouer un grand rôle public.

En effet, dès 852, il devint, avec le titre de marchio, gouverneur du duché de Lyon, qui comprenait en Bourgogne les territoires de Lyon et de Vienne ; en 800, à la mort de Lothaire, il reçut la tutelle du plus jeune des fils de celui-ci, Charles, roi de Provence. Charles de Provence était un enfant épileptique : sous son nom, le roi restant en perpétuel état de maladie et d’enfance, Girard administra le pays, ou plutôt, il y régna.

En 859-860, des pirates danois s’établirent dans la Camargue, d’où ils remontèrent le Rhône, s’avançant jusqu’à l’Isère, puisqu’ils ont pillé Saint-Barnard de Romans. Girard les vainquit, les chassa de Provence, et nous avons une lettre ou Loup de Ferrières le félicite de ses victoires.

C’est vers cette date de 860 qu’il fonda, de concert avec sa femme Berte, le monastère de Vézelay et celui de Pothières.

En 861, Charles le Chauve eut la velléité de déposséder Charles de Provence. Accompagné de la reine Ermentrude, il dirigea son armée vers la Bourgogne. Le 14 septembre, il était à Auxerre, le 11 octobre à Verzé, près de Mâcon ; le 4 décembre, il était à Beaune, déjà sur la voie du retour, renonçant à son projet d’agression. Que s’était-il passé durant ces trois mois ? Nous n’avons que cette phrase unique des Annales Bertiniani : « Le roi Charles, accompagné de sa femme, s’avance en Bourgogne jusqu’à Mâcon ; là, ses affaires ayant mal tourné, après avoir ravagé le pays, il regagna le palais de Ponthion. » Ces expressions, comme on l’a récemment supposé, sont-elles des euphémismes qui dissimulent une terrible défaite subie par Charles le Chauve ? Nous pouvons le croire. Ou Charles revint-il pour avoir rencontré des difficultés d’un autre ordre, sans même avoir livré la moindre bataille ? Nous pouvons le croire aussi bien. S’il y a eu bataille, est-ce Girard qui lui fit échec ? Il se peut ; nous n’en savons rien.

Tout ce que nous savons, c’est que, quelques mois plus tôt ou plus tard[7], Girard apprit par ouï-dire que Charles méditait de s’emparer des monastères fondés par lui, Girard, de Pothières et de Vézelay. Il s’en plaignit par lettre à l’archevêque Hincmar, conseiller de Charles, et l’avertit que, par représailles, il serait obligé, à contre-cœur, de confisquer les biens que les sujets du roi possédaient en Provence ; il semble que les choses en soient restées là[8].

Charles de Provence étant mort en 863, Girard continua, sous le roi de Lorraine Lothaire II, à gouverner jusqu’en 870 le Viennois.

En 868, Je roi confirme les donations faites par Girard et Berte à l’abbaye de Vézelay et qualifie en cet acte le comte Girard de carissimus valdeque amantissimus nobis.

Après la mort de Lothaire (8 août 869), ses deux oncles, Louis le Germanique et Charles le Chauve, se partagèrent son héritage. Charles se dirigea vers la Provence pour l’occuper : mais il rencontra de l’opposition de la part du comte Girard. Néanmoins, « la résistance ne fut pas de longue durée, et, quelle qu’elle ait été, Girard n’en eut pas le mérite. » Les Annales Bartiniani nous disent, en effet : « Charles, venant de Lyon, s’avança pour l’assiéger contre Vienne, où se trouvait Berte, femme de Girard ; Girard était alors dans un autre château. Au cours du siège, le roi dévasta les pays d’alentour. Il se concilia habilement une grande partie des défenseurs de Vienne ; s’en étant aperçue, Berte fit savoir à Girard ce qui se passait ; Girard vint donc rendre à Charles la ville, où le roi entra la veille de Noël et où il célébra la Nativité (25 décembre 870). » Girard donna des otages et, dans les premiers jours de l’année 871, « sur trois vaisseaux fournis par le roi, il descendit le Rhône avec sa femme Berte. »

Il mourut, peut-être à Avignon, entre le 5 mars 877 et le 5 mars 879.

On le voit, il est assuré que ce personnage est le même que le Girard épique. Le Girard épique est caractérisé par ces trois traits, entre beaucoup d’autres : il combat un roi de France que le poète appelle à l’ordinaire Charles tout court, dix fois Charles Martel, mais une fois (§ 636) Charles le Chauve ; — sa femme s’appelait Berte ; — il est le fondateur de l’abbaye de Vézelay. Or, le Girard historique fut, en quelques occasions, un adversaire de Charles le Chauve ; — sa femme s’appelait Berte ; — il fut le fondateur de l’abbaye de Vézelay. Ces trois traits, déjà reconnus par les érudits du XVIe et du XVIIe siècle, forment tout le tableau des concordances certaines entre la biographie historique de Girard et sa biographie légendaire.

Voici maintenant le tableau des différences certaines. La légende raconte vingt ans et plus de guerres acharnées entre Charles et Girard ; l’histoire ne nous montre pas un seul champ de bataille où Charles et Girard se soient rencontrés l’épée à la main. Sans doute pendant quinze ans, de 855 à 870, Charles le Chauve a guetté le royaume de Provence et Girard a dû se tenir en garde contre lui[9] ; mais il s’agit de « luttes occultes » et diplomatiques, hormis en deux circonstances : en 860, peut-être, quand le roi s’avance à la tête d’une armée jusqu’à Mâcon ; mais il ne semble pas que Girard ait alors pris part à des opérations de guerre contre lui et sa correspondance avec Hincmar indique plutôt le contraire ; quant à son différend personnel avec le roi au sujet de Pothières et de Vézelay, il se peut qu’il se soit réglé par un simple échange d’explications par lettres. Dix ans plus tard, en 870, quand le roi va mettre le siège devant Vienne, c’est bien Girard qu’il a pour adversaire[10] ; par malheur, le poème de Girard de Roussillon ne conduit jamais à Vienne ni le roi ni Girard ; et d’ailleurs, Girard, en 870, retiré dans un autre château, n’a point défendu sa ville de Vienne. En sorte, comme le dit excellemment M. P. Meyer[11], qu’ « on ne trouve rien dans nos annales qui rappelle la bataille de Valbeton, l’exil de Girard, la fuite de Charles jusque sous Paris. Ce que l’histoire authentique nous enseigne est bien différent. Elle nous montre qu’en 868 le comte Girard est aux yeux de Charles le Chauve carissimus valdeque amantissimus, qu’en 870, lors du siège de Vienne, il n’intervient dans la lutte que pour rendre la ville assiégée au roi. »

Inversement, si les romanciers prêtent à Girard des aventures imaginaires, ils ne savent rien de ses aventures réelles, qui pourtant leur eussent fourni des thèmes épiques tout indiqués. Dans l’histoire, par exemple, Girard avait été le tuteur et le défenseur sexagénaire d’un roi enfant et malade : belle donnée épique ; mais nos poètes l’ont ignorée, puisqu’ils n’introduisent pas le personnage de Charles de Provence, et que leur héros Girard est pour eux le suzerain, jeune et indépendant, d’un duché immense et chimérique. — Dans l’histoire, Girard avait chassé les païens des rives du Rhône et les avait refoulés jusqu’à la mer : sujet familier aux jongleurs de geste ; nos poètes ont ignoré ces faits de guerre. — Dans l’histoire, Berte a défendu la ville de Vienne contre Charles le Chauve, en l’absence de son mari : beau trait, fréquent dans les chansons de geste, et si convenable au caractère prêté à Berte par les romanciers qu’ils l’auraient exploité sans doute, s’ils l’avaient connu ; mais ils l’ont ignoré, et jamais dans nos romans Berte ne défend ni Vienne, ni une ville quelconque, ni en l’absence de son mari, ni à ses côtés. Bref, plus les historiens fouillent les chroniques carolingiennes pour enrichir de traits nouveaux la figure du vrai Girard, plus il apparaît qu’elle est profondément dissemblable de celle de Girard du Roussillon, et tout se passe dans la légende comme si les poètes n’avaient rien su de leur héros, rien que le nom de sa femme, le fait qu’il avait fondé avec elle les abbayes de Pothières et de Vézelay et le nom du roi de France qui régnait alors.

Mais du moins ils ont connu ces quelques faits historiques et c’est là ce qu’il faut expliquer. Nous tenons, disent certains critiques comme M. Longnon, nous tenons notre explication toute prête : avertis par l’étude d’autres légendes que les chansons de geste du XIIe siècle remontent à des « cantilènes » ou à des « récits épiques » du IXe et du Xe siècle, nous disons que les souvenirs historiques conservés dans le roman de Girard de Roussillon sont des vestiges de ces poèmes ou de ces récits poétiques ; c’est l’évidence, reconnue par tous, de ces deux ou trois concordances certaines entre l’histoire et la légende qui nous autorise à enrichir le tableau d’autres rapprochemens, moins évidens certes, probables pourtant. Par exemple, s’il est exact que le roman de Girard de Roussillon n’a pas gardé trace du siège historique de Vienne en 870, ne vous rappelez-vous pas, demande M. A. Longnon, qu’un autre héros de chansons de geste, Girard de Fraite, a fréquemment sa résidence à Vienne ? et qu’il est, lui aussi, l’adversaire d’un roi nommé Charles ? qu’un troisième héros, Girard de Vienne, soutient dans cette ville un siège contre un roi de France du même nom ? que le roi Charles qui l’y assiège était, selon le poète, accompagné de la reine, tout comme Charles le Chauve en 861, lors de son agression contre Charles de Provence, était accompagné de la reine ?

Il ne servirait de rien de répondre aux auteurs de ces rapprochemens qu’en 861 Charles le Chauve, accompagné de la reine, n’a pas dépassé Mâcon, n’a donc pas assiégé Vienne ; qu’en 870, quand il attaqua Vienne, la reine ne l’accompagnait pas ; que ce n’est pas Charles le Chauve qui, selon les chansons de geste, a assiégé Girard dans Vienne, mais Charlemagne ; que, dans l’histoire, Charles le Chauve y a assiégé non pas Girard, mais Berte, tandis que, dans la légende, Charlemagne y assiège un Girard dont la femme ne s’appelait pas Berte. Il ne servirait de rien de leur remontrer ces différences, car ils les connaissent à merveille. Qu’importe ? disent-ils, ce sont les altérations fatales de l’histoire par la légende, et ne faut-il pas « tenir compte des modifications que les chants populaires d’où sont sortis les poèmes du XIIe siècle ont dû tout naturellement apporter au récit des faits historiques[12] ? » Par suite ils retiennent, non pas les différences, mais les seules ressemblances, et, les combinant entre elles, celles-ci et d’autres encore, il leur paraît que « Girard, régent de Provence, fut le sujet de cantilènes dans les régions du Rhône où, selon les diverses latitudes, ces cantilènes donnèrent naissance à trois personnages épiques : Girard de Roussillon en Bourgogne, Girard de Vienne en Dauphiné, Girard de Fraite en Provence[13]. » Et l’on reconnaît ici la même théorie que les érudits ont construite pour rendre compte de la légende de Guillaume d’Orange ; c’est la même théorie, mais renversée. Pour composer la figure du Guillaume des chansons de geste, ils supposent que trois ou quatre, ou treize personnages historiques du nom de Guillaume, tous héros de récits légendaires ou de poèmes, se seraient confondus ; ici, par une aventure inverse, c’est un seul personnage historique, Girard de Provence, qui se serait dédoublé ou, si l’on peut dire, détriplé, pour devenir, par l’effet de trois avatars, Girard de Roussillon, Girard de Vienne, Girard de Fraite. D’ailleurs, s’il faut en croire d’autres critiques[14], ce héros triple et un serait issu, lui aussi, comme Guillaume d’Orange, de la confusion de deux personnages historiques, le Girard contemporain de Charles le Chauve et un autre Girard, qui a dû vivre en Bourgogne un siècle avant, au temps de Charles Martel.

C’est à de tels résultats que parviennent les esprits les plus éminens, les plus rassis, les mieux rompus à la discipline de la critique historique. Sont-ils les jouets d’un mirage, ou bien est-ce nous qui avons des yeux et qui ne voyons pas ? Il serait vain d’opposer nos doutes à leurs allégations ; chacun d’eux nous dirait :


Vous serez ébahi, quand vous serez au bout,
Que vous ne m’aurez rien persuadé du tout.


Il y a mieux à faire : reconnaître que leurs procédés sont logiques et légitimes, si une fois nous acceptons leur point de départ. Oui, s’il est avéré que le duc Girard a été chanté par des aèdes dès le IXe et le Xe siècle, il est naturel que les derniers remaniemens de ces cantilènes primitives ne recèlent plus, après trois siècles d’altérations, que des détritus de souvenirs historiques ; et, puisqu’on y retrouve au moins trois concordances certaines avec l’histoire, il est légitime que les critiques tachent d’enrichir cette liste de concordances par des rapprochemens moins assurés, acceptables pourtant, et dont il sera éternellement impossible, à nous de montrer qu’ils sont arbitraires, à eux de montrer qu’ils sont fondés.

Mais faut-il accepter leur point de départ ? Est-il nécessaire que la légende de Girard de Roussillon ait commencé de se former dès le IXe siècle, et que ces traits historiques du poème, — les noms de Charles, de Girard, de Berte, de Vézelay, — proviennent de chants épiques très anciens ?

Pour ma part, je réussis parfois, par effort d’imagination romantique, à me représenter qu’à ces hautes époques, sous le coup d’une émotion et d’un enthousiasme récens, des aèdes ou des scaldes aient chanté les exploits guerriers de Girard, et, à la rigueur, ceux de Berte ; mais plus difficilement que ces mêmes scaldes aient mêlé à ces chants de guerre le récit, fort peu épique, de la fondation de l’abbaye de Vézelay, qui ne devait être alors qu’une assez chétive maison.

Au contraire, je prie le lecteur de supposer, ne serait-ce qu’un instant, et quitte à se reprendre, que ces aèdes et ces scaldes n’aient jamais existé ; que Girard et Berte n’aient donné matière en leur temps à aucun chant, à aucun récit légendaire contemporain. Qu’il veuille bien supposer simplement que, deux siècles après leur mort, lin promeneur, un passant quelconque soit entré dans l’église de l’abbaye de Pothières, au diocèse de Langres[15]. Il y aura trouvé le grand autel entouré de colonnes de marbre blanc ; à gauche et à droite, deux tombeaux : du côté de l’évangile, le tombeau de Girard ; du côté de l’épître, celui de Berte. Devant l’autel, sur le pavé, l’épitaphe de leur enfant, Thierry, mort à l’âge d’un an :


Francia quem genuit Lugdunus flumine sacro
Diluit et Christo participare dedit.
Theodricum innocuum retinet hic urna sepultum,
Quem dura ex ipsis mors tulit uberibus


Cette « vénérable épitaphe, » dont on conserve encore un fragment à la bibliothèque de Châtillon-sur-Seine, est ancienne[16] ; celles qui se lisaient au XVIIe siècle sur les tombes de Girard et de Berte ne l’étaient pas ; mais peut-être avaient-elles remplacé des inscriptions du moyen âge[17]. Quoi qu’il en fût, le premier moine rencontré dans l’église par notre passant aurait su lui dire que ces tombes étaient celles de Girard et de Berte, les fondateurs du monastère, car l’obit de Berte était marqué, au 8 novembre, dans le nécrologe de l’abbaye de Pothières, en ces termes : VI. idus novembris. Depositio dominae Bertae comitissae, istius loci fundalricis[18]. De plus, on y conservait la charte de fondation du monastère, qui commence ainsi :


Ego, Gerardus, divinae pietatis munere apud gloriosam regalem mansuetudinem comitis honore sublimatus, ex communi voto et desiderio dilectissimae conjugis meae atque amantissimae Bertae,… quoniam largitionibus piis dominorum et seniorum nostrorum, qui nos liberalissime honoribus et dignitatibus ampliaverunt, id est imperator senior noster clementissimus Ludovicus et gloriosa domina et regina Judith, filiusque ipsorum aeque senior atque dominus noster rex Karolus, plurima nostra possidenda accreverunt, justissime nobis visum est ut, corum amore incitati, locum etiam ipsum fundaremus[19]


Et ces quelques lignes de latin conservent les trois traits historiques qui se retrouvent dans la chanson de geste : le nom de Girard et celui de sa femme Berte, le nom du roi Charles, le souvenir des fondations pieuses des deux époux : Vézelay et Pothières sont, il va sans dire, nommés plus loin dans l’acte.

Bien d’autres églises, Notre-Dame et Saint-Lazare d’Avallon, Saint-Maurice de Vienne, Saint-Jean de Lyon, Saint-Pierre d’Auxerre conservaient en leurs nécrologes la mémoire de leurs fondateurs ou bienfaiteurs, Girard et Berte[20]. On montrait encore au XVIe siècle dans l’église métropolitaine de Lyon une nappe d’autel, ornée de seize vers latins tissés de fils d’or, et c’était un présent de la comtesse Berte :


Sumat perpetuam pro facto Berta coronam[21].


Mais c’est à Pothières surtout, auprès de leurs tombeaux, que vivait le souvenir de Girard et de Berte, et, pour l’y recueillir, supposé qu’il n’ait existé au IXe siècle ni scaldes ni « cantilènes, » ni aèdes ni « chants lyrico-épiques, » il suffisait au premier venu au XIe et au XIIe siècle de passer le seuil de cette église.

Ce seuil, les jongleurs l’ont-ils jamais franchi ? Nous n’avons jusqu’ici aucune raison de le supposer. S’ils l’ont fait, quel intérêt pouvaient leur offrir, à deux ou trois siècles de distance, les noms de ces pieux personnages ? Entrons nous-mêmes dans cette abbaye.


III

Les moines de Pothières avaient composé, pour la gloire et le profit de leur abbaye, un écrit intitulé : Vita nobilissimi comitis Girardi de Rossellon. M. P. Meyer, qui l’a publié au tome VII de la Romania[22], a montré (il suffit de rappeler en quelques mots ses conclusions) que l’auteur de ce récit hagiographique disposait de quelques traditions locales recueillies dans le monastère ou aux environs, qu’il a utilisé en outre la charte de fondation des abbayes de Pothières et de Vézelay ; mais, surtout, il est certain « qu’il a tiré d’une chanson de geste tout le corps de son récit. »

Cette chanson de geste qu’il exploitait n’est pas celle que nous connaissons, mais un roman plus ancien. La Vita Girardi a été composée un peu plus tard que le croit M. P. Meyer ; elle n’a pu être écrite avant le XIIe siècle[23] ; mais elle est en tout cas antérieure au poème de Girard de Roussillon qui nous est parvenu. En voici un bref résumé.

Dans un court prologue (§ 1-3), l’auteur de la Vita déclare qu’il veut résumer les actes du très noble comte Girard de Roussillon, « bien qu’ils soient déjà publiés à travers le monde et reçus par les peuples avec faveur et jubilation, » et ces termes sont vagues assurément ; mais, si on les compare à des textes semblables, au préambule de la Vita sancti Wilhelmi par exemple, qui désignent par des périphrases analogues les poèmes des jongleurs, si on les rapproche de cet autre passage où notre moine (§ 5) dit tenir le récit des guerres de Girard non seulement du témoignage des anciens, mais de chants en langue vulgaire (vulgo concinnente publicatur quod…), on voit qu’il allègue pour sa source une chanson de geste.

Selon lui, Girard était fils de Drogon, qui était fils lui-même du roi de Bourgogne Gondebaud. Quant à ses possessions, il tenait par droit héréditaire la plus grande partie de la Gaule, et ce sont les mêmes données fabuleuses que dans le poème. Il épousa Berte, fille du comte Hugues de Sens, et le roi Charles le Chauve épousa la cadette de Berte, Eloysa (nom qui rappelle Elissent de la chanson). A la mort de Hugues de Sens, les deux beaux-frères se disputèrent son héritage : Girard le revendiquait en vertu du droit d’aînesse de Berte, Charles le Chauve en faisant valoir des prétentions que l’auteur définit peu clairement, mais qu’il blâme assurément. On le voit, il n’y a pas trace dans la Vita de la rivalité d’amour qui dans le poème oppose Girard et le roi, ni des scènes où Girard est relevé de ses devoirs de vassal ; les deux textes s’accordent du moins en ceci que c’est un double mariage qui est la cause des guerres entre Girard et Charles, et en ceci encore que Girard a le bon droit pour lui.

La guerre qui s’engage est racontée en ces trois lignes par l’hagiographe : « A la mort du père de leurs femmes, s’élève entre le roi et Girard cette très cruelle querelle, pleine de deuil, d’où sont issues tant d’aventures ; pour laquelle tant de milliers d’hommes furent tués, tant de murs renversés, tant de maisons brûlées que nulle langue d’homme ne pourrait le raconter. » Vaincu, Girard est exilé ; mais (je cite la Vita d’après la vieille traduction bourguignonne) « il mit s’esperance en Dieu et il fu couverz de l’ombre d’icelui et ala en exil sanz paour, ensemble sa femme ; et, comme il est escrit de saint Pol, le premier hermite, il converti la nécessité de fuir en bonne volante de penitance. Et certes li diz Girarz ne fu onques conneüz de set anz, mais mena vie povre et aspre, alanz hublemment et très dévotement par les diz set ans, par lequel nombre perfections est signifiée. A la fin… il conmença faire dévotement ce vil mestier de charbon par quoy les huevres de fevre sont faites, et detrahoit en apert et portoit granz charges a ses propres espaules et acque-roit son vivre en tel manière et en vivoit povrement. Et certes sa femme aprit diligemment a taillier et a coudre, et acqueroit aussi sa viande d’un chascun jour (§ 14). »

Après ces sept ans de pénitence, les nobles ermites, comme dans le poème, rentrent dans le siècle : la veille de la Pentecôte, Girard et Berte viennent à Paris, déguisés en pèlerins. Girard, sous prétexte de mendier, s’approche de la reine et se fait reconnaître d’elle ; comme dans le poème, elle lui donne aussitôt des baisers et se charge d’apaiser le roi. Elle y réussit plus complètement que dans la chanson de geste, car ici Dieu touche le cœur de Charles : et c’est de son plein gré qu’il rend à Girard son amitié (§ 29).

Comme dans le poème, Girard rentre sur sa terre, et, fidèle aux pratiques de piété et d’austérité qu’il a commencé d’aimer lors de sa vie misérable, il se consacre à des œuvres de dévotion, aidé par Berte, qui se voue au service des veuves, des orphelins et des pauvres, à l’exemple de sainte Marthe ; et sa patronne est aussi sainte Marie-Madeleine (§ 32).

Mais le démon, irrité, ranima bientôt la discorde. Il excita contre Girard des traîtres qui le desservirent auprès du roi Charles, et la guerre se ralluma à propos des anciennes querelles, praccipue ob patrimonia conjugum ; et c’est après tout la même façon de motiver cette seconde guerre que dans le poème, où ce sont les causes initiales des démêlés qui se réveillent.

Pour se défendre, Girard appelle autour de lui ses fidèles et ses alliés et praecipue reges Hispaniae consanguinitate sibi propinquos : de même, dans la chanson de geste (§ 319, par exemple), viennent au secours de Girart Gilbert de Tarragone, Raimon Berengier de Barcelone, etc.

Charles ravage la terre de son ennemi ; Girard, qui ne voudrait pas combattre, y est animé par ses barons, et surtout par son neveu Foulques (a Fulcone, nepote suo, viro utique sapiente et forti), et nous reconnaissons ici le Foulques de la chanson de geste, qui, à vrai dire, joue plutôt dans le poème le rôle d’un modérateur. Pourtant, un sage vieillard conseille à Girard d’offrir un accord à Charles, comme à son droit seigneur. Par deux fois, Girard envoie au roi un messager, porteur d’offres pacifiques, et s’humilie ; par deux fois, le roi chasse le messager. Girard se résigne alors à la bataille. Il est vainqueur et Charles s’enfuit ; mais Girard défend aux siens de poursuivre le fuyard (§ 61).

Le roi se dispose à l’attaquer de nouveau. Pour la troisième fois Girard lui propose la paix ; le roi la refuse. En douze batailles les adversaires se rencontrent : le roi attaque toujours, Girard se défend fortement, et, par l’aide de Dieu, il triomphe toujours ; tant qu’enfin « il chaça lou roi jusques en la cité de Paris par grant proesce (§ 66). »

Charles, obstiné en sa colère, voulait rassembler une nouvelle armée, quand un ange de Dieu lui apparut et lui ordonna de cesser la lutte. Il obéit, manda Girard, lui donna de grand cœur le baiser de paix, et désormais, dit l’hagiographe, il n’y eut plus jamais entre eux discorde ni querelle (veteribus querelis sedatis, firmo perpetue et sincere dilectionis glutino invicem se confederant), et ce fut la fin de leurs longs démêlés (et sic finis tam diuturne controversie fuit, § 72).

Jusqu’ici le moine a intitulé tous ses récits : Vita Girardi. Désormais il divisera ce qui lui reste à dire en petits chapitres portant chacun un titre.

Dans le premier, De monasteriis Girardi, il raconte comment Girard, engagé plus avant dans les bonnes œuvres par la mort de ses deux enfans, Thierry âgé d’un an (c’est ce Thierry dont nous avons l’épitaphe) et sa fille Eve, fonda, en l’honneur des douze apôtres et en souvenir des douze victoires que Dieu lui avait accordées, douze abbayes, dont les plus illustres sont Vézelay et Pothières.

Suivent deux chapitres : De miraculo Vercelliacensi, De miraculo Pulteriensi. C’est d’abord l’histoire de Berte qui se lève la nuit pour porter au sommet de la montagne de Vézelay des charges de sable, destinées à la construction du moutier ; jaloux, Girard, l’épie « et vit clarté mervoillouse qui l’anvironnoit de toutes parz, et vit darriers li un homme très cler qui li soustenoit d’une part et d’autre ses manches, qui estoient pleines d’araine, et aloit quant cele aloit. » C’est ensuite le miracle de Pothières : tandis que l’on construisait l’abbaye, un jour, Girard et Berte portaient tous deux sur. une perche un vase rempli d’eau pour faire le mortier ; la comtesse, qui allait devant, tomba ; mais la perche resta suspendue en l’air, l’eau ne versa pas, et Girard « vit l’ange Dieu qui retint la dite perche et la mit sus l’espaule la comtesse quane ele fu relevée, et s’esvanoï errament des eulz a cels qui s’en mervoilloient. » Ce sont donc les mêmes prodiges que dans la chanson de geste, avec cette différence que *le miracle unique de la chanson de geste, qui se produisait à Vézelay, a été coupé en deux pour que Pothières en eût sa part, à moins que ce ne soit l’inverse, et que l’auteur de la chanson, à des fins littéraires ou pour tout autre motif, n’ait fondu en un seul les deux miracles, primitivement distincts, de Pothières et de Vézelay.

Le chapitre qui vient ensuite : De monte Latisco vel castro ejusdem donne sur le château de Roussi lion diverses indications topographiques et rapporte quelques fables, sur quoi nous reviendrons.

Aux deux chapitres qui suivent : De pugna secus Rossellon peracta, De pugna secus Verzelliacum facta, on reconnaît deux épisodes du poème : le premier est un récit du siège de Roussillon par le roi ; ne réussissant pas à le prendre par la force, il gagne un valet qui lui en livre les clefs. Fuite de Girard dans les ténèbres ; son retour à la tête d’une armée ; grande bataille qu’il livre, si horrible que la vallée est encore appelée Vallis sanguinolenta. Le second est, comme dans la chanson, une bataille qui se livre à une date convenue entre les adversaires, in valle Betun (le Valbeton du poème) et qui est arrêtée par le même miracle que dans le roman : la foudre embrase le gonfanon du roi et celui de Girard[24].

Le moine raconte ensuite (De tapsu et compunctione comitis) l’histoire d’un péché charnel commis par le comte ; puis, pour terminer son œuvre, la mort des deux époux ; Berte, morte la première, est enterrée à Pothières ; sept ans plus tard, Girard meurt à Avignon ; mais on le transporte à Pothières parce que des miracles ont révélé aux gens d’Avignon que cette translation était voulue de Girard et de Dieu. Réunis à Pothières, les corps saints des deux époux font des miracles : paralytiques guéris, énergumènes délivrés du démon, etc.


Il apparaît dès le premier regard que la chanson de geste et la Vita Girardi sont unies par un rapport très étroit ; mais quelle est, au juste la nature de cette parenté ? C’est ce que M. P. Meyer a très bien déterminé. Renvoyant à son livre pour le détail des preuves, je me Rome à ces quelques lignes qui résumeront sa discussion : la Vita et la chanson de geste remontent, indépendamment l’une de l’autre, à un même poème perdu ; d’où il suit que nous devons attribuer à ce poème primitif tous les traits que la Vita et la chanson de geste ont en commun ; les traits au contraire qui ne se trouvent que dans l’un des deux textes, c’est une analyse particulière qui doit nous apprendre en chaque cas s’ils appartenaient déjà au poème primitif ou s’ils ont été ajoutés soit par l’hagiographe, soit par le poète de la chanson renouvelée.

Cette analyse, dont l’objet est de nous représenter ce que pouvait être le poème primitif, M. P. Meyer l’a conduite avec sa rigueur ordinaire et avec prudence. Avec trop de prudence peut-être.

Voici en effet toute la conclusion qu’il se hasarde à tirer de sa belle étude[25] :

« On est conduit à se représenter de la façon suivante l’origine du Girard épique. La mémoire du comte Girard et de Berte, son épouse, fut conservée par les fondations pieuses auxquelles ces deux personnages avaient attaché leurs noms. Il se forma dans les monastères fondés par eux une tradition que la Vie latine, composée à la fin du XIe siècle, a eu pour but de consacrer et de répandre. C’est dans cette tradition essentiellement monastique qu’un poète a recueilli les noms de Girard et de Berte. Ce poète, à en juger par le choix du sujet, était probablement bourguignon. Il composait assurément avant la fin du XIe siècle, puisque son œuvre est antérieure à la Vie latine. De l’histoire du comte Girard, il ne savait rien, sinon le peu que lui en avait appris la tradition monastique. Et ce peu se réduisait à trois faits : que Girard était le contemporain et le vassal d’un roi appelé Charles ; que sa femme s’appelait Berte ; que, d’accord avec celle-ci, il avait fondé divers monastères. Le reste, c’est-à-dire l’ensemble des récits dont il a composé son poème, il l’a trouvé, selon l’expression du moyen âge, ou, comme nous dirions, inventé. Par là, je n’entends pas dire que tout, dans ces récits, soit imaginaire. Il y a dans le poème renouvelé beaucoup de noms de lieux qui peuvent être identifiés, beaucoup de noms de personnes qui se retrouvent dans l’histoire du IXe au XIe siècle, et il y en avait probablement plus encore dans le poème primitif. Tel ou tel récit de bataille a pu être emprunté à une tradition locale. Il y a toujours dans une œuvre d’imagination des élémens tirés de la réalité. Mais je veux dire que les élémens variés qu’a pu recueillir l’auteur n’avaient, selon toute vraisemblance, aucun lien avec l’histoire du comte Girard. On ne gagnerait rien à supposer que le poète aurait mis en œuvre une tradition déjà formée où se seraient trouvés réunis les principaux traits de la légende… Ces traits, en effet, par exemple le long exil de Girard, suivi de sa réapparition à la cour du roi, ne peuvent en aucune façon être rattachés à l’histoire. Il faut de toute nécessité qu’ils aient été inventés par quelqu’un. Et pourquoi ce quelqu’un ne serait-il pas l’auteur de l’ancienne chanson ? »

Si l’on interprète ces lignes à la lumière des pages qui les précèdent et dont elles sont la conclusion dernière, voici ce qu’on trouve. M. P. Meyer soutient, comme j’ai fait jusqu’ici, — ou plutôt je n’ai guère fait jusqu’ici que suivre sa démonstration, — qu’il n’est pas besoin, pour expliquer la formation de notre légende, de recourir à l’hypothèse de chants épiques fort anciens ; qu’il suffit, pour rendre compte des rares traits historiques qui s’y trouvent, de supposer qu’un poète, vers la fin du XIe siècle, a passé par l’abbaye de Pothières ou par celle de Vézelay et y a recueilli quelques renseignemens. Seulement, préoccupé peut-être d’une intention polémique, qui est de remontrer à M. A. Longnon combien l’hypothèse des cantilènes carolingiennes est inutile et invraisemblable, M. P. Meyer, après cette démonstration purement négative, s’arrête, satisfait une fois qu’il a substitué à cette hypothèse l’opinion, seule juste en effet, que la légende de Girard de Roussillon procède d’une tradition monastique.

Mais qu’entend-il par ces mots « tradition monastique ? » Rien que de très pauvre. Les moines conservaient les noms de Girard et de Berte et le souvenir de leurs fondations pieuses ; un poète qui passait recueillit ces deux noms et inventa à leur propos une belle histoire. Mais pourquoi ce poète avait-il passé par là ? Par quelle singularité ces deux noms qu’il entend lui inspirent-ils une belle histoire ? Pourquoi l’histoire qu’il nous raconte plutôt qu’une autre ? Ces questions ne sont pas posées. Qui était ce poète ? Un Bourguignon « probablement, » mais ce n’est pas nécessaire. C’était un touriste quelconque, Bourguignon, si l’on veut, qui, heureux de tenir ces deux noms, met un roman autour. Il le tire de son imagination, sauf quelques élémens, tels noms de personnages qu’il a pu trouver dans sa mémoire, tels récits de batailles qu’il peut avoir pris, en diverses régions, à des traditions locales. Ce roman était à l’origine tout héroïque ; plus tard, « un moine de Pothières eut l’idée de transformer en saint un héros épique, plein de belles qualités assurément, mais ayant aussi, même au point de vue indulgent du moyen âge, d’assez graves défauts… Le pieux hagiographe ne se sera pas fait faute de supprimer tout ce qui, dans la vieille chanson de geste, s’éloignait trop de son idéal[26]. » Et c’est ainsi que « Girard de Roussillon nous fournit un curieux exemple de l’influence de la littérature vulgaire sur la composition des Vies de saints[27]. »

Faut-il de toute nécessité s’en tenir à cette théorie de l’accident ? C’est ce que je rechercherai maintenant.


JOSEPH BEDIER.


  1. On a de ce poème une édition publiée par C. Hofmann (1855-57), une autre publiée par Fr. Michel (1856), et une traduction en prose moderne par M. P. Meyer (1884). Nos citations reproduiront à l’ordinaire cette précieuse traduction.
  2. Ou plutôt il le met ici en relief ; car il a déjà présenté Thierry aux § 41 et 101.
  3. Sauf une fois, au § 43, où elle avait averti Girard d’avoir à se garder contre Charles.
  4. Voyez A. Longnon, Girard de Roussillon dans l’histoire (Revue historique, 1878, p. 242-79) ; P. Meyer, La Vie latine de Girart de Roussillon, dans la Romania, t. VII (1878), p. 161-235, et Girart de Roussillon, chanson de geste traduite pour la première fois, Introduction (Paris, 1884) ; R. Poupardin, Le Royaume de Provence sous les Carolingiens (Paris, 1901).
  5. Voyez Fauriel, dans l’Histoire littéraire de la France (t. XXII, 1852, p. 167-190) ; Albert Stimming, Ueber den provenzalischen Girart von Roussillon, Halle, 1888 ; Léo Jordan, Girartstudien dans les Romanische Forschungen, t. XIV (1902).
  6. Hypothèse de M. Longnon (p. 249), dont M. Poupardin (p. 12, note 2) a montré qu’elle est à peu près certaine.
  7. Plus tard, selon M. Longnon ; plus tôt, selon M. Poupardin.
  8. C’est l’interprétation de M. Longnon. Selon M. Poupardin, qui reconnaît ici à peu près la même autorité aux Annales Bertiniani et à la chanson de Girard de Roussillon et qui en combine les données, la réclamation de Girard serait antérieure à la marche de Charles contre la Bourgogne ; Charles aurait tenté en 861 de s’emparer de Vézelay et de Pothières et aurait sans doute ravagé les terres que Girard possédait en Bourgogne. Il subit une défaite et « rien ne s’oppose à ce que cet échec ait été l’un des points de départ de ces heroicae cantilenae dont parlent [quatre siècles plus tard] Gui de Bazoches et Aubri de Trois-Fontaines… Ce serait donc à l’expédition manquée de 861 que la tradition rattachait la bataille dite de Valbeton. » — Tout ce raisonnement est fondé sur ce postulat que les romans du XIIe siècle peuvent à l’occasion suppléer au silence des chroniques carolingiennes.
  9. Soit comme tuteur de Charles de Provence, soit comme vassal de son successeur.
  10. M. Longnon (p. 268-69) relève une troisième circonstance où Charles et Girard se seraient trouvés « en présence l’un de l’autre ; » c’est en 863, « quand Charles dispute à Lothaire II l’héritage de Charles de Provence et que des bandes formées de partisans du nouveau maître de Girard font des incursions dans son royaume ; » mais rien n’indique (voyez le texte des Annales Bertiniani) que Girard, qui n’était plus régent de Provence, se soit trouvé dans ces bandes ni qu’il ait pris une part quelconque à leur organisation.
  11. Girart de Roussillon, Introduction, p. LIII ; cf. Romania, t. VII, p. 177.
  12. Longnon, p. 268.
  13. Longnon, p. 279. Pour la discussion de cette théorie, voyez P. Meyer, Girart de Roussillon, Introduction, pp. XIII-XVI.
  14. P. Rajna, Le Origini dell’epopea francese, p. 234 ; Cf. A. Stimming ouvr. cité, p. 47 ; G. Paris, La Légende de Pépin (1895), p. 4.
  15. Voyez, sur cette abbaye, la Gallia christiana, t. IV, col. 724. Les détails qui suivent sur l’église sont pris au Voyage littéraire de deux religieux bénédictins de la congrégation de Saint-Maur (dom Martène et dom Durand), 1716, t. 1, p. 105. La description qu’ils en donnent concorde (à leur insu) avec celle qu’en fait au XIIe siècle cette Vita Girardi dont nous parlerons plus loin.
  16. On en trouvera un fac-similé dans Gérard de Roussillon [par A. de Terre-basse], Lyon, 1856, p. XXXVI.
  17. Voyez Mignard, Le roman en vers de Girard de Roussillon, 1858, p. XV.
  18. Mabillon, Annales ordinis s. Benedicti, t. III, p. 143.
  19. Cette charte a été souvent publiée, en dernier lieu par Quantin, Cartulaire général de l’Yonne, Auxerre, 1850, t. I, p. 78.
  20. Longnon, p. 263 ; cf. Poupardin, p. 366.
  21. Voyez De Terrebasse, ouvr. cité, p. XII ; ces vers ont été réimprimés en dernier lieu par Traube, Poetae latini medii aevi, t. III, p. 687.
  22. Sur les manuscrits de la Vita, voyez les articles de M. P. Meyer dans la Romania, t. VII, p. 161 et t. XVI, p. 103. Nous avons conservé de la Vita une traduction « en prose française ou plutôt bourguignonne, » du XIIIe siècle, que M. P. Meyer a imprimée, d’après le manuscrit unique, en regard du texte latin.
  23. M. P. Meyer a cru pouvoir déterminer la date de la Vita par la remarque que voici. Au dernier chapitre de son œuvre, le moine rapporte un miracle qui s’est produit à Pothières, l’histoire d’une paralytique guérie par l’intercession de la comtesse Berte ; avant de le raconter, il dit : Quod ipsi nostris oculis vidimus, lacère nullo modo volumus, et il ajoute que ce miracle eut lieu sous le pontificat d’Alexandre II (1061-1073). « La date du miracle, écrit M. P. Meyer, est donc 1073 au plus tard, et par suite on peut affirmer que l’écrit où ce miracle est raconté par un témoin oculaire, ou se prétendant tel, ne peut être plus récent que les dernières années du XIe siècle ou les premières années du XIIe. » Ailleurs, précisant davantage (Girart de Roussillon, p. XXVI), il dit que la Vita a été écrite, « selon toute apparence, à la fin du Xe siècle. » — Par malheur, le récit du miracle est précédé de ces mots, qui servent de titre au chapitre : Istud Berte miraculum inveni hoc modo scriptum. Donc, ce n’est plus l’auteur de la Vita qui raconte le miracle : il se borne (qu’il dise vrai ou non, peu importe) à transcrire, tel qu’il l’a trouvé, l’écrit d’un autre. C’est cet autre qui est ou se prétend le témoin oculaire, et c’est l’écrit de cet autre qui se place entre les dates marquées par M. P. Meyer. — Il faut recourir pour la Vita à un autre mode de datation, indiqué déjà par cet Aimé Chérest (Congrès scientifique de France, 25e session, t. II, 1850, p. 334) qui est l’un des érudits qui ont le plus fait pour éclairer l’histoire et la légende de Girard. Au § 78, l’auteur de la Vita, énumérant les fondations pieuses de son héros, dit : In suburbio Autissiodorensis urbis construxerat unum (coenobium]… quod modo quidem canonicorum est, et dicitur ad sanctum Petrum. Or, remarque Chérest, « Saint-Pierre d’Auxerre cessa d’être dans les faubourgs au milieu du XIIe siècle, où le comte Guillaume de Nevers agrandit l’enceinte d’Auxerre ; de plus, l’auteur dit que l’abbaye était récemment occupée par des chanoines, ce qui eut lieu au XIe siècle. » — Vérification faite (Gallia christiana, t. XII, p. 435 et p. 288), c’est en l’année 1100 que l’évêque Humbaut accomplit la réforme qui introduisit à Saint-Pierre d’Auxerre des chanoines réguliers. La Vita comitis Girardi est donc postérieure à l’an 1100.
  24. Ce sont ici visiblement, selon notre moine, des épisodes des guerres antérieures de Girart et non, comme le croit M. P. Meyer (Girart de Roussillon, p. XXIV-VI), le récit d’une guerre nouvelle, « qui n’aurait eu ni cause, ni conclusion. » L’auteur n’a-t-il pas dit plus haut que Charles, après avoir reçu la visite de l’ange, avait conclu avec son ennemi une paix définitive (perpétue) et qui jamais plus ne fut troublée (et sic finis tam diuturne controversie fuit) ! Il ne se serait pas contredit à deux pages de distance : s’il avait voulu raconter ici une guerre nouvelle, il aurait pris la peine de dire pourquoi elle a commencé, comment elle s’est dénouée. Il y a ici de sa part simplement un artifice (ou un défaut) de composition : dans la première partie de son œuvre, sous ce titre unique Vita Girardi comitis, il a décrit à grands traits la carrière de son héros ; maintenant, en une série de petits chapitres, distingués chacun par un titre particulier, il donne des détails qui peuvent être rétrospectifs : tantôt des récits de miracles, tantôt des renseignemens topographiques ou des récits de batailles, sans plus s’astreindre à un ordre chronologique. Cf., à cet égard, les justes remarques de M. A. Snmming, ouvr. cité, p. 39.
  25. Girart de Roussillon, p. LIII.
  26. P. Meyer, Girart de Roussillon, p. XXVI
  27. P. Meyer, Romania, t. VII, p. 235.