La Légende de Girard de Roussillon/02

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La Légende de Girard de Roussillon
Revue des Deux Mondes5e période, tome 38 (p. 591-617).
LA LÉGENDE
DE
GIRARD DE ROUSSILLON

II[1]
GIRARD DE ROUSSILLON ET LES ABBAYES
DE POTHIÈRES ET DE VÉZELAY

Les deux seuls textes anciens dont nous disposions, la chanson de Girard de Roussillon, qui est un poème héroïque, la Vie latine du comte Girard, qui est un écrit de couvent, sont deux dérivés, indépendans l’un de l’autre, d’un plus ancien poème perdu. Il va de soi que le pieux auteur de la Vie latine a dû ajouter au poème primitif des épisodes pieux, et le romancier des scènes romanesques : par exemple, au début du poème, l’ambassade de Girard à Constantinople pour y chercher les deux princesses. Mais ce double catalogue de leurs inventions récentes n’est pas ce qui nous intéresse. « Il est incontestable, a fort bien dit M. P. Meyer, que tous les traits que les récits de la chanson renouvelée auront en commun avec la Vie latine devront être considérés comme appartenant originairement au poème primitif, d’où ils seront passés à la fois dans la Vie latine et dans le poème renouvelé. » Attachons-nous donc, avec plus d’application que nos devanciers, à l’examen de ces traits communs : cet effort nous conduira peut-être à une représentation nouvelle de ce que pouvait être le poème primitif.


I

Considérons les renseignemens topographiques que nous donnent le moine et le poète. Les remarques qui vont suivre sembleront d’abord futiles en leur minutie ; on reconnaîtra bientôt, j’espère, qu’elles ne le sont pas.

D’après la chanson renouvelée (§§ 126, 132, etc.), l’une des grandes batailles de Girard contre Charles, celle où se produit le miracle des gonfanons embrasés, eut lieu « dans les plaines de Valbeton ; » d’après la Vita, au même endroit (in valle videlicet Betun) ; mais le moine précise : il ajoute que ce lieu se trouve « entre la montagne de Vézelay et le village de Pierre-Perthuis, » lequel se voit sur toutes les cartes à une lieue au sud de Vézelay. D’autre part, comme on ne voit sur aucune carte aux environs de Vézelay aucun nom qui ressemble à Valbeton, on pouvait croire (et un savant allemand a même échafaudé sur cette opinion tout un système) que cette localisation de Valbeton auprès de Vézelay était le fait du moine[2] ; elle ne serait pas primitive, mais récente et tendancieuse. Par malheur, on a fini par retrouver ce très authentique Valbeton. M. Léon Mirot[3] a découvert, dans un terrier de l’hospice de Vézelay, datant de la première moitié du XIXe siècle, « la mention de certains biens sis au climat (c’est-à-dire au lieu dit) de Vaubouton, du finage de Saint-Père-sous-Vézelay. L’atlas cadastral de cette dernière commune permet de préciser davantage : le climat de Vaubouton y est indiqué sur la rive gauche de la Cure, dans la section de Foissy. » En outre, « non loin de Vaubouton, le cadastre mentionne un autre lieu dit le Charnier, déjà indiqué sous ce nom en 1579, et où l’on met fréquemment à jour des sarcophages dont il subsiste encore des débris à Foissy. » Il suit de là que le poète primitif, en plaçant la bataille et le miracle des gonfanons embrasés non pas dans un lieu imaginaire, mais à Saint-Père-sous-Vézelay, entendait bien la placer au pied même de la montagne où son héros devait un jour élever un monastère. Il suit de là, en outre, que ce premier poète utilisait un dépôt de sarcophages, qu’il avait dû voir de ses yeux.

Ces faits acquis, voici un petit problème singulier. La chanson de geste dit (§ 126, etc.) que dans la plaine de Valbeton coule la rivière d’Arsen et la Vita (§ 147) appelle cette même rivière l’Arsis. Il semble impossible de séparer Arsis d’Arsen, et le poème primitif devait donner ce nom, de quelque forme d’ailleurs qu’il l’ait revêtue. Mais une seule rivière traverse la plaine de Pierre-Perthuis et de Valbeton, et c’est la Cure. L’auteur de la chanson ne nomme jamais la Cure ; au contraire, le moine auteur de la Vita explique que la Cure s’appelait aux temps anciens Arsis : mais, dit-il, au jour de la bataille entre Girard et Charles, elle fut grossie par le sang des blessés (morientium cruore) et, à cause de la douleur de cœur (a dolore cordis) ressentie par les amis de ceux qui périrent, elle cessa de s’appeler l’Arsis pour prendre désormais le nom de Core.

Deux explications sont possibles, et deux seulement, je crois. La première consiste à admettre que la Cure se sera, en effet, appelée d’abord d’un nom comme Arsis ou Arsen. Ce n’est pas impossible : il y a sur cette rivière une commune nommée Arcy (canton de Vermanton), qui figure dans des documens du XIIe et du XIIIe siècle sous les formes Arsi, Arseium, Arsiacum, et le cours d’eau a pu, à une certaine époque ou sur certains points de son parcours, recevoir son nom de ce « finage : » en ce cas, nous devrions admirer quelle parfaite connaissance le poète primitif avait de la région, et cet indice nous serait précieux[4].

Mais cette explication est improbable, car les mêmes documens anciens qui nomment le territoire d’Arcy, quand ils veulent désigner la rivière qui le baigne, appellent cette rivière la Cure[5], et, d’autre part, le nom de la Cure est attesté dès l’an 350[6]. Il est donc presque certain que le nom d’Arsis ou d’Arsen est imaginaire[7]. S’il est imaginaire, c’est un vrai jocus monachorum, provoqué par le désir d’introduire la belle étymologie : Core, a dolore cordis. L’auteur de la Vita est coutumier de ces amusettes ; il donne une étymologie non moins belle du nom de Pothières : Pulteriæ, quod dicitur quasi pulverem terens, et il tire tour à tour Roussillon de ros (rosée), de rossignol, et de Ro, qui veut dire magister, plus Silla, qui fuit magister et consul Romanorum. Quant au jeu qui consiste à supposer d’anciens noms géographiques qui auraient été changés dans le cours des temps, il est aussi fort habituel aux auteurs de ces compositions monastiques : l’un d’eux nous apprend que la vallée de La Grasse (Aude) s’est appelée Vallis Macra jusqu’au jour où, engraissée par les bienfaits de Charlemagne, elle mérita de perdre ce triste nom ; ou bien, s’il faut en croire la Vita sanctorum Amici et Amelii, la ville de Mortara en Lombardie s’appelait au temps jadis Pulcra Silvula ; mais Didier y fut vaincu par Charlemagne, et, à cause du massacre qui y eut lieu, locus ille usque hodie Mortalis vocatur. A mon sens, nous sommes ici en présence d’une fantaisie de cet ordre. Si cette explication est la vraie, si Arsis n’a jamais désigné la Cure que pour les besoins du calembour a dolore cordis, qui est un jeu de clerc, on voit la conséquence : ou bien l’auteur de la chanson renouvelée a été chercher son Arsen dans la Vie latine, ou bien l’auteur de la chanson primitive l’a recueilli dans une autre rédaction monastique de la bataille légendaire de Valbeton ; dans l’une et l’autre hypothèse, nous prenons sur le fait un poète épique en train de se renseigner auprès des moines[8],

On le voit : aussi loin que nous puissions remonter dans l’histoire de la légende, pour les moines comme pour les jongleurs, de tout temps, l’un des épisodes les plus mémorables de la vie de Girard se déroule à deux pas de Vézelay. Mais c’est dans son château de Roussillon que le héros réside à l’ordinaire : qu’est-ce que Roussillon ? Ge nom est une énigme ; en revanche, nos textes désignent avec précision la montagne sur laquelle s’élevait ce château.

La charte de fondation de Pothières et de Vézelay dit qu’une abbaye sera construite à Pothières in pago Laticensi. La Vita (§ 102) dit que cette abbaye est placée près de la Seine secus montem Laiiscum, quem vulgus corrupte Lascum nuncupat ; elle ajoute que le très noble château de Roussillon se dressait au sommet de cette montagne, qu’il fut détruit par les Vandales, puis réédifié par Girard.

Cette montagne, la carte de l’État-major et celle du Dépôt des fortifications la désignent encore sous le nom de Mont Lassois[9]. Le mont Lassois a environ 500 mètres de longueur du nord au sud, 200 mètres de largeur et surplombe la rive gauche de la Seine d’une hauteur de 307 mètres. Il s’élève entre Châtillon et Pothières, à 6 kilomètres environ en aval de Châtillon, à 2 kilomètres environ en amont de Pothières. C’est sur cette montagne qu’était jadis le castrum de Latisco, chef-lieu du pagus Lafiscensis, qui comprenait Châtillon. Latisco fut un centre important à l’époque gallo-romaine, et bien plus tard encore ; il y eut là longtemps un atelier monétaire : M. Prou a reproduit dans son livre sur Les monnaies carolingiennes un denier de Charles le Chauve qui y fut frappé, et qui a pu passer par les mains du marquis Girard[10]. Une voie romaine, allant de Langres à Auxerre, longeait le mont Lassois.

Aujourd’hui on ne trouve plus guère sur cette montagne que des briques et des tuiles gallo-romaines ; mais, à l’époque où vivaient nos jongleurs, il subsistait de Latisco des ruines encore imposantes : « elles attestent, dit la Vita Girardi (§ 107), qu’une grande et puissante agglomération d’hommes y a séjourné. » On y voyait aussi des vestiges de constructions carolingiennes, s’il faut en croire les érudits locaux : « L’église de Saint-Marcel, servant de paroisse aux villages de Vix et d’Estrochey, qui passent pour des restes de Roussillon, peut aider à déterminer l’emplacement du château, dont elle était, dit-on, la chapelle. On trouve encore à l’entour des pierres sculptées provenant des ruines de la forteresse. Un puits d’un beau travail, qu’on remarque encore sur la montagne, l’alimentait d’eaux abondantes[11]. » L’auteur du roman de Girard de Roussillon en vers alexandrins, qui a décrit, au commencement du XIVe siècle, le mont Lassois en homme qui le connaissait bien, n’a pas oublié de mentionner les ruines de ce puits :


En l’aut de la monteigne avoit un noble puis :
Nus autres plus beaus veus ne fut avant ne puis.
Et saichiés de cel puis issent sept granz fontaines,
Qui sont au piet du mont, beles, clercs et saines[12].


Il connaît aussi sur le mont Lassois une église dédiée à saint Marcel :


On y puet bien veoir l’espee saint Marcel
Et des belles reliques en haut en habitacle
Ou lay en arriers ont esté fait bel miracle[13].


Une bulle d’Eugène III, du 18 novembre 1145, parle de l’ecclesia montis Lasconis[14].

Le mont Lassois était donc au XIIe siècle, et bien plus tard encore[15], couvert de constructions fréquentées et de ruines plus ou moins anciennes, mais assez imposantes pour que l’imagination y ait pu voir les ruines du château de Girard[15].

Ainsi « l’auteur de la Vita place le château de Roussillon dans le voisinage immédiat de l’abbaye en l’honneur de laquelle il écrivait[16]. » L’ancienne chanson faisait-elle de même ? C’est « assez probable, » écrit M. P. Meyer. Montrons que c’est certain.

Au § 59 de la chanson renouvelée, comme le roi a dressé son camp sous Roussillon, dans les prés, un personnage épisodique, Fouchier, qui est magicien, va de Roussillon à sa tente pendant la nuit et y fait un tel enchantement qu’il la détruit. « Puis, il vint sous le Mont Lascon dans la plaine. Là paissent cent mulets et cent chevaux. Il les emmène tous, les fait charger de butin, passe sous Roussillon au chant du coq » et s’en va. Roussillon est donc sur le mont Lascon, pour le poète comme pour le moine. Que veut-on de plus assuré, et pourquoi M. P. Meyer, après avoir interprété Mont Lascon par Mont Laçois dans sa traduction, met-il cette note dans ses Additions et Corrections (p. 349) : « Mont Laçois est bien douteux ; il faudrait peut-être corriger Montargon[17] ! » Il n’y a pourtant aucune difficulté de forme. Mont Lascon correspond fort bien à ce montis perfugium Latisconi dont il est question dans la Vie de saint Loup[18], à cette ecclesia Montis Lasconis[19] dont parle la bulle d’Eugène III, à l’expression de la Vita : montem Latiscura, quem vidgus corrupte montem Lascum nuncupat. Et toutes les indications que la chanson de geste nous donne sur le château de Roussillon confirment fort nettement cette mention du mont Lascon. Selon le poète, Roussillon est sur une montagne qui domine la Seine (§ 90, 258, etc.) ; le voisinage de Châtillon-sur-Seine est sans cesse rappelé (§ 479, 559, etc.), et, par exemple, au § 617, quand Girard sort de Roussillon pour haranguer ses barons, le paysage est ainsi décrit : « Dans la plaine près la rivière, en aval de Châtillon, par l’esplanade et par les prés de Roussillon sont tendus les pavillons et les tentes. »

Que l’on se rappelle maintenant quelle place tient, dans la chanson de geste aussi bien que dans la Vita, ce château de Roussillon toujours convoité par le roi, pris par lui, repris par Girard, reconquis par le roi, puis par Girard encore ; et combien de batailles sont livrées sous ses murs, dans les « plaines herbues, » ou sur le sable des rives de la Seine, entre le mont Lascon et Châtillon ; qu’on se rappelle que ce château est l’orgueil et l’amour de Girard et de Berte ; qu’il est la dernière de leurs places fortes qui résiste à Charles, la première où ils rentrent après leur exil ; que c’est là qu’ils voient naître leurs enfans, là qu’ils les perdent, là qu’ils choisissent Dieu pour leur héritier, — et qu’on se demande pourquoi, la France étant grande et la Bourgogne vaste, l’auteur de la chanson de geste a choisi précisément ce coin de terre, à deux kilomètres de l’abbaye de Pothières.

Mais, a-t-on dit[20], « on ne trouve aucune mention de Pothières dans la chanson de geste. « Cela est vrai matériellement, en ce sens que le poète ne désigne jamais cette abbaye par son nom ; mais il parle d’elle pourtant, par deux fois. Au § 672, Girard, déclarant qu’il veut fonder des monastères et rappelant le meurtre récent de son fils, dit : « Dans la vallée de Roussillon, là sera enterré notre fils, et nous auprès. » Le poète savait donc que dans l’église de l’abbaye de Pothières trois tombes entouraient le maître-autel : celle de Girard, celle de Berte, celle de Thierry, leur fils. Ailleurs, au § 531, le poète écrit, en retraçant la détresse de Girard et de Berte au temps de leur exil : « Si l’on vous contait tous leurs embarras, la faim, la soif, les peines, ainsi que le dit l’écrit qui est au moutier ! » Qu’est cela, sinon la déclaration nette qu’il a lu un récit hagiographique du genre de la Vita ? et dans quel moutier peut-il l’avoir lu, sinon dans celui qu’il n’a pas même besoin de nommer à son public, parce que son public, comme ses héros, comme lui-même, se savent sans cesse dans le voisinage immédiat de l’abbaye de Pothières et comme sous son regard ?

Donc, les deux pôles de l’action sont toujours Valbeton, c’est-à-dire Vézelay, — Roussillon, c’est-à-dire Pothières. Il en est ainsi dans les seuls textes anciens que nous ayons : la Vita et la chanson de geste renouvelée ; il en était donc nécessairement ainsi dans la chanson primitive, du moins si l’on admet avec M. P. Meyer, et comme j’ai fait aussi, que nos deux textes remontent, indépendamment l’un de l’autre, à une même source épique.

Mais si quelqu’un, pour un motif quelconque, veut contester que ce rapport soit le vrai, s’il refuse de spéculer sur ce poème primitif, puisqu’il est perdu, soit. J’admets, pour un instant, que ces localisations à Pothières et à Vézelay sont des inventions tardives et utilitaires de moines, et, dans la chanson, des interpolations récentes. Il restera ce fait considérable que, dès la seconde moitié du XIIe siècle, les jongleurs ont emboîté le pas à ces moines, ont accepté et propagé leurs fables intéressées. Il restera encore que, Valbeton et Roussillon écartés, l’on ne saura plus en quelle région pouvait se dérouler, avant l’intervention des moines de Pothières, la lutte de Charles et de Girard. De quelque manière que l’on conçoive le rapport de la chanson de geste et de la Vita, de deux choses l’une : ou bien nous nous en tiendrons à ces deux textes, tels qu’ils sont, nous refusant, par défiance des hypothèses, à regarder au-delà, et alors nous ne pourrons que constater le fait concret qui est sous nos yeux, à savoir que, selon ces deux textes, la destinée de Girard se noue à Vézelay et se dénoue à Pothières ; ou bien nous supposerons que quelque chose a précédé ces deux textes, quelque chose dont se sont inspirés, soit indépendamment l’un de l’autre, soit l’un copiant l’autre, nos deux auteurs, et alors nous sommes tenus, pour que cette supposition ait un sens, de nous représenter ce que pouvait être ce quelque chose de plus ancien.

Imaginerons-nous à l’origine une chanson tout héroïque, sans autre attache avec nos abbayes que les noms de Girard et de Berte, puis, sur le tard, un moine de Pothières qui aura le premier eu l’idée de « transformer en saint ce héros épique, plein de belles qualités assurément, mais ayant, même au point de vue assez indulgent du moyen âge, d’assez graves défauts ? » Mais si, par une opération de l’esprit d’ailleurs arbitraire, on supprime de cette primitive chanson, pour en faire un poème purement héroïque, tous les élémens pieux ou cléricaux, que restera-t-il de la légende de Girard de Roussillon ? Supprimez par la pensée le miracle des gonfanons que brûle le feu du ciel, la pénitence de Girard charbonnier et de Berte couturière, la reprise des guerres atroces terminée enfin par le renoncement des héros aux vanités du siècle, que restera-t-il ? Des récits de batailles que se livrent, on ne sait où, un vassal et un seigneur qui se haïssent, on ne sait pourquoi.

Il ne restera rien que l’histoire banale d’un héritage que se disputent deux beaux-frères. Or ce que nos deux textes nous offrent en commun, ce n’est pas seulement cette banale histoire ; ce sont, en outre, comme on a vu, les mêmes données topographiques, si pleines de sens ; et c’est bien plus encore : une même action, déterminée par une même idée ; ici et là, un héros qui s’agite et que Dieu mène. L’orgueil et l’amour de la guerre le dominent ; Dieu l’avertit par des signes (le miracle des gonfanons), que d’abord Girard ne comprend pas ; mais Dieu lui impose des châtimens plus graves (l’exil, la longue pénitence) ; pourtant, il retourne à la vie chevaleresque et la desmesure le reprend ; Dieu, qui l’aime, le courbe sous sa main par d’autres épreuves encore (la mort de ses enfans) et par des marques nouvelles de ses desseins sur lui (les victoires qu’il lui accorde), jusqu’au jour où, définitivement abaissé devant Dieu et grandi pour s’être humilié, il s’abandonne au Seigneur, le choisit pour son héritier, et, de concert avec Berte, la compagne de ses épreuves, fonde les monastères où sa vie orageuse s’apaisera. L’idée inspiratrice de la légende est une idée religieuse, et elle domine pareillement les deux seuls textes que nous ayons. Supprimez-la par la pensée, Girard de Roussillon n’est plus rien. Si c’est l’auteur de la Vita qui l’a imaginée le premier, c’est donc lui l’unique créateur de la légende. S’il a au contraire trouvé ces élémens dans un texte épique antérieur, il n’avait plus rien à faire pour « transformer en saint un héros épique. » Sans doute il a pu multiplier les histoires de miracles et les épisodes où Girard s’humilie devant le roi, inventer çà et là une apparition d’ange, une anecdote cléricale. Mais il n’avait plus rien à faire pour transformer son héros en saint : il lui était donné déjà comme un saint ; non pas comme un saint de vitrail, confit en oraison, mais pareil à tant d’autres grands saints que l’Église honore parce qu’ils furent d’abord de grands pécheurs, et notre moine lui-même a comparé saint Girard de Roussillon à ce David qui fut l’adultère et l’homicide d’Urie et qui a pourtant mérité d’être le père du Christ. Les fautes de Girard, il ne les dissimule pas ; il lui prête même (en son chapitre De lapsu et compunctione comitis) une assez laide histoire de concupiscence, qui est probablement son invention personnelle ; mais, non plus qu’aucun autre hagiographe, il n’a été gêné par les « défauts » de Girard : plus les passions du pécheur furent violentes, plus il est grand de les avoir domptées. Que la Vita ait insisté sur les épisodes édifians et la chanson de geste sur les épisodes de guerre, c’est évident ; mais il n’y a entre les deux écrits nulle autre différence. Bref, si rien n’a précédé ces deux écrits, ce sont deux compositions en l’honneur des monastères de Pothières et de Vézelay. Si quelque chose les a précédés, c’était, — on peut choisir, — ou bien une chanson de geste, mais telle que, pour transformer ce héros épique en saint, les moines de Pothières n’eurent qu’à la conserver ; ou bien une composition hagiographique, mais telle que, pour transformer ce saint en héros épique, les jongleurs n’eurent qu’à la conserver. Qu’y avait-il à l’origine ? Une légende hagiographique ? ou une légende épique ? Ce qui est remarquable, c’est précisément qu’on ne puisse distinguer l’une de l’autre, que tous les résumés de la chanson de geste et de la Vita donnent deux récits foncièrement identiques et que l’œuvre des moines et l’œuvre des jongleurs soient choses indiscernables.

A moins donc de vider la légende de Girard de son contenu et de l’exténuer, il nous faut admettre qu’elle a germé à Pothières, issue des tombeaux de Girard, de Berte et de leur enfant. Mais pourquoi ? A quelle occasion ces tombes ont-elles attiré l’attention des moines et des poètes ?

Le véritable auteur de la légende de Girard de Roussillon, c’est, j’espère le montrer, sainte Marie-Madeleine, et nous n’aurions ni la chanson de geste, ni la Vie latine, si jadis, à Béthanie, dans la maison de Simon le lépreux, Marie n’avait répandu le nard sur les pieds de Jésus et ne les avait essuyés de ses cheveux.


II

A l’époque qui nous occupe, sainte Marie-Madeleine n’était encore vénérée ni à l’église de Saint-Maximin d’Aix, ni dans la belle et sauvage caverne de la Baume, chère à Mireille. Son unique sanctuaire était à Vézelay. Or, elle tient une place dans les préoccupations du moine de Pothières, auteur de la Vita Girardi, une place aussi, ce qui est plus curieux, dans celles du poète, auteur de la chanson de geste.

La Vita (§ 229) compare le pécheur que fut Girard à la pécheresse Madeleine, qui, pour avoir « vescu en la seignorie des sept deables, » n’en fut pas moins l’amie du Christ ; ailleurs (§ 31), la Vita montre Berte appliquée comme Marthe aux œuvres actives, et, comme Marie-Madeleine, aux œuvres contemplatives de la piété : « et aucunes fois seoit Berte avec Marie as piez Jhesu-Crit et ooit la parole d’icelui et arousoit ses piez par habondance de ses larmes et lour donnoit baisiers de pitié et les terjoit par les chevous de veraie devocion. »

De même la Madeleine joue un rôle dans la chanson de geste. Quand Girard et Berte, fugitifs, errent dans la forêt d’Ardenne, Girard épouvante par sa violence l’ermite qui leur donne asile ; alors le vieillard « se prosterne contre terre, les genoux et les coudes nus, et demande à Marie-Madeleine de lui inspirer les prières salutaires (§ 514). » C’est en l’honneur de Marie-Madeleine que Berte aide un pèlerin à porter au haut de la colline de Vézelay les sacs remplis de sable ; nul ne sait le nom de ce pèlerin ; mais plus tard (§ 666-7), on découvre qu’il est un baron allemand, Guintrant, vassal et parent de Girard, et qui avait disparu ; qu’était-il-devenu depuis tant d’années ? et pourquoi, de retour, peinait-il ainsi à construire le moutier de la sainte ? Il le raconte ainsi : « J’allai au saint sépulcre. A notre retour, un mécréant me prit. Plus de quinze ans j’y fus, je n’en pus revenir, quand Dieu me fit délivrer par sa Madeleine. Celui qui jeta Jonas du ventre de la baleine envoya son amie me délivrer ; c’est pour cela que je suis son serf et que je travaille pour elle. » Le poète qui a imaginé l’épisode de Guintrant savait donc que la Madeleine était surtout invoquée à Vézelay comme la patronne des prisonniers ; que les premiers visiteurs de son sanctuaire avaient été, selon la légende, ces malheureux, venus l’un d’une ville d’Auvergne, un autre de Bourges, un autre de Château-Landon, qu’elle avait visités dans leurs cachots et qui avaient apporté à Vézelay leurs fers brisés par ses belles mains. Et sans doute le poète avait vu de ses yeux, dans l’église de Vézelay, devant l’autel, cette grille faite au temps de l’abbé Geoffroi du métal des chaînes et des carcans, déposés en ex-voto par tant de captifs que la Madeleine avait délivrés. En outre, notre poète rapporte une certaine version de la translation de la sainte, et cette version, on le verra bientôt, représente un des momens les plus archaïques du développement de sa légende et de son culte.

On sait, en effet, que les origines du culte de la Madeleine bourguignonne sont fort récentes[21]. Mgr Duchesne écrit dans son admirable étude sur La légende de Madeleine : « Lazare, Madeleine et leur groupe ne furent longtemps connus dans tout l’Occident que par l’Evangile et les martyrologes ; ils n’ont ni légende, ni sanctuaire spécial ; cette situation se maintint pendant le Xe siècle tout entier ; nul lieu dans tout le monde latin où Madeleine, Lazare et ses sœurs fussent honorés avant le milieu du XIe siècle. » A Vézelay, non plus qu’ailleurs : l’abbé Paillon avant Mgr Duchesne, et bien avant eux l’abbé Sollier[22], les auteurs de la Gallia christiana[23], tous les historiens ecclésiastiques ont reconnu ce fait certain : il suffit en effet de parcourir[24] la longue série des documens relatifs à l’abbaye de Vézelay depuis sa fondation par Girard et Berte jusqu’à une lettre de Sylvestre II, datée de l’an 1001, pour constater que l’abbaye est toujours placée sous l’invocation du Sauveur, de Marie sa mère, et des saints Pierre et Paul ; de sainte Marie-Madeleine, nulles nouvelles. Elle n’apparaît qu’au temps de l’abbé Geoffroi, lequel gouverna le monastère à partir de l’an 1037, et qui entreprit de la relever de la décadence où elle était tombée. Alors pour la première fois le nom de Marie-Madeleine est introduit dans la titulature de l’abbaye, et c’est dans cette lettre adressée par le pape Léon IX à l’abbé Geoffroi :


Leo, episcopus, S. S. S. Bel, Gaufrido, abbati Vizeliacensis coenobii, quod est in honore Domini nostri Jesu Christi et veneratione eiusdem genetricis et BB. apostolorum Petri et Pauli et B. Mariæ Magdalenae eiusdemque successoribus in perpetuum[25]...

C’est comme l’acte de naissance de la Madeleine bourguignonne : il est daté du 27 avril 1050.

Les débuts de son culte n’allèrent pas sans difficultés, par suite d’un conflit qui opposa pendant près d’un siècle les évêques d’Autun et les abbés de Vézelay[26]. Dans les dernières années du XIe siècle, l’évèque d’Autun Norgaud frappa d’interdit le pèlerinage de la Madeleine, et il fallut, pour lever cette défense, une bulle du pape Pascal II, qui, vers l’an 1104, recommanda à l’archevêque de Sens, aux évêques de Nevers, d’Autun, de Langres et d’Auxerre de protéger Vézelay contre toutes vexations[27]. Désormais, autorisé par le Saint-Siège, le culte de la Madeleine de Vézelay est consacré, et son sanctuaire devient un des plus illustres de la France. Dès 1110, le légat du pape Richard y assigne rendez-vous. Faut-il rappeler que c’est là, auprès des reliques de la Madeleine, que saint Bernard, à Pâques de l’an 1147, prêcha la croisade devant Louis Vil ; là que Thomas Becket, en 1166, lança l’excommunication contre le roi d’Angleterre ; là que des milliers de croisés vinrent prendre leur bourdon de pèlerins ; là que Richard Cœur de Lion et Philippe-Auguste se rencontrèrent au moment d’entreprendre le voyage d’outre-mer ? Mais nous n’avons pas à descendre si bas dans le cours des temps : seuls les commencemens du pèlerinage nous intéressent ici. Pour l’accréditer, les moines de Vézelay répandirent divers récits de la translation de sainte Marie-Madeleine. Tous appartiennent à la seconde moitié du XIe siècle ou aux premières années du XIIe : c’est dans le même temps qu’apparaissent la chanson primitive de Girard de Roussillon et la Vita Girardi comitis. Nous sommes enfermés entre ces deux dates : 1050 environ, où naissent les premières légendes sur la Madeleine bourguignonne, 1100 environ, où ce travail légendaire est achevé et où la tradition se fixe. Dans cette courte période de cinquante à soixante années, quatre récits ont été propagés tour à tour par les moines de Vézelay, dans l’ordre que voici :

1° Tout au début, sous l’abbé Geoffroi, donc aux alentours de l’an 1050, ils répandirent un premier écrit[28] où ils se bornent à raconter les plus anciens miracles accomplis auprès de la châsse de Madeleine. Mais cette châsse, comment l’avaient-ils ? Voici leur réponse ; elle montre que jusque-là ce problème ne les avait guère préoccupés : « Beaucoup de gens demandent comment il a pu se faire, puisque sainte Marie-Madeleine vivait en Judée, que son corps ait été apporté d’une région si lointaine jusque dans les Gaules. Il faut leur répondre en peu de mots que rien n’est impossible à Dieu et qu’il accomplit sans peine ce qui lui plaît pour le salut des hommes. Il faut en outre leur donner cette preuve certaine [de l’authenticité de nos reliques] que la plupart de ceux qui en ont douté ou qui nous ont opposé quelque contradiction ont été châtiés par Dieu, sur quoi ils sont venus ici confesser leur incrédulité et ils ont obtenu leur pardon par l’intercession de la servante du Christ... » D’ailleurs, ajoute l’hagiographe, elle m’est apparue à moi-même : « Un samedi, comme je m’étais recouché sur mon lit après avoir entendu les matines, je vis devant moi l’image d’une très noble dame debout devant la châsse où sont conservés les ossemens de la susdite servante du Christ. Comme je la regardais, elle me dit : Je suis celle que beaucoup et hommes croient être ici. » Le narrateur termine par ces deux argumens que « nulle autre église que Vézelay n’a jamais possédé le corps de la sainte » et que ses reliques opèrent chaque jour des miracles évidens, qu’il raconte.

Telle est la première relation ; on voit que les moines se contentèrent au début de montrer le corps, sans se croire tenus d’expliquer comment ils le possédaient.

2° Bientôt ils sentirent l’utilité de proposer aux incrédules une version plus précise. Il est remarquable que ce soit la chanson de Girard de Roussillon qui nous la conserve, et que cette version, nécessairement la seconde dans l’ordre chronologique, ne se trouve que dans un poème du XIIe siècle : c’est un indice de plus que ce poème n’est qu’un renouvellement d’une chanson de la seconde moitié du Xie : « Notre Seigneur, dit le poète (§ 612), fit à Berte ce grand honneur de lui donner la meilleure de ses saintes, celle à qui, pendant sa vie terrestre, il accorda le plus d’amour. Un jour, au temps de Pâques, il envoya trois moines et un prieur qu’il guida par une vision ; ceux-ci passèrent la mer à grand effroi, et des terres païennes transportèrent le corps saint à Vézelay au sommet de la montagne, et là ses serviteurs [Girard et Berte] lui font un monastère. »

Ce récit très simple représente assurément la plus ancienne explication précise que les moines aient donnée : ceux qui ont procuré à l’abbaye son meilleur trésor, ce sont ses fondateurs, Girard et Berte, comme il est naturel ; où l’ont-ils été quérir ? Outre-mer, en Judée, comme il est naturel.

3° Cette version, qui suffisait à tout, serait sans doute devenue définitive, sans l’étrange accident que Mgr Duchesne et G. Doncieux ont si bien raconté. Un moine de Vézelay qui voyageait en Provence y vit, dans l’église du bourg de Saint-Maximin près d’Aix, un sarcophage gallo-romain. Ce tombeau, qui existe encore, porte, entre autres motifs de décoration, une représentation du lavement des mains de Pilate. Mais le visiteur prit Pilate pour le Christ, le personnage qui présente l’aiguière pour la Madeleine tenant le vase de parfums, et crut que le bas-relief représentait l’onction de Béthanie. Ce sarcophage avait été taillé pour quelque riche chrétien du Ve siècle ; mais notre moine, trompé par les figures sculptées, se persuada qu’il avait sous les yeux le tombeau de sainte Marie-Madeleine. Pourtant il voyait que ce sarcophage était vide et d’autre part il savait que les ossemens de la sainte reposaient dans son couvent de Vézelay. C’est donc, pensa-t-il, qu’ils avaient été jadis ravis à la Provence et emportés à Vézelay. Sur quoi, par une série d’hypothèses semi-naïves, dont M. G. Doncieux a ingénieusement tenté de retrouver la succession logique, il édifia ce nouveau récit :

Marthe et Marie, leur frère Lazare, Maximin et plusieurs autres disciples du Seigneur avaient émigré de Judée, débarqué à Marseille et s’étaient partagé l’apostolat des Gaules. Après une longue vie de pénitence, Marie avait été ensevelie près d’Aix, aux côtés de saint Maximin. Des siècles ayant passé, un jour, au temps de Carloman, l’évêque d’Autun, accompagné d’un de ses chevaliers, Adelelmus, qui était frère d’Odon[29], abbé de Vézelay, vint faire une visite à ce monastère. Comme l’évêque parlait des mérites de sainte Marie-Madeleine, le chevalier Adelelmus déclara qu’il avait vu et qu’il connaissait dès l’enfance le lieu de sa sépulture. Aussitôt l’abbé de Vézelay se jeta aux pieds de l’évêque, baisa les mains de son frère le chevalier et leur demanda avec larmes le corps de la sainte. Adelelmus se mit donc en route, accompagné de moines et de chevaliers, et retrouva non loin d’Arles, mais dans un pays infesté de Sarrasins, le tombeau de la Madeleine et celui de saint Maximin. Malgré les Sarrasins, il réussit à enlever les corps saints et les apporta tous deux à Vézelay.

« Si bien combiné que fût ce récit, dit Mgr Duchesne, les moines de Vézelay n’en avaient pas moins commis une grave imprudence en indiquant avec tant de précision le lieu de provenance de leurs reliques. Il y avait là une attache toute préparée pour les revendications futures. Les Provençaux ne pouvaient laisser dire indéfiniment qu’on leur avait volé leur sainte. » Le jour vint, en effet, comme on sait, au temps de saint Louis, où les religieux du prieuré de Saint-Maximin soutinrent qu’on ne leur avait rien volé : à telles enseignes que, en 1279, ayant ouvert solennellement le sarcophage de l’église Saint-Maximin, ils y retrouvèrent le corps de la Madeleine au complet, sauf une jambe : de ce jour le culte de la Madeleine bourguignonne déclina. Mais je ne le considère ici qu’aux premiers jours de sa splendeur, et je reviens donc aux récits des moines bourguignons du XIe siècle,

4° Dans la relation que je viens d’analyser, ce n’était plus Girard, mais un évêque d’Autun qui avait eu la gloire de donner à Vézelay les saintes reliques ; s’il expulsa Girard, ce fut, je suppose, grâce à quelque accalmie de la lutte entre le monastère et l’évêché, en un moment fugitif où les moines crurent expédient de placer le pèlerinage sous la protection de l’évêque d’Autun ; mais bientôt, ils en revinrent à Girard dans ce quatrième et dernier récit[30] :

« Sous le règne de Louis le Pieux et de son fils Charles » et (pour plus de précision) « vers l’an 749 »[31], les Sarrasins désolaient la France. Le comte Girard, qui venait de reconstruire le monastère de Vézelay, ayant appris que sainte Marie-Madeleine avait été ensevelie dans les environs d’Aix aux côtés de saint Maximin, se concerta avec l’abbé Odon, et tous deux envoyèrent en Provence un des moines de l’abbaye, nommé Badilon. Les recherches de Badilon furent heureuses et il rapporta à Vézelay le corps précieux.

Ainsi, à cette question : qui vous a procuré vos reliques ? les moines de Vézelay ont répondu tour à tour : 1° Qu’importe ? Dieu est puissant ; 2° Ce sont Girard et Berte, nos fondateurs, qui ont envoyé des moines les chercher outre-mer ; 3° C’est l’évêque d’Autun qui les a fait rapporter de Saint-Maximin d’Aix par le chevalier Adelelmus ; 4° C’est le comte Girard qui les a fait rapporter de Saint-Maximin d’Aix par le moine Badilon[32].

Qu’est-ce que ce Badilon ? On rencontre dans la chanson de Girard de Roussillon un personnage épisodique nommé Bèdelon : au § 596, il est présenté comme un chevalier ou un écuyer qui prend part à une opération de guerre ; plus tard (§§ ; 617, 652-5, 671, 674), il assiste Girard de ses conseils, et toujours il est donné comme un homme sage et pieux. Si Badilon et Bèdelon sont un même nom et désignent un même personnage, ou bien ce personnage a joué, dans ce vieux récit monastique de la translation des reliques que reproduit la chanson de geste, le rôle d’un envoyé de Girard chargé d’accompagner le prieur et les trois moines dans leur voyage d’outre-mer ; — ou bien il n’a été introduit dans le roman que sur le tard, par l’auteur de la chanson renouvelée, lequel aura pris son nom dans le texte monastique Badilon-Saint-Maximin d’Aix, et aura feint que ce moine valeureux avait été d’abord dans le siècle un bon chevalier ; — ou bien c’est l’inverse : il était dans la chanson de geste primitive un bon chevalier, que l’auteur du texte monastique Badilon-Saint-Maximin d’Aix aura transformé en un moine valeureux. — Quelque explication que l’on préfère, on voit ici, une fois de plus, le travail des moines et le travail des jongleurs se greffer l’un sur l’autre, se pénétrer réciproquement et se confondre. Mais peut-être aussi bien, comme le veut M. Antoine Thomas, n’y a-t-il qu’une ressemblance accidentelle et extérieure de noms entre le Bèdelon des jongleurs et le Badilon des moines[33], auquel cas ils cessent tous deux de nous intéresser. Entre ces quatre hypothèses, ne voyant nul moyen de choisir, nous ne choisirons pas.

Ce personnage écarté, un fait considérable résulte de cette discussion : en cette courte période de cinquante années où le pèlerinage de Vézelay, à peine organisé, se créait peu à peu sa légende, avant même qu’eût germé l’idée de l’apostolat de Marie et de Marthe en Provence, déjà un jongleur chantait de Girard et de Berte considérés comme les deux bienfaiteurs à qui l’on devait le corps de la sainte, déjà une chanson de geste servait à propager la plus ancienne des fictions du monastère.

Pour approcher davantage des origines de notre légende et pour en saisir l’embryon même, posons-nous cette question encore : d’où a pu venir aux moines de Vézelay l’idée première d’introduire le comte Girard en cette aventure ?

Certes, c’est qu’ils lisaient son nom sur leurs plus anciens parchemins, dans Pacte de fondation de l’abbaye, dans la lettre que lui avait adressée le pape Nicolas Ier, etc. Mais il y a mieux : s’ils lui ont attribué l’invention des reliques de la Madeleine, c’est qu’ils le tenaient dès longtemps pour avoir été un très habile chercheur de corps saints. On voit par des textes récens, du XIIIe et du XIVe siècle, qu’il passait alors pour avoir enrichi de reliques la cathédrale d’Autan, l’église de Saint-Maurice et Saint-Lazare d’Avallon, bien d’autres églises ; à Pothières il avait donné saint Eusèbe, à Vézelay saint Pontien, et encore des reliques de saint Pérégrin, de saint Vincent, etc.[34]. Ce peuvent être, dira-t-on, des fables tardives, provoquées précisément par la réputation qui fut faite à Girard, au XIe siècle, d’avoir retrouvé le corps de sainte Marie-Madeleine. Il n’en est rien : ce ne sont pas des fables, au moins pour une part ; c’est une tradition véridique ; et, qui plus est, c’est le marquis Girard lui-même qui a pris de son vivant toutes les précautions nécessaires pour qu’elle se formât et lui survécût.

Voici en effet un document curieux, qui a jusqu’ici échappé à l’attention des critiques littéraires[35].

C’est un récit des actives démarches faites par Girard et par Berte pour procurer des reliques aux monastères qu’ils venaient de fonder. Ce récit est parfaitement authentique, et a été rédigé du vivant de Girard, entre 871 et 874[36], peu après cette année 870 où Charles le Chauve avait assiégé Berte dans Vienne et y avait reçu la soumission du marquis Girard. Il est précédé de ce court préambule où le narrateur s’adresse à Girard et à Berte, parlant à leurs personnes :


Vous m’avez demandé, seigneur très illustre et aussi votre femme, aussi éminente par sa piété que par sa naissance, d’écrire sur les miracles accomplis par nos saints martyrs un petit ouvrage que l’on pût lire dans les temps à venir ; j "ai obéi, non selon mon vouloir, mais selon mon pouvoir.


Sur quoi, il rapporte cette histoire véridique. Après avoir fondé ses deux monastères, Girard envoya à Rome un abbé et un laïque demander des reliques au pape pour sanctifier ces maisons. Le pape fit bon accueil à ses messagers et leur donna les corps de saint Pontien et de saint Eusèbe. Ils revinrent alors par les Alpes Cottiennes. rapportant les saints, qui firent des miracles en route et, par exemple, les empêchèrent de se noyer au passage d’une rivière. Venus à Lyon, ils y entreposèrent les deux chasses.

Tandis qu’ils voyageaient ainsi (sub idem fere tempore), le marquis Girard n’était pas resté inactif. Une bonne nouvelle s’était répandue jusqu’à lui : dans le Vivarais, on venait de retrouver le corps, perdu depuis six siècles, de saint Andéol, qui s’était révélé par des miracles. « Les illustres époux, G (irardus] et B (erta], brûlent d’obtenir pour leurs monastères une part de ses reliques. » Ils se mettent tous deux en route vers Bourg-Saint-Andéol en Vivarais, où les évêques de la région les accueillent et leur font présent d’une partie du corps du saint, et, par surcroît, de parcelles du corps de saint Ostien. Girard et Berte repartent, convoyant ces trésors jusqu’à Vienne, puis jusqu’à Lyon. Là ils retrouvent les corps, qui les attendaient, de saint Pontien et de saint Eusèbe. Voilà donc réunis à Lyon saint Pontien, saint Eusèbe, saint Andéol et saint Ostien. Autour de leurs châsses, des aveugles recouvrent la vue, des paralytiques se redressent, etc.. Le cortège des quatre saints, toujours conduit par Girard et Berte, s’achemine en grand apparat vers la Bourgogne, en passant par Mellecy, Sampigny (Saône-et-Loire), Saulieu (Côte-d’Or), Avallon (Yonne) ; à chacune de ces étapes, à D’autres encore, se produisent des miracles insignes. Enfin, arrivés à Vézelay, Girard et Berte y déposent les reliques, quitte à en donner plus tard une partie à Pothières[37].

Il n’y a pas à douter de l’authenticité de cette relation, et Girard et Berte l’ont assurément provoquée et connue. En quoi nous intéresse-t-elle ? En ce qu’elle nous montre Girard et Berte occupés, si je puis dire, à se créer à eux-mêmes leur légende. C’est parce qu’ils furent réellement non pas seulement de grands bâtisseurs de couvens, mais d’illustres procureurs de reliques, c’est parce qu’ils ont fait écrire le récit de leur beau voyage miraculeux et l’ont dicté, c’est pour cela que, deux siècles plus tard, au jour où les moines de Vézelay se demandèrent : « De qui pouvons-nous avoir reçu le corps de sainte Marie-Madeleine ? » ils se firent aussitôt à eux-mêmes cette réponse spontanée et presque nécessaire : « Nous les tenons des mêmes bienfaiteurs qui nous ont donné saint Pontien et saint Andéol, — de Girard et de Berte. »

On le voit : si Girard et Berte sont devenus personnages légendaires, c’est leur faute ; ils l’ont bien cherché. Mais ils ne sont entrés dans l’hagiographie que par la petite porte, pour ainsi dire, simplement en cette qualité de pourvoyeurs et de convoyeurs de corps saints. Les moines de Vézelay, dans leurs récits de la translation de la Madeleine, les confinent dans ce rôle modeste. Ils se bornent à dire que Girard était très noble, très riche, très aimé des rois de France et qu’il possédait par droit héréditaire la plus grande partie de la Bourgogne ; que Berte l’égalait par la naissance et par les vertus[38] ; qu’ils n’avaient pas d’enfans (ces moines ne s’étaient donc même pas donné la peine de relire l’acte de fondation de leur monastère, où une fille de Girard et de Berte, Eve, est nommée) ; que les deux époux abandonnèrent leurs biens à Dieu, qu’ils fondèrent des lieux saints et envoyèrent Badilon à la recherche de la Madeleine. Girard et Berte ne sont pour eux que des comparses, des « utilités. »


III

Les choses en seraient restées là, selon toute apparence, si le pèlerinage de la Madeleine avait eu un moindre succès. Mais quand les moines de l’autre abbaye, Pothières, virent les pèlerins affluer à Vézelay, quand ils surent que le corps de la sainte avait été procuré aux moines de là-bas par Girard et par Berte, Ils se souvinrent qu’ils avaient dans leur église, à gauche et à droite du maître-autel, le tombeau de ce Girard, le tombeau de cette Berte.

Ils y prirent plus d’intérêt qu’ils n’avaient fait jusque-là, et ce ne fut pas concurrence, mais émulation. Les intérêts (des deux monastères se confondaient ici : Vézelay ne pouvait que profiter d’un enrichissement de la renommée de Girard, et Pothières ne pouvait que gagner à la vogue croissante du pèlerinage de Vézelay<ref> M. P. Meyer dit au contraire que le moine de Pothières, auteur de la Vita, se garde de citer (bien qu’il lui fasse des emprunts textuels) la translation de sainte Marie-Madeleine, parce que « ce document émanait d’une abbaye à laquelle Pothières cherchait à faire concurrence. » Et ailleurs (Romania, t. VII, p. 234), il écrit : « On s’explique sans peine que l’auteur de la Vita, tout en mentionnant l’abbaye de Vézelay (§ 77). n’ait rien dit de la translation du corps de la Madeleine : il n’était pas de son rôle de rien dire qui pût contribuer à augmenter la réputation d’un monastère voisin et peut-être rival. » — Rien n’indique que ces deux monastères aient été jamais rivaux ; mais il est constant qu’ils étaient voisins et, comme on va voir, que Pothières avait intérêt à augmenter la réputation de Vézelay. Si la Vita ne raconte pas la translation de la Madeleine, c’est sans doute parce que l’auteur considère cette relation comme connue, accessible à tous ; et, de fait, le traducteur bourguignon de la Vita l’ajoute en appendice à cette composition : ainsi faisait peut-être l’auteur même de la Vita. Il n’a cherché à expulser de la vie de Girard ni Vézelay (§ 77), ni la Madeleine (§§ 31 et 229), ce qui eût été lui enlever absurdement la principale cause de sa popularité. Vézelay, d’autre part, a bien accueilli la Vita Girardi émanée de Pothières : au commencement du XIVe siècle, on la lisait dans le réfectoire des moines à Vézelay aussi bien qu’à Pothières (Girard, éd. Mignard, p. 6) :

Quar en pluscurs mostiors la lisent la gciit d’ordre.
Cil qui ne m’en croira a Poutieres s’en voise,
A Vézelay aussi, si savra si l’on boise,
Car on lit au maingier, c’est chose toute certe.
Aussi comme des sainz les faiz Girart et Berte. </<ref>.

Pour dire la louange de leurs fondateurs, les moines de Pothières auraient pu représenter Girard comme un saint homme de baron qui aurait passé toute sa vie dans la prière et les bonnes œuvres ; livrés à eux-mêmes, et s’ils n’avaient voulu qu’édifier les bonnes gens du voisinage, c’est ainsi sans doute qu’ils eussent procédé, et nous n’aurions entre les mains qu’une vie de saint semblable à tant d’autres, faite de pieuses anecdotes. Nous ne pouvons que constater ce fait que le seul texte hagiographique qui soit consacré à la vie de Girard, et qui est leur œuvre, nous présente un tout autre personnage, un type aventureux et héroïque ; que les moines y cherchent à atteindre un public plus large que celui d’un réfectoire de couvent ; qu’ils y exploitent une chanson de geste, et que, dans la constitution de la légende de Girard, leur apport est inséparable de l’apport des jongleurs.

Le travail poétique qui s’accomplit alors, il serait vain de prétendre en retrouver dans le détail les modes et les accidens divers : bien des choses nous échappent. Du moins les points d’attache et de départ en restent visibles, car ce sont des monumens matériels, de pierre et de marbre : les tombeaux de l’abbaye, les ruines du mont Lassois, le dépôt de sarcophages de Valbeton. Les tombeaux des deux époux, d’abord : c’est d’une méditation sur ces tombes que la légende est sortie. Tout ce qu’on savait de ceux qui y reposaient, c’est qu’ils avaient été, au temps jadis, des grands de ce monde et qu’ils avaient choisi Dieu pour leur héritier. Pourquoi lui avaient-ils ainsi sacrifié les joies du siècle, leurs terres, leurs richesses ? Comment avaient-ils mérité cette faveur insigne que Dieu leur donnât le corps de la meilleure de ses saintes ? Les ruines qui couvraient le mont Lassois semblèrent être les restes du château de Girard : les vestiges misérables du vieux castrum qui végétaient en face de l’abbaye prospère et populeuse apparurent comme le symbole matériel de la puissance mondaine de Girard et de son renoncement. Là-bas, près de Vézelay, à Foissy, à Quarré-les-Tombes[39], des amoncellemens de sarcophages témoignaient qu’en des temps anciens de grandes batailles s’étaient livrées en ces lieux. Ces ruines et ces tombes mystérieuses éveillèrent l’idée d’une destinée tragique. Si Girard avait combattu là, si son château du mont Lassois n’était plus que décombres, n’était-ce pas que, comme tant d’autres héros épiques, comme Ogier le Danois, comme Renaud de Montauban, comme tant de saints aussi, il avait été un vassal révolté contre son seigneur, un hors la loi, un forbanni ? Lui aussi, l’orgueil et la desmesure l’avaient possédé ; lui aussi, comme la Madeleine avait été une grande pécheresse, il avait été un grand pécheur et, comme elle, un repenti. Qui donc Dieu avait-il pu choisir pour être l’ouvrière de sa conversion, sinon cette Berte qui reposait avec lui près de l’autel dans l’église de Pothières ? Et quels châtimens Dieu lui avait-il imposés, comme les signes de son courroux et de sa clémence, sinon des défaites, attestées par les dépôts de sarcophages, ou la mort de son petit enfant, attestée par une autre tombe, celle de Thierry ? Toute la légende de Girard de Roussillon tient en ces quelques données et combinaisons rudimentaires. Elle pourra par la suite vagabonder à travers la France, et, s’écartant de la Bourgogne natale, revêtjr l’affublement limousin sous lequel nous la connaissons ; elle pourra se transformer au XVe siècle, sous la plume de Jean Wauquelin, en un pur roman de chevalerie : les remanieurs les plus tardifs n’imagineront jamais, comme seuls ont fait plusieurs critiques modernes, de la déraciner ; toujours, même dans les versions dégradées, Girard restera le saint de Pothières et de Vézelay, le combattant de Roussillon et de Valbeton. Or, ces attaches de la légende à la terre, quel en est le sens profond ? Il réside dans cette idée très belle que le héros, dressant l’abbaye de Pothières dans cette plaine de Roussillon où tant d’hommes étaient morts par lui, dressant l’abbaye de Vézelay au-dessus du champ de carnage de Valbeton, a voulu sanctifier les lieux que ses passions avaient désolés.

Cette idée si grande, nécessairement primitive, qui est le germe de la légende, ou plutôt qui est toute la légende et sans quoi la légende n’est qu’un pur rien, il est remarquable que la Vita Girardi comitis l’exprime à peine et que la chanson de geste ne l’exprime pas. C’est que, obscurcie pour nous qui avons eu besoin de cette longue étude pour la dégager, elle était claire et s’imposait d’elle-même aux hommes pour qui furent composées la Vita Girardi et la vieille chanson de geste ; et c’étaient des hommes qui voyaient de leurs yeux les ruines du château de Roussillon à deux pas de Pothières, et de leurs yeux le champ de bataille de Valbeton à deux pas de Vézelay : c’étaient les pèlerins qui venaient vénérer les reliques de la Madeleine.

Ils venaient par milliers trois fois l’an, dans les beaux mois du printemps et de l’été, à Pâques, à la Pentecôte et pour le 22 juillet. Comment les fictions combinées par les moines et les jongleurs ont-elles si pleinement réussi ? Pourquoi Vézelay est-il devenu au moyen âge l’une des métropoles religieuses de la France ? Par les mêmes raisons qui avaient fait de sa voisine Alesia, au temps de Vercingétorix, un centre important, non seulement politique, mais religieux, de la Gaule.

Ce qui caractérise notre pays, géographiquement, écrit M. Vidal de La Blache[40], c’est qu’il est « un pont entre la Méditerranée et l’Océan ; « « dans le signalement de la France, voilà un trait essentiel : c’est la contrée sise au rapprochement des deux mers. » Pour passer de l’une à l’autre, le chemin nécessaire est la vallée du Rhône jusqu’à Lyon, puis la vallée de la Saône ; pour atteindre ensuite la vallée de la Seine, il n’y a qu’un obstacle : il faut passer entre l’extrémité des Vosges et l’extrémité du Massif Central. Le Massif Central se termine au Nord par une protubérance qui est le Morvan ; mais le Morvan ne présente de relief véritable que dans le Sud. Il y a toujours eu aux environs de Chalon-sur-Saône ou de Chagny des voies pour aller directement au Nord du Morvan. « C’est la célèbre région de passage qui fait communiquer la Méditerranée avec la Manche et la mer du Nord et qui a cimenté les deux parties de la France. » Avant la construction des chemins de fer, la grande voie de communication entre les vallées de la Seine et de la Saône était par Paris, Auxerre, Avallon, Chagny. Lors de l’établissement de la voie ferrée de Paris à la Méditerranée, c’est l’importance commerciale de Dijon qui a provoqué une déviation anormale et, me dit-on, passagère. Comme Autun, dont l’importance ne s’explique que par là, Vézelay était au carrefour des grandes routes de France : de là, pour une part, le succès du pèlerinage de la Madeleine.

Les pèlerins y venaient de toutes les directions. Un seul de ces flots s’écoulait par Châtillon-sur-Seine, donc par Pothières : celui des pèlerins qui venaient de l’Est, de Metz, de Toul, de Nancy, par la route qui passe par Nancy, Neufchâteau, Chaumont, Châtillon : de l’étape de Châtillon ils s’acheminaient par Laignes et Nuits-sous-Ravières, et gagnaient Vézelay soit par Avallon, soit par cet Arcy-sur-Cure, qui peut-être a donné son nom à l’Arsen de la chanson de geste.

En outre, l’abbaye de Pothières se trouvait sur la voie qui menait d’autres pèlerins vers les sanctuaires, illustres entre tous, de Rome et de Jérusalem. Le nom de Roussillon est inexpliqué[41] : d’une partie Girard historique ne l’a pas porté[42], et d’autre part le mont Lassois ne semble jamais s’être appelé dans la réalité autrement que le mont Lassois. On cherche vainement Roussillon sur les cartes anciennes ou récentes, dans les documens historiques, dans les chartes. Il y a un document pourtant où on le rencontre, et c’est précisément un itinéraire de pèlerins. Trois manuscrits des œuvres de Mathieu de Paris nous ont conservé un itinéraire au XIIIe siècle, en forme de carte, de Londres à Rome et à Jérusalem ; les étapes y sont le plus souvent des sanctuaires[43]. Là, sur cette carte destinée à des pèlerins, non loin de la Seine, entre un encadrement où sont écrits ces mots : Puteres abbatia et un croquis de la tour de Chastellun sur Seine, un petit dessin représente une élévation : Russellun monticulum.


Je résumerai cette étude en ces quelques propositions.

Pour expliquer que sainte Marie-Madeleine soit devenue en France au Xie et au XIIe siècle l’objet de récits poétiques, il n’est pas nécessaire de supposer et personne ne suppose que des aèdes l’aient chantée en des « cantilènes » du IXe siècle. On n’a aucune raison de le supposer davantage de Girard et de Berte.

Mais Girard et Berte, fondateurs des abbayes de Pothières et de Vézelay, les avaient enrichies de reliques précieuses, notamment des corps de saint Eusèbe et de saint Pontien ; ils avaient eux-mêmes fait composer un récit de ces translations, et par là leur souvenir survécut chez les moines, comme celui d’habiles pourvoyeurs de reliques. C’est pourquoi, lorsque, vers l’an 1050, les moines de Vézelay eurent besoin d’expliquer la provenance de leurs reliques de sainte Marie-Madeleine, ils songèrent aussitôt à eux, et ce jour-là Girard et Berte entrèrent pour la première fois dans la légende.

Ils y auraient gardé un rôle modeste et sacrifié, si les moines de l’abbaye de Pothières, qui possédaient leurs tombeaux, n’avaient voulu en tirer gloire et avantage. L’idée même d’une telle tentative ne s’explique que s’ils espèrent attirer un certain public qu’ils savent. C’est le public, déjà préparé à accueillir leurs fictions, des pèlerins qui vont des pays de l’Est vers Vézelay ou de ceux qui descendent des pays du Nord vers Rome.

S’adressant à ces pèlerins, que des jongleurs de profession guettent à l’étape, ces fictions prennent d’emblée la forme d’un récit d’aventures et de guerres, à la fois religieux et héroïque, et c’est une chanson de geste qui a les allures d’une vie de saint, ou une vie de saint qui a les allures d’une chanson de geste ; et, dans les deux seuls textes, l’un monastique, l’autre jongleresque, que nous possédions, les inventions des moines se combinent avec celles des jongleurs. Monastiques et jongleresques à la fois, elles représentent un travail d’imagination dont les points d’attache avec la réalité sont fournis par quelques vieux parchemins du monastère, par les tombeaux de Berte, de Girard et de Thierry, par les ruines du mont Lassois, par les sarcophages de Saint-Père-sous-Vézelay.

M. P. Meyer termine l’une de ses études sur notre légende en disant que « Girard de Roussillon nous fournit un curieux exemple de l’influence de la littérature vulgaire sur la composition des vies de saints. » On peut dire inversement, et aussi bien, que Girard de Roussillon nous fournit un curieux exemple de l’influence des vies de saints sur la littérature vulgaire. Légende épique, légende hagiographique sont ici et furent de tout temps une seule et même légende.

Loué soit donc l’abbé de Vézelay Geoffroi pour avoir eu l’idée, vers l’an 1040, de se procurer les reliques de sainte Marie-Madeleine ! À ce caprice ingénieux la poésie doit ces trois choses admirables : le chant XI de Mireille, la chanson populaire des Atours de Madeleine et la légende de Girard de Roussillon.


JOSEPH BEDIER.

  1. Voyez la Revue du 15 mars..
  2. Pourtant, la chanson (§ 141) marque déjà que Valbeton est dans le voisinage d’Avallon, donc de Vézelay.
  3. Romania, t. XXI (1892), p. 257.
  4. Voyez Quantin, Cartulaire général de l’Yonne, t. II, pp. 102, 118, 310, 465, etc., et Recueil de pièces pour faire suite au cartulaire, p. 118.
  5. Quantin, Cartulaire, t. II, p. 443 : finagium de Arsi citra Coram fluvium et ultra. Cf. ibidem, p. 335.
  6. Dès 350, Ammien Marcellin nomme le vicus de Cora qui lui a donné son nom. La Notice de l’empire romain de l’an 400 parle de ce même Chora, et le nom, appliqué à la rivière, se trouve dès le milieu du VIIe siècle chez Johannes de Bobbio, fréquemment depuis. (Voyez L.-M. Duru, Bibliothèque historique de l’Yonne, Auxerre, 1850, pp. 22, 43, 164, 337, 339.)
  7. Le moine aura inventé ce nom soit sous l’influence d’Arcy-sur-Cure, soit parce qu’il connaissait l’un des cours d’eau de France qui s’appellent Arce (un ruisseau de ce nom se jette dans l’Ource à sept ou huit lieues de Pothières) ; ou bien il l’a fabriqué à plaisir.
  8. On conçoit que le poète nomme Arsen la rivière quand il raconte la bataille de Valbeton, puisque la fiction est qu’elle n’a changé de nom qu’après cette bataille ; on conçoit aussi qu’il ait omis d’expliquer que l’Arsen était devenu ensuite la Cure, s’il a estimé que son public n’avait pas de préoccupations étymologiques ; et mieux encore, qu’il l’ait expliqué, mais qu’un remanieur ou un copiste ait laissé tomber ce passage.
  9. Il semble qu’aujourd’hui on l’appelle plutôt dans le pays la montagne de Vix, du nom du village le plus voisin.
  10. Les monnaies carolingiennes (1896), p. 80 (no 564). Voyez aussi d’Arbois de Jubainville, dans la Bibliothèque de l’Église des Chartes, 1857, p. 203.
  11. G. Lapérouse, L’Histoire de Châtillon, 1832, p. 95. Cf. Mignard, Histoire et légende concernant le pays de la Monlagne ou le Châtillonnais, 1853, p. 34.
  12. Ed. Mignard, p. 17. Montrait-on au XIIe siècle ce puits comme étant celui où Gui de Risnel avait jeté le fils égorgé de Girard ?
  13. Ed. Mignard, p. 26.
  14. D’Arbois de Jubainville, Note sur le pays de Laçois, dans la Bibliothèque de l’Église des Chartes, 1858, p. 348, ss.
  15. a et b Duchesne écrit en 1619 : « Les ruines du chasteau de Roussillon se voyent encore entre Mussi-l’Evesque et Chastillon-sur-Seine. » (Histoire des roys, ducs et comtes de Bourgogne, t. I, p. 232.)
  16. P. Meyer, Girart de Roussillon, p. XXX.
  17. Il renvoie au § 202 où le poète, faisant allusion au même épisode, dit que Fouchier enleva les chevaux de Charles « sous Montargon. » Mais c’est ici que doit être la faute, et non à l’endroit où le Mont Lascon est nommé : il résulte des §§ 75, 78, 429 que Montargon est à une certaine distance de Roussillon et du § 119 qu’il est sur la rive droite de la Seine, tandis que l’épisode du larcin de Fouchier se déroule sur la rive gauche.
  18. AA. SS., t. VII de juillet, p. 70.
  19. Cf. dans le Cartulaire général de l’Yonne, t. I, p. 423-4, une charte de 1147, où il est question d’une « domum Marjot in atrio montis Lassonis sitam. »
  20. F. Meyer, Romania, t. VIl, p. 288.
  21. J’exploite, pour ce que je dis du culte de Marie-Madeleine, l’utile compilation de textes de l’abbé Paillon, Monumens inédits sur l’apostolat de sainte Marie-Madeleine en Provence, 1848 ; l’étude de Mgr Duchesne dans les Annales du Midi, t. V, 1893 ; celle de Georges Doncieux (Annales du Midi, t. VI, 1894) que suit une note très précieuse de M. Antoine Thomas ; un mémoire de M. G. de Manteyer, les Légendes saintes de Provence et le martyrologe d’Arles-Toulon (Mélanges d’archéologie et d’histoire publiés par l’Église française de Rome, t. XVII, 1897, p. 467) et quelques pages de M. Isak Collijn dans les Uppsatzer i romansk filologi tellagnade Prof. P. A. Geijer, 1901, p. 243--250.
  22. Acta sanctorum, t. V de juillet, p. 209.
  23. T. IV, p. 467.
  24. Au tome II du Spicilège de d’Achery, livre I de la Chronique de Vézelay.
  25. D’Achery, Spicilège, t. II, p. 505 ; Jaffé, 4213.
  26. Les abbés soutenaient que l’abbaye était un alleu de saint Pierre et se réclamaient de la « liberté romaine » : ingenua libertas, ingenita ecclesiae nostrae libertas, ces mots reviennent sans cesse sous la plume de l’auteur de la Chronique de Vézelay, Huon de Poitiers (lequel ne raconte d’ailleurs que les phases récentes de la lutte).
  27. Nous ne connaissons cet interdit que par la bulle de Pascal II, (qui le lève (Spicilège, t. III, p. 469).
  28. Faillon, t. II, p. 731-32.
  29. Le nom de cet abbé Odon a été fourni, semble-t-il. par le privilège que lui adressa le pape Jean VIII (Spicilège de d’Achery, t. II, p. 503).
  30. Faillon, t. II, p. 746.
  31. Anno... plus minus spetingentesimo quadragesimo nono, regnante Ludovico regum piissimo necnon el. filio ‘eius Carolo...
  32. L’abbé Faillon, Mgr Duchesne, G. Doncieux sont d’accord pour classer en cet ordre les versions 1, 3, 4. C’est le mérite de M. Antoine Thomas d’avoir introduit dans la série, à sa place vraie, la chanson de geste, le n° 2. M. Collijn accepte cet ordre, le seul acceptable en effet.
  33. C’est, à mon sens, la moins probable des quatre explications. A Leuze (entre Ath et Tournai), on vénérait saint Baidilon, forme qui rappelle plutôt le Bèdelon de la chanson : « In vico qui dicitur Lutosa... vir venerabilis Baidilo requiescit, qui corpus S. Mariae Maddalenae de Hierusalem in Burgundiam in loco Vercelliaco attulisse fertur. » (Gesta episcoporum Cameracensium, dans les Mon. Germ. hist, Scriptores, t. VIII, p. 464 ; cf. p. 532.)
  34. Voyez les Acta sanctorum, t. V du mois d’août, p. 113 ; Paillon, t. I, p. 822 ; P. .Meyer, Girart de Roussillon, p. XXXVI. Cf. ces vers du Roman de Girard de Roussillon, du XIVe siècle, éd. Mignard, p. 181) :

    Et dona a Girart li papes très bénignes
    Deux glorieus martirs de merites très dignes :
    C’estoient saint Eusebe ou tout saint Poncien…
    Le corps de saint Eusebe mist Girars a Poutieres :
    Enclos est dans l’autel ou reliques très chieres ;
    Le corps saint Poucien mist il a Verzclay.

  35. Il a été publié dès 1883 au tome II des Analecta Bollandiana. p.368-311 ; j’en dois la connaissance à M. Ferdinand Lot. Les Bollandistes l’ont imprimé d’après un manuscrit de Bruxelles qui date du Xe siècle ; mais le texte est bien plus ancien. Il remonte assurément à l’époque où vivaient Girard et Berte : tout le prouve, le style, l’exactitude des allusions à trois évêques donnés comme vivant alors : Rollannus, évêque d’Arles, et qui le fut en effet de 871 à 913, Walefridus, évêque d’Uzès, et qui le fut en effet de 857 à 879, Bernuinus, évêque d’Arles, et qui le fut en effet de 851 à 874.
  36. Puisque c’est entre ces dates seulement que l’on a pu nommer comme vivans et comme régissant dans le même temps leurs diocèses les trois évêques dont il est parlé à la note précédente.
  37. La fin de la relation est malheureusement perdue.
  38. Paillon, t. II, p. 745 : « Maximam partem totius Burgundiae... jure hereditario possidebat... Uror non dispar natalibus, admodumque moribus egregia... « Toutes indications que l’auteur de la Vita Girardi comitis empruntera au récit de la translation de la Madeleine, comme l’a remarqué M. P. Meyer (Romania, t. VII, p. 233).
  39. Seulement dans le poème en alexandrins, du XIVe siècle ; mais cette localisation peut être plus ancienne.
  40. En son excellent Tableau de la géographie de la France, Paris, 1905, p. 9-10,
  41. Girarz de Russilun li vielz figure dans la Chanson de Roland (v. 798, 2409), où il est l’un des douze pairs ; il est tué au v. 1896. Est-ce le même personnage que le héros de Valbeton ? Si l’on répond oui, et que l’on écarte l’hypothèse d’une simple rencontre de noms, deux explications seulement semblent possibles. Ou bien c’est le poète du Roland qui a retiré de sa pieuse retraite, pour le mener à Roncevaux, notre Girard de Roussillon vieilli : auquel cas son surnom « de Roussillon » reste un mystère. Ou bien, c’est l’inverse : le Girard de Roussillon du Roland y était, comme Engelier le Gascon, comme Gerin et Gerier, comme tant d’autres, un comparse, un personnage sans histoire ; il n’y était rien qu’un nom, illustre et disponible ; les jongleurs qui voulaient chanter le Girard sans surnom de Pothières lui ont attribué le surnom de ce personnage de Roland ; les moines ont suivi, et ce serait un nouvel exemple du mélange constant des inventions jongleresques et des inventions monastiques. — On peut noter qu’un Girardus de Russelun a pris la croix en 1095 (Mathieu de Paris, Historia Anglorum, éd. de sir Fr. Madden, t. I, pp. 57, 71, 120). Ce seigneur de Roussillon doit-il son prénom de Girard à un simple hasard, ou à la célébrité épique de Girard de Roussillon ? Si ce personnage avait vécu un siècle ou deux plus tôt, les faiseurs d’identifications historiques n’eussent pas laissé échapper l’aubaine : ils auraient fouillé sa biographie et démontré qu’il avait dû être nécessairement l’objet de chants épiques anciens, plus tard confondus avec ceux qui célébraient le duc Girard, régent du royaume de Provence.
  42. Les documens où il apparaît sont sous l’influence de la chanson de geste, comme ce fragment du nécrologe de Sainte-Marie et Saint-Lazare d’Avallon : « IV. nonas martii obiit Gevardus de Rossilione. » (Mabillon, Annales ord. S. Benedicti, t. III, p. 143.)
  43. La mention de Roussillon sur cet itinéraire a déjà été remarquée par P. Paris, Les Manuscrits françois de la Bibliothèque du Roi, t. VI, p. 107. Jomard (Les Monumens de la géographie) en a donné un fac-similé. Cf. sur les manuscrits l’introduction de sir Fr. Madden à l’Historia Anglorum (collection du maître des rôles, 1866), p. XLV SS.).