La Légende de Metz/Chapitre IX

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Paul Ollendorf, éditeur (p. 173-197).

CHAPITRE IX[modifier]

Metz, Campagne et Négociations. — Lettres du colonel d’Andlau. — Faux témoignages. — Les drapeaux. — Lettre du colonel Melchior. — Déposition des généraux Pé de Arros et Picard. — Déposition du capitaine Mornay-Soult. — Le drapeau allemand de Rezonville. — Les drapeaux de Paris.


Le livre de M. le colonel comte d’Andlau, plein d’insinuations mensongères, d’hypothèses perfides, de documents illégalement copiés, le tout habillé très convenablement, d’un style facile, a pleinement atteint le but qu’il se proposait. Ce livre, à lui seul, a préparé et assuré la condamnation du maréchal.

Voici comment, devant le premier conseil de guerre, le général, alors colonel d’Andlau, s’en est déclaré l’auteur :

M. LE PRÉSIDENT. — Vous avez achevé votre déposition ?

M. LE COLONEL D’ANDLAU. — Oui, monsieur le Président.

M. LE PRÉSIDENT. — M. le commissaire du Gouvernement a-t-il quelque question à poser au témoin ?… et l’un de MM. les Juges ?… et M. le Défenseur ?…

Me LACHAUD. — Oui, monsieur le Président ; j’ai à vous prier d’adresser deux questions à M. le colonel d’Andlau : ces deux questions ne sont pas relatives à l’affaire ; mais, comme M. le colonel d’Andlau ne doit plus reparaître ici, il m’a semblé nécessaire de lui poser ces deux questions :

II a paru un livre, sans nom d’auteur et intitulé : « Metz, campagne et négociations. » J’ai l’honneur de vous prier, monsieur le Président, de demander à M. le colonel d’Andlau s’il en est l’auteur ?

M. LE PRÉSIDENT. — M. le colonel d’Andlau est-il obligé de répondre à cette question sous la foi du serment qu’il a prêté ?

M. le Défenseur me paraît ici se placer dans cet ordre d’idées que l’accusé ou son défenseur a le droit de dire ce qui lui convient contre les témoins ; mais il me semble que, dans cet ordre d’idées, le témoin ne peut être obligé de répondre, sous la foi du serment, à une question qui n’intéresse pas l’objet même du débat. Avant d’aller plus loin, monsieur le Défenseur, je vous pose à vous-même, comme jurisconsulte, cette question.

Me LACHAUD. — Monsieur le Président, la loi m’autorise à dire, dans ma conscience, tout ce que je considère utile à la défense et à réclamer tous les renseignements qui, selon moi, peuvent apporter ici la lumière ; et vous-même, monsieur le Président, le premier jour de ce débat, l’avez rappelé à M. le maréchal Bazaine.

Or, quand un écrit, que je n’ai pas à qualifier quant à présent, quand une lettre, dont je parlerai plus tard et que je lirai, — sont imputés à un témoin, — pour pouvoir dire librement ce que je pense du témoin qui est réputé avoir écrit de semblables pages, il faut avant tout que je sache s’il en accepte la responsabilité. Si M. le colonel d’Andlau ne veut pas répondre à la question que je prie M. le Président de lui adresser, il en a le droit ; je garderai tous mes avantages.

M. LE PRÉSIDENT, au témoin. — Colonel, je vous rappelle que vous n’êtes pas obligé de répondre, sous la foi du serment, à la question que je vais vous poser. Êtes-vous l’auteur du livre intitulé : Metz, campagne et négociations ?

M. LE COLONEL D’ANDLAU. — Oui, monsieur le Président.

M. LE PRÉSIDENT. — Vous aviez le droit de ne pas répondre ; vous avez répondu.

Me LACHAUD. — Monsieur le Président, auriez-vous la bonté de demander maintenant au témoin s’il a été autorisé par M. le maréchal Bazaine ou par M. le ministre de la Guerre à prendre copie de tous les documents officiels qui sont insérés dans son livre.

M. LE PRÉSIDENT. — Vous avez entendu la question ? Veuillez y répondre, avez-vous été autorisé à prendre régulièrement copie de ces documents auxquels M. le Défenseur vient de faire allusion ?

M. LE COLONEL D’ANDLAU. — Non, monsieur le Président.

Me LACHAUD. — Il me reste à poser au témoin une troisième question. M. le colonel d’Andlau accepte-t-il la responsabilité d’une lettre qui a paru le 22 décembre 1870, dans un journal étranger, lettre qui, évidemment, a dû être écrite par lui, parce qu’il y a des indications que je ferai connaître plus tard, et qui ne permettent pas de chercher un autre auteur.

M. LE PRÉSIDENT. — Colonel, je répète que vous n’êtes pas obligé de répondre, sous la foi du serment, à cette nouvelle question : acceptez-vous la responsabilité de la lettre dont il vient d’être parlé ?

M. LE COLONEL D’ANDLAU. — Je reconnais que cette lettre a été écrite par moi le jour où j’arrivais à Hambourg, après avoir été traîné au milieu de toute l’Allemagne, après avoir vu rendre nos armes et nos canons ; j’étais dans un état d’exaspération facile à comprendre.

Mais cette lettre devait être gardée dans le secret le plus complet, et c’est par la plus épouvantable des indiscrétions qu’elle a été publiée par un journal auquel j’ai écrit dès le lendemain, pour réclamer contre cette publication.

M. LE PRÉSIDENT.— Vous avez répondu à la question.

M. le Défenseur a-t-il d’autres questions à adresser ?

Me LACHAUD. — Non, monsieur le Président.

Avec l’assentiment du ministère public et de la défense, j’autorise M. le colonel d’Andlau à se retirer jusqu’au moment où le conseil pourrait avoir à l’entendre de nouveau 1.

(M. le colonel d’Andlau se retire.)

Comme il me paraît bon que le lecteur puisse se faire une juste idée du premier, du principal accusateur du maréchal Bazaine, je transcris ici la lettre de M. le colonel d’Andlau, parue dans l’Indépendance belge du 22 décembre 1870 :

Hambourg, 27 novembre 1870.


Votre lettre du 4 novembre m’arrive à l’instant, et vous voyez que je ne perds pas de temps, de mon côté, à vous écrire, à vous remercier de votre bon intérêt, et à vous dire que je vais aussi bien qu’on peut aller, dans la triste situation où l’incapacité et la trahison ont jeté notre malheureux pays. En présence de semblables infortunes, la nôtre disparaîtrait presque, si elle ne devait pas avoir pour conséquence l’extension de l’envahissement, et, par suite, l’aggravation du mal pour cette France, déjà si terriblement atteinte.

Vous rappelez-vous ma, ou mes lettres de Metz ? ce que je vous disais de ce qui se passait alors et ce que je prévoyais déjà en face des imbécillités et des faiblesses, dont j’avais le triste spectacle ? Mais, hélas ! il y avait une chose que je n’avais pas prévue, et que la Providence réservait comme un dernier châtiment de notre orgueil et de notre décrépitude morale : c’était la trahison !

Eh bien, cette douleur-là ne nous a pas même été épargnée, et nous avons assisté au honteux spectacle d’un maréchal de France, voulant faire de sa honte le marche-pied de sa grandeur, de notre infamie la base de sa dictature ; livrant ses soldats sans armes, comme un troupeau qu’on mène à l’abattoir, et qu’on remet au boucher ; donnant ses armes, ses canons, ses drapeaux, pour sauver sa caisse et son argenterie ; oubliant à la fois tous ses devoirs d’homme, de général, de Français, et se sauvant furtivement, au petit jour, pour échapper aux insultes qui l’attendaient, ou peut-être à la fureur qui l’aurait frappé… Voilà ce que j’ai vu pendant deux longs mois ; voilà ce que j’ai dit haut, à tel point qu’il m’a menacé de me faire arrêter ainsi que mon ami S… ; mais il n’en a même pas eu le courage, il m’a refusé cette satisfaction !

Nous avons assisté à une trame ourdie de longue main, dont les fils ont été aussi multiples que les motifs, et cet homme a obéi à des pensées si diverses, qu’on en est à se demander aujourd’hui, s’il n’était pas tombé dans cette imbécillité qui semblait être devenue l’apanage de cette honteuse dynastie et de ses créatures.

Il a d’abord trahi l’Empereur pour rester seul, et se faire gloire à lui-même ; puis il a manqué à ses devoirs de soldat, en ne voulant pas aller au secours de l’armée qui marchait sur Sedan, par haine de Mac-Mahon, et pour ne pas servir à un accroissement d’illustration pour celui qu’il appelait son rival. La catastrophe arrive, le trône est renversé, et il allait se rallier à la République, quand Trochu apparait, avec la grande position que la situation lui avait faite ; il ne voit plus pour lui la première place, celle qui peut seule lui assurer les gros traitements dont il s’est habitué à jouir, et il trahit alors la République et la France, pour chercher je ne sais quelle combinaison politique qui fera de lui le dictateur du pays, sous la protection des baïonnettes prussiennes ; cette combinaison lui échappe, et il se tourne alors vers la pensée impie d’une restauration impériale qui conviendrait à la Prusse, et lui assurerait toujours ce premier rôle auquel il aspire, sans souci de son honneur, pas plus que de celui de son armée. Mais l’ennemi ne veut plus rien entendre, car il le sait actuellement sans ressources, et il n’a pas même alors le courage de nous faire tuer ; il préfère nous déshonorer et noyer sa honte dans celle de notre armée. Voilà ce qu’a fait cet homme ! Quelle leçon pour les popularités mal acquises ! quel réveil pour ceux qui ont pu croire un instant aux hommes de cette triste époque ! Bien des esprits sagaces ont deviné le mal au début, bien des braves cœurs ont voulu le prévenir, et je vous dirai que ce sera pour moi un honneur d’avoir été un des auteurs de la conspiration qui se formait aux premiers jours d’octobre pour forcer Bazaine à marcher ou le déposer ; les généraux Aymard, Courcy, Clinchant, Piéchot ; les colonels Boissonet, Lewal, Davoust d’Auerstœdt, d’Andlau, nous voulions à toute force sortir de l’impasse vers laquelle on nous précipitait, et que les autres ne voyaient ou ne voulaient pas voir… Mais il nous fallait un chef, un général de division, dont le nom et l’ancienneté eussent pu rallier l’armée, dont nous aurions arrêté les chefs.

Eh bien ! pas un n’a voulu prendre cette responsabilité, pas un n’a eu le cœur de se mettre en avant pour sauver du même coup et l’armée et la France. Ah ! ils sont bien coupables aussi ces généraux et ces maréchaux, et ils auront des comptes sévères à rendre devant l’histoire et peut-être devant les tribunaux ; car, voyez-vous, de pareilles infamies rendent féroces, et j’en suis arrivé aujourd’hui à demander du sang pour y laver l’injure que l’on m’a faite. Je ne sais pas si mon caractère a changé, mais ce qu’il y a de certain, c’est que mes idées sont singulièrement modifiées. D’abord, le nom seul de Napoléon me fait horreur, et il ne me reste du souvenir de cette dynastie que l’affection que je portais à la femme qui, elle du moins, s’est conduite avec cœur et honneur jusqu’à ces derniers jours. Je me jetterais aujourd’hui dans les bras des Rochefort, des Flourens, des Dorian, n’importe qui, pourvu qu’il me donnât un fusil, qu’il pût me dire : « Frappez, frappez ! Vengez-vous ! » Aujourd’hui j’en suis arrivé presque à comprendre les massacres de 92, les horreurs de la Révolution, et j’ai regretté hautement, à Metz, ne pas voir arriver les anciens commissaires de la Convention aux armées, qui faisaient tomber les têtes des généraux et ne leur laissaient d’autre alternative que de vaincre ou de mourir !… Faut-il que j’aie passé par d’assez horribles épreuves pour en arriver là ! Le pensez-vous, vous qui m’avez pu si bien connaitre, dans des temps meilleurs et déjà si loin ?

Mais je ne parle que de moi, pardon ; c’est que je suis dans une telle exaspération, je gémis tellement chaque jour de la position que cet infâme nous a faite, qu’il m’est impossible de m’en distraire absolument.


Cette lettre souleva un tollé général dans notre chère et malheureuse armée, prisonnière en Allemagne. Nombre d’officiers, s’honorant, à juste titre, de porter l’épaulette française, adressèrent des lettres de protestation, tant au directeur de l’Indépendance belge qu’à d’autres journaux.


De toutes ces lettres je ne veux citer qu’une, afin de donner la mesure de l’indignation qu’avait répandue dans l’armée un pareil langage.


A M. le rédacteur en chef de l’Indépendance belge.


Aix-la-Chapelle, le 23 décembre 1870.


Monsieur le Rédacteur,

Je viens de lire dans votre numéro du 22 décembre une lettre ; datée de Hambourg, 27 novembre, dont vous n’êtes pas autorisé à faire connaître la signature. Je suis tenté de croire que cette lettre est apocryphe, ou tout au moins que le nom du véritable auteur ne vous a pas été communiqué : elle ne peut être attribuée à un grand seigneur, si toutefois vous admettez avec moi que cette épithète doive être réservée aux hommes d’un cœur généreux et d’une âme nourrie de sentiments élevés ; elle ne peut être d’un ancien ami des Tuileries, car l’amitié ne saurait avoir de pareils retours de lâcheté ; elle ne peut venir d’un homme qui a occupé la haute position d’attaché militaire à l’ambassade de France près d’une grande puissance du Nord. Cette position, il l’aurait due à la faveur du souverain, dont le nom seul lui fait horreur aujourd’hui. Comment d’ailleurs admettre qu’un colonel d’état-major puisse se vanter publiquement d’avoir été la tête d’une sédition militaire en présence de l’ennemi, à l’heure où des circonstances, que je ne veux pas apprécier ici, nous avaient réduits, de l’aveu du plus grand hombre, à subir la loi du plus fort ? Comment comprendre qu’on puisse donner sans pudeur de pareils exemples de décrépitude morale !

Cette lettre ne peut être que l’œuvre d’un fou. Si je me trompais, si l’auteur est vraiment celui que vous indiquez, que son nom reste à jamais inconnu, car il vient d’y attacher l’opprobre !

Quel que soit ce malheureux, je m’étonne qu’une pareille lettre ait trouvé place dans votre journal, habituellement soucieux de la dignité de ses lecteurs. Dans les temps de trouble et de bouleversement, les défaillantes ne sont pas rares ; ne vaudrait-il pas mieux pour tout le monde leur laisser l’obscurité, que cherchent ordinairement les mauvaises actions, au lieu de leur donner l’éclat de la publicité ?

Vous pourrez, monsieur le rédacteur, faire de ma lettre l’usage que vous jugerez convenable.

Veuillez agréer l’expression des sentiments distingués avec lesquels je suis

Votre très humble et très obéissant serviteur,

A. DE LA BÉGASSIÈRE, capitaine d’artillerie.


N’est-on pas surpris, après cette lecture du compte rendu sténographique du procès, de voir l’attitude de M. le président ?

Un président, — c’est-à-dire l’impartialité, la justice, — encourageant, jusqu’à un certain point, un témoin à ne pas répondre aux questions qui peuvent éclairer les débats, n’est-ce pas, en effet, fort étrange ?

Du reste, nous parlerons de M. le président du Conseil de guerre, de M. le duc d’Aumale, au moment opportun.

Les choses les plus étranges devaient se passer, au cours de ce procès. On vit déposer à la barre des gens que la justice avait frappés, et des misérables vinrent mentir avec un manque de scrupule qui ne pouvait être comparé qu’à leur audace.

L’un d’eux déclara qu’il avait vu deux fois le maréchal Bazaine à Paris, en 1845 et en 1866.

Or, en 1845, le maréchal, alors chef de bataillon au 58e d’infanterie de ligne, était en Afrique, et en 1866, il était au Mexique. Mais tous ces faux témoignages passèrent comme une lettre à la poste. Le parti était pris, bien pris et longtemps à l’avance, de la part des juges ; l’aveuglement était bien complet dans le public.

Enfin, malgré les faux témoignages de quelques misérables, dont le contact ne pouvait que souiller les honnêtes gens qui vinrent déposer à la barre, la lumière a été faite sur un grand nombre de griefs dont l’accusation se promettait de tirer grand avantage, et sur lesquels elle avait, avec tant d’insistance et d’éclat, attiré l’attention publique.

« La livraison du matériel et surtout des drapeaux », c’était un thème bien choisi pour exalter l’indignation, pour aller droit au cœur de tout bon patriote ; c’était une fortune pour l’accusation, aussi l’a-t-elle saisi avec avidité.

Or, il a été prouvé, par une revue rétrospective des capitulations, que la livraison du matériel et des drapeaux a toujours été un des usages, une des lois de la guerre ; usages et lois auxquels aucune troupe ayant capitulé, après la défense la plus énergique et avec le plus d’honneur, n’a échappé.

Il a été prouvé encore que le maréchal Bazaine avait voulu faire mieux que tous les commandants de place qui avaient capitulé avant lui, en donnant l’ordre de brûler les drapeaux ; que cet ordre, donné le 25, réitéré le 26, réitéré, pour la seconde fois, le 27, avait été exécuté par la plus grande partie de l’armée, et que si des drapeaux ont été livrés à l’ennemi, ce n’est que par suite de la désobéissance formelle des corps auxquels ils appartenaient.


Voici un extrait du rapport du général d’Autemare au Conseil de guerre :


Avant que le conseil ne se séparât, M. le maréchal Bazaine donna l’ordre à M. le général Soleille de recevoir à l’arsenal de Metz tous les aigles que possédait l’armée et de les brûler ; (un ordre semblable devait être donné par écrit et non verbalement). Cet ordre, donné en présence de tous les chefs d’armée, le 26, dans la matinée, aurait dû être exécuté le 26 dans l’après-midi, ou pour le moins le 27.

D’après le rapport du maréchal, le plus grand nombre des drapeaux étaient encore intacts dans la nuit du 27 au 28, et même après la capitulation signée, puisqu’ils ont été livrés à l’ennemi.

Quel est le coupable de la non-exécution de l’ordre donné ? Qui a mis en possession l’ennemi de ces emblèmes de l’honneur militaire, que chaque régiment jure, en le recevant de défendre jusqu’à la mort, colonel comme soldat ?

L’interrogatoire des personnes responsables pourra faire connaître le coupable.

Voici encore une lettre de M. le colonel Melchior :


Le compte rendu, dans l’acte d’accusation, de la remise des drapeaux du corps de la Garde, ne me paraissant pas dire exactement la manière dont ce fait a été accompli, je crois devoir en donner le récit entièrement véridique.

Ce récit doit en effet démontrer que, si l’ordre du Maréchal Bazaine avait été partout et par tous compris et exécuté, ainsi que nous le fîmes nous-même, les Prussiens n’eussent pu déployer en trophée aucun des drapeaux de la malheureuse armée de Metz.

Le jour même où le général Pé de Arros, commandant l’artillerie de la Garde, reçut de M. le général Desvaux, commandant le corps d’armée, l’ordre donné par le maréchal Bazaine de verser les drapeaux à l’arsenal de Metz pour y être brûlés, les quatre régiments de voltigeurs de la division Deligny et le bataillon de chasseurs à pied de la Garde envoyèrent, entre cinq et six heures du soir, les drapeaux à l’état-major d’artillerie de leur corps d’armée.

Ces drapeaux furent déposés dans un chariot de batterie et conduits sous escorte, mais sans moi, à la chute du jour, à l’arsenal, parce que nous attendions, jusqu’au dernier moment possible, les drapeaux de la division des grenadiers, drapeaux dont les hampes seules nous furent rendues plus tard, les régiments ayant eux-mêmes détruit leurs aigles.

Tout ému des larmes versées par les vieux sous-officiers qui, esclaves de la discipline, venaient, en toute confiance, déposer leurs drapeaux entre nos mains, je promis d’assister à leur destruction. Aussi, dès l’arrivée du général Pé de Arros au bureau de son état-major, je lui demandai l’autorisation de me rendre, dès le lendemain matin, à l’arsenal, pour m’assurer de l’exécution de l’ordre du maréchal.

Je me présentai, en conséquence, à l’arsenal, lors de l’ouverture des portes, et demandai à l’officier supérieur de service, ou de faire brûler devant moi les drapeaux déposés la veille par la Garde, ou de me les laisser brûler moi-même, l’ordre du maréchal devant d’abord être exécuté dans l’esprit de ce qu’il contenait de plus essentiel, sauf à régler plus tard la question de comptabilité matière.

Sur la présentation de l’ordre du général Desvaux, on ne put refuser ma demande : je pris donc mes drapeaux et allai les faire brûler dans l’atelier des forges, en présence des soldats de la compagnie d’ouvriers d’artillerie.

Avant d’anéantir ces insignes couverts des marques glorieuses de la bravoure de la division Deligny, je fis découper pour les emporter, comme preuve de la destruction des drapeaux, les numéros des régiments qui y étaient nommés.

Ces chiffres, je les possède encore et les conserve pieusement.

De retour au camp, nous brûlâmes, dans notre bureau, les hampes dépouillées des drapeaux des grenadiers.

Je vis à l’arsenal plusieurs autres drapeaux, mais il ne m’appartenait pas d’y toucher, et je partis sans m’en occuper.

Tu jugeras, mon cher ami, par ce récit, dont je te garantis l’entière vérité, si la destruction des drapeaux de la division Deligny a pu être inspirée par d’autres motifs que ceux de l’exécution sérieuse et des plus importantes, dans les moindres détails, de l’ordre donné au nom du maréchal.

COLONEL MELCHIOR.


Voici enfin trois dépositions faites devant le premier Conseil de guerre à l’audience du 1er décembre 1873 :


M. LE GÉNÉRAL PÉ DE ARROS. — Le 27 octobre, vers midi, j’ai reçu de l’état-major général de l’artillerie de l’armée une dépêche qui me prescrivait de recueillir les drapeaux, qui devaient m’être apportés le jour même, et de les faire porter à l’arsenal, accompagnés d’une escorte. En effet, vers trois heures ou quatre heures, des drapeaux me sont arrivés ; un certain nombre, pas tous. J’ai attendu un certain temps ; ceux qui manquaient ne sont pas arrivés, et à cinq heures j’ai fait partir le détachement pour l’arsenal. Peu de moments après, j’ai reçu une autre dépêche ; celle-ci provenait du général commandant la garde ; elle portait les mêmes prescriptions que la première ; seulement, à la fin, il était dit que les drapeaux seraient portés à l’arsenal pour y être brûlés. En ce moment il fut convenu avec mon chef d’état-major que je l’enverrais à l’arsenal, pour assurer l’exécution de cet ordre. En effet, le colonel Melchior, mon chef d’état-major, se présenta à l’arsenal, le 28 au matin, de très bonne heure : il était porteur de l’ordre que M. le général Desvaux m’avait envoyé, et il fit brûler tous les drapeaux qui avaient été apportés.

M. LE PRÉSIDENT. — C’est le 28, de bonne heure, qu’ils ont été brûlés ?

M. LE GÉNÉRAL PÉ DE ARROS. — Le colonel Melchior s’est rendu à l’arsenal, à l’ouverture des portes de l’établissement, de très bonne heure par conséquent.

M. LE PRÉSIDENT. — N’avez-vous pas reçu, le 28, du général Desvaux une note, où il demandait si les drapeaux avaient tous été remis la veille et s’ils avaient été portés à l’arsenal ?…

Greffier, prenez le registre de correspondances de la Garde.

En vertu de mon pouvoir discrétionnaire, j’ordonne que le registre de correspondance de la Garde soit annexé au dossier de la procédure.

Greffier, donnez lecture sur ce registre, de la note du général Desvaux, dont je viens de parler, et portant la date du 28 octobre ; vous ferez voir ensuite cette note au témoin.


M. LE GREFFIER, lisant :

28 octobre.

J’ai l’honneur de vous prier de vouloir bien m’indiquer si tous les drapeaux du corps d’infanterie de la Garde vous ont été remis hier, et à quelle heure ces drapeaux ont été livrés à la direction de l’arsenal.

(M. le greffier montre cette note au témoin.)

M. LE PRÉSIDENT. — M. le général Desvaux n’était, donc pas fixé encore, dans la journée du 28, sur le sort des drapeaux de la Garde ?

M. LE GÉNÉRAL PÉ DE ARROS. — Je n’ai pas souvenir d’avoir reçu cette note.

M. LE PRÉSIDENT. — Du moment qu’elle est écrite sur le registre de correspondance, vous avez dû la recevoir.

M. LE GÉNÉRAL PÉ DE ARROS. — Oui, seulement je n’en ai pas souvenir.

M. LE PRÉSIDENT.— Je faisais donner lecture de cette note seulement pour savoir à quel moment le général Desvaux a été instruit de l’incinération, et comment il en a été instruit ; car il résulte de cette note que, dans la journée du 28, il cherchait encore à s’en rendre compte.

M. LE GÉNÉRAL PÉ DE ARROS. — Il a été instruit de cela par moi, évidemment.

M. LE PRÉSIDENT. — L’ordre de faire porter les drapeaux, vous l’avez reçu vers midi ?

M. LE GÉNÉRAL PÉ DE ARROS. — Oui.

M. LE PRÉSIDENT. — Et c’est vers cinq heures que vous avez envoyé à l’arsenal les drapeaux qui étaient réunis ?

M. LE GÉNÉRAL PÉ DE ARROS.— Oui, monsieur le Président.

M. LE PRÉSIDENT. — Et c’est peu après que vous recevez la dépêche du général Desvaux, qui indiquait que les drapeaux seraient portés à l’arsenal pour être brûlés ?

M. LE GÉNÉRAL PÉ DE ARROS. — Oui.

M. LE PRÉSIDENT. — Y a-t-il d’autres questions à adresser au témoin ?

M. LE COMMISSAIRE DU GOUVERNEMENT. — A quelle heure, le 28, ont été brûlés les drapeaux de la Garde ?

M. LE GÉNÉRAL PÉ DE ARROS. — Au moment de l’ouverture de l’arsenal ; il commençait à faire jour.

M. LE PRÉSIDENT. — Il n’y a plus de questions ?… J’autorise le témoin à se retirer définitivement..(M. le général Pé de Arros se retire.)

M. LE PRÉSIDENT. — Appelez le général Picard.

Ce témoin se présente à la barre, prête serment, et répond ainsi qu’il suit aux questions d’usage, qui lui sont adressées par M. le Président : Picard (Joseph-Alexandre), soixante ans, général de division, commandant le 13e corps d’armée à Clermont-Ferrand.

M. LE PRÉSIDENT. — Connaissiez-vous le maréchal Bazaine avant les faits qui lui sont reprochés ?

M. LE GÉNÉRAL PICARD. — Je ne le connaissais pas avant d’être sous ses ordres à l’armée de Metz.

M. LE PRÉSIDENT. — VOUS n’êtes ni son parent ni son allié, vous n’avez jamais été attaché à son service, et il n’a jamais été attaché au vôtre ?

M. LE GÉNÉRAL PICARD.— Non, monsieur le Président.

M. LE PRÉSIDENT. — Vous êtes assigné par la défense ; je prierai monsieur le défenseur d’indiquer les questions sur lesquelles il désire que vous soyez interrogé.

Me LACHAUD. — M. le général Picard a écrit à M. le maréchal Bazaine, le 27 octobre, au sujet des drapeaux.

Je prierai monsieur le Président de vouloir bien lui demander à quelle heure il a écrit et quelle a été la réponse du maréchal.

M. LE PRÉSIDENT. — Vous avez entendu la question ; veuillez éclairer le conseil sur ce point.

M. LE GÉNÉRAL PICARD. — Je commandais la division des grenadiers et des zouaves de la Garde.

Le 27 octobre, j’ai reçu l’ordre de verser les drapeaux à l’arsenal. J’ai pensé qu’il y avait lieu de savoir les motifs de cette mesure dans un moment si délicat ; j’ai écrit au maréchal, et j’ai écrit au commandant du corps d’armée de la Garde, le général Desvaux, pour demander quel serait le sort de nos drapeaux.

Le général Desvaux m’a répondu qu’il ne le connaissait pas, mais qu’il écrirait immédiatement au maréchal pour connaître ce détail. Le maréchal, de son côté, m’a répondu que ces drapeaux devaient être brûlés.

Quelques instants après, M. le général Desvaux m’a également prévenu qu’il avait reçu la réponse du maréchal, qui l’informait que ces drapeaux seraient détruits à l’arsenal.

Après ces renseignements, j’ai autorisé tous les chefs de corps de ma division, et le général Jeanningros, et les généraux de brigade, ou à verser leurs drapeaux à l’arsenal, ou même à les détruire, parce qu’il y avait une émotion très grande dans les troupes, et j’ai pensé pouvoir l’apaiser en les autorisant à les détruire.


DÉPOSITION DE M. LE CAPITAINE DE MORNAY-SOULT


M. LE CAPITAINE DE MORNAY-SOULT. — Le 27 octobre, je me trouvais dans le cabinet de M. le maréchal, — je crois devoir faire ici cette observation que l’officier de service ne quittait jamais le cabinet de M. le maréchal Bazaine, — j’étais donc de service, et je me trouvais dans le cabinet de M. le maréchal, il était environ deux heures, lorsqu’on apporta une lettre de M. le général Picard. Je la remis à M. le maréchal, et, après en avoir pris connaissance, M. le maréchal s’écria : « Mais ils doivent être brûlés ! » Immédiatement M. le maréchal me fit connaître le contenu de cette lettre, voici à peu près ce qu’elle disait : Les colonels et les commandants des régiments de grenadiers de sa division demandaient, avant de remettre à l’artillerie les drapeaux de leurs régiments, ce qu’on devait en faire.

M. le maréchal Bazaine me donna l’ordre de me rendre immédiatement auprès de M. le général Jarras et me dit : « Le général Jarras doit dîner en ce moment pour se rendre ensuite à Frascati. Dépêchez-vous d’aller le trouver, et recommandez-lui d’avoir soin, pendant la lecture des articles de la capitulation, au moment où on arrivera à l’article des drapeaux, de faire observer au général de Stiehl que les drapeaux ne sont plus dans les régiments ; qu’ils ont dû en être retirés, comme c’était l’habitude, au moment de la nouvelle du changement de gouvernement, et qu’on a dû les détruire et les brûler à l’arsenal. »

Je me rendis immédiatement auprès de M. le général Jarras, à qui je répétai textuellement les paroles que M. le maréchal Bazaine m’avait chargé de lui transmettre. M. le général Jarras, qui terminait son dîner en ce moment, me dit qu’avant de partir il allait retourner auprès de M. le maréchal pour s’expliquer avec lui sur l’ordre que je venais de lui apporter. — Effectivement, je revins immédiatement auprès de M. le maréchal Bazaine, et on annonça la visite de M. le général Jarras, qui entra presque en même temps que moi.

M. le maréchal lui répéta, mot pour mot, les mêmes paroles qu’il m’avait dites. A ce moment, M. le général Jarras crut devoir faire quelques objections, dont je n’ai pas gardé le souvenir exact, sur la façon de faire cette observation. Enfin, M. le général Jarras partit avec cet ordre précis de M. le maréchal Bazaine, et, immédiatement après, — car cela ne dura pas longtemps, — M. le maréchal me donna l’ordre de me rendre de nouveau à l’état-major général, et là, de dire aux officiers de service de faire mettre à la suite d’une lettre, qu’à ce moment on rédigeait pour l’envoyer aux commandants de corps d’armée, que les drapeaux avaient été brûlés. Il est évident que, dans l’esprit de M. le maréchal Bazaine, c’était la réponse à l’objection que M. le général Picard lui avait soumise, et que c’était la lettre de M. le général Picard qui lui apprenait, pour la première fois, que les ordres précédemment donnés n’avaient pas encore été exécutés.

Je me rendis à l’état-major général, et je m’adressai à M. le colonel d’Andlau, à qui je transmis les ordres et les instructions de M. le maréchal Bazaine. Je regrette d’être obligé de dire que M. le colonel d’Andlau ne voulut pas exécuter ces instructions ; je m’adressai alors à M. le colonel Nugues, et je lui répétai les mêmes instructions.

Il me répondit : « C’est très bien, je vais le faire ! »

Je retournai chez M. le maréchal Bazaine et je lui rendis compte que ses ordres allaient être exécutés. Environ une demi-heure après ce second retour au quartier général, M. le colonel Nugues est venu au-près de M. le maréchal pour lui faire des objections. A ce moment, je n’étais pas dans le cabinet de M. le maréchal ; j’avais été obligé de m’absenter un instant ; il m’est donc impossible de dire quelle conversation il a eue avec lui.

Voilà ce qui s’est passé le 27 octobre.

On était si désireux de flétrir ce malheureux maréchal, qu’on a dit encore que non seulement il avait livré les drapeaux français, mais aussi qu’il avait rendu aux Allemands le drapeau que ses troupes avaient pris aux Prussiens à Rezonville. Peut-on, pour influencer l’opinion publique, être plus fourbe et plus infâme ?

Le général de Cissey, alors ministre de la Guerre, en a accusé réception en ces termes :


Monsieur le Maréchal,

J’ai l’honneur de vous accuser réception de l’étendard, pris à Rezonville sur les troupes prussiennes, que vous avez bien voulu me faire remettre.

Veuillez agréer, monsieur le Maréchal, l’assurance de ma haute considération.

Le Ministre de la Guerre,

DE CISSEY.


Je crois avoir fait jaillir la lumière et établi la vérité sur ce fameux incident des drapeaux, une des principales accusations portées contre le maréchal Bazaine. Les drapeaux brûlés l’ont été par ses ordres ; les autres ne sont tombés entre les mains de l’ennemi que par suite de désobéissances.

Je regrette de ne pouvoir m’appesantir aussi longuement sur chacun des faits reprochés au maréchal, lors de son procès de Trianon, et dont, pour une grande part, grâce à Dieu, la conscience publique, maintenant éclairée, a déjà fait justice. Un pareil travail serait hors des proportions de ce modeste volume ; mais je prie le lecteur de me permettre une dernière réflexion, qui m’intéresse tout particulièrement.

Admettons que Bazaine, se conformant aux lois militaires, et ne voulant pas exposer Metz à la colère des vainqueurs, par suite à la famine, — au lieu de soustraire ses drapeaux par une supercherie patriotique, les eût réellement livrés, ce serait très mal, ce serait infâme.

En effet, ne pas mettre tout en œuvre pour soustraire à l’ennemi ces emblèmes de l’honneur national, si cela ne mérite pas la mort, cela mérite au moins le déshonneur.

D’accord !

Mais si les livrer est une telle indignité, lors même que les lois de la guerre vous y obligent, que doit faire le pays pour l’officier subalterne, sans responsabilité d’aucune sorte, qui sauve, lui, les drapeaux du corps d’armée auquel il appartient ?

Il me semble que le pays doit faire quelque chose ; car il faut être logique : si on déshonore l’un, on doit honorer l’autre.

Eh bien ! par une grâce toute spéciale de la Providence, j’ai eu le bonheur inespéré de sauver les drapeaux de l’armée de Paris. J’ai publié les attestations de mes chefs. M. de Bismarck lui-même a été amené, par les circonstances, à reconnaître la véracité de ces attestations 2 .

Le pays m’a-t-il voté une couronne civique ? m’a-t-il fait savoir qu’il réservait à ma vieillesse un poste d’honneur aux Invalides, près des glorieux mutilés de nos vaillantes armées ?

Non, le pays n’a rien fait de cela ; il n’a rien fait du tout.

J’ai espéré pendant Iongtemps que la ligue qui fait profession de patriotisme voterait une somme de cinquante francs pour m’acheter un sabre d’honneur.

Elle n’a même pas voté un timbre-poste pour m’adresser une lettre de félicitation. Elle a, paraît-il, bien d’autres choses plus intéressantes à faire.

Vraiment il faut rire des hommes et de leur justice ! ce n’est pas deux, mais bien vingt poids et mesures qu’il y a en ce monde.


NOTES DU CHAPITRE IX[modifier]

1. Il me semble qu’il y a ici erreur dans le compte-rendu officiel des débats du conseil de guerre. Ce n’a pas dû être Me Lachaud qui a permis au colonel d’Andlau de se retirer, mais M. le Président.


2. Voir le Figaro du 27 février 1885.