La Légende de la Cenci

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Revue des Deux Mondes3e période, tome 38 (p. 941-946).
LA
LÉGENDE DE LA CENCI


On connaît l’horrible légende qui s’attache au souvenir de Béatrix Cenci, morte sur l’échafaud à Rome, le 11 septembre 1599. Jeune, belle, pieuse, miracle de vertu, nous dit-on, elle a commis, il est vrai, le crime de parricide, mais par une défense héroïque de son propre honneur, et pour repousser ou venger l’inceste. Sa jeunesse et sa beauté sont attestées par le célèbre portrait de la galerie Barberini : Guido Reni, touché de pitié et d’amour, a pénétré dans la prison, la veille du supplice, et a retracé comme ils lui étaient apparus ce regard pur, cette physionomie innocente et douce. A côté de cette toile, on vous montre le portrait de Lucrezia Petroni, belle-mère de Béatrix, sa complice, ou bien plutôt son témoin. Le récit des faits, vous l’avez en une foule de petits écrits devenus populaires, dont vous pouvez juger par celui d’entre eux qu’a traduit et publié Stendhal dans ses Chroniques italiennes. C’est ce même récit qui a défrayé si souvent le théâtre, le roman, la peinture d’histoire. Le XVIe siècle italien a montré l’ange du parricide, comme la révolution française devait révéler l’ange de l’assassinat politique. — Tel est le gros de la légende.

Voici cependant qu’un petit livre de M. Bertolotti, écrit avec le secours des archives romaines, et récemment publié sous ce titre : Francesco Cenci e la sua famiglia, Firenze, 1879, va détruire encore une des idoles de l’imagination légendaire. Il n’y aura pas lieu de s’en plaindre. La morale ne gagne rien à ces mensonges inconsciens du sentiment populaire, qui déplacent les responsabilités, brouillent la vue du bien et du mal, et peuvent devenir des suggestions dangereuses. La vérité historique et la vérité morale, dont la critique revendique les droits, reconnaissent bien peu de ces cas extraordinaires où l’héroïque vertu côtoie d’assez près le crime pour l’envelopper dans son éclat, le transformer et l’annuler. Charlotte Corday était du moins animée par la pensée de prêter le secours de son bras à la justice, puisque la justice paraissait n’avoir plus d’autre organe; elle voulait sauver des victimes et s’offrait à leur place, en prenant sur elle de commettre le crime dont elle acceptait d’avance le châtiment, tandis que la Cenci, dans l’hypothèse même de la légende, rejetait la suprême ressource du suicide, qui l’eût mieux protégée ou vengée.

M. Bertololti n’a pas eu plus que ses devanciers l’original du procès; on avait cru longtemps que ces dossiers étaient conservés à l’archive vaticane; mais on se croit assuré maintenant qu’ils ont fait partie de l’archive criminelle de la confrérie de Saint-Jérôme de la Charité, où ils ne se sont pas retrouvés. Il en a eu du moins une analyse, faite pour les avocats, pour Farinacci, le célèbre juriste, et pour Incoronati. Il y a joint les documens incontestables que conservent encore les notaires romains, et les pièces de diverses archives. Grâce à de consciencieuses recherches, d’une remarquable impartialité, son petit livre, en même temps qu’il est une rectification constante de la réalité historique, offre une très curieuse peinture des mœurs romaines à la fin du XVIe siècle.

La famille des Cenci n’appartient pas à la grande aristocratie de Rome; elle est d’une seconde noblesse, en possession d’une certaine fortune, mais à qui manquent le raffinement et la brillante culture intellectuelle. La naissance de Francesco est le fruit d’un adultère ; les richesses qu’il tient de son père, trésorier du pape, ont été mal acquises; il n’en est que plus avare et ne vit que pour les augmenter. Elles lui servent à satisfaire de viles passions. Sa vie est ténébreuse et lâche, soit dans son palais de Rome, qu’il transforme en un lieu mal famé, soit dans sa solitude de Rocca di Petrella, sorte de château-fort en plein désert des Abruzzes, bâti sur le roc et entouré d’abîmes. C’est là qu’il est réduit à vivre, quand les procès et les amendes que ses mœurs scandaleuses lui ont attirés commencent d’entamer sérieusement sa fortune. Marié deux fois, et à quatorze ans d’abord, il a de sa première femme douze enfans; Béatrix est la dernière. Sa seconde femme, Lucrezia Petroni, d’humeur pacifique, sera une de ses victimes avant de se joindre à ses bourreaux. — Ses fils sont des misérables ; deux se font tuer pendant leurs brigandages ; les autres échappent à leur père et ne vivent pas mieux que lui. Béatrix est enfermée elle-même à Petrella; elle y est maltraitée et battue; mais elle le mérite par sa vie mauvaise : Francesco, sévère et brutal, veut la punir de son inconduite. On voit par son testament qu’elle laisse un fils, dont la naissance doit être attribuée à l’intendant Olympio. C’est elle qui, pour se délivrer et se venger, conçoit le projet de tuer son père et attire dans le complot quatre ou cinq mois à l’avance, ses frères et sa belle-mère; c’est elle qui arme Olympio et embauche les assassins, elle qui offre de sa main au vieillard, la veille du meurtre, le narcotique destiné à le livrer sans défense; elle qui, au point du jour, conduit et assiste les meurtriers; elle qui traîne ensuite le cadavre et aide à le jeter dans un précipice; elle enfin qui, un des assassins ayant disparu, le fait poursuivre et tuer, afin de prévenir ses aveux. Cependant, une délation anonyme faite au comte d’Olivarès, vice-roi de Naples, ayant donné l’éveil, on emprisonne les Cenci, et leur procès commence : il devait durer toute une année. M. Bertolotti a publié une partie des interrogatoires. Béatrix niait résolument tout d’abord, tout en chargeant ses complices, à commencer par sa belle-mère. La torture et l’accumulation des preuves lui arrachèrent bientôt de complets aveux. Clément VIII inclinait pourtant à l’indulgence, quand plusieurs crimes sauvages vinrent effrayer sa conscience de prêtre et de vieillard : un Massimo, déjà pardonné après avoir assassiné sa belle-mère, venait d’empoisonner son frère; un Santa Croce, proche parent des Cenci, tuait de sa main sa propre mère, dans son lit. Le pontife crut qu’il fallait un exemple, et il signa la condamnation à mort. — Un tel procès ne méritait, ce semble, aucune sympathie: Béatrix, bien que c’eût été là pour elle un moyen de salut, n’avait pas même fait une allusion au crime qu’on attribua plus tard à son père; ses frères gardèrent à ce sujet le même silence; seuls les avocats, à bout de ressources et vers la fin du procès, parlèrent de ces violences supposées, n’apportant à l’appui aucun témoignage.

Comment donc s’est faite la légende? — A vrai dire, il n’est pas difficile de le comprendre si l’on se transporte au milieu de ce temps.

D’abord il s’agissait d’un grand crime, d’un parricide, dans une famille fort en vue, première condition pour que toutes les imaginations fussent attentives et prêtes à s’émouvoir. De plus, Béatrix était jeune et belle, nous le savons par les dépositions de quelques témoins, mais non par aucun portrait. Guido Reni n’est venu à Rome pour la première fois que sous Paul V, probablement en 1608, tandis que la mort de Béatrix date de neuf années plus tôt. Il n’y a aucun motif de croire que l’artiste se soit particulièrement intéressé à cet épisode, ni qu’il ait recueilli quelque image d’après laquelle il aurait pu travailler. Qui aurait pris soin de faire faire à l’avance ce portrait de jeune fille? Ce n’était guère dans les mœurs du temps, ni, ce semble, dans celles d’une telle famille : comment s’expliquerait ce singulier costume, ce turban dont elle est coiffée? L’attribution du prétendu portrait ne semble apparaître qu’à partir du commencement du XIXe siècle. Celui de Lucrezia Petroni n’a rien non plus d’authentique; il paraît être une œuvre d’André del Sarte et représenter une de ses parentes. Quant aux âges, le récit prétendu contemporain que Stendhal a traduit, en l’altérant comme il n’est pas permis de faire pour un document qu’on donne comme historique, est postérieur de près d’un siècle; il prête à Béatrix seize ans, tandis qu’elle en avait vingt-deux; en même temps il ôte vingt années au père, dans une intention trop facile à comprendre. La beauté et la jeunesse, encore réelles, de Béatrix, n’en sont pas moins attestées; elles allaient devenir célèbres parmi le peuple romain et former un nouveau contraste avec le crime commis et la peine infligée. — Le procès dura toute une année, pendant laquelle, au milieu des démarches tentées par les parens des accusés, les vicissitudes de l’instruction, qui transpiraient, laissaient tantôt croire à la condamnation, tantôt compter sur l’acquittement. Ce qui circulait de rumeurs de toute sorte pendant les derniers mois ne contribua pas peu à augmenter l’émotion populaire. On disait que la Cenci montrait dans sa prison un repentir et une piété admirables. On racontait ses jeûnes et ses macérations. Par son testament, elle donnait à de nombreuses églises, à des confréries, à des couvens, des sommes destinées soit aux messes pour son âme, soit aux nombreux mariages de pauvres orphelines qu’elle dotait. Elle se recommandait en même temps « à la Vierge, à Dieu, au père séraphique saint François, à toute la cour céleste » ; son corps devait être enseveli dans l’église Saint-Pierre in Montorio, à laquelle particulièrement elle léguait des sommes importantes... La nouvelle du prochain supplice produisit donc dans toute Rome une impression soudaine et profonde, qui devait arriver à son paroxysme pendant la dernière journée.

Il faut, si l’on veut suivre ici l’ardente fermentation de l’imagination populaire, tenir compte de deux élémens : l’extrême sensibilité de la population romaine, particulièrement quand il s’agit d’impressions religieuses, et la nature complexe du gouvernement pontifical, d’où naissaient en de telles circonstances des contrastes de nature à étonner dans tous les temps l’esprit public. En voulant exercer bonne et sévère justice, avec les mêmes cruels moyens que pratiquait chaque époque, ce gouvernement se préoccupait beaucoup de l’âme du coupable; d’accord avec les mœurs, il autorisait autour du criminel un grand développement de démonstrations extérieures, de processions, de prières et d’actes religieux. Il obtenait aisément des marques abondantes de repentir, qui contribuaient à surexciter la pitié de tout un peuple. Le glas funèbre retentissait toute la nuit dans la ville; des affiches, partout exposées, invitaient à la prière; des quêtes se faisaient publiquement pour subvenir à des aumônes spéciales; les membres des diverses confréries, vêtus de la cagoule et torches en main, parcouraient les rues, précédés du crucifix couvert d’un crêpe, pour se rendre dans leurs oratoires ou vers le lieu de supplice; les condamnés traversaient à pied la foule au milieu du bruit confus des psalmodies... Comment l’esprit populaire n’aurait-il pas éprouvé un certain embarras à distinguer le bien du mal? D’un côté des supplices horribles, dont on ne cachait rien, par une intention de moralité, mais qui, bien supportés, soulevaient, malgré la dureté des mœurs, la commisération pour les victimes; d’autre part tout un déploiement solennel de charité autour des condamnés pour obtenir le rachat de l’âme sans renoncer à livrer le corps; avec cela une procédure secrète, c’est-à-dire la place laissée au soupçon, à l’exagération, à la calomnie; ajoutez l’esprit d’opposition contre les papes;.. comment, en plus d’un cas, l’opinion de la foule ne se serait-elle pas égarée? comment n’aurait-elle pas accueilli avec un empressement crédule les excuses même les moins fondées pour des crimes qu’un éclatant repentir pouvait, au point de vue chrétien, avoir rachetés? Quand le prêtre pouvait dire : « Elle est morte comme une sainte, » quand il proclamait le pardon de Dieu même, comment l’esprit public ne serait-il pas entré en défiance contre la justice humaine et les droits terribles qu’elle revendiquait?

Il en fut de la sorte pour la Cenci. Une multitude innombrable, de toutes les classes de la société romaine, remplissait le 11 septembre au matin les rues et les place?. La foule était si pressée et la chaleur si forte qu’il y eut, dit-on, des centaines de blessés ou de morts. Une grande quantité de confréries, toutes celles en faveur desquelles Béatrix avait fait quelque legs pieux, voulurent l’assister publiquement à son dernier jour. Après l’exécution, pendant laquelle la jeune fille se comporta courageusement aux yeux de tous, le corps fut exposé, entouré de flambeaux; une immense procession l’accompagna jusqu’à l’église Saint-Pierre in Montorio, lieu de la sépulture. Peu s’en fallut que la foule ne lui attribuât des miracles. On comprend bien qu’avec le temps, le sens de la réalité, déjà très obscur, s’affaiblissant encore, mais le souvenir ému subsistant, une explication extraordinaire comme celle dont s’est faite la légende a été de plus en plus accueillie.

Au nombre des erreurs infinies qui se sont accumulées autour de ce trop célèbre épisode, il y a cette fausse accusation que les papes avaient eu pour but, en prononçant la sentence, de confisquer les biens. Ce qui est vrai, c’est que la confiscation, suivant le droit d’alors, devait suivre d’elle-même; mais Clément VIII laissa s’exécuter les dernières volontés et les différens legs de Béatrix; la veuve de Giacomo, son frère, mis à mort avec elle, obtint que sa fortune et celle de ses six enfans fussent restituées. Cette fortune des Cenci était dès longtemps compromise; comme les créanciers pressaient, les héritiers demandèrent avec instance et obtinrent, malgré la condition des biens qui leur restaient, et dont plusieurs étaient des fidéicommis, la permission de les aliéner et de les vendre. On a dit que les Borghèse, neveux de Paul V, les avaient spoliés; mais c’est le contraire, car les Cenci, soit les héritiers directs, soit des collatéraux, en continuels procès avec leurs parens, furent très heureux de vendre à cette grande famille, devenue riche et puissante, des propriétés dont M. Bertolotti, d’après les actes notariés, nous donne exactement la liste, avec les sommes d’achat. On y remarque deux domaines situés dans le Trastévère, et un certain Casate di Testa di lepre, acheté vers 1618 par Scipion Borghèse; celui-ci, ajoutant cette terre à ses autres possessions au-delà de la porte del Popolo, en forma la célèbre villa qui porte encore aujourd’hui son nom. Les Cenci avaient préparé d’eux-mêmes leur propre ruine, qui eût été encore bien plus rapide, si les papes ne les eussent assistés en plusieurs occasions par des mesures indulgentes. De plus, les Aldobrandini, les Barberini, les Borghesi, les Peretti, les Caffarelli, pendant la période de leur prospérité, leur avaient été d’un secours presque inespéré par leurs achats à beaux deniers comptans. Cette fortune des Cenci a dû être, ce semble, de courte durée. Les dénominations des propriétés par eux vendues au commencement du XVIIe siècle, celle même de leur palais, qui subsiste encore aujourd’hui dans Rome, tout près du Ghetto, ne se trouvent pas sur le plan de la ville dressé au commencement du XVIe siècle par Bufalini; n’en doit-on pas conclure que le père de Francesco, c’est-à-dire le grand-père de Béatrix, trésorier du pape, fut par ses dilapidations le véritable auteur de leur richesse mal acquise? On ne découvre sur le plan de Bufalini qu’une Vinea Rochi Cencii; un Cenci portant ce prénom de Roch était en effet oncle du père de Francesco, dans la première moitié du XVIe siècle.

Celui qui a imaginé le premier de reconnaître l’image de la Cenci dans le tableau de la galerie Barberini, tableau qui n’est probablement qu’une tête d’étude, qu’un portrait de fantaisie, celui-là a certainement renouvelé pour un long temps la légende née d’un moment d’émotion. C’est un nouvel exemple de la puissance créatrice des arts et de la poésie. La Cenci serait certainement oubliée, en dépit des crimes extraordinaires qu’à divers titres son nom rappelle, si la vitalité d’une œuvre d’art intéressante par elle-même et qui a emprunté de là un nouveau renom, n’avait été greffée sur une première tradition, dont nous avons dit l’imparfait mélange. Le drame grossier et brutal du repaire des Abruzzes s’est idéalisé, et le talent d’un artiste moderne, complice inconscient d’inventions involontaires, a enrichi d’une nouvelle figure la série des célèbres victimes de ce qu’on appelle les amours fatales.

Que les littérateurs se soient emparés d’un tel sujet sans beaucoup rechercher s’ils faisaient violence à l’histoire, que Shelley en ait composé une tragédie romantique, et M. Guerrazzi un roman à sensation, c’était leur droit; nul n’y contredirait s’ils en avaient pris occasion de quelque chef-d’œuvre; mais Byron n’avait pas tort quand, après avoir lu Shelley, il était d’avis que ce sujet-là était essentiellement non dramatique. En effet, devant une telle légende, transportée dans le domaine littéraire, l’horreur et la répugnance morale étouffent bientôt la pitié. La donnée ne serait pas moins stérile pour un roman réaliste, comme le comprendraient certains esprits de notre temps. Il n’y a rien à faire d’un tel épisode, sinon de le ramener à ses justes proportions, par respect de la vérité historique, et d’observer à cette occasion de quelle rudesse étaient empreintes les mœurs que le moyen âge avait léguées à la Rome du XVIe siècle.


A. GEFFROY.