La Légende de la mort en Basse-Bretagne/Les morts malfaisants

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Éditions Honoré Champion Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 357-426).


CHAPITRE VIII

Les morts malfaisants. — conjurations et conjurés


Le revenant le plus malintentionné ne peut rien contre trois baptêmes réunis, c’est-à-dire contre trois personnes cheminant de compagnie et ayant été toutes les trois baptisées[1].

Pour se garantir des maléfices d’un fantôme, il n’est que de lui crier :

— Si tu viens de la part de Dieu, exprime ton désir. Si tu viens de la part du diable, va-t-en dans ta route, comme moi dans la mienne.

Il importe surtout de le tutoyer. Si on s’oubliait à lui dire « vous », on serait perdu[2].

Si vous voulez que les revenants ne puissent rien contre vous, ne cheminez jamais de nuit sans avoir sur vous l’un quelconque de vos instruments de travail. Les instruments de travail sont sacrés. Aucune espèce de maléfices ne peut prévaloir contre eux.

Un tailleur, voyant un mort s’avancer sur lui, fit le signe de la croix avec son aiguille. Le mort disparut aussitôt, en criant :

— Si tu n’avais eu ton aiguille, j’aurai fait de toi un homme (je t’aurais broyé)[3] !


LXIII

La fiancée du mort


Le plus beau fils de paysan qu’il y eût en Bégard était à coup sûr René Pennek, fils d’Ervoann, et la plus jolie fille qui fût à dix lieues à la ronde, c’était Dunvel Karis, la « douce » de René Pennek. Les deux jeunes gens s’aimaient depuis le temps où ils s’étaient rencontrés sur les bancs du catéchisme. Tous deux étaient de bonne maison. Seulement les Pennek possédaient le double de la fortune des Karis. Pour cette raison, Ervoann Pennek ne voyait pas sans contrariété le penchant de son fils pour Dunvel. De son côté, Juluenn Karis, le père de Dunvel, était fier de tempérament ; pour rien au monde il n’eût consentit à faire les premières démarches auprès d’Ervoann Pennek qu’il traitait d’égal à égal et peut-être même avec quelque hauteur, précisément parce qu’il se savait inférieur à lui sous le rapport de la fortune.

Cela n’empêchait pas les deux jeunes gens de se donner « assignation » dans tous les lieux de rendez-vous, tels que pardons, aires neuves et frikadek bolc’h[4]. On avait plaisir à les voir ensemble, tellement ils paraissaient faits l’un pour l’autre.

Souventes fois, par badinage, on leur demandait :

— À quand la noce ?

Dunvel alors rougissait sous sa coiffe et répondait d’un ton triste :

— Quand il plaira à Mgr  Dieu.

Mais René, lui, se redressait :

— Ce qu’il y a de certain, disait-il, c’est qu’elle aura lieu, en dépit de tout et de tous.

Les choses en étaient là, lorsqu’un matin Ervoann Pennek dit à son fils René :

— J’ai fait venir des ouvriers pour abattre les hêtres qui sont sur nos terres du Mézou-Meur. Je te prie de les aller surveiller, afin qu’ils fassent prompte besogne.

René Pennek obéit incontinent à l’invitation de son père. Il se rendit à l’écurie, sella l’étalon, qui était le meilleur trotteur de la contrée, et se mit en route.

Le Mézou-Meur était un domaine situé en Louargat sur l’autre versant du Ménez-Bré[5]. Il appartenait à Ervoann Pennek, du chef de sa femme qui était de par là. René, pour y arriver, avait à parcourir quatre bonnes lieues. Et, à l’époque dont je vous parle, les routes ne ressemblaient guère à celles d’aujourd’hui. Jusqu’au Menez, le chemin n’était que fondrières. Il fallait compter ensuite l’escalade du Mont par des sentiers ravinés comme des lits de torrents, puis la descente du versant opposé, plus dangereuse encore que l’escalade.

— C’est toute une journée à passer dehors, s’était dit René Pennek en s’asseyant en selle.

Il entendait par là que c’était toute une journée sans voir sa « douce ».

Pour se mettre le cœur en repos, il fit un crochet et traversa la cour des Karis. Dunvel était en train d’étendre la lessive sur l’herbe du clos. René Pennek la serra dans ses bras et reprit sa route, en sifflant une chanson joyeuse. Quant à Dunvel, il paraît qu’elle fut triste tout le restant du jour, sans qu’elle sût elle-même pourquoi.

Le soleil était à son midi, lorsque René Pennek entra sur les terres du Mézou-Meur. Jusque-là son voyage s’était accompli sans encombre. L’étalon, durant tout le trajet, s’était montré d’une docilité parfaite. Il n’en fut pas de même, hélas ! jusqu’au terme du voyage. À mesure qu’il approchait du lieu où se faisait l’abatis d’arbres, le jeune homme dut serrer les flancs de sa monture et lui tenir haute la bride. Le bruit des haches s’enfonçant dans le bois faisait dresser les oreilles du cheval. Tout à coup un hêtre se coucha juste en travers de la route. L’étalon fit un bond d’épouvante. René Pennek tomba…, il tomba si malheureusement qu’il fut tué du coup. Sa tête avait porté contre une roche encastrée dans le talus.

Les ouvriers accoururent. Avec des branchages on improvisa une civière. Le pauvre cher jeune homme fut déposé dans la « loge » des sabotiers, avec qui son père avait fait marché pour les troncs abattus.

On alla quérir une charrette à la ferme la plus proche, puis on tira au sort pour savoir qui ramènerait le cadavre chez les vieux parents, car personne ne se souciait d’être le messager de la sinistre nouvelle.

Ce ne fut qu’à la nuit close que René Pennek rentra dans la demeure des siens, « les pieds en avant ».

Chez les Karis, on se coucha, cette nuit-là, comme à l’ordinaire. On n’y avait pas eu vent du malheur qui était survenu. Seule, Dunvel ne dormait point. Elle ne faisait que tourner et retourner dans son lit, comme si elle avait été dévorée par les puces. Le cœur des amoureuses a de singuliers pressentiments. Elle se demandait surtout pourquoi René n’était pas venu lui apporter le bonsoir, à son retour, ainsi qu’il le lui avait promis le matin. Car, pensait-elle, depuis longtemps déjà il devait être rentré du Mézou-Meur.

Comme elle lui faisait reproche, à part soi, de ce manquement à sa promesse, elle eut une joie vive.

Le pas d’un cheval venait de retentir sur le pavé de la cour ; et, presque aussitôt, trois coups vigoureusement frappés ébranlèrent le bois de la porte.

Nul doute : c’était lui ! c’était René !

L’horloge de la maison, en ce moment même, tinta minuit.

Dunvel attendit que l’heure eût fini de faire son vacarme, avant de répondre à l’appel du voyageur.

— C’est toi, René ? dit-elle.

— Certes, oui, c’est moi !

— Tu as bien fait de venir m’apporter le bonsoir. Je commençais à penser que tu n’étais qu’un trompeur. Cette idée m’aigrissait le sang. Maintenant que j’ai entendu le son de ta voix, je vais pouvoir dormir à l’aise.

— Il s’agit bien de dormir. Je viens te chercher pour te conduire chez moi et faire de toi ma femme.

— Y songes-tu, René ? sais-tu quelle heure il est ?

— Qu’importe l’heure ! Toute heure est mon heure. Lève-toi vite, Dunvel, et viens t’en !

— Tes parents consentent donc ?

— Ils ne peuvent plus refuser, maintenant. Dépêche-toi, si tu ne veux que je me lasse d’attendre.

Dunvel se leva, mais une pareille démarche, à une heure si peu chrétienne, ne laissait pas que de lui sembler étrange. Avant d’ouvrir la porte à René Pennek, elle se rendit pieds-nus auprès du lit de sa mère qu’elle éveilla doucement, afin de lui demander conseil.

Les mères sont toujours trop heureuses de bien caser leurs filles. La mère de Dunvel déplorait la fierté de son mari qui, plus encore que la fortune des Pennek, était le grand obstacle au bonheur de son enfant. Elle dit à sa fille :

— Si René Pennek t’est venu chercher au milieu de nuit, c’est qu’il a fini par arracher leur consentement à ses « vieux » et qu’il tient à battre le fer pendant qu’il est chaud. Suis-le, puisqu’il te fait signe. Il n’est pire sottise que de tourner le dos à son étoile.

— Mais votre présence n’est-elle pas indispensable, ainsi que celle de mon père ?

— Ne te mets en peine de rien. Je vais préparer Juluenn Karis à cet événement qu’il souhaite autant que moi de voir arriver, quoiqu’il s’en taise. Toi, prends les devants, avec ton promis.

Dunvel ne se le fit pas répéter deux fois. Les paroles de sa mère l’avaient rassurée contre ses mauvaises imaginations. Elle passa prestement sa jupe et son corsage, épingla sa coiffe, saisit ses sabots d’une main et tira le verrou de l’autre.

— Enfin ! tu t’es donc décidée ! cria, sur le seuil, la voix de René Pennek.

La mère de Dunvel attendit que le galop du cheval qui emportait sa fille et le fiancé de sa fille se fût perdu dans l’éloignement. Puis elle poussa du coude Juluenn Karis qui dormait à côté d’elle du lourd sommeil de ceux qui, le jour durant, ont durement travaillé aux champs.

Juluenn Karis, ne se fit pas trop prier. Sa femme disait vrai : l’annonce du mariage de sa fille, avec le fils d’Ervoann Pennek, le combla de joie. Il se laissa sans protestation aucune revêtir de ses plus beaux habits et prit, en compagnie de sa « vieille », attifée elle aussi, comme pour un dimanche de Pâques, le chemin du Quinquiz, où demeuraient les Pennek. Le garçon vacher les précédait avec une lanterne, car la nuit était noire comme un péché mortel.

En arrivant dans l’aire du Quinquiz, ils virent tout le rez-de-chaussée éclairé d’une vive lumière. À coup sûr il allait y avoir grand régal. On n’attendait plus qu’eux pour signer le contrat et faire bombance.

Ils furent tout surpris, en franchissant le pas de la porte, d’entendre qu’on récitait les « litanies de la mort »…

Sur la table de la cuisine, garnie d’une nappe blanche qui pendait jusqu’à terre, ils virent étendu le corps de René Pennek. Il avait une fente au milieu du front, et, par cette fente, la cervelle se montrait. Au bas-bout de la table était placée une assiette où trempait un rameau de buis dans l’eau bénite dont on asperge les défunts. De chaque côté de l’âtre, le père et la mère du trépassé pleuraient en silence.

Juluenn Karis et sa femme n’osèrent questionner.

La même pensée leur était venue à tous deux. René Pennek avait dû trouver la mort entre leur manoir et le Quinquiz.

Mais qu’était-il advenu de Dunvel ?

En vain ils la cherchaient des yeux parmi les femmes agenouillées qui récitaient les prières funèbres.

Ce qu’il était advenu d’elle, le voici :

René Pennek, ou, si vous préférez, son fantôme l’avait d’abord assise en croupe derrière lui, puis le cheval était parti ventre à terre. Il avait la crinière si longue, ce cheval, que, dans la vitesse de la course, elle fouettait jusqu’au sang la joue de Dunvel. En sorte qu’à tout moment Dunvel criait :

— René, mon ami ! Ne trouvez-vous pas que nous allons trop vite ?

Mais à la plainte de la jeune fille, René Pennek ne savait que répondre :

— Il faut aller, ma douce ! Il faut aller !

— René, mon ami ! reprenait Dunvel, êtes-vous bien sûr de la route ?

— Tout chemin, ma douce, mène où nous devons aller !

— René, mon ami ! est-ce bien au Quinquiz que vous me conduisez par cette route ?

— Je vous conduis chez moi, ma douce ! N’est-ce pas ce que vous souhaitez comme moi-même ?

Tels étaient les propos qu’ils échangeaient dans la nuit.

Dunvel vit soudain se dresser devant elle, comme une grande chose noire, l’église du bourg. La grille du cimetière était large ouverte. Le cheval enfila l’allée principale, fit un bond par-dessus quatre ou cinq rangées de tombes et s’abattit au bord d’une fosse toute fraîche.

Avant qu’elle eût pu se reconnaître, Dunvel Karis était couchée au fond du trou.

— C’est ici notre lit de noce, dit René Pennek, et il s’allongea sur elle…

Le lendemain, quand les fossoyeurs voulurent mettre en terre l’unique héritier du Quinquiz, ils reculèrent d’épouvante. Le cadavre aplati et défiguré de Dunvel Karis gisait dans la fosse[6].


(Conté par Françoise Omnès. — Bégard, septembre 1890.)
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LXIV

La rancune du premier mari


Mon frère était un piqueur de pierres si renommé que tous les grands chantiers de Bretagne se le disputaient. Aussi était-il souvent absent, et pour de longs mois. Par exemple, il ne laissait jamais passer une année, sans venir voir notre père… Notre père ! Ah ! que ne l’avez-vous connu ! C’est celui-là qui vous en aurait débité, des histoires ! Et des rouges et des noires, et des grises et des bleues !… Tous ses enfants raffolaient de lui. Donc, un beau matin, on entendait cogner à la porte, et c’était mon frère Yvon. De chaque main il tenait une bouteille d’eau-de-vie.

— Allons, mon père, criait-il joyeusement dès le seuil, je sais bien que vous allez me gronder un peu, parce que j’ai été longtemps sans reparaître. Mais, s’il vous plaît, nous commencerons par trinquer. Je vous chanterai ensuite les jolies chansons que j’ai apprises. On attrape toujours quelque chose en battant du pays.

Le père ne se faisait pas prier. Il était l’indulgence même.

Or, un jour, mon frère arriva ainsi, à l’improviste. Il riait très fort et cependant avait l’air très embarrassé.

— Mon père, dit-il, apprêtez-vous à me faire un sermon. J’ai résolu de prendre femme.

— Bah ! s’exclama le vieux, et qui donc épouses-tu ?

— Naïc, d’ici tout près.

— Naïc la veuve, une soularde ! Je ne t’en fais pas mon compliment, mais je te donne ma bénédiction. À chacun son sort.

— À la bonne heure ! Il y a toujours moyen de s’entendre avec vous.

— Il faut bien que le moulin tourne du côté souffle le vent.

— Je sais tout ce qu’on dit contre Naïc. Mais voilà, elle m’a plu, et je le lui ai prouvé. Je lui ai enveloppé son feu. La créature qu’elle porte a près de six mois.

— Ce qui est fait n’est plus à faire. À quand la noce ?

— Lundi en quinze.

Le contrat fut, en effet, signé au jour indiqué, mais le mariage religieux ne put être célébré ce jour-là, je ne me rappelle plus pour quelle cause.

Le repas avait été commandé à l’auberge. On le mangea, quoiqu’il n’eût pas été béni par un prêtre. Pour ma part, je le trouvai excellent. Les autres invité furent de mon avis, et, ma foi ! toutes les têtes étaient un peu échauffées, quand on s’en revint du bourg.

Mon frère n’avait pas d’abord l’intention de passer la nuit avec sa femme. Mais, l’ayant reconduite chez elle, comme c’était son devoir, il resta. Cela, il n’aurait pas dû le faire, jusqu’à ce que son mariage eût été célébré à l’église. Las ! que voulez-vous, les hommes sont les hommes, et cette Naïc était vraiment une enjôleuse.

Il est probable qu’ils trinquèrent à la santé l’un de l’autre. Puis ils s’en furent coucher dans le même lit.

Mon frère ne fut pas plus tôt allongé à côté d’elle, dans les draps, qu’il lui passa dans l’esprit une idée singulière.

— Hein ! dit-il à la nouvelle épousée, si Jean-Marie Corre nous voyait ici comme nous sommes !…

Jean-Marie Corre était le nom du premier mari de la veuve.

À peine eut-il achevé cette phrase, mon frère sursauta.

En face de lui, Jean-Marie Corre était assis à table, devant le verre qu’il venait à l’instant de vider lui-même.

— Naïc, murmura mon frère, regarde donc !

— Quoi ?

— Est-ce que tu ne reconnais pas celui qui est là ?

— De qui parles-tu ? Je ne vois personne.

— Tu ne vois pas Jean-Marie ?

— Eh ! laisse-moi tranquille avec Jean-Marie ! Si tu n’as rien de mieux à me dire, dormons !

Là-dessus, Naïc tourna la tête du côté du mur. Elle avait bu pas mal dans la journée. Au bout d’un moment elle ronflait.

Mon frère n’essaya plus de la réveiller. Mais il demeura, quant à lui, sur son séant, les yeux rivés au spectre de Jean-Marie Corre toujours immobile. Il sentait ses cheveux dressés sur sa tête, aussi raides que les dents d’un peigne à carder l’étoupe.

Le mort ne faisait pas un geste, ne proférait pas une parole.

À la fin, mon frère en eut assez de cette situation.

— Jean-Marie Corre, dit-il, apprends-moi du moins ce qu’il te faut.

Ah ! mes amis, n’interpellez jamais un mort ! Ceci est la franche et pure vérité : ainsi interpellé, le spectre de Jean-Marie Corre ne fit qu’un bond du banc où il était assis jusqu’au lit où se trouvait mon frère.

Le pauvre Yvon se fourra tout entier sous les draps.

De la sorte, il ne voyait plus rien. Mais le mort était à cheval sur sa poitrine ; le mort lui étreignait les flancs entre ses deux genoux pointus. C’était une souffrance atroce. Il aurait voulu crier : il ne le pouvait. Il n’avait plus de respiration. Il entendait son haleine râler dans sa gorge comme le vent dans un soufflet crevé.

Je vous promets que le soleil qui se leva le lendemain de cette nuit-là fut béni par quelqu’un, et ce quelqu’un était mon frère, Yvon Le Flem.

Au point du jour, nous le vîmes entrer chez nous, le visage défait, la couleur de la mort au cou.

Quand il essaya de parler, un hoquet lui étrangla la voix.

Il finit par dire :

— Je ne coucherai plus dans la maison de Naïc.

— Si donc, répondit notre père, sur un ton de plaisanterie. Qui a commencé doit continuer.

Yvon lui raconta alors la chose. Le bonhomme devint sérieux.

— C’est qu’il manque à ton contrat la signature de Dieu, conclut-il.

Mon frère ne retourna coucher avec Naïc chez elle que lorsque tout fut en règle. Il aurait bien mieux fait de n’y mettre jamais les pieds.


(Conté par Marie-Yvonne Le Flem. — Port-Blanc.)
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LXV

Le crieur de nuit


Noël Gariez était un journalier de Bégard. Il demeurait au bourg, mais partait chaque matin pour aller travailler dans des fermes souvent éloignées et ne rentrait presque jamais qu’à des heures tardives.

Il lui était arrivé plus d’une fois d’entendre hopper[7] le « crieur de nuit », mais cela à de grandes distances, en sorte qu’il ne s’était jamais rencontré avec ce personnage. Pourtant, disait-il parfois, quand on en parlait, il n’eût pas été fâché de le voir de près, ne fût-ce que pour se rendre compte comment il était bâti.

Or, une nuit qu’il revenait de son travail, comme il passait sur une espèce de tertre, couvert de broussailles il entendit hurler, presque à son oreille, le « ho ! ho ! » du crieur de nuit.

Noël Gariez promena les yeux tout autour de lui, mais n’aperçut rien ni personne.

Il continua d’avancer à travers la broussaille, sans mot dire. Il savait qu’il n’est pas bon de répondre à l’appel du hopper-noz.

Celui-ci, son appel jeté, s’était tu, sans doute pour attendre la réponse de Noël.

Noël, lui, hâtait le pas. Il allait sortir de la lande, quand derrière lui, sur le tertre, la voix du hopper-noz se mit à crier d’un ton lamentable :

Ma momm ! Ma momm ! (Ma mère ! Ma mère !) On eût dit le cri de détresse d’un enfant abandonné.

Ce cri émut Noël Gariez jusqu’aux entrailles. Il ne put cette fois s’empêcher de répondre.

— Comment ! buguel-noz[8] (enfant de la nuit), tu as donc une mère aussi, toi ?

Noël Garlez dit cette parole, sans penser à mal, et parce qu’il avait pitié du pauvre être qui gémissait ainsi après sa mère.

Mais il ne l’eut pas plus tôt prononcée qu’il vit se dresser près de lui un homme immense, immense, d’une stature si démesurée que sa tête semblait se perdre dans les nuages. Cet homme se penchait vers Noël, et Noël vit que sa bouche était toute grimaçante comme celle d’un poupon qui pleure ; il vit aussi qu’elle était garnie de quenottes menues, menues, et blanches comme neige.

Noël Garlez eut grand peur : à tout hasard, il fit un signe de croix.

La forme gigantesque s’évanouit aussitôt, mais là-bas, dans les broussailles, la voix de tout à l’heure, la voix d’enfant abandonné, bégaya :

— Oui, oui, oui, j’ai une mère aussi[9],
J’ai une mère, tout comme toi !
Ia, ia, ia, ia, me’m euz eur vomm ive,
Me’ m euz eur vomm, coulz ha te !


(Conté par Françoise Omnès, — Bégard, août 1890.)
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LXVI

Celle qui lavait la nuit


Fanta Lezoualc’h, de Saint-Trémeur, pour gagner quelques sous, se louait à la journée dans les fermes des environs. Aussi ne pouvait-elle vaquer à son propre ménage que le soir. Or, un soir, elle se dit en rentrant : « C’est aujourd’hui samedi, demain dimanche. Il faut que j’aille laver la chemise de mon homme et celles de mes deux enfants. Elles auront de temps de sécher, d’ici à l’heure de la grand messe, car la nuit promet d’être belle. »

Il faisait, en effet, un magnifique clair de lune.

Fanta prit donc le paquet de linge et s’en alla laver à la rivière.

Et la voilà de savonner, et de frotter, et de taper, à tour de bras. Le bruit de son battoir retentissait au loin, dans le silence de la nuit, multiplié par tous les échos :

Plie ! Plac ! Ploc !

Elle était toute à sa besogne. Quel que fût l’ouvrage, elle y allait ainsi, hardiment, des deux mains. C’est sans doute pourquoi elle n’entendit pas arriver une autre lavandière.

Celle-ci était une femme mince, svelte comme une biche, et qui portait sur la tête un énorme faix de linge aussi allègrement que si c’eût été un ballot de plume.

— Fanta Lezoualc’h, dit-elle, tu as le jour pour toi ; tu ne devrais pas me prendre ma place, la nuit.

Fanta, qui se croyait seule, sursauta de frayeur, et ne sut d’abord que répondre. Elle finit enfin par balbutier :

— Je ne tiens pas à cette place plus qu’à une autre. Je vais vous la céder, si cela peut vous faire plaisir.

— Non, repartit la nouvelle venue, c’est par badinage que j’ai parlé de la sorte. Je ne te veux aucun mal, bien au contraire. La preuve en est que je suis toute disposée à t’aider si tu y consens.

Fanta Lezoualc’h, que ces paroles avaient rassurée, répondit à la Maouès-noz, à la « femme de nuit » :

— Ma foi, ce n’est pas de refus. Seulement je ne voudrais pas abuser de vous, car votre paquet semble plus gros que le mien.

— Oh ! moi, rien ne me presse.

Et la femme de nuit de jeter là son faix de linge, et toutes deux de frotter, de savonner et de taper avec entrain.

Tout en besognant, elles causèrent.

— Vous avez dure vie, Fanta Lezoualc’h ?

— Vous pouvez le dire. En ce moment, surtout. Depuis l’angélus du matin jusqu’à la nuit close, aux champs. Et cela doit durer ainsi jusqu’à la fin de l’août. Tenez, il n’est pas loin de dix heures, et je n’ai pas encore soupé.

— Oh ! bien, Fanta Lezoualc’h, dit l’étrangère, retournez donc chez vous, et mangez en paix. Vous n’en serez pas à la troisième bouchée que je vous aurai rapporté votre linge, blanchi comme il faut.

— Vous êtes vraiment une bonne âme, répondit Fanta. Et elle courut d’une traite jusqu’à sa maison.

— Déjà ! s’écria son mari, en la voyant entrer, tu vas vite vraiment !

— Oui, grâce à une aimable rencontre que j’ai faite.

Elle se mit à raconter son aventure.

Son homme l’écoutait, allongé dans son lit, où il achevait de fumer sa pipe. Dès les premières paroles de Fanta, son visage devint tout soucieux.

— Ho ! Ho ! dit-il, quand elle eut fini, c’est là ce que tu appelles une aimable rencontre. Dieu te préserve d’en faire souvent de semblables ! Tu n’as donc pas réfléchi qui était cette femme ?

— Tout d’abord, j’ai eu un peu peur, mais je me suis vite rassurée.

— Malheureuse ! tu as accepté l’aide d’une Maouès-noz !

— Jésus, mon Dieu !… J’en avais eu idée… Que faire, maintenant ? Car elle va venir me rapporter le linge.

— Achevez de souper, répondit l’homme, puis rangez soigneusement tous les ustensiles qui sont sur l’âtre. Suspendez surtout le trépied[10] à sa place. Vous balaierez ensuite la maison, de façon à ce que l’aire en soit nette ; vous mettrez le balai dans un coin, la tête en bas. Cela fait, lavez-vous les pieds, jetez l’eau sur les marches du seuil, et couchez-vous. Mais soyez preste.

Fanta Lezoualc’h obéit en hâte. Elle suivit de point en point les recommandations de son mari. Le trépied fut bien assujetti à son clou, le sol de la maison nettoyé jusque sous les meubles, le balai renversé, le manche en l’air, l’eau qui avait servi à laver les pieds de Fanta répandue sur les marches du seuil.

— Voilà ! dit Fanta, en sautant sur le « bank-tossel », et en se fourrant au lit, sans même prendre le temps de se déshabiller tout à fait.

Juste à ce moment, la « femme de nuit » cognait à la porte.

— Fanta Lezoualc’h, ouvrez ! C’est moi qui vous rapporte votre linge.

Fanta et son mari se tinrent bien coi.

Une seconde, une troisième fois, la femme de nuit répéta sa « demande d’ouverture ».

Même silence à l’intérieur du logis.

Alors on entendit au dehors s’élever un grand vent. C’était la colère de la Maouès-noz.

— Puisque chrétien ne m’ouvre, hurla une voix furieuse, trépied, viens m’ouvrir !

— Je ne puis, je suis suspendu à mon clou, répondit le trépied.

— Viens alors, toi, balai !

— Je ne puis, on m’a mis la tête en bas.

— Viens alors, toi, eau des pieds !

— Hélas ! regarde-moi, je ne suis plus que quelques éclaboussures sur les marches du seuil.

Le grand vent tomba aussitôt. Fanta Lezoualc’h entendit la voix furieuse qui s’éloignait en grommelant :

— La « mauvaise pièce » ! Elle peut se féliciter d’avoir trouvé plus savant qu’elle pour lui faire la leçon[11] !


(Conté par Créac’h. — Plougastel-Daoulas, octobre 1890.)


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LXVII

Les trois femmes


J’ai entendu raconter ceci à un charbonnier de l’Argoat. Pendant la belle saison, il allait de bourg en bourg, comme tous ses pareils, vendant son charbon à qui voulait en acheter.

Il s’arrêtait chez nous, régulièrement ; on lui donnait le souper et le gîte. En retour, il nous faisait le récit de ses aventures.

Il lui arrivait souvent d’être surpris par la nuit en pleine campagne, loin de tout village et de toute habitation. Il était rare qu’en pareil cas il ne lui advînt pas quelque chose d’extraordinaire.

La nuit dont je vous parle, il se trouvait dans la grande lande de Pontmelvez. Un vrai désert. Deux lieues de plateau sans un seul arbre. Pas un talus où s’abriter contre le vent. Et justement, cette nuit-là, il soufflait un vent de tous les diables, un vent de montagne, âpre et tenace, qui vous pinçait la peau jusqu’au sang. Le ciel, noir comme un four. Pas une étoile. Pour surcroît de malheur, une rafale avait éteint la lanterne du charbonnier. Il menait son cheval par la bride, à l’aveuglette. Dans un chemin ordinaire, il eût été averti de la route à tenir, par les douves ou par les fossés. Mais là, dans cette lande rase, il avançait, ma foi, à la grâce de Dieu.

Il regrettait bien fort, en ce moment, de s’être attardé au bourg de Pontmelvez, à boire avec des maçons qui travaillaient à l’église neuve. Ajoutez qu’il n’avait pas pris le temps de souper et que son estomac criait famine.

— En vérité, se disait-il, je donnerais volontiers deux ou trois sacs de charbon fin pour une botte de paille sous n’importe quel toit et pour un petit morceau de n’importe quel pain !

Soudain, il sembla que Dieu voulût exaucer son souhait.

À quelque distance il vit scintiller une lumière qui annonçait une maison habitée. Le « marchand de froment noir[12] » marcha droit sur elle. Il se trouva bientôt devant une misérable hutte dont le toit de genêt descendait presque jusqu’à terre.

— Ohé ! cria-t-il, il y a ici un chrétien qui demande ouverture au nom de Jésus-Christ, de Notre-Dame la Vierge et de tous les saints de Bretagne.

Il répéta par trois fois sa supplique. Trois fois elle demeura sans réponse.

— Cependant, pensait le charbonnier, là où il y a une lumière, il y a une âme, morte ou vivante.

Et, laissant là son cheval et sa charrette, il se mit à faire le tour de la hutte pour tâcher de découvrir la porte.

Il finit par la trouver.

C’était une claie rembourrée de paille comme celles qui ferment les « loges » de sabotiers.

Le charbonnier la tira à lui et entra.

À l’intérieur, pas un meuble, pas même une huche, pas même un lit. Il y avait pourtant un âtre, et dans l’âtre brûlait un maigre feu, et au-dessus de la petite flamme pâle qu’il donnait était installée une poêle et avec cette poêle une femme à mine livide faisait des crêpes.

— Votre feu a l’air bien menu, dit le charbonnier en manière de salut. Si vous consentez à m’accepter comme hôte jusqu’à la pointe du jour, je vous ferai cadeau d’un sac de charbon, et je vous parle d’un charbon si léger qu’il flambera comme de l’étoupe.

— Mon feu me suffit, répondit la femme sans se détourner.

— L’accueil n’est pas aimable, se dit le charbonnier, mais du moment qu’on ne me met pas dehors, ma foi, je reste.

Il s’assit par terre, près du foyer.

La femme continuait à faire des crêpes sans avoir l’air de s’apercevoir de sa présence. Quand elle en avait cuit une, elle la disposait, avec l’éclisse, sur un plat, à côté d’elle.

Mais, chose bizarre ! le charbonnier remarqua que le plat demeurait toujours vide, comme si les crêpes se fussent évaporées à mesure.

Ho ! Ho ! se murmura-t-il à lui-même, voilà qui n’est pas naturel. Méfions-nous !

Il avait commencé à bourrer sa pipe, mais il la remit promptement dans la poche de sa veste en peau de chèvre. Et il se mit à regarder autour de lui. Il vit alors qu’il y avait dans la hutte deux autres femmes. L’une d’elles était occupée à avaler un os qui lui sortait aussitôt par la nuque, l’autre comptait de l’argent, se trompait sans cesse dans son compte, et se reprenait à compter de plus belle.

Maintenant le charbonnier aurait autant aimé se retrouver dans la lande, malgré le terrible vent qui soufflait. Mais il n’osait pas faire un mouvement, de crainte qu’il ne lui arrivât malheur. Il se tenait au contraire bien coi, attendant le jour avec impatience et souhaitant que les coqs chantassent de meilleure heure afin d’être plus tôt délivré.

Comme il se reprochait pour la centième fois la mauvaise idée qu’il avait eue de se fourvoyer dans ce taudis de sorcières, la femme qui faisait des crêpes se tourna vers lui et lui dit :

— Si vous en désirez, prenez-en !

— Merci ! répondit-il, je n’ai pas faim.

Alors, celle qui avalait un os s’avança vers lui et lui dit :

— Si vous préférez la viande, prenez-en !

— Merci ! répondit-il encore, je suis repu.

Celle qui comptait de l’argent s’approcha à son tour :

— Acceptez au moins de quoi vous défrayer de vos dépenses à venir.

— Pas davantage, répondit le charbonnier. Mon charbon paie ce que je bois et ce que je mange.

À peine se fut-il exprimé de la sorte que tout s’évanouit, les femmes et la hutte.

Le charbonnier se retrouva seul, dans la lande immense, seul avec son bidet qui paissait de jeunes pousses d’ajonc, à côté de lui. Derrière les montagnes d’Aré, le jour commençait à blanchir. Le charbonnier s’aperçut qu’il avait fait un crochet hors de la grand’route. Il se disposait à la regagner, en obliquant à droite, quand surgit en face de lui un vieillard à longue barbe, à figure engageante et vénérable.

— Charbonnier, dit le vieillard, tu t’es conduit en habile homme.

— Vous savez donc ce qui s’est passé ? demanda le charbonnier.

— Je sais ce qui s’est passé, ce qui se passe et ce qui se passera.

— Puisque vous savez tout, pouvez-vous me dire qui étaient ces trois femmes ?

— Trois femmes perverses de leur vivant.

La première ne faisait jamais de crêpes que le dimanche.

La seconde, en distribuant les parts, dans le repas, gardait pour elle toute la viande et ne servait à ses gens que les os.

La troisième volait chacun afin d’entasser davantage.

Tu viens d’assister à la pénitence qu’elles accomplissent pour l’éternité.

Tu n’as accepté d’elles ni crêpes, ni viande, ni argent. Tu as bien fait. Si tu avais agi autrement, tu ne les aurais pas sauvées, mais tu aurais été condamné toi-même, en revanche, et cela jusqu’à la fin des temps, à manger les crêpes que faisait l’une, à grignoter l’os qu’avalait l’autre, et à aider dans ses calculs la troisième.


(Conté par Françoise Omnès, — Bégard, août 1889.)
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LXVIII

Conjurations et conjurés[13]


Les personnes qu’on est obligé de conjurer sont presque toujours des riches dont les biens ont été mal acquis, des tuteurs qui ont accaparé les deniers de leurs pupilles ; bref des gens qui ont volé et qui ont à restituer.

Leurs âmes sont condamnées à errer, jusqu’à ce que le tort qu’elles ont fait ait été réparé de quelque façon. Elles sont hargneuses et méchantes. Elles rôdent sans cesse autour de leur ancienne demeure, et se vengent de leur détresse en portant le trouble parmi les vivants. On les conjure, pour les réduire à l’immobilité et au silence.

Les prêtres seuls ont le pouvoir de conjurer. Encore tous les prêtres ne le savent-ils pas faire. Il faut un homme habile, déterminé, sûr de sa science. C’est tout au plus s’il s’en trouve un par région. Il ne suffit pas que l’exorciste connaisse à fond son métier, il est indispensable aussi qu’il ait la poigne solide.

Quand le prêtre est appelé pour une conjuration, il revêt son surplis et tient à la main son étole. Arrivé dans la maison hantée, il se déchausse, car il faut « qu’il soit prêtre jusqu’à la terre (bêlek betek ann douar)[14]. »

Pour qu’il puisse reconnaître les traces du mort, les gens de la maison ont eu soin, dès la veille, de répandre sur le sol de terre battue du sable ou de la cendre fine. Ils en ont répandu de même dans l’escalier, sur toutes les marches depuis le rez-de-chaussée jusqu’au grenier. Le prêtre suit à la piste les traces du mort et s’enferme dans la pièce au seuil de laquelle elles paraissent s’arrêter. C’est là qu’est gîté le mauvais revenant. Là aussi, s’engage entre le prêtre et lui un terrible combat. On a vu des prêtres sortir de ces rencontres exténués, pâles, ruisselants de sueur. Tout le temps que dure le sinistre tête-à-tête, les gens de la maison se tiennent tapis au coin du foyer, muets d’épouvante. Ils se bouchent les oreilles pour tâcher de n’entendre point le vacarme effrayant qui se fait là-haut. Chacun se demande avec anxiété qui l’emportera, de l’âme méchante ou de l’homme de Dieu. Le prêtre cependant tantôt multiplie les oraisons spécifiques, tantôt lutte avec le revenant corps à corps ; quelquefois il ruse avec lui, il lui pose des questions embarrassantes et profite du moment où il est occupé à chercher la réponse, pour lui passer l’étole au cou. Dès lors le revenant est vaincu. Il devient d’une docilité rampante. Le prêtre prononce sur lui la formule d’exorcisme et le fait entrer dans le corps d’un animal, le plus souvent d’un chien noir. Il le traîne hors de la maison, puis le remet à un homme de confiance, généralement le bedeau ou le sacristain, dont il se fait toujours accompagner en semblable occurrence. Tous deux se dirigent alors, le prêtre marchant devant, le bedeau suivant avec la bête, vers quelque endroit peu fréquenté, comme une lande stérile, une carrière abandonnée, une fondrière dans une prairie. « C’est ici désormais que tu demeureras » dit le prêtre au mort. Et il lui délimite l’espace dans lequel il se pourra mouvoir. Pour circonscrire cet espace, il se sert habituellement d’un cercle de barrique. On choisit un endroit peu fréquenté, parce que si quelqu’un passait à portée du conjuré, il serait sûr d’être appréhendé par les pieds et entraîné sous terre.

Dans les marais qui avoisinent l’embouchure du Douron, au Moual’chic (lieu du petit merle), en Plestin, il y avait un conjuré qui criait sur un ton lamentable, toutes les nuits :

— Daouzek dezio Pask ha Nedelek,
Re C’hourmikel, ha re ann Drinded,
Biskoaz hini, nhe n’am eus grêt !…

(Les quatre-temps (en breton : les douze jours) de Pâques et de Noël, — ceux de la Saint Michel et de la Trinité, — il n’y en a pas un que j’aie observé !…)

Quelqu’un, passant un jour à proximité, répondit au mauvais hurleur :

— Je les ai observés tous quatre ; je te fais cadeau d’une de mes observances.

— Ma bénédiction sur toi ! dit l’âme, calmée subitement ; désormais, je suis délivrée.


(Communiqué par N.-M. Le Braz.)


Monseigneur Luyer qui mourut évêque de Quimper, vers 1757, avait de son vivant, paraît-il, commis bien des passe-droits. Pendant de longues années, il hanta son château épiscopal de Lanniron. Il se promenait dans son carrosse à travers les allées du parc, l’air absorbé, soucieux.

Un jeune prêtre du diocèse eut le courage de le conjurer.

— Holà, monseigneur ! lui cria-t-il, mettez du moins la tête à la portière, que l’on puisse vous dire un mot.

Le mort, interloqué, se pencha en dehors du carrosse. Le prêtre eut le temps de lui passer au cou son étole.

À partir de ce jour, Mgr  Luyer ne revint plus.


(Communiqué par René Alain. — Quimper).
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LXIX

La conjuration de Trogadek


(GWERZ)


I

Depuis que Trogadek est mort, aux alentours rien ne dure.

Seul un jeune prêtre du Léon a eu la hardiesse de le venir conjurer, en apportant avec lui son étole.

Le jeune prêtre demandait à Trogadek, en le conjurant :

— Dites moi, Trogadek, combien y a t-il de temps que vous êtes décédé ?

— Oh ! il y a sept ans passés, et plus, depuis que je suis en enfer archi-rôti.

— Vous faites mensonge, Trogadek. Car, il n’y a pas sept jours passés que votre veuve est en deuil et, nuit et jour, verse des larmes. Dites-moi, Trogadek, qu’est-ce qui est cause que vous êtes damné ?

— J’ai été marchand-mercier. Je voudrais bien ne l’avoir jamais été. Quand les chalands me demandaient de leur couper trois aunes d’étoffe, je leur en servais une aune et demie, et je touchais le prix de trois.

Allez chez moi, dites à ma femme de distribuer mes biens mal acquis ; dites-lui de donner aux pauvres tous les biens que je possède en sec et en vert. Si elle ne le fait, en enfer sa place est marquée.

II

Le jeune prêtre disait à la baronne[15] en la saluant :

— Par votre mari, il vous est recommandé de distribuer vos biens mal acquis, de les donner aux pauvres en sec et en vert, sinon votre place en enfer est marquée.

— Tout ce qui est entre Brest et Lesneven, je l’ai acheté avec ce que m’a rapporté mon aune. Cela n’est rien, mais j’ai une maison neuve en Bretagne, la plus jolie qui se puisse voir. Pourvu qu’on me laisse ma maison neuve, j’abandonne à Dieu son paradis.

III

Or, peu de temps après cela, la baronne dut s’aliter. Le neuvième jour, elle décéda.

La baronne disait, au moment où elle tombait dans le puits de l’enfer :

— Si j’avais obéi à bon conseil, ce n’est point ici que l’on m’eût trouvée. Je voudrais voir le faîte de ma maison neuve écrasé sur le foyer, et que mon âme fût pardonnée. Je voudrais ma maison neuve rasée et que mon âme fût en bon état. Au moins mon anaon eût été sauvé, tandis que maintenant, mon mari et moi, nous sommes damnés tous deux[16].


(Chanté par Anna Drulot. — Pédernec, 1887.)

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LXX

La princesse rouge[17]


Vous connaissez l’île du Château, à l’entrée de Port-Blanc ? Il y a plus de morts dans cette île qu’il n’y a de galets de Bruk à Buguélès. Ceci est l’histoire d’une morte qui fut conjurée en ce lieu, voici bien longtemps. De son vivant, elle était princesse. Vous trouverez même des gens qui vous diront qu’elle avait nom Ahès et que c’était la propre fille de Gralon, le roi d’Is. Peut-être est-ce vrai ; peut-être est-ce faux.

Toujours est-il que, même conjurée, elle avait pouvoir, tous les sept ans, sur sept lieues de terre ou de mer à la ronde.

Je vais vous conter comment elle fut dépouillée de ce pouvoir.

Mais sachez d’abord que son pouvoir était funeste. Il s’annonçait par une grande brume rouge qui s’élevait de la mer. De là sans doute le nom de « la Dame rouge » que les pêcheurs avaient donné à la princesse. Venait ensuite un vent furieux qui dissipait la grande brume et bouleversait les flots jusque dans leurs profondeurs. Ces jours-là, les barques les plus audacieuses n’osaient se risquer au large. Même calfeutré chez soi, à l’intérieur des maisons, on tremblait la fièvre d’épouvante. Comme des mèches de cheveux arrachés, des touffes de chaume s’envolaient des toits. C’était un terrible vent ! Il s’engouffrait par le tuyau des cheminées, comme une voix de géant en colère. On ne comprenait pas très bien ce qu’il disait, mais il avait certainement des mots rudes, pareils à ceux d’un homme qui gronde. Pour exorciser la princesse, cause de tout ce vacarme, on avait fait célébrer plus d’une messe noire à Notre-Dame de Port-Blanc, par les prêtres réputés les plus habiles. Peine perdue. Tous les sept ans, c’était même bruit sauvage, même fureur déchaînée. On avait fini par en conclure qu’il n’y avait, ni de la part des hommes, ni de la part de Dieu, aucun moyen de tranquilliser la princesse et de la rendre inoffensive.

Sur ces entrefaites, une pauvresse de la côte gagna un soir l’île du Château, à l’intention d’y pêcher des ormeaux (haliotides), à la basse marée de nuit.

Elle dut attendre quelque temps que les roches fussent découvertes.

N’ayant rien de mieux à faire, elle se mit à égrener son chapelet, car c’était une femme dévote et qu’à cause de cela on avait surnommée dans le pays Fantès ar Pedennou (Françoise-les-Prières).

Elle en était au troisième dizain, quand, tout à coup, s’étant retournée par hasard, elle vit, à la place de l’énorme rocher qui domine l’îlot, une chapelle haute et grande comme une église de canton, et dont les vitraux étaient splendidement éclairés.

Elle se leva, laissant là ses engins, et courut à la porte de la miraculeuse chapelle.

Sur les vantaux était tracée en caractères d’or, flamboyante, une inscription bretonne. Or, Fantès savait lire le breton[18].

L’inscription disait :

— Si, par le trou de la serrure, tu peux regarder sans être vue, il te sera donné de faire un grand bien à toi et à tes proches.

La femme hésita d’abord, puis :

— Ma foi ! pensa-t-elle, regardons toujours !

Et elle appliqua un de ses yeux au trou de la serrure.

Elle vit la princesse, qui lui tournait le dos, s’acheminer vers l’autel dressé dans le chœur au milieu d’une gloire d’or.

Elle voulut soulever le loquet de la porte, mais il était rivé. Alors, elle se mit à faire le tour de la chapelle, en dehors. Elle arriva ainsi à une deuxième porte sur laquelle il était écrit :

— Si tu veux entrer, va cueillir à trois pas d’ici, dans le buisson, deux brins d’herbe blanche que tu disposeras en croix dans le creux de ta main droite.

Elle fit ce qui était recommandé, revint à la chapelle et lut sur une troisième porte :

— Entre maintenant. Tous les trésors qui sont ici t’appartiennent. De plus, il ne dépend que de toi de conjurer la princesse et de l’empêcher désormais de nuire.

Fantès entra.

La princesse, debout sur les marches de l’autel, se détourna au bruit que firent en sonnant sur les dalles les sabots de la pauvresse.

— Que me veux-tu ? s’écria-t-elle d’un ton courroucé.

— T’empêcher de nuire, si tel est mon pouvoir, répondit Fantès avec calme.

— Du moment que tu es ici, c’est que ta volonté est plus forte que la mienne. Je suis en ta possession. Relègue-moi aussi loin qu’il te plaira. Où tu me diras d’aller, j’irai. Voici les clefs de l’étang que j’ai fait construire en pierres de taille. Toutes mes victimes sont là. Je te les abandonne. Je t’abandonne aussi mes trésors. Tâche d’en faire bon usage.

Ce disant, elle tendit à Fantès-ar-Pedennou un trousseau de clefs étincelantes.

La pauvresse s’essuya les mains dans son tablier à plusieurs reprises avant d’oser toucher à ces clefs merveilleuses. Elle les prit cependant et fit avec elles le signe de la croix.

— Où m’enjoins-tu de me rendre ? demanda la princesse.

— Plus loin que la terre et plus loin que la mer ! dit Fantès.

La princesse aussitôt s’évanouit ans l’air. Depuis, on n’a jamais entendu parler d’elle. En même temps s’écroulèrent sans bruit et sans laisser de traces les murailles de la chapelle étrange.

Fantès-ar-Pédonnou se trouva devant un étang construit et pavé en pierres de taille. L’eau y était claire, lumineuse. Çà et là des cadavres flottaient, la face tournée vers le ciel. Parmi les plus rapprochés du bord, Fantès reconnut deux hommes du pays qui avaient été noyés, un jour de tempête, l’année d’auparavant, sans qu’on sût au juste dans quels parages.

Une vanne d’acier fermait l’étang. Avec une des clefs, la pauvresse ouvrit cette vanne. L’eau se précipita écumante vers la mer. Les noyés se levèrent comme ressuscités, et Fantès les vit s’éloigner en chantant des cantiques, par le chemin des flots où ils marchaient paisiblement, comme autrefois Jésus.

Quand toute l’eau se fut écoulée, le fond de l’étang apparut à Fantès couvert de pièces d’or. Elle en ramassa autant qu’elle en put porter et revint à sa maison.

Le lendemain, dès la première heure, elle courut à confesse.

— Que ferai-je de tout cet or ? demanda-t-elle au prêtre, après lui avoir conté son aventure.

— Vous ferez dire des messes pour les âmes qui en ont besoin, répondit le confesseur, et vous distribuerez l’aumône aux vivants[19].


(Conté par Marie-Hyacinthe Toulouzan. — Port-Blanc.)


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LXXI

Le conjuré de Tadic-coz


Ceci se passait au temps où Tadic-coz était recteur de Bégard. Tadic-coz s’appelait de son vrai nom « Monsieur Guillermic. » C’était un curé à la mode d’autrefois, un brave vieux bonhomme qu’on rencontrait plus souvent par les chemins et dans les champs qu’au presbytère. Des montagnes d’Arez à la « Mer Grande », il était connu d’un chacun. Il avait une charité d’âme extraordinaire. Et, comme Jésus-Christ, ceux qu’il aimait le plus, c’étaient les petites gens, les pauvres paysans, les journaliers, les pâtres.

Moi qui vous parle, je l’ai connu. Je l’ai connu longtemps, et je ne l’ai connu que vieux. J’ai entendu raconter qu’il était plus vieux que la terre, qu’il était mort dix fois, et que dix fois il était ressuscité.

Je puis vous faire son portrait.

Il avait le dos voûté, les cheveux longs et blancs.

On n’aurait su dire si sa figure était d’un vieillard ou bien d’un enfant. Il riait toujours, et goguenardait volontiers.

Sa soutane était faite de pièces et de morceaux, comme on dit, mais il y avait encore plus de trous que de morceaux.

Dès le matin, sa messe dite, il partait en tournée. On le « bonjourait » au passage. Il s’arrêtait, engageait la conversation par une phrase toujours la même :

Contet d’in ho stad, va bugel. Me eo ho tad, ho tadic-coz ! (Contez-moi votre état, mon enfant. C’est moi qui suis votre père, votre vieux petit père).

C’est pour cela qu’on avait fini par ne l’appeler plus que Tadic-coz (vieux petit père).

On l’aimait et on le vénérait. On le craignait aussi. Car, ce n’était pas seulement un bon prêtre, c’était encore un prêtre savant, à qui Dieu, disait-on, avait donné autant de pouvoir qu’au pape.

Les gens qui connaissent quelque peu les choses de ce monde se croient de grands magiciens.

Tadic-coz, lui, possédait à la fois tous les secrets de la vie et tous les secrets de la mort. On prétend que, de temps en temps, il passait la tête dans le soupirail de l’enfer, demeurait penché sur l’abîme et conversait avec les diables. Toujours est-il que, pour célébrer l’ofern drantel, il n’avait pas son pareil. On le venait consulter de tout le pays breton, et même du pays gallot. Quand il ne pouvait sauver une âme, au moins l’obligeait-il à se tenir en repos. Jamais il n’y a eu de prêtre sachant conjurer, comme Tadic-coz.

Je vais, à ce propos, vous raconter une histoire que je tiens de l’individu même à qui elle arriva.

Il était soldat de Louis-Philippe, en garnison à Lyon-sur-Rhône, bien loin d’ici, comme vous voyez !

Ayant obtenu un congé d’un mois, il voulut se montrer en uniforme aux gens de son pays, et prit la diligence de Bretagne (dans ce temps-là il n’y avait pas encore de chemins de fer). La voiture le déposa à Belle-Isle-en-Terre. De là à Trézélan, son village, il avait à faire encore trois bonnes lieues. Mais qu’est-ce que trois lieues pour un soldat qui rentre au pays ?

Il se mit en route, d’un pied leste.

Comme il passait au Ménez-Bré, il croisa un vieux prêtre qui avançait péniblement, la taille courbée en deux, et menait en laisse un chien noir, un affreux barbet.

— Hé ! mais ! s’écria le soldat du plus loin qu’il le vit venir. C’est Tadic-coz ! c’est ce bon Tadic-coz ! Bonjour, Tadic-coz.

— Bonjour, mon enfant.

— Vous ne me reconnaissez donc pas, Tadic-coz ?

— C’est que ma vue baisse, mon enfant.

— Je suis Jobic, Jobic Ann Dréz, de la ferme de Coatfô en Trézélan. C’est vous qui m’avez baptisé, Tadic-coz, et qui m’avez fait faire ma première communion.

— Oui, oui, ta mère est Gaud Ar Vrân. Elle sera bien contente de te revoir… Et, ajouta le vieux prêtre, après une courte hésitation, tu es sans doute pressé d’arriver à Coatfô ?

— Dame, oui, Tadic-coz. Je ne serais pas fâché d’être rendu. Mais pourquoi me demandez-vous cela ?

— C’est que… Si tu avais eu le temps… Il y a là ce vilain barbet qu’il faut que je conduise au recteur de Louargat… Et mes jambes sont si vieilles qu’elles branlent sous moi… Je ne sais en vérité si j’aurai la force d’aller jusqu’au bout…

Mon ami Jobic sentit son cœur s’attendrir de pitié. C’était pourtant vrai que le pauvre Tadic-coz paraissait exténué de fatigue.

— Sapristi ! il faut que ce soit pour vous, Tadic-coz ! Donnez-moi la laisse de ce chien. Je le conduirai au recteur de Louargat. Je tourne le dos à Trézélan, mais n’importe ! on ne refuse pas un service à Tadic-coz. Retournez en paix à votre presbytère. Peut-être rencontrerez-vous quelqu’un des miens sur la route ; annoncez que je ne rentrerai pas avant la tombée de la nuit.

— Ma bénédiction sur toi, mon enfant !

Et Tadic-coz de remettre à Jobic Ann Dréz la laisse du chien noir.

La hideuse bête voulut grogner d’abord, mais Tadic-coz lui imposa silence, en marmottant quelques paroles latines, et elle ne fit plus difficulté de suivre son nouveau conducteur.

Une demi-heure après, Jobic frappait à la porte du recteur de Louargat.

— Sauf votre respect, Monsieur le recteur, voici un chien que Tadic-coz m’a prié de vous ramener.

Le recteur regarda Jobic Ann Dréz d’un air tout drôle.

— C’est volontairement que tu t’es chargé de cette commission ?

— Sans doute. Histoire de faire plaisir à Tadic-coz.

— Eh bien mon garçon, tu n’es pas au bout de tes peines !…

— Qu’entendez-vous par là ?

— Tu verras ça. En attendant, vide-moi ce verre de vin. Il te faut des jambes pour aller jusqu’à Belle-Isle.

— Comment ! jusqu’à Belle-Isle ? s’écria Jobic Ann Dréz. Vous moquez-vous de moi ? Voilà votre barbet, gardez-le ! Faites-en ce qu’il vous plaira ! Moi, je m’en vais à Trézélan ; sans Tadic-coz, j’y serais déjà. Bonjour et bonsoir, Monsieur le recteur !

— Ta, ta, ta ! mon garçon. Des barbets du genre de celui-ci, quand on en a pris la charge, on ne les plante pas ainsi au premier tournant de route. Si par malheur tu lâchais ce chien, c’en serait fait de toi. Ton âme serait condamnée à prendre la place de l’âme mauvaise qui est en lui. Vois si cela te convient.

— Ce chien n’est donc pas un chien ? murmura Jobic subitement radouci, et même un peu pâle.

— Hé non ! c’est quelque revenant malfaisant que Tadic-coz aura conjuré. Regarde comme ses yeux étincellent.

Pour la première fois, Jobic examina le chien d’un peu près ; il remarqua qu’en effet il avait des yeux extraordinaires, des yeux de diable.

— N’empêche, murmura-t-il, c’est un vilain tour que Tadic-coz m’a joué là !

— Ce que tu as de mieux à faire, désormais, c’est d’en prendre ton parti, dit le recteur de Louargat.

— Ainsi, je dois maintenant me rendre à Belle-Isle ?

— Oui, tu iras trouver mon confrère et tu diras que c’est moi qui t’envoie.

— Allons ! soupira Jobic. Puisqu’il faut, il faut…

Et le voilà en route pour Belle-Isle, faisant à rebours le chemin qu’il avait parcouru quelques heures plus tôt. Il chantait gaiement alors, tandis qu’à présent il se sentait plus triste que le bon Dieu de Pleumeur[20].

Le recteur de Belle-Isle le reçut avec une grande affabilité.

— Mon garçon, lui dit-il, la nuit arrive. Tu vas coucher ici ce soir. Demain matin, tu continueras ton voyage.

— En vérité, s’exclama Jobic-Ann-Dréz, ce n’est donc pas pour vous non plus, le chien ?

— Non, mon ami.

Jobic eut grande envie de se fâcher tout rouge, cette fois, mais son regard ayant rencontré celui de la bête maudite, il se laissa tomber sur une chaise et fondit en larmes.

— Quand on pense, sanglota-t-il, que j’aurais pu être à table maintenant, chez mes « vieux », dans la cuisine de Coatfô.

— Console-toi, lui dit le recteur, je n’ai pas l’intention de te laisser mourir de faim. Donne-moi la corde de l’animal, que j’enferme celui-ci dans la cave. Toi, va souper et tâche de bien dormir.

N’ayant pas mangé de la journée, Jobic fit honneur au repas, malgré son chagrin, et, quand il fut au lit, il dormit d’un sommeil de plomb. Le lendemain matin, ce fut le recteur en personne qui le vint réveiller :

— Debout, camarade ! Le soleil est déjà levé ! Le barbet se démène et hurle ! Allons, en route ! Tâche d’arriver pour déjeuner au presbytère de Gurnhuël. Tu diras au recteur que tu viens de ma part !

Et Jobic Ann Dréz de déguerpir. Que voulez-vous ? Il fallait bien qu’il subît ce qu’il ne pouvait empêcher.

Nous ne le suivrons pas de presbytère en presbytère.

Le recteur de Gurnhuël l’adressa au recteur de Callac.

Le recteur de Callac au recteur de Maël-Carhaix ;

Le recteur de Maël-Carhaix à celui de Trébrivan… etc., etc.

En deux jours, il visita une douzaine de « maisons de curés », bien accueilli d’ailleurs dans chacune ; partout il trouvait bon vin, bon repas et bon gîte.

Cela l’ennuyait tout de même, d’abord parce qu’il se demandait avec terreur s’il y aurait jamais un terme à ce singulier voyage ; ensuite, parce que c’était vexant d’être un objet de curiosité pour les gens, que son passage attirait sur le seuil des portes et qui paraissaient fort intrigués de ce que pouvait bien être ce soldat, traînant ce chien.

Le troisième jour, vers midi, il entrait chez le recteur de Commana, tout là-haut, là-haut, dans les monts d’Arez.

— Sauf votre respect, Monsieur le recteur, voici un chien…

C’était la treizième ou quinzième fois qu’il prononçait cette phrase. Il en était arrivé à la débiter du ton piteux dont un mendiant implore l’aumône.

Le recteur de Commana l’interrompit :

— Je sais, je sais. Fais-toi servir un verre de cidre à la cuisine. Il faudra que tu sois en état, ce tantôt, de me donner un bon coup de main, car la bête n’a pas l’air commode.

— Si c’est pour me débarrasser d’elle, enfin, s’écria Jobic, n’ayez pas peur, je vous vaudrai un homme !

— Tiens-toi prêt dès que je te ferai signe. Mais il faut attendre le coucher du soleil…

— À la bonne heure, pensa Jobic Ann Dréz, voilà un langage que je comprends.

Il n’y comprenait pas grand’chose, à vrai dire, sinon que le plus dur restait à faire, mais aussi que, cela fait, il serait libre.

Au coucher du soleil, il s’entendit héler par le recteur.

Celui-ci avait revêtu son surplis et passé son étole.

— Allons ! dit-il. Surtout, prends garde que l’animal ne t’échappe. Nous serions perdus l’un et l’autre !

— Soyez tranquille ! répondit Jobic Ann Dréz, en assujettissant la corde à son poignet, solidement.

Les voilà partis tous les trois ; le recteur marchait devant, puis venait Jobic, et, derrière lui, le chien.

Ils allaient à une grande montagne sombre[21], bien plus haute et plus sauvage que le Ménez-Bré. Tout à l’entour la terre était noire. Il n’y avait là ni herbe, ni lande, ni bruyère.

Arrivé au pied de la montagne, le recteur s’arrêta un instant :

— Nous entrons dans le Ieun Elez (le marais des roseaux), dit-il à Jobic. Quoi que tu entendes, ne détourne pas la tête. Il y va de ta vie en ce monde et de ton salut dans l’autre. Tu tiens bien l’animal au moins ?

— Oui, oui, Monsieur le recteur.

Le lieu où ils cheminaient maintenant était triste, triste ! C’était la désolation de la désolation. Une bouillie de terre noire détrempée dans de l’eau noire[22].

— Ceci doit être le vestibule de l’enfer, se disait Jobic-Ann-Dréz.

On ne fut pas plus tôt dans ces fondrières que le chien se mit à hurler lamentablement et à se débattre avec frénésie.

Mais Jobic tenait bon.

Plus on avançait, plus la maudite bête faisait de bonds et poussait de iou !… iou !. Elle tirait tellement sur la corde que Jobic en avait les poings tout ensanglantés.

N’importe ! il tenait bon.

Cependant, on avait atteint le milieu du Ieun Elez.

— Attention ! murmura le recteur à l’oreille de Jobic.

Il marcha au chien, et, comme celui-ci se dressait pour le mordre, houp ! avec une dextérité merveilleuse il lui passa son étole au cou.

La bête eut un cri de douleur atroce, épouvantable.

— Vite ! à plat ventre et la face contre terre ! commanda le recteur à Jobic, en prêchant d’exemple.

À peine Jobic Ann Dréz s’était-il prosterné, qu’il entendit le bruit d’un corps qui tombe à l’eau. Et aussitôt ce furent des sifflements, des détonations, tout un vacarme enfin ! On eût juré que le marais était en feu.

Cela dura bien une demi-heure. Puis tout rentra dans le calme.

Le recteur de Commana dit alors à Jobic Ann Dréz :

— Retourne maintenant sur tes pas. Mais ne manque point de t’arrêter dans chacun des presbytères où tu es entré en venant. À chaque recteur tu diras : « Votre commission est faite. »

Cette fois, Jobic ne se fit pas prier pour se remettre en chemin.

Tout le long de la route, il chanta, heureux de n’avoir plus de chien à traîner, heureux aussi d’aller vers Trézélan.

Il chemina de bourgade en bourgade, de presbytère en presbytère, tant et si bien qu’il arriva enfin chez le recteur de Louargat.

— Ah ! te voilà, mon garçon ! dit le recteur. Eh bien ! va trouver Tadic-coz. Il est impatient de te revoir.

Tadic-coz ! À ce nom, Jobic Ann Dréz sentit sa colère lui revenir. Certainement, il irait le trouver, ce Tadic-coz, et, par la même occasion, il lui apprendrait…!!

Ce fut, au contraire, Tadic-coz qui lui apprit une chose qui l’étonna fort.

Ce conjuré que Jobic-Ann-Dréz avait conduit au Ieun Elez, devinez qui c’était.

Son propre grand-père !

Depuis sa mort, arrivée quelques mois auparavant, le vieux ne cessait de faire des siennes, à Coatfô et dans la région.

Pour venir à bout de lui, il avait fallu recourir à la science de Tadic-coz.

En sorte que Jobic Ann Dréz, après avoir été mystifié par le vieux prêtre, se trouvait encore être son obligé.


(Conté par Baptiste Jeffroy. — Penvénan, 1886.)


_______

  1. Cf. Sauvé : Voyage et Voyageurs. Melusine, III, c. 358 ; R.-Fr. Le Men : Traditions et superstitions de la Basse-Bretagne, in Rev. Celtique, t. I, p. 419. — [L. M.]
  2. Ce dernier renseignement m’a été communiqué par François Le Roux, de Rosporden. Il m’a du reste été confirmé à diverses reprises. Or, on aura occasion de remarquer presque constamment, au cours de ce volume, que là où l’on fait converser un vivant avec un mort, le vivant dit « vous » au mort, et que c’est le mort qui tutoie le vivant. Cela infirme-t-il le précepte ? Nullement. Toute conteuse obéit, malgré elle, à un vague instinct de littérature. Le mort lui apparaît comme un personnage d’une espèce supérieure, comme un être sacré. Elle ne se résigne pas, dans le récit, à le faire tutoyer par son interlocuteur. Telle est, je crois, la véritable explication.
  3. Cf. L.-Fr. Sauvé : Voyage et Voyageurs, in Mélusine, III, c. 358 ; E. Souvestre : Le foyer breton, p. 182. — [L. M.]
  4. Mot à mot : écrasement des capsules du lin. C’était, il y a peu d’années encore, une des grandes réjouissances agricoles chez les Bas-Bretons. Après avoir égrugé le lin, on faisait sécher les capsules soit sur l’aire de la grange, soit sur le plancher du grenier ou même des chambres. Quand elles étaient bien sèches, on invitait tout le voisinage à les venir écraser. On organisait des danses, et c’est sous le piétinement des danseurs que les graines jaillissaient des capsules. Pour musique, on avait le chant, qu’un des danseurs entonnait et dont la foule reprenait en chœur le refrain. La fête avait lieu le soir, après souper, durant les belles « nuitées » de juillet ; quelquefois aussi le dimanche, après vêpres.

    Quant aux « aires neuves », elles se faisaient d’ordinaire en juin. Il s’agissait de tasser la terre de l’aire et de la bien niveler pour le battage. C’est de quoi s’acquittaient à merveille les pieds des garçons et ceux des filles.

  5. V. dans le chapitre « Après la mort » la note sur le Ménez-Bré, à propos de la « Messe de Trentaine ».

    Pédernec, où ma conteuse plaçait cette légende et Louargat sont deux communes situées de part et d’autre de la montagne, l’une au sud, l’autre au nord. Disons en passant que ce terroir du Ménez-Bré est l’un des plus féconds que je connaisse en légendes et en chansons. M. Luzel et moi nous avons fait dans cette région de très fructueux séjours. C’est là également que M. Bourgault-Ducoudray a noté les airs les plus originaux de ses Mélodies populaires de la Basse-Bretagne.

  6. Cf. E. Souvestre. Le Foyer breton, p. 139 : La Souris de terre et le Corbeau gris. — [L. M.]
  7. Crier : ho !
  8. Il semble que la conteuse mêle ici deux croyances, celle au hopper-noz ou crieur de nuit, et celle au buguel-noz ou enfant de nuit. Primitivement ces deux êtres fantastiques devaient sans doute avoir des natures distinctes.
  9. Cf. R. Fr. Le Men. Traditions et superstitions de la Basse-Bretagne, in Revue celtique, t. I, p. 419-20. Le Men parle du Hopper-noz comme d’un lutin. Très fréquemment, au reste, on raconte d’un lutin dans une partie de la Bretagne ce que l’on raconte d’une âme en une autre. Il n’y a pas de ligne de séparation bien marquée entre ces deux groupes d’êtres surnaturels, d’origine cependant nettement différente. — [L. M.]
  10. Le trépied tient une grande place dans les légendes bretonnes ; c’est un ustensile qui a en quelque sorte une valeur ou une puissance magique ; il faut éviter avec grand soin de le laisser sur l’âtre le soir, une fois que l’on a enlevé la marmite ; un mort pourrait venir s’y asseoir et se cruellement brûler ; en punition, un membre de la famille serait frappé sans doute de quelque malheur. Cf. P. Sébillot : Coutumes populaires de la Haute-Bretagne, p. 274 ; F. Marquer : Traditions et superstitions du Morbihan (Rev. des Trad. pop., t. VII, p. 178). — [L. M.]
  11. Cf. E. Souvestre : Le Foyer Breton (1845), p. 69 ; R. F. Le Men, loc. cit., p. 421 ; P. Sébillot : Littérature orale de la Haute-Bretagne, p. 202 ; Traditions et superstitions de la Haute-Bretagne. I, p. 229 et 248-52. Le Men raconte que ces femmes de nuit sont « des lavandières, qui pendant leur vie, ont, par négligence ou par avarice, gâté le linge ou les vêtements de pauvres gens, qui avaient à peine de quoi se vêtir, en les frottant avec des pierres, pour économiser leur savon. » E. Souvestre et P. Sébillot, comme Le Men, parlent des lavandières de nuit, comme d’âmes pécheresses qui lavent ainsi la nuit des linges mystérieux en châtiment de leurs fautes. Il semble que dans ce conte au contraire, le caractère humain de la lavandière de nuit tende à s’effacer, et qu’elle devienne comme le Hopper-noz, comme Iannik-an-Nod une sorte d’esprit malfaisant qui n’a jamais été incarné au corps d’un vivant. Ces transformations d’âmes en esprits ne sont point au reste un fait très rare. On retrouve les lavandières de nuit en plusieurs provinces de France. Je me souviens d’avoir, lorsque j’étais enfant, entendu raconter souvent dans l’Autunois, l’histoire des lavandières qui allaient chaque nuit, dans les ruisseaux des prés, laver les linceuls des morts, et qui obligeaient les paysans attardés à les tordre avec elles ; on retrouvait au matin l’imprudent évanoui, sur le pré, les bras tordus ; heureux encore lorsqu’il survivait à l’aventure. Cf. pour le Berry : Rev. des trad. populaires. Nov. 1887. — [L. M.]
  12. Ar marc’hadour gwiniz dû. On appelle ainsi, par plaisanterie, les charbonniers.
  13. Cf. R.-F. Le Men, loc. cit., p. 424. — [L. M.]
  14. Cf. R.-F. Le Men, loc. cit., p. 425. — [L. M.]
  15. Une baronne veuve d’un mercier, cela peut sembler étrange. La chanson populaire a de ces caprices. Je donne la gwerz telle qu’elle est.
  16. Cf. la gwerz donnée par M. Luzel dans le premier volume des Chants populaires de la Basse-Bretagne (Gwerziou Breiz-lzel), p. 68, et intitulée Trogadec tout court. Dans cette version, c’est Trogadec qui tient le discours prêté, dans la nôtre, à la baronne. Ce qui paraît d’ailleurs plus naturel. La fin est particulièrement intéressante comme trait de mœurs : « Allez chez moi, dit Trogadec au prêtre, et priez ma femme de me venir voir dans l’enfer. Quand elle y sera, elle ne s’en ira plus. Si elle avait voulu, à mon insu, donner l’aumône en ma maison, un de nous deux aurait été sauvé… — Et comment donner à votre insu ? répond la femme. Le pain était toujours sous clef, et vous faisiez une marque pour savoir combien il y avait de farine dans le pétrin. — Certes, mais je ne visitais pas le blé dans l’arche !… » Avare pendant sa vie, Trogadec reproche à sa femme, après sa mort, de n’avoir pas su être charitable à sa place. Cela est d’une psychologie paysanne très fine. Nos poètes populaires ont quelquefois de ces trouvailles. C’est peut-être ici le lieu de faire remarquer quelle importance morale revêt l’aumône aux yeux des Bretons. « Il faut donner aux pauvres ». C’est là un axiome en quelque sorte fondamental. Beaucoup de nos légendes n’en sont qu’une démonstration, une paraphrase. Témoin la merveilleuse aventure de la Pénitente de Lochrist en Izelvet, dont nous croyons utile de donner ici une version. On peut dire que les pauvres sont les rois fainéants de la Basse-Bretagne. Le mot « rois » n’est pas aussi métaphorique qu’on pourrait le croire. Certaines familles forment de véritables dynasties de mendiants. L’état de « chercheur de pain » (klasker bara) est chez nous comme empreint d’un caractère de majesté. À nos pardons, les pauvres jouent un rôle plus essentiel que les prêtres. Leur royauté est de droit divin. On les vénère comme les proches parents de Dieu. On se considère comme tenu de les héberger, de les nourrir. Ils vous disent : « Je dînerai chez vous, tel jour. » On se donne bien garde de les mal accueillir. Ils distribuent ainsi leurs journées entre leurs bienfaiteurs, j’allais dire entre leurs sujets. Ils vous abordent avec une patenôtre, vous quittent, en vous laissant une bénédiction, et c’est vous qui êtes leur obligé. Partout on fait d’eux grand état. Ceux d’entre eux qui ne sont pas des idiots, des « innocents » ont souvent une sorte de supériorité intellectuelle sur les gens du peuple qui vivent de leur travail. N’ayant pas à se préoccuper de la vie matérielle, ils ont le loisir de cultiver leur esprit, d’orner leur mémoire. J’en connais qui sont de magnifique discoureurs, d’autres qui philosophent. Tous sont des gazettes vivantes, des journaux ambulants. Il en est qu’on peut feuilleter comme un livre, comme une « somme de traditions populaires ». Ceux-là font parfois école : ils lèguent à des disciples un enseignement oral ; ce sera vraiment grand dommage le jour où aura disparu le dernier d’entre eux.


    LA PÉNITENTE DE LOCHRIST-EN-IZELVET


    I

    Par la grâce du Seigneur Dieu le Père, — avec l’inspiration du bon Ange, — et le secours de la Vierge, — je voudrais composer une gwerz nouvelle.

    Sur le sujet d’un lieu saint, — qui est en Basse-Bretagne. — S’il vous plaît de le venir visiter, — vous n’y perdrez pas votre temps.

    Dans l’ancien évêché de Léon, — il y a un lieu de dévotion, — en Guinevez, entendez-le, — à Lochrist-ann-Izelvet.


    Autrefois, dans le vieux temps, — à Lochrist, il y avait une fontaine, — qui était fréquentée — par des pèlerins de tous pays.

    Or, entendez-le, Bretons, — il y avait lieu de l’aller visiter, — car un miracle par jour était accompli — par l’eau de cette fontaine.

    Dans une auge de pierre qui est là, — sous les yeux du Seigneur Christ, toujours, — on plaçait les gens affligés (d’infirmités), — pour les y laver avec l’eau de la fontaine.

    De cette fontaine partait, — un joli canal qui déversait — l’eau dans un seau, qu’on allait quérir — en grande pompe et assistance.

    Un prêtre vêtu de blanc, — accompagné du sacristain, et l’étole au cou, — allait chaque jour aider — à laver dans l’auge les malades.

    Oui, chaque jour, à tour de rôle, — on couchait des malades dans cette auge ; — et par la grâce du Christ béni, — tous y recouvraient la santé.

    Ce ne sont pas des fables que ces choses. — C’est la vérité que je dis. — Quiconque était affligé (d’une infirmité) — à Lochrist recouvrait la santé.

    À la fin, le village se trouva comble. — Aux alentours on ménagea — des logements pour les infirmes. — De tous pays abondaient les pèlerins.

    Ce que voyant, des gens de la contrée — s’empressèrent de couvrir cette fontaine, — de peur que ne survînt la peste — dans le pays et aussi dans la banlieue.

    Le Seigneur Christ, permit, — par faveur, que la fontaine fût mise à l’abri, — sous terre, dans l’église, — là où on le prie chaque jour.

    (Mais), depuis qu’elle a été (ainsi) séquestrée, — par force gens elle a été délaissée. — C’est cependant un lieu sacré, — s’il en est en Basse-Bretagne.

    Dans une auge de pierre qui est là, — beaucoup de malades ont puisé du réconfort. — À prier le Christ béni, — on trouve soulagement toujours.

    Quand vous serez en affliction, (malade d’esprit ou de corps), — venez à Lochrist, d’un cœur droit ; — là il y a des remèdes excellents — pour les maladies de langueur et pour les infirmités.

    Pour avoir été délaissé — de beaucoup de ses pèlerins, — ce n’en est pas moins le plus antique — parmi les lieux saints de ce pays.

    Afin de vous faire entendre quelle profusion de miracles — s’y sont accomplis ou continuent de s’y accomplir, — (sachez que) pour les conter et les écrire — un mois entier ne serait rien.

    Ô vous, Seigneur Christ béni, — versez la lumière à mon esprit, — que je puisse divulguer aux Bretons — quelques-uns des prodiges que vous y avez faits.

    Je vais devant tous les proclamer, — avec la grâce de la Vierge Marie ; — Mon bon ange m’inspirera. — Qu’il vous plaise de les venir écouter !


    II

    À Lochrist, un temps fut, — un maître de maison faisait demeurance. — Sa femme, l’élue de son cœur, — se montrait au pauvre charitable.

    Pourtant, il advint qu’un jour, — (prêtez votre attention à ceci, — car c’est une chose horrible à ouïr), — il advint qu’un pauvre chercheur d’aumône

    Se présenta dans leur ménage, — en quête de quelque subsistance. — Au nom de Dieu, il demandait — de quoi prolonger sa vie.

    Si charitables que fussent les deux époux, — la femme, en cette occasion, se montra dure — envers ce pauvre cher qui demandait au nom de Dieu l’aumône.

    « Je suis fort pressée, dit-elle ; — J’ai à préparer le repas de mes gens. — Une autre fois, je vous viendrai en aide… — Pour l’instant, décampez ! »

    Le pauvre cher, malgré cet accueil, — toujours et toujours insistait : « Donnez-moi de quoi manger, disait-il, — car j’ai bien faim en ce moment.

    « Il y a si longtemps que je n’ai mangé morceau ! — Mon cœur de détresse se serre. — Au nom de Dieu, soulagez-moi, — ou je mourrai sur place, à coup sûr ! »

    La femme lui répliqua, — avec une colère des plus terribles : — « Hors de céans, ou je vous chasserai, en lâchant sur vous le grand chien ! »

    Elle se laisse entraîner par sa colère, — elle lâche le chien, aussitôt dit. — Mais la bête ne fait aucun mal au pauvre ; — elle ne fait que le flairer.

    Et le pauvre de soupirer ; — et le cœur de lui manquer, — en se voyant ainsi abandonné, — sans personne qui lui vienne en aide.

    Du seuil de la maison il partit, — devant la porte de la cour il mourut. — Deux chiens étaient à ses côtés, — chose mystérieuse à comprendre !

    Avec le chien qui avait été lâché, — un autre était survenu, — et il se tenait près du pauvre, lui faisant mille joies, — sans toucher à lui, en aucune sorte.

    Quand rentrèrent les gens de la maison, pour le repas, — vieux et jeunes, tous furent étonnés — de trouver là cet homme, mort, — sans un seul chrétien pour le garder.

    Devant la porte de la cour était resté — le corps du pauvre homme décédé ; — seuls les deux chiens veillaient à ses côtés. — C’était là une grande leçon !

    Lorsque la femme eut connaissance de la chose, — elle se prit à pleurer, à se lamenter. — « Hélas ! c’est moi qui suis cause, dit-elle, — de ce malheur, de cet ennui !

    « Le grand chien, c’est moi qui l’ai lâché !… — Et c’est lui qui l’aura étranglé !… — Et cela, parce qu’il demandait — un morceau de pain, au nom de Dieu ! »…

    Il vint du monde voir le mort, — s’informer de ce qui lui était arrivé. — Il ne portait pas trace de blessure. — Peu après, il fut enseveli.

    La femme, dans l’espoir d’expier — sa faute, sans regret, ni tristesse — donna pour l’enlinceuler — chemise, drap, à mettre avec lui dans la tombe.

    À la nouvelle d’un malheur si grand, — il se fit nombreux concours de gens — pour le voir déposer en terre ; — et tous avaient navrement et ennui.

    À Guinevez il fut envoyé — enterrer, avec tous les honneurs possibles. — Ce fut la femme qui paya les prêtres — pour célébrer le service et dire les prières d’usage.

    Quand elle fut de retour chez elle, — elle trouva sur la table — et son argent et son linge. — À confesse elle se rendit aussitôt.

    Mais elle ne trouva aucun prêtre pour l’absoudre. — Il fallait qu’elle partît pour Rome, — qu’elle s’adressât au pape et lui confessât — ses péchés, sans en rien taire.

    Cette pénitence, elle l’accepta. — Aux siens elle demanda, — le soir même, la permission de se mettre en route : — « Mon mari, je ne puis différer !… »

    Son mari lui parla de la sorte : — « Où vous allez, je vous suivrai. — Si l’un de nous part, nous partirons tous deux. — Je n’ai cure des biens (que je laisserai derrière moi) ! »

    Elle avait un fils encore à la mamelle ; — c’est lui qu’elle embrassa le premier, — puis vint le tour de sa fille aînée. — « Adieu ! dit-elle, mes enfants ! »

    Les voilà tous deux de partir, — emportant avec eux un double pain. — Ils étaient déjà loin de chez eux, — quand ils se croisèrent en route avec des passants.

    La femme, alors, de dire — devant ces gens-là à son mari : — « L’argent que vous m’aviez donné — sur la table, à la maison, est resté.

    « Mon pauvre époux, allez le prendre ; — en cet endroit, je vous attendrai. » — L’homme obéit sur l’heure ; — il retourna chez lui chercher l’argent.

    Dès qu’ils se furent séparés, — la femme se remit en marche. — Et, lorsque le mari revint à l’endroit convenu, — son épouse n’y était plus.

    Le voilà de gémir, — de pleurer et de se lamenter, — tant son angoisse était grande… — À la maison, alors, il retourna.

    À partir de ce jour, ils furent vingt-cinq ans — sans se rencontrer en nul chemin, — et sans jamais entendre prononcer le nom — l’un de l’autre.

    Le mari, n’entendant plus parler — de sa femme, et n’ayant d’elle aucune nouvelle, — avec le temps, se fiança de nouveau — et prit une seconde épouse.

    Hélas ! s’il avait pu savoir — que sa première femme vivait, — il n’aurait pas fait cette chose. — Il n’en fut plus tard que trop navré.

    III

    La femme, à Rome quand elle arriva, — aux pieds du pape se prosterna, — pour implorer de lui une pénitence — et l’absolution de son péché.

    Le pape enjoignit de la conduire — en grande hâte, pour expier sa faute, — dans la chambre de pénitence, — où l’on enferme les pires pécheurs,

    Et de lui donner, quand elle y serait, — du pain et de l’eau pour trois jours, — ainsi que du lin qu’elle aurait à filer, — pendant ces trois jours, sans démordre.

    Grande est la miséricorde d’un Dieu ! — Tout le temps qu’elle resta dans cette chambre, — on fit comme si elle n’existait plus — Quand on se souvint d’elle, on ne douta point qu’elle ne fût morte.

    Or, lorsqu’on alla ouvrir sur elle la porte, — on la trouva qui filait, le corps sain et l’âme sereine. — On la tira donc de ce lieu, — et le pape, alors, lui donna l’absolution.

    Au sortir de Rome, elle rencontra un vieillard — qui, humblement, lui demanda : — « D’où venez-vous ? Où comptez-vous aller ? — Mon amie, dites-le moi.

    « Jamais je ne vous vis en ces parages ; — vous n’êtes pas de ce pays. » — « Je ne vous le cacherai point, brave homme : — Je suis de Basse-Bretagne, tenez-le pour certain, — et de Lochrist-ann-Izevelt. — Là est mon mari.

    (Là est) mon mari, (là sont) mes enfants, — pour qui j’ai été une cause de peine, — parce que je les ai abandonnés. — Je crois pourtant qu’ils auraient désir de me revoir. »

    — « Si vous avez désir, dit cet homme, — de les aller revoir, vous aussi, — avant qu’il soit longtemps, grâce à Dieu, — vous parviendrez en leur contrée.

    « Votre mari et vos enfants, — bientôt vous les reverrez, — et vous les pourrez consoler — en leur navrement et ennui.

    « Quand vous arriverez en Izelvet, — chez le Seigneur Christ béni, — faites-lui tous mes compliments, — et dites à Christ que je l’aime.

    « Je suis le charpentier qui a sculpté — le premier ses calvaires. — Vous voyez cette baguette blanche que je tiens : — Je vais vous la donner maintenant. — Votre mari et vos enfants, — avant peu vous les reverrez. »


    VI

    Dès lors, elle marcha d’une telle allure — qu’elle arriva dans son pays promptement. — À la maison des siens elle se rendit ; — la baguette blanche la conduisit.

    Chez son mari quand elle fut, — à être logée elle demanda — avec déférence et humilité. — Nul chrétien ne la reconnaissait.

    La maîtresse de maison était altière — et lui répondit sèchement : — « Ici, vous ne serez pas logée ; — allez où bon vous semblera ! »

    Son mari n’était pas à la maison. — Ses enfants, entendant — leur pauvre mère demander logement — à leur marâtre, si humblement, eurent pitié d’elle, et elle fut logée, — grâce à ses enfants, croyez-le bien ; — oui, en dépit de la marâtre, — elle fut dignement hébergée par eux.

    La pauvre femme, parvenue au seuil — de sa maison (de la maison) où demeurait son mari, — s’assit sur le rebord d’une auge de pierre, — et demanda la permission d’y coucher.

    Sa fille, qui allait et venait, — à son frère prêtre disait : — « Cette femme a quelque chose d’étrange ; — à la voir, j’ai le cœur serré.

    « La mère qui nous a enfantés, — vous et moi, mon frère prêtre, — lui ressemblait fort, je trouve. — Je me sens une tendresse chaude pour elle. »

    La femme était là, sur le pas de la porte. — Son fils l’aborda, plein de déférence. — Avec respect et humilité, — il la prit par la main.

    Au foyer elle fut amenée — par sa fille et par son fils prêtre. — Là, son fils la fit asseoir — à la place qui lui était réservée, à lui-même.

    Sa fille alors lui lava — les pieds, avec une humilité grande. — Et, ayant vu qu’elle avait à la jambe une marque, — elle dit à son frère prêtre :

    — « Plus que jamais mon cœur m’affirme — que c’est ici la femme qui nous a enfantés. — Elle porte à la jambe la même cicatrice — qu’avait notre véritable mère. »

    Le prêtre ne fit mine de rien — jusqu’à ce que le souper eût été servi. — Mais alors il donna sa part — à la femme qui l’avait mis au monde.

    La marâtre de se fâcher — et de prendre à partie le prêtre : — « Ce n’est pas envers moi que vous auriez tant de prévenance, — ni non plus envers votre père ! »

    Sans se fâcher, le prêtre — continua de faire ce qu’il jugeait de son devoir. — Il recommanda à sa sœur — d’avoir bien soin de l’étrangère.

    — « Apportez des vêtements, dit-il, — ma sœur, et donnez-les à cette femme — afin qu’elle se change et qu’elle aille se coucher ; — c’est dans mon lit qu’on la mettra.

    « Car, cette nuit, point ne me coucherai ; — Je la veux passer en oraison, — pour demander à Dieu la faveur — de bien conduire ma vie. »

    La sœur eut grande joie (de ses paroles) ; — à son armoire aussitôt elle alla : — elle en tira pour sa mère un vêtement — et une chemise tout flambant neuve.

    Quand la femme fut habillée — et de bardes propres revêtue, — la sœur dit à son frère : — « Celle-ci est notre mère, j’en suis sûre. »

    Le prêtre à sa sœur répondit : — « J’en suis convaincu, comme vous, — mais ne précipitons rien ; — avec le temps, tout s’éclaircira. »

    Dans le lit de son fils, la femme reposa. — Ceci est un grand exemple de tendresse — entre une mère et ses enfants, — au cours de la vie.

    Cependant, le mari rentra. — Sa seconde femme lui dit : — « Vous avez, de par le monde, un fils prêtre — qui fera belle fin, j’imagine !

    « Une femme a été ici logée — par votre fille et votre fils prêtre, — et c’est dans son lit qu’il l’a mise !… — Si vous ne m’en croyez, allez-y voir. »

    Le pauvre mari, à cette nouvelle, — furieux, à la chambre monta. Quand il eut constaté que la chose était vraie, — lui d’interpeller son fils prêtre, alors :

    — « Dites-moi, mon fils prêtre, — à quoi donc pensez-vous ? — Il ne me semble pas que vous ayez agi — d’une façon convenable, pour un homme de votre sorte ! »

    Par la vertu de son oraison, — le fils amollit le cœur de son père. — « Taisez-vous, mon père, dit-il, — c’est pour Dieu que je l’ai fait.

    « Laissez dire à ma marâtre — ce qui lui fera plaisir. — Celui qui loge sera logé. — Il n’est qu’un devoir, c’est de faire le bien. »

    Voilà notre homme radouci — par les paroles de son fils prêtre. — Il redescendit au plus vite — sans ajouter un seul mot qui fût déplacé.

    V

    Quand fut venue la prime aube, — la pauvre femme se leva en hâte, — et se dévêtit de ses hardes — pour les rendre à sa fille, avec gratitude.

    Le prêtre à sa sœur dit : — « Ce ne sont pas les hardes qui vous manquent, je le sais ; — vous pouvez abandonner celles que voici — à cette pauvre femme, pour l’amour de Dieu. »

    La fille qui avait bon cœur, — tout autant que le fils prêtre, — dit à sa mère, alors : — « Vous pouvez garder les hardes que voilà. »

    Elle, donc, de les remercier — et de demander à son fils — s’il aurait la bonté — de faire en sorte qu’elle pût ce jour-là se confesser.

    — « Oui, dit-il, je ferai cela pour vous. — Si j’en avais eu le droit, je vous eusse confessée moi-même. — Quand viendront les prêtres à l’église, — je vous ferai certainement confesser par l’un d’eux.

    « Vous pourrez vous confesser et communier. — Vous déjeûnerez ici ensuite, — et, en attendant la grand’messe, — à ma première messe vous assisterez. »

    — « Oui, dit-elle, j’y assisterai : — votre première messe, je l’entendrai. — Et je ne communierai pas avant — que vous ayez célébré votre messe. »

    — « Vous auriez trop longtemps à rester à jeun, dit-il ; — peut-être, après, seriez-vous malade. — Communiez et déjeunez, — car mon office, croyez-moi, sera long. »

    — « Je ne ferai ni l’un ni l’autre. — C’est de votre main que je veux recevoir la communion, — s’il vous plaît, après que vous aurez — célébré votre première grand’messe. »

    Là-dessus, nos gens se rendent à l’église. — Le prêtre fit confesser sa mère — qui dit alors qui elle était — au prêtre qui la confessait.

    Le confesseur qui était discret — garda à la femme le secret, — jusqu’à ce que son fils eût dit la messe — et qu’elle eût communié de sa main.

    Quand elle se fut confessée, — qu’elle eut communié de la main de son fils, — elle se mit en prière — et dit au Seigneur Christ :

    — « J’ai des compliments à vous faire, dit-elle, — de la part d’un homme qui n’est pas le premier venu. — Vous, Seigneur Christ béni, — s’il vous plaît, daignez m’écouter.

    « C’est de la part d’un vieillard de lointain pays. — Il m’a recommandé, Seigneur, — de vous dire en propres termes — que c’est lui, le charpentier qui fit votre croix. »

    Par trois fois, elle répéta sa phrase ; — à la troisième fois, le Christ inclina — sa tête sur sa poitrine. C’est chose avérée. — Et depuis il est resté dans cette posture.

    C’est pour remercier cette femme — que le Seigneur Christ fit ce geste, — et pour montrer à tous, par un effet de sa grâce, — que cette femme était grandement sainte.

    Son fils, après être descendu — de l’autel béni, — entra dans la sacristie, pour ôter ses ornements.

    Pendant qu’il les dépouillait, — le confesseur lui dit : — « La femme à qui vous avez donné la communion — est la mère qui vous a mis au monde.

    « À moi, elle me l’a déclaré, — mais à vous elle ne le voulait dire,

    — de crainte que vous n’en fussiez chagrinés, — vous et celle qui est votre propre sœur. »

    Avec une grande angoisse de joie, — il courut à sa mère — qui faisait sa prière — au Seigneur Christ de tout cœur.

    Comme signe de reconnaissance, du double pain — qu’elle avait emporté cette femme — avait gardé un morceau, — sans la moindre moisissure, aussi frais qu’au départ.

    Dans sa main, elle tenait un billet ; personne ne le lui pouvait arracher. — Mais, quand vint son fils prêtre, — il le lui prit sans difficulté.

    Sur ce billet était écrite — sa vie entière, tout au long. — Son fils se mit à le lire, — et chacun de s’extasier.

    — « Hélas ! ma pauvre mère, dit-il, — je ne savais rien de tout cela. — Je ne pouvais me douter — que vous fussiez la mère dont je suis né.

    D’amour grande et de navrement — ils moururent tous deux sur place. — Leurs proches n’assistaient pas à l’événement ; — on leur fit porter la nouvelle.

    Ils étaient en train d’apprêter le repas — et de disposer tout ce qui est nécessaire — pour donner aux gens à dîner, — lorsque leur parvint cette nouvelle.

    La fille, dès les premiers mots, — et aussi le mari laissèrent là — toutes choses, à l’abandon, tant ils avaient de navrement au cœur.

    Ils se mirent en route pour l’église, — mais ils moururent tous deux, ensemble, — au milieu du chemin, — et ce fut pour tout le monde une stupeur.

    De les voir le même jour. — mourir tous quatre, — le père, la mère, les enfants. — Voilà une aventure bien triste, en vérité !

    Peu après on les ensevelit — pour les mettre en terre ; à Guinevez ils furent transportés, — avec grand honneur et grand respect.

    Trois d’entre eux demeurèrent là — pour y être enterrés avec grand respect ; — le mari et son fils prêtre — et la fille y furent enterrés.

    Mais la charrette où se trouvait la mère aimée — ne fut pas plutôt arrivée au cimetière — que les bœufs firent un brusque détour, — Personne ne les put arrêter.

    En sorte que les gens d’église recommandèrent — de les laisser aller à leur guise, — là où il plairait à Dieu — que fût enterrée cette femme.

    Quand ils furent près du porche du cimetière — de Lochrist-ann-Izelvet, — les bêtes s’arrêtèrent net ; le chariot resta sur place.

    On descendit alors le cercueil — du chariot, sans difficulté, — et les gens qui étaient présents — à l’église le portèrent.

    Dans l’église quand il entra, — le Seigneur Christ désigna lui-même — le lieu où il fallait l’enterrer, — en le montrant du doigt à l’assistance.

    Là fut enseveli le corps de la femme — avec grand honneur et grand respect, — dans la maison du Seigneur Christ béni. — Au pied de sa croix on l’enterra.

    Bien des années plus tard, — on ouvrit cette tombe. On y trouva le cercueil — aussi intact qu’au premier jour.

    Le cercueil alors fut tiré — de la tombe, sans dommage aucun, — et, depuis, il est resté — dans la maison du Seigneur Christ béni.

    On ne saurait écouter l’histoire — que vous venez d’entendre psalmodier, — à moins d’avoir l’insensibilité du tigre, — sans en être ému jusqu’aux entrailles.

    Quand viendront les pauvres gens à votre porte, — répondez-leur avec déférence, — pour l’amour de Dieu ! — Ils sont les membres de Jésus !

    Donnez de bon cœur l’aumône ; — soyez assidus à la messe, — aux bonnes œuvres, aux prières, — et Jésus vous récompensera.

    Pour conclure et terminer, — du fond du cœur je vous prie — de venir tous, avec dévotion, — à la maison du Seigneur Christ, au pardon.

    Là, tenez-le pour certain, il y a des reliques, — qui sont entre les plus belles du pays, — et qui ont une efficacité toute spéciale. — Deux fois par an on les porte (en procession).

    À Pont-Christ on les porte d’abord, — dans la maison de Madame Marie. — À la fête de mai, entendez-le bien, — puis à la fête du Christ, on les sort.

    Ainsi donc, ne manquez pas — de venir à Lochrist-ann-Izelvet — gagner des indulgences, — le quatorze du mois de la paille blanche (septembre).

    Ce jour-là se célèbre la solennité — du grand pardon, en ce lieu. — C’est pour nous une occasion de prier Jésus — qu’il soit à notre égard miséricordieux.


    C’est là la traduction, aussi littérale que possible, d’une vieille gwerz bretonne, jadis très répandue dans le pays de Morlaix. Au pardon de Lochrist-ann-Izelvet, il s’en débitait des milliers d’exemplaires imprimés en feuilles volantes. Au temps où fut composée notre gwerz, ce pardon ne jouissait déjà plus de son antique faveur dans la dévotion populaire, si l’on en juge par la mélancolie du début, et surtout par la naïve réclame de la fin. Toutefois il a conservé quelques fidèles ; aussi la complainte trouve-t-elle encore à se vendre. La preuve en est qu’elle se réimprime. L’exemplaire que j’ai entre les mains a eu pour éditeur Lanoë, le successeur actuel de Lédan, à Morlaix. Il est donc tout récent, malgré l’air ancien que prennent si vite toutes choses en Bretagne, et en particulier les publications sur papier d’étoupe à l’usage du peuple. Il a pour titre exact : Autrou Lochrist-ann-Izelvet (Seigneur de Lochrist-ann-Izelvet) ; au-dessus de cet intitulé, une gravure grossière représentant un Christ en croix, dans un paysage de roches, sur un fond de ciel sombre, avec cette légende au bas : Bezit sonch eus ar Vetronet (Ayez souvenir des Bretons).

    Suivant la croyance populaire, bien que la gwerz ne le dise pas explicitement, le mendiant que la femme négligea de secourir et le charpentier qu’elle rencontra sur le chemin, à son départ de Rome, n’étaient qu’un seul et même personnage. La moralité de l’histoire, c’est qu’il faut être charitable envers les pauvres. Aussi est-ce sous ce titre que M. Luzel en a donné une variante contée, dans ses Légendes chrétiennes (t. II, p. 201). Il est possible que la conteuse, Marguerite Philippe, ait entendu chanter la gwerz, en ait oublié la forme rimée, et ne se soit plus souvenue que du fond du récit. Toujours est-il que beaucoup de faits légendaires survivent ainsi dans la mémoire du peuple sous une double forme : ici, récit en prose ; plus loin, ballade, selon les localités. Tel est le cas, entre autres, pour la légende de « La fille qui pleurait trop sa mère » (cf. plus haut Il ne faut pas trop pleurer l’Anaon). Elle se retrouve, presque identique, dans les Gwerziou Breiz-Izel, tome I, p. 60. On peut se demander laquelle des deux formes est la plus ancienne, du récit en prose ou de la complainte. Est-ce la complainte dont le rythme a disparu ? Est-ce le récit en prose que les poètes populaires ont exploité comme une matière à versification ? Il serait bien difficile de se prononcer. L’une et l’autre thèses se peuvent soutenir avec une égale vraisemblance. Pour ce qui est de la gwerz qui nous occupe, il est certain que l’épisode de la pénitente, qui la remplit presque toute, n’a qu’un rapport très indirect avec le sanctuaire de Lochrist et les miracles dont on le glorifie. Il s’adapte tant bien que mal au cadre où on l’a fait entrer.

    La chapelle de Lochrist (commune de Plounévez, arrondissement de Morlaix) est un ancien prieuré de l’abbaye de Saint-Mathieu. Les vieux titres la désignent sous le nom de priatorus de loco Christi, ou encore humilioris arboris, ce qui traduit exactement an izelvet, corruption de an izel-guez (les bas arbres). Le site est gracieux et vert ; la mer, toute proche, s’étale en une grande nappe miroitante dans l’anse de Goulven, à l’ouest, et borde, à l’est, l’étrange et pittoresque rivage du pays de Plouescat. Le sanctuaire actuel est un édifice sans caractère, reconstruit vers la fin du XVIIIe siècle. Quelques parties plus anciennes ont cependant été conservées, en particulier une tour et un porche qui doivent remonter à une date lointaine. Si l’on en croit la tradition, la chapelle primitive aurait été élevée sur le lieu où Fragan, père de Guénolé, défit les barbares qui ravageaient à cette époque le littoral du Léon. Elle est placée en tout cas, au point où finissait l’archidiaconé de Léon et où commençait celui de Kéménet-Illy. Le ruisseau qui leur servait de ligne de démarcation coule au pied de Lochrist. La chapelle est entourée d’un cimetière où l’on n’enterre plus. On en a extrait naguère des sarcophages en pierre, datant des premiers siècles de l’Église. Quant à la tombe de la pénitente dont il est question dans notre gwerz, j’ignore si elle existe réellement ; les gens du pays le tiennent pour certain, et vous montrent une dalle funéraire, encastrée dans le pavé de la chapelle aux pieds du crucifix.

    Non loin du Lochrist, se trouve le sanctuaire en ruines de Pont-Christ dont il est également fait mention dans la complainte ci-dessus. On y voit encore un beau calvaire en granit qui porte la date de 1676. — [A. le B.]

  17. Cf. Souvestre : Le Foyer breton, p. 77 : La Groa’ch de l’île du Lok. — [L. M.]
  18. Il n’est pas rare, aujourd’hui encore, de trouver en Basse-Bretagne des paysannes qui lisent couramment la Vie des Saints, en breton, et qui, mises en présence d’un livre écrit en français, ne savent plus assembler leurs lettres.
  19. L’île du Château commande à l’ouest l’entrée du Port-Blanc. On y voit encore les ruines d’anciennes fortifications. Elle est dominée par des masses de rochers qui peuvent compter parmi les plus imposantes de la côte trégorroise. La partie basse forme une sorte de pré marin qui, en plus d’une circonstance, a servi de cimetière à des cadavres, à des épaves humaines jetées là par les flots. Les sépultures y sont marquées à l’aide de quelques pierres grossièrement plantées dans le sol de manière à figurer une croix. On comprend sans peine que ce soit un séjour de revenants. C’est de plus une île à trésors. Les habitants de la région sont convaincus que des barriques d’or y sont enfouies. De là tout un cycle de légendes.
  20. Dicton bas-breton. Il y a dans l’église de Pleumeur-Gautier un Christ en croix qui a, en effet, la plus piteuse expression qui se puisse voir.
  21. Cette montagne, c’est le mont Saint-Michel, en Braspartz (Finistère).
  22. Les gens du pays l’appellent Ioudic (la petite bouillie).