La Légende des Siècles, de M. Victor Hugo

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LA
LEGENDE DES SIECLES
DE M. VICTOR HUGO[1]



Je crois qu’à toute époque et en tout pays les écrivains ont pu se diviser en deux catégories : ceux qui excitaient irrésistiblement la curiosité publique et ceux qui se contentaient de se recommander à l’attention de leurs contemporains. Il y a les écrivains qu’on lit à ses heures, les œuvres nouvelles dont on dit : Je les lirai, mon travail fini, lorsque mes affaires me laisseront un peu de répit. Il y a les écrivains qu’on veut lire dès qu’ils s’annoncent, les livres dont on veut dévorer les pages encore humides, pour lesquels on oublie ses affaires, son travail commencé et jusqu’à ses chagrins. Comptez combien ils sont rares ceux qui ont conquis ce glorieux et enviable privilège! Il y a sans doute dans la possession de ce privilège, M. Victor Hugo doit le savoir mieux que personne, une compensation plus que suffisante pour tous les orages dont on peut être assailli, pour toutes les haines qu’on peut exciter, pour tous les dangers qu’on doit affronter. C’est sans doute une grande volupté pour un écrivain que de pouvoir se dire : Demain ceux qui m’ont aimé m’aimeront encore, ceux qui m’ont haï sentiront se réveiller leur haine, et les indifférens eux-mêmes, ceux qui ne m’aiment ni ne me haïssent, s’arrêteront avec curiosité pour dire : Voyons donc où il en est! Demain, sur toutes ces lèvres que je n’aperçois pas, il y aura bien des sourires d’approbation et bien des grimaces de colère, bien des encouragemens silencieux et bien des insultes ténébreuses. Grince des dents, envie ; siffle, malice ; rugis, méchanceté, et toi, sympathie charmante, fais briller dans les yeux amis les rayons de ton adorable lumière ! — M. Victor Hugo est un de ces heureux privilégiés, et peut-être le-premier de tous à notre époque. Respecté par les uns comme un maître, aimé par tous ceux qui sont sensibles aux grandes émotions et reconnaissans aux poètes qui les leur ont fait ressentir, redouté par ses rivaux, il n’est indifférent à personne. Il excite également la curiosité de ses amis et de ses ennemis. Son nom éveille des sentimens très contraires, mais où la tiédeur n’entre pour rien. Il s’est plaint mainte fois avec amertume et colère des railleries et des injures de ses adversaires ; en vérité il avait tort. S’il est vrai par hasard, comme le disent les modernes hégéliens, et comme M. Hugo semble le penser lui-même[2], que le mal n’est qu’une forme inférieure du bien, il est encore bien plus vrai que la raillerie et l’injure sont des formes inférieures de l’admiration. Il n’est pas donné à tout le monde de soulever l’injure et la colère : c’est Ulysse qu’injuriait Thersite, lorsqu’il fut frappé par le héros de son sceptre d’or ; c’est derrière le char des triomphateurs romains que marchait la foule des railleurs, jaloux de se venger de leur obscurité ; quant à la calomnie, on ne l’emploie que contre ceux sur lesquels la médisance ne pourrait pas mordre. Les attaques et les haines sont des preuves de notre supériorité données par nos ennemis eux-mêmes, et dans la conscience de notre supériorité, quand on l’a aussi fortement que M. Hugo, il y a de quoi consoler des ennuis de l’exil volontaire, de la solitude et de l’espérance trompée. Salut donc au grand magicien qui vient nous donner encore une fois la preuve de sa puissance d’incantation et des ressources inépuisables de sa science merveilleuse !

Indépendamment des passions politiques et littéraires qui sont attachées désormais au nom de l’auteur, les deux volumes de poèmes qu’il vient de publier ont en eux de quoi éveiller puissamment la curiosité de tous les lecteurs sympathiques, hostiles ou indifférens. Les ennemis y chercheront sans les rencontrer les marques de l’âge qui s’avance, les ravages exercés sur l’imagination par la solitude et le chagrin. Vaine espérance ! ce rare talent, qui dans les jours de la prospérité avait été assez vigoureux pour ne pas succomber sous ces ivresses du succès qui lui étaient si chères, a su résister aux plus furieuses tempêtes de l’adversité. Le malheur a été pour lui à la fois comme une consécration suprême et comme un baptême nouveau; il a couronné son passé glorieux et il lui a ouvert les champs de l’avenir. Le poète marche vers cet avenir avec une résolution, une persévérance et une hardiesse dignes des sentimens qu’il avait si fièrement exprimés dans la pièce mâle et hautaine intitulée Ibo. Loin de trahir aucun affaissement, son imagination semble étaler au contraire avec complaisance un surcroît inattendu de force et de richesse. La solitude, au lieu de le rendre plus timide, a doublé son audace et sa témérité naturelles. Au milieu du tumultueux Paris, la ville aux mille persiflages, M. Hugo, qui n’est pourtant pas craintif et nerveux par nature, semblait quelquefois hésiter: il demandait grâce pour ses hardiesses et consentait à les expliquer; mais dans la solitude de Jersey et de Guernesey, il s’est senti délivré de ce demi-asservissement auquel est condamné tout écrivain. Les échos n’ont plus apporté à ses oreilles les commentaires malveillans ou flatteurs qui se faisaient autour de ses œuvres, et il a dit adieu à ces plaidoiries ingénieuses par lesquelles autrefois il défendait sa cause devant le public, car je ne puis donner le nom de plaidoirie aux quelques pages rapides et un peu froides qui servent de préface à la Légende des Siècles. En même temps qu’il ne met plus aucun frein à son imagination et qu’il lui permet toutes les tentatives audacieuses, il ne fait plus aucune avance à l’opinion de ce public dont il est séparé par l’éloignement. Il a raison : quand on est écouté avec complaisance, il faut consentir à se laisser discuter de bonne grâce. Quiconque ose beaucoup doit beaucoup permettre aux autres, et tout homme portant un nom devrait suivre l’exemple de ces héros antiques qui, avant de partir pour le combat, après avoir imploré les dieux propices, sacrifiaient aux dieux infernaux. Dans les combats de la pensée, les dieux infernaux, ce sont l’envie, l’intrigue et la calomnie, et il est bon de leur faire une part. Il faut bien que tout le monde vive.

La vraie préface de la Légende des Siècles, c’est le quatrain que le poète adresse à la France :

Livre, qu’un vent t’emporte
En France où je suis né!
L’arbre déraciné
Donne sa feuille morte.


Le quatrain est touchant, mais en vérité il n’est pas exact. Non, l’arbre n’est pas déraciné, il est plus vigoureux qu’il n’a jamais été; non, la feuille qu’il nous envoie n’est point morte, elle est très verte au contraire, et donne la meilleure opinion de la sève qui l’a nourrie. Nous avons dit que les lecteurs ennemis de M. Hugo étaient condamnés à ne pas trouver dans son livre ce qu’ils y chercheraient avec empressement. Quant aux lecteurs amis, et nous sommes du nombre, ils seront heureux d’y trouver tout ce qu’ils n’y cherchaient pas, tout ce qu’ils ne s’attendaient pas à y rencontrer : et d’abord l’abondance, et, si nous pouvons parler ainsi, la prodigalité des richesses. Nous n’oserions pas dire que les poèmes nouveaux contiennent de plus belles choses que les recueils précédens de l’auteur, mais nous dirons hardiment qu’ils en contiennent d’aussi belles et en plus grande abondance. Prenez par exemple les Rayons et les Ombres, retranchez-en les deux pièces intitulées Oceano Nox et la Tristesse d’Olympio, et le volume se trouvera fort appauvri. Retranchez des Voix intérieures les deux pièces : la Cloche et A Olympio, et le recueil n’ajoutera rien, ou à peu près, à la gloire du poète. Au contraire, dans la Légende des Siècles, les pièces qu’on voudrait Ne pas rencontrer sont en très petit nombre, et les bizarreries choquantes, les audaces maladroites, les aspirations pénibles, sont mises dans l’ombre et comme effacées par la splendeur des poèmes qui les suivent et qui les précèdent. Des pages comme celles d’Aymerillot, du Mariage de Roland, du Petit roi de Galice, font aisément pardonner quelques conceptions nuageuses ou lourdes, quelques tentatives élevées et nobles sans doute, mais restées stériles. En second lieu, la variété de tons qui règne dans ces deux volumes est extrême, et va de l’essor de la poésie lyrique à l’accent majestueusement familier de la poésie épique. Quelques-uns de ces poèmes méritent réellement le nom de petites épopées que leur a donné M. Hugo. Dans ces poèmes, l’auteur n’apparaît jamais, et raconte comme un historien ou même un simple chroniqueur, avec un désintéressement et un oubli de lui-même qui semblent n’avoir rien coûté à sa personnalité puissante, si prompte à se montrer derrière les héros qu’elle met en scène. D’autres fois, comme dans le Régiment du baron Madrace, le sujet choisi par lui n’est qu’un prétexte pour donner cours aux sentimens dont son âme est pleine, à ses colères et à ses anathèmes. Puis le poète sort de la poésie lyrique et de l’épopée, côtoie le drame et lui emprunte son langage, ou bien invente un genre poétique nouveau, un genre inconnu des anciennes poétiques, difficile à classer, et que, faute d’un autre nom, j’appellerai la nouvelle rimée, le roman en vers : Eviradnus et Ratbert. Enfin, dans son nouveau recueil, M. Hugo a révélé un style nouveau. Vous connaissez son style dans la poésie lyrique, riche, coloré, pittoresque, abondant en images, et vous connaissez aussi son style dramatique, entrecoupé comme un sanglot, heurté, éloquent, plein d’interjections passionnées, espèces d’onomatopées ambitieuses d’imiter les cris physiques de la chair et les sentimens orageux de l’âme? Eh bien! il a mélangé ces deux styles, et de ce mélange est sorti le style de la Légende des Siècles, plus sobre et moins tourmenté que celui de ses drames, plus familier que celui de sa poésie lyrique. Dans les parties faibles des deux nouveaux volumes, ce mélange est parfois choquant, mais dans les parties excellentes il procure au lecteur un plaisir double en quelque sorte, celui que donne la poésie lyrique et celui que donne la poésie dramatique.

Voilà ce que disent les lecteurs amis. Voyons un peu ce que disent les lecteurs indifférens : il est bon de prendre tous les avis. Les indifférens sont généralement un peu enclins à la malveillance, parce qu’ils se piquent d’impartialité; c’est donc sous toute réserve, et en leur en laissant l’entière responsabilité, que nous reproduisons leurs critiques. Ils accordent volontiers que le grand artiste n’a rien perdu de sa force, et même que cette force s’est accrue avec l’âge; mais, disent-ils, le poète a payé cet accroissement de force par la perte de tout ce qu’il eut jadis de grâce et du peu qu’il eut jamais de finesse. Il est arrivé à ce rare talent ce qui arrive aux arbres athlétiques; l’écorce est devenue trop épaisse, les subtils canaux intérieurs qui laissaient circuler librement la sève se sont desséchés, les rameaux se sont tordus; à la naissance des branches, des nœuds énormes se sont formés, et des rugosités excentriques s’étalent sur le tronc. La force, toujours la force ! L’esprit se fatigue, au bout de peu d’instans, à soulever ces alexandrins robustes chargés d’épithètes pesantes. Chacun de ces vers est semblable à un bloc de pierre, à un quartier de roc énorme. Le poète tente de plus grandes choses que celles qu’il a jamais tentées, et il réussit; mais l’agilité n’est plus la même qu’autrefois, et on entend sur le sol le retentissement sourd du pas vigoureux de l’athlète. M. Hugo est un maître consommé dans l’art des sonorités rhythmiques; eh bien! cette fois, la musique fait presque défaut, car cet excès de force, qui ne pouvait s’exprimer pleinement que par l’alexandrin, a poussé le poète, non moins que le choix de ses sujets, à employer de préférence à toute autre cette forme du vers français, si grandiose, mais si monotone et si aisément fatigante. Le style est bien toujours ce style pittoresque et coloré que nous connaissons; seulement les images ne brillent et ne chatoient plus comme autrefois, elles ont acquis un éclat mat qui absorbe et ne renvoie pas la lumière. La manière du poète, comme on dit en langage de peintre, tourne au noir à certains endroits. Les ombres et la lumière ne sont plus distribuées aussi habilement qu’autrefois; la lumière ne se contente plus de rayonner, elle devient aveuglante, les ombres s’épaississent et tournent facilement aux ténèbres. Voilà ce que disent quelques-uns des indifférens qu’il m’a été donné d’entendre. Je ne prête pas l’oreille à leurs discours, et de toutes leurs paroles je n’ai retenu qu’un seul mot, qui m’a porté à réfléchir : c’est le mot effort. Il y a de l’effort, cela est vrai, dans les derniers poèmes de M. Victor Hugo. Jamais mieux qu’après avoir lu la Légende des Siècles je ne me suis rendu compte des élémens qui composent la nature de ce singulier talent. C’est un talent composé d’imagination et de volonté, deux facultés très différentes, et qui d’ordinaire ne se corrigent pas l’une par l’autre. Il en est pourtant ainsi chez M. Hugo; c’est à la volonté qu’il a recours pour combler les lacunes de l’imagination. Expliquer ce phénomène est vraiment fort difficile; deux mots seulement. Chez M. Hugo, les pensées prennent la forme d’images, et restent obscures et vagues tant qu’elles n’ont pas pris cette forme. Or chacun a pu remarquer que, contrairement aux idées, les images ne s’engendrent pas les unes les autres; elles se succèdent, et se succèdent dans un ordre fantasque, capricieux, illogique. Une image surgit du point obscur sur lequel le poète a fixé son regard, et se dresse rayonnante; puis une seconde apparaît, qui n’a qu’un rapport lointain avec la première, puis une troisième, qui cette fois n’a aucun rapport avec les deux autres. Cependant ces trois images si différentes sont toutes trois nées également de la même pensée, ou, pour nous exprimer plus brutalement, de la même obsession cérébrale. Comment s’y prendre pour rapprocher et combler les espaces qui les séparent? M. Hugo fait appel à la volonté : avec une résolution énergique, qui quelquefois se change en entêtement vraiment héroïque, il les tourmente, il les torture, il les lie entre elles par des câbles, des chaînes de fer, qui, dans le langage du métier, s’appellent chevilles et parenthèses, et les entraîne dans des filets épais, qui, toujours dans le même langage, portent le nom de tirades. De là ces efforts pénibles, ces pensées qui se raidissent et se cabrent, ces métaphores violentes et inattendues qui ne sont là que pour combler un vide et permettre à l’auteur d’atteindre l’image lointaine, ces chevilles extraordinaires qui ne craignent pas de dégénérer en tirades. Tous ces moyens artificiels sont dus aux efforts désespérés d’une des volontés les plus indomptables qui se soient jamais rencontrées dans le monde poétique. Schlegel disait admirablement des drames de Ben Jonson que c’étaient de magnifiques édifices qui conservaient encore sur leur façade les échafaudages qui avaient servi à les construire. Nous dirions volontiers des poèmes de M. Hugo qu’ils sont semblables à ces admirables vitraux des cathédrales coupés en tout sens et rejoints les uns aux autres par de lourds filets de plomb. Ce bizarre phénomène d’une ardente imagination protégée par une volonté puissante n’est pas sans précédent; il se rencontre toutes les fois que l’imagination est plus forte qu’agile. Le plus grand artiste anglais contemporain, Thomas Carlyle, présente sous ce rapport certaines ressemblances avec M. Victor Hugo.

Cette volonté opiniâtre joue un grand rôle dans le travail de M. Hugo, car c’est elle qui lui fournit les procédés dont il se sert, les outils qu’il emploie, les cires et les cimens dont il fait usage pour rapprocher les diverses parties de son œuvre, masquer les défauts, dissimuler les trous et les fêlures. Cependant elle n’est malgré tout chez lui qu’une faculté secondaire; elle est l’ouvrier et non l’artiste, le maçon et non l’architecte, comme dirait M. Hugo lui-même dans ce style antithétique qui lui plaît tant. Sa grande faculté, c’est l’imagination. Quels sont les caractères de cette imagination, la plus surprenante qui se soit rencontrée dans la littérature française, si surprenante qu’elle est encore aujourd’hui une énigme pour beaucoup de Français, un scandale pour beaucoup d’autres? En vérité la muse de M. Hugo n’est point difficile à définir et à décrire, car elle s’explique d’elle-même, naïvement, brutalement, sans avoir recours à aucune ruse. Elle ne dissimule rien; elle apparaît devant nous telle qu’elle est, altière, vigoureuse, provocante, confiante dans sa force, qu’elle est avant tout désireuse de montrer. Elle ne connaît point l’art subtil de capter les esprits ni de séduire les cœurs, elle n’a point de secrets mélodieux à vous chuchoter à l’oreille; ses paroles sont des oracles retentissans comme des éclats de tonnerre. Elle semble ignorer la finesse, la tendresse et la discrétion, quoiqu’on l’ait entendue autrefois soupirer comme jadis Polyphème pour Galatée, et alors ses chants avaient été si sonores et si tendres que les oiseaux des bois auraient pu s’arrêter pour les entendre. Les parfums abondent sous ses pas, mais c’est que ses pieds puissans écrasent devant elle et sans qu’elle y prenne garde les œillets et les roses. Elle a des ailes, mais ce sont les ailes de l’aigle et du condor, capables d’un essor prodigieux qui l’emportera par-delà les nuées dans les régions des solitudes effrayantes ou dans le voisinage du soleil, incapables d’un vol modéré qui la soutienne dans ces régions heureuses d’où l’on entend, adoucis par la distance, les bruits aimables de la vie. Elle aime la violence et se complaît dans la colère. Ses armes ne sont pas ces flèches aux pointes d’or dont le divin Phébus perça les pythons de l’abîme, ni ce stylet souple et fin dont Apollon berger écorcha jadis l’envieux Marsyas; non, ses armes sont la hache et la massue du guerrier barbare, les larges flèches du soldat parthe qui clouaient en terre l’ennemi comme des pieux. Tous les spectacles effrayans et sublimes sont ceux qu’elle préfère : la guerre, l’orage, la mort, les civilisations primitives avec leurs babels et leurs orgies {{Tiret|retentis|santes, la nature primitive avec ses monstres et ses fougères hautes comme des forêts. Telle est la muse de M. Hugo. Est-il bien possible qu’elle soit née en France? S’il était permis d’ajouter foi aux doctrines de la métempsycose, je serais porté à croire que si cette muse a consenti à naître et à vivre en France, c’est qu’elle se souvenait sans doute d’avoir jadis vécu dans la Gaule primitive, d’avoir erré sous les chênes druidiques, et d’avoir pris part avec les guerriers chevelus à quelque expédition au-delà de la Meuse ou du Rhin. Elle rappelle le géant qu’elle-même a chanté jadis :

O guerrier, je suis né dans le pays des Gaules;
Mes aïeux traversaient le Rhin comme un ruisseau,
Ma mère me baigna dans la neige des pôles...

Si ce portrait est fidèle, il est facile de distinguer quels sont les caractères de l’imagination de M. Hugo. Elle est puissante autant qu’étroite, et vigoureuse autant que restreinte. Ce qu’elle voit, elle le voit admirablement, mais elle ne voit que certaines choses. L’œil de M. Hugo semble posséder quelques privilèges fort singuliers. Ainsi, quand il lui plaît de se diriger sur un objet quelconque, cet objet apparaît aussitôt avec une netteté, un relief et un éclat extraordinaires; mais tout devient noir autour de ce point lumineux, et il ne brille qu’au détriment de ce qui l’environne. Ainsi encore M. Hugo ne sait pas distinguer les choses qui sont à une distance modérée, mais il embrasse sans effort et sans fatigue l’horizon le plus large et le plus lointain. Enfin, — et c’est là le plus singulier de ses privilèges, — cet œil possède une faculté de grossissement extraordinaire, comme s’il avait besoin d’exagérer les objets pour les mieux voir; un atome devient gros comme une mouche, une mouche acquiert le volume d’un cerf-volant. Nous nous expliquons parfaitement la prédilection de M. Hugo pour l’immense et le grandiose. Il n’y a pas d’inconvénient à exagérer de quelques toises la hauteur des pyramides ou la profondeur d’un précipice, mais il y a inconvénient à exagérer la grosseur d’un ciron ou d’une fourmi. Le monde microscopique, la réalité humble et modeste, les paysages modérés, ne sont point faits pour M. Hugo. En revanche, comme il est maître de tout ce qui est colossal, accablant, grandiose! Comme il sait imiter les plaintes de l’océan sous la tempête qui le tourmente! Comme il sait faire luire à nos yeux l’incendie des villes et faire entendre à nos oreilles le fracas des mêlées sanglantes et le piétinement des chevaux de guerre! Donnez-lui à peindre une ruine féodale, et il vous en fera sentir toute l’horreur imposante; un palais de Babylone, et il vous écrasera sous ses splendeurs massives. Il connaît les secrets des sphinx et des idoles monstrueuses, les paysages des déserts brûlans de l’Afrique et l’horreur des campagnes hyperboréennes. Voilà les tableaux qui lui plaisent, les domaines dont il est roi souverain, et qu’il n’a pas à craindre de se voir disputer. Ailleurs il a des rivaux, parfois des supérieurs; ici, dans cette région où le fantastique se mêle au surhumain, il n’a pas d’égal. Je me hâte d’ajouter que ces observations s’appliquent surtout à la Légende des Siècles, et qu’elles manqueraient de justesse, si elles étaient appliquées d’une manière absolue aux œuvres précédentes de M. Victor Hugo. Plus d’une fois il a su peindre avec finesse des paysages modestes et des sentimens où la grâce s’unissait à la tendresse; mais c’était dans d’autres temps, dans ces temps heureux où la grâce aime à disputer l’empire à la force. L’âge est venu, il a fait saillir la force au détriment de la grâce, il a presque effacé tout ce que le poète eut de finesse et de douceur. Maintenant le poète aime mieux protester que supplier, maudire que s’attendrir, et il pourrait répondre comme son géant à ceux qui lui rappelleraient certains chants de sa jeunesse :

Ces plaisirs enfantins pour moi n’ont plus de charmes,
J’aime aujourd’hui la guerre et son mâle appareil...

Cet amour du colossal, du grandiose, du bizarre, cette tendance à l’exagération, m’ont souvent fait réfléchir. M. Victor Hugo est un très grand poète, c’est un fait incontestable; cependant j’observe que les grands poètes, dans leurs audaces les plus téméraires, n’ont jamais eu de goût pour la force, n’ont jamais eu recours à l’exagération pour produire leurs grands effets poétiques. Leur imagination est une fée qui se meut avec aisance dans ces régions surnaturelles où elle nous entraîne, et qui nous en raconte familièrement les mystères. Elle trouve dans le monde idéal sa vraie patrie, elle connaît intimement les diverses familles qui l’habitent; les sylphes sont ses frères, les ondines sont ses sœurs. Partout où il lui plaît de voyager, elle est la bienvenue; elle n’a nul besoin de forcer des portes ou d’escalader des nuées pour pénétrer dans les demeures mystérieuses. Au contraire, l’imagination de M. Hugo semble éprouver partout de la résistance; dès qu’elle se présente, les génies poussent les verrous d’or de leur porte, les ondins ferment l’entrée de leurs grottes au moyen d’une barricade d’épais corail, et lorsqu’elle demande sa route aux lutins, les espiègles s’amusent à l’égarer. Elle triomphe cependant de ces résistances et de ces espiègleries, mais c’est à grand renfort de formules magiques et de sésame, ouvre-toi! A quoi peut tenir cette résistance qui semble parfois du mauvais vouloir? Le mystère s’expliquerait cependant, s’il était vrai que l’imagination de M. Hugo n’est pas une fée, mais une magicienne. Oui, M. Hugo est un magicien; il ne vit pas fraternellement avec les esprits, il les évoque au moyen de formules savantes et toutes-puissantes. C’est en vain qu’ils voudraient résister, le magicien est leur maître et leur tyran; il faut obéir, sinon il les torturera, il les retiendra captifs, et même au besoin il les condamnera à une prison perpétuelle, les mettra en bouteille, comme il arriva jadis au pauvre Asmodée. Les esprits redoutent le maître, et savent qu’ils doivent tout attendre de cette volonté superbe; ils arrivent donc tremblans devant lui, livrent leurs secrets, accomplissent leur tâche, et s’en retournent épouvantés, avec de grands battemens d’ailes, comme pour fuir au plus vite ce laboratoire d’où partent les invincibles incantations. Maintenant vous expliquez-vous le rôle que joue la volonté dans les œuvres de M. Victor Hugo, les résistances invisibles contre lesquelles il semble lutter, cette exagération de la force qu’il ne daigne pas dissimuler? Tout cela tient à son caractère de magicien.

C’est dans cette science de magicien que réside le secret de la toute-puissance de M. Hugo. Ne lui demandez donc plus pourquoi dans ses œuvres les ténèbres sont si noires et les clartés si éblouissantes; l’arrivée des esprits est toujours précédée d’épaisses ténèbres, et ils opèrent leurs apparitions au milieu d’une lumière qui éclipse l’éclat du jour. Ne lui demandez plus pourquoi son imagination manque de sérénité; le nécromancien qui évoque les ombres et fouille les secrets de la mort a bien le droit d’être sombre. Ne lui demandez pas pourquoi il semble courroucé; il vient de combattre et de châtier les esprits rebelles. S’il vous a paru parfois, à vous ses contemporains, altier et hautain, c’est qu’il avait quelque raison de l’être, ayant brisé les résistances de ces génies qui servirent complaisamment jadis le divin Arioste et le divin Shakspeare. Il peut dire avec fierté, à la manière d’un conquérant et d’un prince : Ils me résistaient, j’en ai fait mes esclaves.

J’essaie de me placer à divers points de vue pour surprendre la nature de ce remarquable talent, comme un amateur curieux tournant autour d’une statue colossale et l’examinant sous toutes ses faces; partout je rencontre les mêmes caractères, la force, la puissance, la volonté. Changeons encore une fois de point de vue. M. Victor Hugo, ai-je dit, est un magicien; mais il n’est pas seulement magicien par la science, il l’est par la nature. Il est né magicien, et l’étude n’a fait que développer en lui les facultés qu’il avait reçues de la nature. Son imagination est naturellement fantastique, c’est-à-dire prompte à être effrayée, éblouie et charmée. Prompte aussi à tyranniser les sens et la raison, le rêve qu’elle conçoit, elle le rejette avec force en dehors d’elle sous forme d’apparition et de vision. Pour employer le langage bizarre, mais expressif, des Allemands, elle objective ses propres chimères. Quelques critiques ont prétendu que nul poète n’avait su étreindre la réalité comme M. Victor Hugo ; en cela, ils ont été abusés par la précision du poète et par la violence pour ainsi dire physique que ses créations exercent sur nous. Je crois que ce jugement est une erreur, et que M. Victor Hugo est bien plus un poète subjectif qu’on ne le pense généralement ; seulement, au lieu de prendre, comme les poètes subjectifs, ses inspirations dans l’âme et dans la conscience, qui ne contiennent que des impressions morales et insubstantielles, lui, il les prend exclusivement dans l’imagination, faculté matérielle, réceptacle de toutes les impressions physiques que la réalité a faites sur les sens, où les images les plus diverses, associées pêle-mêle, forment par leur accouplement forcé les combinaisons les plus bizarres. Les créations de M. Victor Hugo sont donc avant tout des images subjectives rejetées en dehors de lui-même par la force de fermentation d’une imagination prodigieuse: ce sont essentiellement des apparitions ; mais, me direz-vous, ces apparitions sont décrites avec une précision étonnante ! Ignorez-vous que rien n’est plus précis que les figures des hallucinations ? Et puis considérez quelles sont les émotions que vous éprouvez devant ces figures ! Rien n’est vif comme les plaisirs, rien n’est poignant comme les chagrins du rêve. Les émotions que nous font ressentir les créations de M. Hugo sont des émotions d’angoisse extrême, qui, par leur pénétrante vivacité, dépassent de beaucoup les émotions de la réalité.

J’arrête ici ces remarques, mon intention n’étant point de donner une description complète du génie poétique de M. Victor Hugo, mais seulement d’indiquer, parmi les facultés de ce vigoureux esprit, celles qui ont surtout coopéré à la création de l’œuvre nouvelle intitulée : la Légende des Siècles. J’avertis donc le lecteur qu’en ouvrant ce livre il doit effacer de sa mémoire quelques-uns de ces souvenirs que lui avaient laissés les œuvres précédentes de l’auteur. Les caractères de l’œuvre nouvelle sont avant tout la force, l’audace, une violence continue et latente ; les sentimens qui la remplissent sont un âpre amour de la justice et du courage, une haine implacable mêlée de frayeur contre le mal et les méchans. Ni douceur, ni tendresse ; l’auteur a dédaigné de charmer. Il n’y a pas dans le livre une seule légende d’amour. Peu ou point de mélodie : deux fois seulement l’auteur s’est souvenu qu’il avait, dans l’art des guitares et des romances, obtenu jadis les plus brillans succès ; mais si la mélodie fait défaut, en revanche l’harmonie est admirable. Après une ouverture à grand orchestre, brillante, mais parfois confuse comme les voix de la nature qu’elle essaie d’imiter. intitulée le Sacre de la Femme, le lugubre concert commence par une symphonie sur Caïn le fratricide. Le poète a fait résonner les cordes les plus tragiques de l’âme humaine; massacres et meurtres, mêlées sanglantes, villes incendiées et prises d’assaut, usurpateurs sans scrupules, justiciers implacables, traîtres et tyrans, tels sont les scènes et les héros qu’il lui a plu de chanter. Ce serait en vérité une lecture accablante et pénible si parfois un accent de la trompette héroïque ne venait pas réveiller l’âme et lui crier : « Debout, et ne désespère jamais! » Enfin ce concert plein de terreurs, qui s’était ouvert dans l’Éden, se termine par un finale des trompettes divines en plein infini. Ainsi, vous le voyez, dans ces nouveaux poèmes, tout est grand ou aspire à être grand; le poète s’est courageusement efforcé de mettre sa voix en harmonie avec les sujets qu’il voulait chanter, et il a réussi, je vous l’assure. Cette voix sonore et mâle pourrait lutter et a lutté victorieusement avec le cor de Roland; elle domine les rugissemens des lions de Daniel, le fracas des armures de fer des chevaliers errans, les tumultes confus des foules, et le bruit sourd que font les régimens en marche. Si parfois elle a échoué, songez que la voix la plus ample se perdrait facilement en pleine mer, en plein ciel, et dans le vide de l’infini.

L’auteur nous avertit que ces nouveaux poèmes ne sont que des fragmens d’une œuvre gigantesque, qui doit former une longue et complète galerie de la médaille humaine. Nous ne discuterons pas une pensée que nous ne connaissons pas, et nous jugerons ces fragmens comme des œuvres complètes par elles-mêmes et qui peuvent se passer de l’introduction et de l’épilogue poétiques que nous promet M. Hugo. L’auteur, dans sa préface, a cru devoir faire remarquer que ces fragmens, quoique isolés les uns des autres en apparence, ont cependant leur unité; il ne croyait peut-être pas si bien dire. Oui, ce livre a son unité, une unité à laquelle le poète n’a pas songé. Une même préoccupation domine sa pensée dans ces divers voyages qu’il accomplit à travers la légende et l’histoire; un même souci le suit partout où il s’arrête, en Judée et en Arabie, en Espagne et en Turquie, en Allemagne et en Italie; un même sentiment relie tous ces poèmes et les a marqués de son empreinte. Ce livre est une médaille à double face, où le poète a gravé en traits ineffaçables deux types humains éternels. Sur l’un des revers de la médaille apparaît l’effigie du méchant, sur l’autre l’effigie du justicier. De ces deux effigies néanmoins, la plus remarquable est peut-être celle du méchant; on voit que le poète l’a gravée avec une haine amoureuse et une colère complaisante. Le méchant joue donc le premier rôle dans la Légende des Siècles. En vain vous changez d’époque, de civilisation, de climat; vous la rencontrez partout et toujours, cette bête fauve à face humaine, sifflant, rampant, hurlant, mentant, les mâchoires ensanglantées, des lambeaux de chair aux griffes. Voici Caïn le premier assassin, et Kanut le roi parricide, et les oncles usurpateurs du petit roi de Galice, et les deux meurtriers par préméditation de la petite Lusace, le grand Josse et le petit Zéno, et Ratbert l’empereur apocryphe, et les despotes d’Orient Mourad et Zim-Zizimi. La forme sous laquelle M. Hugo a de préférence présenté le méchant, c’est le vieux type historique si connu, objet de dédain pour l’homme libre de l’antiquité, mais dont le monde cessa de rire à partir de la décadence romaine, le tyran. Le tyran est le personnage principal, je dirais presque obligé dans les poèmes de M. Hugo, comme le traître dans les mélodrames. Il y en a de toutes les formes et de tous les calibres : le tyran par ennui, Zim-Zizimi, — le tyran par violence, sultan Mourad, — le tyran par avarice, Ratbert, — le tyran par convoitise, Sigismond et Ladislas dans Eviradnus. L’imagination sombre et violente de M. Hugo s’est faite encore plus violente et plus sombre pour peindre ce personnage, et, non content des couleurs que lui présentait son imagination, il a tiré des charniers de l’histoire tout ce qu’ils contenaient de charognes infectes, de suppliciés en putréfaction, de chaînes rouillées. Parmi les écrivains et les poètes à tendances républicaines, je n’en connais aucun, depuis Godwin et Shelley, qui se soit élevé contre la tyrannie avec une telle violence, et qui ait peint le tyran sous de plus sombres couleurs. Et encore est-il juste de dire que M. Hugo dépasse de beaucoup et Godwin et Shelley. Chez ces derniers, le tyran est une sorte de type de convention, un lieu-commun littéraire, qu’ils emploient pour protester indistinctement contre toutes les injustices. Ils ne sortent pas de la déclamation éloquente et poétique, tandis que M. Hugo donne à ses colères la précision d’un récit historique.

Parmi ces peintures du méchant si nombreuses et si variées, j’en choisirai quatre : Caïn le fratricide, Kanut le parricide, Zim-Zizimi et sultan Mourad, les despotes d’Orient. Caïn est un poème très saisissant. Le fratricide fuit devant Jéhovah, mais partout en face de lui il aperçoit un œil énorme qui le regarde fixement. Cette première apparition de la conscience a été peinte par M. Hugo avec la force qu’on lui connaît, et le poème serait irréprochable, si la terreur morale n’y tournait un peu trop à la fantasmagorie. Chez M. Hugo, les faits de conscience, quels qu’ils soient, prennent rapidement une tournure fantastique: ici toutefois la faute est légère, et on conçoit aisément que l’apparition de la conscience chez un être charnel, à peine sorti du limon de la terre, se soit produite sous la forme quasi matérielle de l’hallucination. L’incertitude et l’ignorance des enfans de Caïn, chez lesquels la réflexion ne s’est pas encore développée, ont été habilement saisies. Naïfs sauvages, ils contemplent, sans pouvoir les comprendre, les terreurs de leur père, ils essaient de combattre un fait moral par des moyens matériels. Ils étendent des toiles, construisent des tours, élèvent des murs d’airain : moyens impuissans, leur père voit toujours cet œil qui le contemple. Bientôt la fureur naît de l’obsession importune de cet ennemi qu’ils ne peuvent saisir, et alors, unissant l’impiété à la crédulité, la bêtise à la cruauté, ils lancent des flèches contre les étoiles et crèvent les yeux aux passans. Ce fait mémorable, la première apparition de la conscience, a été raconté par M. Hugo en quelques vers avec une sobriété, une force dignes des récits bibliques.

Le défaut habituel à M. Hugo, la transformation rapide des faits moraux en terreurs fantasmagoriques, est beaucoup plus marquée dans la légende de Kanut le Parricide; mais cette fantasmagorie est vraiment saisissante, et laisse l’épouvante dans l’âme. Figurez-vous une scène de Dante au milieu de l’horreur d’une nuit hyperboréenne. Un jour, Kanut surprit son père Swéno endormi, il le tua, puis monta sur le trône. Kanut fut un grand roi, il régna avec justice et fermeté, rendit son peuple puissant, et lorsqu’il mourut, il avait oublié son crime. Peut-être aussi pensait-il que Dieu l’aurait oublié, et que ses grandes actions étaient une expiation suffisante; mais quand les prêtres eurent chanté les dernières prières et que l’évêque d’Aarhus eut prononcé le panégyrique obligé, le soir venu, voilà que le roi mort sort de sa tombe, traverse la ville, et se met en marche pour aller trouver Dieu. Ce pèlerinage funèbre dans la nuit donne le frisson. Si vous voulez savoir ce que c’est qu’un grand poète, lisez ce récit du voyage de Kanut à la recherche de Dieu. Certes la forme n’est point irréprochable, et les bizarreries abondent : l’informe se mourant dans le noir, l’ombre Hydre dont les nuits sont les vertèbres, l’immensité fantôme, etc.; oui, mais le souffle du maître anime ces expressions monstrueuses et donne la vie à ces non-sens. On serait fort embarrassé peut-être de détacher un seul vers, mais l’ensemble compose un tableau qui épouvante. Toute l’horreur des solitudes neigeuses et des ténèbres du Nord est exprimée dans ce tableau. Cependant du fond de ces ténèbres une goutte de sang tombe sur le linceul de Kanut, puis une seconde, et les gouttes se succèdent sans relâche, teignant en rouge son manteau de fantôme. Kanut arrive enfin aux portes du ciel, il regarde son linceul et fuit avec épouvante. Depuis lors, il rôde sous le ciel et n’a pas encore osé paraître devant Dieu. Lisez ce poème : je vous le recommande précisément parce qu’il est loin d’être irréprochable; si vous avez l’âme accessible aux impressions poétiques, il vous aidera à comprendre pourquoi M. Hugo est un grand poète.

Zim-Zizimi me rappelle, par sa pompe orientale et ses éloquentes apostrophes, quelques-unes des belles inspirations de Shelley. Comme Shelley, M. Hugo, dans ce poème, s’est plu à exagérer la puissance du tyran, afin de faire planer au-dessus de lui avec plus de solennité la toute-puissante tyrannie de la mort. Tous les hommes sont les sujets du tyran, mais lui-même est le sujet de la mort, et pendant que des milliers d’esclaves sont prosternés à ses pieds, la mort, elle, a posé le pied sur sa tête. Toutes les richesses de la terre l’environnent, et son faste est sans égal sous le soleil; mais la mort, irritée de tant d’insolence, va l’emporter dans son royaume, dont l’indigence est la suprême loi et la nudité le costume obligé. Zim-Zizimi a conquis la moitié de la terre, et tous les rois qui occupent les trônes d’Orient sont ses sujets et ses proches. Si vous voulez savoir quels états composent son royaume, M. Hugo vous le dira dans une de ces énumérations merveilleuses dont il a le secret, où un vers lui suffit pour peindre un continent, et une épithète pour rendre un paysage visible aux yeux.

Il a dompté Bagdad, Trébizonde et Mossul,
Que conquit le premier Duilius, ce consul
Qui marchait précédé de flûtes tibicines;
Il a soumis Gophna, les forêts abyssines,
L’Arabie, où l’aurore a d’immenses rougeurs,
Et l’Hedjaz, où le soir les tremblans voyageurs,
De la nuit autour d’eux sentant rôder les bêtes,
Allument de grands feux, tiennent leurs armes prêtes,
Et se brûlent un doigt pour ne pas s’endormir;
Mascate et son iman, la Mecque et son émir,
Le Liban, le Caucase et l’Atlas font partie
De l’ombre de son trône, ainsi que la Scythie,
Et l’eau de Nagaïn et le sable d’Ophir,
Et le Sahara fauve, où l’oiseau vert Asfir
Vient becqueter la mouche aux pieds des dromadaires ;
Pareils à des vautours forcés de changer d’aires.
Devant lui, vingt sultans, reculant hérissés,
Se sont dans la fournaise africaine enfoncés;
Quand il étend son sceptre, il touche aux âpres zones
Où luit la nudité des fières amazones;
En Grèce, il fait lutter chrétiens contre chrétiens,
Les chiens contre les porcs, les porcs contre les chiens;
Tout le craint, et sa tête est de loin saluée
Par le lama debout dans la sainte nuée,
Et son nom fait pâlir parmi les Kassburdars
Le sophi devant qui flottent sept étendards...

Cependant Zim-Zizimi s’ennuie; Zim-Zizimi est un tyran spleenétique. Triste et morose, il vient de congédier ses courtisans et ses esclaves. Il est seul, il ouvre la bouche, et dans un bâillement s’adresse aux sphinx de marbre qui soutiennent son trône, et qui portent écrits sur leur front les noms des biens que recherchent les hommes : gloire, bonheur, santé, beauté, amour. « Désennuyez-moi, sphinx, parlez-moi de ces biens dont le nom est écrit sur vos fronts. Parlez, je le veux, car je suis le conquérant, le maître et le vainqueur.

… Je ne suis pas ce qu’on nomme un mortel.
Quand le moment viendra que je quitte la terre,
Étant le jour, j’irai rentrer dans la lumière ;
Dieu dira : « Du sultan je veux me rapprocher. »


Imprudent Zim-Zizimi ! Les sphinx lui obéissent, comme il convient de faire avec un si puissant seigneur. Ils chantent un chant plein de grandeur et de majesté, mais ce chant célèbre la puissance d’un souverain plus redoutable que le Soudan. La reine Nitocris fut puissante, où est-elle aujourd’hui ? Dans le tombeau de la haute terrasse. Nemrod fit trembler la terre, qu’est-il devenu ? Chrem fut grand et eut des statues d’or, et maintenant on ignore

… Dans quel sombre puits ce pharaon sévère
Flotte, plongé dans l’huile, en son cercueil de verre.


Et Bélus ? Sa tombe croule au désert. Et Cambyse ? Il est mort. Et Sennachérib, et Rhamsès, et Cléopâtre ? Morts. Ainsi, à tour de rôle, les sphinx chantent les diverses strophes du lugubre poème de la mort. Le néant de la gloire et de la vie humaine est un de ces lieux-communs poétiques qui peuvent servir de pierre de touche pour reconnaître les grands poètes. Ces lieux-communs exigent, pour être rajeunis et pour fournir autre chose que de vaines déclamations, de la simplicité et de la grandeur dans la pensée. Les pensées simples et grandes abondent dans le poème de M. Hugo, dont l’imagination s’est mise sans effort cette fois au niveau de son sujet. Le poète a célébré la mort en termes dignes de la grande déesse, avec la solennité grave et religieuse de la Bible, mais en y mêlant quelques traits de cette ironie cynique que provoquent la nudité et le ricanement horribles du squelette ; il a mêlé l’accent biblique aux bouffonneries d’Hamlet. Écoutez quelques-uns des couplets de cette complainte.

Si grands que soient les rois, les pharaons, les mages
Qu’entoure une nuée éternelle d’hommages,
Personne n’est plus haut que Téglath-Phalasar ;
Comme Dieu même à qui l’étoile sert de char,

Il a son temple avec un prophète pour prêtre;
Ses yeux semblent de pourpre, étant les yeux du maître ;
Il triomphe, il rayonne, et pendant ce temps-là,
Sans savoir qu’à ses pieds toute la terre tombe.
Pour le mur qui sera la cloison de sa tombe.
Des potiers font sécher de la brique au soleil.
……………
La tombe où l’on a mis Bélus croule au désert;
Ruine, elle a perdu son mur de granit vert.
Et sa coupole, sœur du ciel, splendide et ronde ;
Le pâtre y vient choisir des pierres pour sa fronde;
Celui qui, le soir, passe en ce lugubre champ
Entend le bruit que fait le chacal en mâchant ;
L’ombre en ce lieu s’amasse, et la nuit est là toute;
Le voyageur, tâtant de son bâton la voûte,
Crie en vain : « Est-ce ici qu’était le dieu Bélus? »
Le sépulcre est si vieux qu’il ne s’en souvient plus.
…………….
La mort est la grande geôlière ;
Elle manie un dieu d’une main familière.
Et l’enferme; les rois sont ses noirs prisonniers;
Elle tient les premiers, elle tient les derniers;
Dans une gaîne étroite, elle a raidi leurs membres ;
Elle les a couchés dans de lugubres chambres,
Entre des murs bâtis de cailloux et de chaux;
Et pour qu’ils restent seuls dans ces blêmes cachots,
Méditant sur leur sceptre et sur leur aventure,
Elle a pris de la terre et bouché l’ouverture.
……………
Passans, quelqu’un veut-il voir Cléopâtre au lit ?
Venez; l’alcôve est morne, une brume l’emplit;
Cléopâtre est couchée à jamais………….
Ses dents étaient de perle et sa bouche était d’ambre.
Les rois mouraient d’amour en entrant dans sa chambre………..
Son corps semblait mêlé d’azur; en la voyant,
Vénus, le soir, rentrait jalouse sous la nue.
Cléopâtre embaumait l’Egypte; toute nue,
Elle brûlait les yeux ainsi que le soleil ;
Les roses enviaient l’ongle de son orteil...
O vivans, allez voir sa tombe souveraine !
Fière, elle était déesse et daignait être reine;
L’amour prenait pour arc sa lèvre aux coins moqueurs ;
Sa beauté rendait fous les fronts, les sens, les cœurs,
Et plus que les lions rugissans était forte...
Mais bouchez-vous le nez si vous passez la porte.

Je répète que, depuis Shelley, personne n’a mieux que M. Hugo, dans ce poème, chanté cette suprématie de la mort sur toutes les tyrannies de la terre. Personne n’a mieux fait résonner cette corde lugubre et vengeresse, n’a mieux fait apparaître le puissant comme un insolent rebelle, comme un révolté impuissant contre la souveraineté de la mort; mais l’accent du poète français éclipse en vigueur ce froid dédain avec lequel le grand panthéiste anglais exprime son horreur de la tyrannie, et, devant ses images toutes plastiques, les images de Shelley, semblables à des vapeurs colorées, se dissipent comme un brouillard devant la lumière.

Sultan Mourad est un poème aussi violent que Zim-Zizimi est grave et solennel; l’horreur y heurte le grotesque, et la puissance y est humiliée par la gratitude la plus bouffonne qui se puisse imaginer. Sultan Mourad fit trembler la terre; tant qu’il vécut, son glaive ne se reposa pas un seul instant; le carnage fut l’occupation sérieuse de sa vie, le meurtre était son passe-temps. Il fit étrangler ses huit frères; il fit scier entre deux planches son oncle Achmet; il fit jeter à la mer les vingt femmes qui composaient le sérail de son père; il fit éventrer douze enfans pour retrouver dans leurs entrailles une pomme volée; il tua son fils pour se distraire. Jamais il ne pardonna; lorsqu’il mourut, personne ne se rappelait qu’un éclair de bonté eût traversé son âme. Il y avait néanmoins dans son existence un trait de charité, fort singulier vraiment, ignoré de toute la terre, mais inscrit dans le ciel. Un jour qu’il passait dans les rues de Bagdad, il aperçut à la porte d’un boucher un misérable pourceau expirant que dévoraient les mouches; Mourad eut pitié du pourceau, le mit à l’ombre et écarta les mouches. Mourad mourut, et lorsque son âme sanglante monta vers le ciel, les fantômes de ses crimes montèrent avec lui comme un tourbillon, et les clameurs de ses victimes éclatèrent comme un orage :

C’est Mourad ! c’est Mourad ! Justice, ô Dieu vivant !

La colère empourpre le front des anges, les grilles de l’enfer s’ouvrent d’elles-mêmes, lorsque soudain une bête immonde apparaît devant le saint des saints et vient demander le pardon de Mourad. C’est le porc secouru par le sultan. Soyez donc le maître du monde, soyez donc au-dessus de tous les hommes, pour qu’au jour du jugement votre seul témoin soit un pourceau dont vous avez adouci la mort! Et pour comble d’humiliation. Dieu daigne écouter les prières de l’immonde animal et lui accorde la grâce de Mourad. Cette apparition du pourceau devant le trône de Dieu est loin de me déplaire; nous rappellerons à ceux à qui elle paraîtrait de mauvais goût que les paraboles orientales fourmillent de telles hardiesses, que les sectateurs du Koran ne connaissent pas nos répugnances académiques, et qu’ils ne comprendraient pas que Racine ait excité l’admiration de certains classiques pour avoir osé introduire le mot chien dans le songe d’Athalie. A un autre point de vue, la présence de ce pourceau dans la cour céleste est l’application la plus audacieuse qu’ait faite M. Hugo de sa célèbre théorie du grotesque ; il lui sera difficile d’aller plus loin. Ce pourceau joue ici le rôle de Han d’Islande et de don César de Bazan; c’est Quasimodo près de la Esméralda, c’est Triboulet à la cour de François Ier.

Tous les tyrans que la sombre imagination de M. Hugo s’est plu à nous décrire ne sont pas aussi horribles que Zim-Zizimi et Mourad : ceux-là sont les monstres incomparables; mais au-dessous d’eux que de tyrans de second ordre, d’aspirans à la tyrannie et d’apprentis despotes! Cependant, quelle que soit l’horreur qu’ils inspirent, il faut nous arrêter un instant devant Ratbert, le héros du plus long poème que contienne la Légende des Siècles. Je vous recommande Ratbert comme une œuvre remarquable à plus d’un titre; lisez-la attentivement, vous y entendrez les grondemens étouffés d’une violence qui se contient et d’une colère qui se dissimule. On dirait par momens les sourds roulemens d’un tonnerre souterrain ou les brusques soubresauts d’un Encelade enchaîné qui sent de temps à autre le besoin de se soulager en crachant quelques flots de lave embrasée. Il y a de l’ironie dans ce poème et une veine de satire brutale. La morale de l’histoire, c’est que contre le tyran il n’y a de ressource que dans la servilité, et qu’avec lui la défiance et la confiance sont également périlleuses. Onfroy, baron de Carpi, et le marquis Fabrice d’Albenga firent à leurs dépens cette double expérience. Un jour l’escorte de Ratbert s’arrêta aux portes de Carpi, demandant à entrer. Ratbert fut salué par le vieux routier de guerre d’un beau discours plein d’invectives, à la façon de celui de Saint-Vallier dans le Roi s’amuse, et qui pouvait se résumer à peu près ainsi : Roi, tu nous as déjà trahis une fois, tu n’entreras pas dans notre ville. — Il ne faut pas songer à châtier l’insolent, l’escorte est peu nombreuse, et Onfroy est fort. — Laissez-moi l’inviter à souper, — dit l’évêque de Fréjus à l’oreille de Ratbert. Il soupa, paraît-il, le malheureux !

Et c’est pourquoi l’on voit maintenant à Carpi
Un grand baron de marbre en l’église assoupi;
C’est le tombeau d’Onfroy, ce héros d’un autre âge,
Avec son épitaphe exaltant son courage,
Sa vertu, son fier cœur plus haut que les destins,
Faite par Afranus, évêque, en vers latins.

La confiance ne réussit pas mieux au marquis Fabrice que la défiance à Onfroy. Fabrice, marquis d’Albenga, tuteur et unique soutien de sa petite-fille Isora de Final, était un vieillard de quatre-vingts ans. Dans sa longue vie militaire et politique, il avait eu le bonheur de ne pas rencontrer la lâcheté et la trahison, chance heureuse et vraiment enviable ! Quand il avait été vaincu, il l’avait été loyalement. Aussi Fabrice d’Albenga ne croit-il pas au mal et au mensonge. Le portrait de ce martyr de la confiance est dessiné par M. Hugo en quelques vers qui rendent admirablement la mâle candeur du héros :

Maintenant il est vieux ; son donjon, c’est son cloître ;
Il tombe, et, déclinant, sent dans son âme croître
La confiance honnête et calme des grands cœurs ;
Le brave ne croit pas au lâche, les vainqueurs
Sont forts, et le héros est ignorant du fourbe.
Ce qu’osent les tyrans, ce qu’accepte la tourbe,
Il ne le sait ; il est hors de ce siècle vil ;
N’en étant vu qu’à peine, à peine le voit-il ;
N’ayant jamais de ruse, il n’eut jamais de crainte ;
Son défaut fut toujours la crédulité sainte,
Et quand il fut vaincu, ce fut par loyauté ;
Plus de péril lui fait plus de sécurité.
Comme dans un exil, il vit seul dans sa gloire ;
Oublié, l’ancien peuple a gardé sa mémoire,
Mais le nouveau le perd dans l’ombre…
...............
Il n’a pas un remords et pas un repentir.
Après quatre-vingts ans son âme est toute blanche…

Ratbert envoie au confiant Fabrice un messager chargé d’une lettre dans laquelle il sollicite poliment l’honneur de rendre visite à la petite Isora, sa parente, et à son aïeul ; des jouets splendides, cadeau vraiment royal, accompagnent la lettre. « Qu’il soit le bien-venu ! s’écrie Fabrice ; vite, qu’on baisse les ponts et qu’on prépare tout dans le donjon pour cette fête inespérée ! » Imprudent Fabrice ! les corbeaux et les vautours en savent plus long que lui sur les projets et le caractère de Ratbert, car ils accourent en foule et descendent dans la cour, où sont dressées les tables du festin comme dans un champ de carnage. Leur instinct ne les avait point trompés : toutes les faims seront satisfaites. Aussitôt que le soir est venu, l’orgie commence, et avec l’orgie le massacre. La garnison de Final est exterminée par les convives hypocrites, qui se donnent la double joie de tuer et de boire alternativement. M. Victor Hugo, avec le talent d’artiste qu’on lui connaît, a réussi à rendre merveilleusement le chaos sanglant, le tumulte, le grouillement impur de cette orgie. C’est un sabbat de vampires et de goules, non plus dans un affreux cimetière, au milieu des tombes ouvertes, mais dans un palais d’Italie, car dans cette scène la somptuosité se mêle à l’horreur. Cette description est égale aux toiles les plus colorées de Rubens ; le génie de la poésie y a lutté victorieusement avec le génie de la peinture :

On entend sous les bancs des soupirs d’agonie ;
Une odeur de tuerie et de cadavres frais
Se mêle au vague encens brûlant dans les coffrets
Et les boîtes d’argent sur les trépieds de nacre...
……………
Au-dessus du festin dans le ciel blanc du soir,
De partout, des hanaps, du buffet, du dressoir,
Des plateaux où les paons ouvrent leurs larges queues,
Des écuelles où brûle un philtre aux lueurs bleues,
Des verres, d’hypocras et de vin écumans.
Des bouches des buveurs, des bouches des amans,
S’élève une vapeur, gaie, ai-dente, enflammée.
Et les âmes des morts sont dans cette fumée.

Toute la première partie de Ratbert est d’une grande beauté. Le faux empereur est assis sur la grande place d’Ancône, entouré des seigneurs italiens, loups cherchant une proie, chacals ouvrant les narines pour aspirer l’odeur de la mort. Toutes les portes et toutes les boutiques sont fermées, et cependant il est grand jour, car un soleil aveuglant éclaire la scène hypocrite qui se joue sur la place publique. Cette scène s’ouvre par une de ces énumérations homériques si chères à la muse de M. Hugo. Aimez-vous les énumérations poétiques de M. Hugo? Pour moi, j’en raffole; dès que j’en aperçois une, je suis presque disposé à dédaigner le reste du poème, et je m’empresse de couper la page qui la dérobe à ma curiosité. Chacune de ces énumérations composées de noms propres a coûté plus de science et plus d’art qu’il n’en faudrait pour composer dix poèmes agréables et se laissant lire sans effort. Le vers qui accompagne chaque nom propre, l’épithète qui qualifie chaque personnage, ont à la fois tant de couleur, de relief et d’exactitude, qu’il me semble toujours parcourir une galerie de portraits d’une époque donnée. Les personnages du temps passé défilent devant moi, rapidement il est vrai, mais comme il convient à des ombres. La plupart furent des personnages secondaires, dont la célébrité dura l’espace d’un jour, et qui durent leur gloire à quelque fait aujourd’hui oublié ou à quelque crime qui fit reculer d’horreur les contemporains pendant une semaine. Toute leur biographie pourrait tenir en dix lignes, et je suis reconnaissant au poète de me la raconter en un seul vers, ou de me la condenser en une seule épithète. Ils vécurent une heure; ils revivent dans les vers du poète ce qu’ils méritent de revivre, l’espace d’une minute. Mais, direz-vous, de tous les procédés poétiques, l’énumération est le plus grossier et le plus puéril! Détrompez-vous. J’ai entendu, il y a déjà quelque dix ans, un professeur de l’esprit le plus attique et le plus délicat, — M. Patin, c’est tout dire, — nous démontrer très justement qu’une bonne partie de la poésie d’Horace tenait à l’emploi ingénieux de l’astronomie et de la géographie mythologiques. Et cette réflexion pourrait s’appliquer à plus d’un poète ancien; chacun des noms propres qui se rencontrent dans leurs poèmes réveille un souvenir qui ébranle l’âme et fait rêver. Ne riez donc pas de l’énumération; en poésie tous les moyens sont bons, pourvu qu’ils atteignent leur but, qui est de nous entraîner dans un monde idéal. Ici j’ai pour moi l’autorité du grand Goethe, qui, j’imagine, était un connaisseur en matière poétique. « On a tort de croire, disait-il, que la poésie doit exprimer absolument des pensées précises; il lui suffit d’une intonation qui éveille l’imagination et provoque l’âme à la rêverie. Si cette intonation se rencontre, la poésie est excellente. » Eh bien! les énumérations de M. Victor Hugo ont le mérite de produire en moi cette provocation, et puis, si vous me demandez d’autres raisons, je vous répondrai par le mot de Mme de Staël; comme elle, je n’ai jamais pu, dans mes lectures, rencontrer sans émotion ces phrases banales : Les orangers du royaume de Grenade et les citronniers des rois maures. Écoutez ou plutôt regardez l’énumération qui ouvre le poème de Ratbert; il semble qu’on se promène sur la place publique d’Ancône, et qu’on déchiffre l’une après l’autre les devises de ces fiers seigneurs.

Ratbert, fils de Rodolphe et petit-fils de Charles,
Qui se dit empereur et qui n’est que roi d’Arles,
Vêtu de son habit de patrice romain,
Et la lance du grand saint Maurice à la main,
Est assis au milieu de la place d’Ancône.
Sa couronne est l’armet de Didier, et son trône
Est le fauteuil de fer de Henri l’Oiseleur.
Sont présens cent barons et chevaliers, la fleur
Du grand arbre héraldique et généalogique
Que ce sol noir nourrit de sa sève tragique.
Spinola qui prit Suze et qui la ruina,
Jean de Carrara, Pons, Sixte Malaspina,
Au lieu de pique ayant la longue épine noire,
Ugo qui fit noyer ses sœurs dans leur baignoire,
Regardent dans leurs rangs entrer avec dédain
Guy, sieur de Pardiac et de l’Ile-en-Jourdain,
Guy, parmi tous ces gens de lustre et de naissance,
N’ayant encor pour lui que le sac de Vicence,
Et du reste n’étant qu’un batteur de pavé,
D’origine quelconque et de sang peu prouvé.
L’exarque Sapaudus que le saint-siège envoie,
Sénèque, marquis d’Ast; Bos, comte de Savoie ;
Le tyran de Massa, le sombre Albert Cibo,
Que le marbre aujourd’hui fait blanc sur son tombeau;
Ranuce, caporal de la ville d’Anduse ;
Foulque ayant pour cimier la tête de Méduse;
Marc, ayant pour devise : Imperium fit jus,

Entourent Afranus, évêque de Fréjus.
Là sont Farnèse, Ursin, Cosme à l’âme avilie,
Puis les quatre marquis souverains d’Italie ;
L’archevêque d’Urbin ; Jean, bâtard de Rodez ;
Alonze de Silva, ce duc dont les cadets
Sont rois, ayant conquis l’Algarve portugaise.
Et Visconti, seigneur de Milan, et Borghèse,
Et l’homme entre tous faux, glissant, habile, ingrat,
Avellan, duc de Tyr et sieur de Montferrat;
Près d’eux Prendiparte, capitaine de Sienne;
Pic, fils d’un astrologue et d’une Égyptienne,
Alde Aldobrandini ; Guiscard, sieur de Baujeu,
Et le gonfalonier du saint-siège et de Dieu,
Gandolfe, à qui plus tard le pape Urbain fit faire
Une statue équestre en l’église Saint-Pierre,
Complimentent Martin de la Scala, le roi
De Vérone, et le roi de Tarente Geoffroy ;
A quelques pas se tient Falco, comte d’Athènes,
Fils du vieux Muzzufer, le rude capitaine
Dont les clairons semblaient des bouches d’aquilon ;
De plus, deux petits rois, Agrippin et Gilon.

Eh bien! que dites-vous de cette énumération? Pour moi, il me semble voir un bas-relief de bronze coulé d’un seul jet. — Procédé puéril! répondez-vous. — Eh bien! essayez!

Nous avons dit que la Légende des Siècles était pour ainsi dire une médaille à double face portant sur un revers l’effigie du méchant, sur l’autre l’effigie du justicier; mais hélas! le mal l’emporte sur le bien, et dans le livre de M. Hugo nous avons dix tyrans pour un justicier. La justice est représentée dans ces poèmes par deux chevaliers errans, Roland et Eviradnus. M. Victor Hugo s’est efforcé de tracer de ces personnages un portrait qui fût en rapport à la fois avec la barbarie des temps où ils vécurent et l’idéal de la chevalerie. Roland et Eviradnus ne répondent en rien à l’idée vulgaire que le commun des lecteurs se fait sans doute des chevaliers errans d’après les traductions de la Jérusalem délivrée et du Roland furieux. Ils laissent bien loin derrière eux les beaux damoiseaux de l’Arioste et du Tasse. Ce ne sont pas des coureurs d’aventures galantes, des chercheurs de brillans exploits, mais ce sont de véritables redresseurs de torts et de sincères justiciers. Ils n’ont pas d’armures magiques et ne sont pas chéris des fées; tout leur espoir est dans leurs armes, leur courage, leur désir de la justice et la crainte du mal. Ce sont de simples mortels doués de force et de bonté, qui ont appris dans le malheur et la peine à être compatissans aux malheureux, qui ont pitié des faibles parce qu’ils sont forts, et qui haïssent les méchans parce qu’ils sont bons. Plus d’une fois il leur est arrivé de ne pas trouver de gîte et de dormir sans souper à la belle étoile; plus d’une fois ils ont trouvé que le vin qu’on leur servait était aigre, et que le bœuf qu’ils mangeaient était dur. Ils ont connu la gêne, et la fatigue, et le péril. Ce sont de véritables bourrus bienfaisans, de rude écorce, de mine rébarbative, ne se faisant point scrupule d’appeler les choses et les hommes par leurs noms; des barbares mal peignés, en un mot, qui n’ont aucune des élégances de la chevalerie de convention, mais qui répondent admirablement à l’idée qu’on peut se former des premiers féodaux. Ils estiment, comme de simples paysans, qu’il est bon de boire quand on a soif et de manger quand on a faim; ils avouent, comme de simples soldats, qu’il est doux de dormir quand on est las, et essuient sans honte du revers de leurs mains la sueur qui découle de leurs fronts. Angélique et Bradamante se détourneraient d’eux probablement, car ils ne sont point faits pour plaire aux dames, s’il faut en juger par le portrait que M. Hugo a tracé d’Eviradnus :

Rôdant, tout hérissé du bois de la montagne.
Velu, fauve, il a l’air d’un loup qui serait bon ;
Il a sept pieds de haut comme Jean de Bourbon ;
Tout entier au devoir qu’en sa pensée il couve,
Il ne se plaint de rien, mais seulement il trouve
Que les hommes sont bas, et que les lits sont courts.

Leurs combats ne sont pas de brillantes passes d’armes et de beaux tournois. Lisez les récits du combat de Roland contre les Infans de Galice, et d’Eviradnus contre Ladislas et Sigismond dans le château des marquis de Lusace. Eviradnus combat ses deux adversaires sur le bord d’une oubliette féodale. Comme le combat a lieu dans des conditions inusitées, il demande aussi des armes inusitées. Les adversaires d’Eviradnus sont traîtres, il sera brutal. Il tue Ladislas en soldat, avec l’épée; mais, pour se défendre contre le redoutable Sigismond, Il a recours au pesant cadavre bardé de fer, et s’en sert comme d’une massue pour assommer son adversaire. Roland combat seul contre les dix infans de Galice et la canaille de leur suite avec sa bonne épée Durandal; mais lorsque son épée est brisée et que cette populace se rue sur lui avec des armes de goujat, Roland ne se fait aucun scrupule de ramasser des pierres et de les chasser devant lui comme des chiens. M. Hugo a fait subir, comme on le voit, une transformation au type traditionnel du chevalier errant; Il a tenté de mettre d’accord la légende avec l’histoire. Eviradnus et Roland sont deux beaux portraits qui ne font pas moins d’honneur à l’intelligence qu’à l’habileté de l’artiste qui les a conçus.

Ratbert, Eviradnus et le Petit Roi de Galice sont les poèmes les plus considérables du recueil, et ceux qui montrent le talent de M. Hugo sous un jour tout nouveau. Ratbert et Eviradnus sont deux nouvelles historiques, deux romans en vers. L’auteur a transporté hardiment dans la poésie tous les procédés du roman : la description minutieuse et visant avant tout à la ressemblance exacte, la multiplicité des personnages et des incidens, la peinture analytique des caractères, l’emploi du dialogue familier. La légende s’y mêle à l’histoire, et l’allégorie s’y enroule autour du fait brutal, surtout dans Eviradnus. Dans ces deux poèmes, l’auteur ne raconte pas à la façon d’un historien désintéressé, comme il l’a fait dans le Mariage de Roland et Aymerillot ; il raconte comme le romancier, à la façon d’un moraliste et d’un critique. C’est encore dans ces deux poèmes qu’apparaît surtout ce mélange du style lyrique et du style dramatique de l’auteur que nous avons déjà signalé. Les discours d’Eviradnus aux deux rois et le discours d’Onfroy à Ratbert rappellent le ton et l’accent des discours de Ruy Gomez et de Saint-Vallier; les lamentations du marquis Fabrice sur le corps d’Isora rappellent les invectives de Triboulet devant le cadavre de Blanche. Cette invasion du style dramatique n’est pas toujours du reste d’un heureux effet, et paraît quelquefois choquante. Les héros épiques, personnages nobles de leur nature, s’expriment généralement avec plus de calme et de sobriété, ils ne consentent pas à s’abandonner au désespoir des vulgaires mortels; jamais un vieillard de quatre-vingts ans, qui a passé sa vie dans les camps et vu le danger en face, comme le marquis Fabrice, ne donnera à son désespoir l’accent criard d’une femme hystérique. Les lamentations beaucoup trop prolongées du marquis Fabrice sont d’un goût douteux et d’une violence toute populaire qui s’accorde mal avec son caractère de gentilhomme et la dignité que l’auteur lui attribue. Là où ce mélange du style dramatique et du style lyrique est bien à sa place et produit le plus heureux effet, c’est dans le Petit Roi de Galice. Ce style mixte rend à merveille la fierté pompeuse et l’emphase noble des chevaliers espagnols; il donne des ailes à leurs invectives, à leurs apostrophes, et fait résonner leurs provocations comme le clairon du héraut qui annonce que la lice est ouverte.

Mais la perle du recueil, le poème sans égal, c’est Aymerillot. M. Hugo a eu bien souvent dans sa vie de grandes inspirations, mais jamais il n’en a rencontré de comparable à celle d’Aymerillot. Dans ce poème, la simplicité s’unit à la grandeur. Les personnages parlent comme à travers un porte-voix, mais de ces bouches tonnantes il ne sort que des paroles familières. Comme cet empereur Charlemagne est à la fois débonnaire et formidable! Ce poème est vraiment digne de la grande épopée carlovingienne, c’est une vraie fanfare de la trompette héroïque. L’empereur Charles revient triste de sa campagne de Roncevaux ; il pleure Roland et son armée en déroute. Tout à coup, dans le lointain, il aperçoit les tours de Narbonne, et cela lui rend de la joie au cœur. Une ville à emporter d’assaut! Il en oublie Roncevaux, Roland et le traître Ganelon. — La ville est à celui qui la prendra! s’écrie-t-il. Allons, duc Naymes de Bavière, comte Dreux de Mondidier, Richard de Normandie, Hugues de Cotentin, Eustache de Nancy, Gérard de Roussillon, sus à Narbonne! — Tous refusent. Le duc Naymes est vieux, Mondidier est malade, Hugues de Cotentin est las, Richard est content de sa fortune, les gens d’Eustache de Nancy refusent de marcher. Charlemagne restera donc seul. La colère de l’empereur éclate, et sa voix tonne plus retentissante que le cor de Roland à Roncevaux. Alors sort des rangs un pauvre écuyer, vêtu de serge.

Le Gantois, dont le front se relevait très vite,
Se mit à rire, et dit aux reîtres de sa suite :
« Hé ! c’est Aymerillot, le petit compagnon !
— Aymerillot, reprit le roi, dis-nous ton nom.
— Aymery. Je suis pauvre autant qu’un pauvre moine;
J’ai vingt ans, je n’ai point de paille et point d’avoine,
Je sais lire en latin, et je suis bachelier.
Voilà tout, sire. Il plut au sort de m’oublier
Lorsqu’il distribua les fiefs héréditaires.
Deux liards couvriraient fort bien toutes mes terres ;
Mais tout le grand ciel bleu n’emplirait pas mon cœur.
J’entrerai dans Narbonne, et je serai vainqueur.
Après je châtierai les railleurs, s’il en reste. »
Charles, plus rayonnant que l’archange céleste,
S’écria : « Tu seras, pour ce propos hautain,
Aymery de Narbonne et comte palatin,
Et l’on te parlera d’une façon civile.
Va, fils! » Le lendemain Aymery prit la ville.

Lecteur, lisez et relisez ce poème, il est fait pour grandir le cœur C’est une œuvre noble dans toute la force du terme, et qui vous fera oublier les platitudes de la littérature qui court. Dans ce même ordre d’inspirations nobles et fortifiantes, je recommande deux petites merveilles, Bivar et la Rose de l’Infante. Il y a une grandeur réelle dans ce poème de Bivar, où la simplicité du chevalier chrétien contraste si heureusement avec l’étonnement emphatique du visiteur arabe. La Rose de l’Infante émeut comme un pressentiment. C’est une des inspirations les plus poétiques de M. Hugo que cette rose effeuillée par un souffle affaibli de la furieuse tempête qui, au même moment, disperse et engloutit. Dieu et les manœuvres de Drake aidant, les vaisseaux de la superbe Armada.

Je n’ai rien dit et ne veux rien dire de certaines apocalypses auxquelles M. Hugo attache probablement un grand prix, mais que je me permets de trouver obscures, non plus que de certaines conceptions, telles que le Satyre, que je me permets de trouver mal venues, informes pour tout dire. J’aurais pu aussi insister sur les défauts du poète, montrer les tics du talent qui se prononcent, la répétition perpétuelle et comme involontaire des mots préférés par l’imagination de l’auteur; je ne l’ai pas voulu. A quoi bon? Nous n’apprendrions rien à personne, car les défauts de M. Hugo crèvent les yeux du plus simple lecteur. Qu’il garde ces excentricités qui semblent lui plaire si fort, si c’est à ce prix que nous devons acheter les beautés dont ses œuvres fourmillent. Permettons-lui sans marchander toutes ses fantaisies, s’il nous donne en retour des poèmes comme ceux d’Aymerillot, de Bivar et du Petit roi de Galice. Je ne veux donc point lui chercher de chicanes pédantesques, et j’aime mieux, en terminant, lui faire une querelle d’un tout autre genre. S’il doit nous donner la suite de la Légende des Siècles, je désire que les futurs poèmes répondent mieux à leur titre général que les poèmes d’aujourd’hui. M. Hugo y a-t-il bien songé? Quoi! c’est là la légende des siècles, cette série de crimes, de trahisons, de meurtres et de rapines? Quoi! ce spectacle navrant, sanglant, boueux, c’est l’histoire de l’humanité? Pourquoi donc aller chercher au fond de l’Orient quelque tigre couronné, de préférence à tant de personnages à jamais illustres? pourquoi entourer de la splendeur de la poésie quelque médiocre souverain et quelque obscur scélérat, un Sigismond, un Ratbert? I y a eu d’autres personnages que des Sigismond dans l’Allemagne du moyen âge, il y a eu un Henri l’Oiseleur, un Frédéric Barberousse, un Rodolphe de Habsbourg. Il y a eu autre chose dans l’Italie du moyen âge que cette cohue d’intrigans sanguinaires que le poète nous montre entourant le fourbe Ratbert ; il y a eu un Dante, un Della Scala, un Castruccio Castracane, un Sforza. Non, la légende de l’humanité, ce n’est pas Anytus, c’est Socrate; ce n’est pas Denys de Syracuse, c’est Pélopidas et Dion; ce n’est pas Héliogabale, c’est Marc-Aurèle; ce n’est pas Richard III, c’est saint Louis; ce n’est pas Théodora et Marozie, c’est Jeanne d’Arc. Voilà les personnages qui composent la légende des siècles, qui forment la chaîne de la tradition humaine. Quant à ces personnages dont s’effraie la sombre imagination de M. Hugo, ils n’ont jamais eu de place dans la légende, et c’est à peine s’ils en ont aujourd’hui une dans l’histoire. La mémoire humaine n’a pas retenu leur nom : traîtres ou lâches, tyrans ou factieux, le même oubli les enveloppe tous. Et ce qu’il y a de pis pour eux, c’est qu’ils n’ont pas eu la gloire qu’ils ambitionnaient, et que le mal qu’ils avaient voulu faire n’a pas pu durer. Eux passés, l’âme humaine s’est levée comme le soleil après la tempête, et tout a été réparé. Espérons donc que l’imagination de M. Hugo se rassérénera, et que dans sa prochaine publication il nous donnera la vraie légende des siècles, celle qui raconte les miracles de la puissance morale, de la bonté et de l’amour.


EMILE MONTEGUT.

  1. 2 vol., Michel Lévy, 1859.
  2. Voyez dans la préface de la Légende des Siècles les quelques lignes qu’il a consacrées à un poème annoncé : la Fin de Satan.