La Légende des sexes, poëmes hystériques/L’Eden

La bibliothèque libre.
Solitude  ►


L’ÉDEN


À Florent Scheving.



D ans l’éther infini, plein de profonds mirages,
Dans l’azur insondable et vierge de nuages,
Le grand soleil montait lentement, gravement :
Et l’Éden, ébloui du long rayonnement,
S’éveilla. La nature amoureuse et ravie
Entonna le concert éclatant de la vie.
Tout remuait : Adam, le seul et le dernier,
Dormait les poings fermés, à l’ombre d’un pommier.
De larges ronflements bourdonnaient sur sa lèvre :
Il avait eu, la nuit, des douleurs et la fièvre ;
Il avait fait un rêve, il avait mal aux reins :
Il avait cru voir Dieu, du haut des cieux sereins,

Descendre à petits pas, et la dextre divine
Avait pendant longtemps fouillé dans sa poitrine
Pour y ravir un os qu’elle avait emporté…
Adam dormait toujours. Debout à son côté,
Ève le regardait, soucieuse, étonnée.

Le jour venait de naître où la femme était née.
L’homme ronflait. Une heure entière s’écoula ;
Ève, agacée enfin de le voir toujours là,
Ève, maligne et femme, Ève prit une pomme
Et la laissa tomber sur l’œil du premier homme.

Adam se redressa d’un seul bond : « Mille dieux ! »
Mais il aperçut Ève en se frottant les yeux.
Homme sans le savoir et galant de naissance,
Il fit une profonde et grave révérence :
— « Dieu fait bien ce qu’il fait ; Éblis seul fait le mal.

Il s’assit : — « Quel est donc ce nouvel animal ?
Et d’où vient qu’on ne peut rien trouver à lui dire ?
Il se tut un instant, puis, avec un sourire :
— « Il fait bien chaud !…

Ève

— « Il fait bien chaud !…Oh oui.

Adam

— « Il fait bien chaud !…Oh oui.Le soleil est très-fort


Ève

Oh oui.

Adam

Oh oui.C’est étonnant avec ce vent du nord…
Car c’est le vent du Nord qui vient de la montagne.

Ève

Ah !

Adam

Ah !Oui… Connaissez-vous un peu notre campagne ?

Ève

Moi ? non. Je viens de naître.

Adam

Moi ? non. Je viensAh ! de naître… Aujourd’hui ?

Ève

Oui.

Adam

Oui.Je vous félicite… Éden vous plaît-il ?

Ève

Oui.Je vous félicite… Éden vous plaît-il ?Oui.


Adam

Pensez-vous y rester quelque temps ?

Ève

Pensez-vous y rester quelque temps ?C’est probable.

Adam

Ah, tant mieux. Vous verrez : c’est un séjour aimable.
Je vous promènerai dans notre paradis.
Aimez-vous à causer ?

Ève

Aimez-vous à causer ?Que dites-vous ?

Adam

Aimez-vous à causer ?Que dites-vous ?Je dis :
Aimez-vous à causer ?

Ève

Aimez-vous à causer ?Je ne sais pas encore ;
Je ne peux pas savoir : je suis née à l’aurore. »

Il se fit un silence : Adam, pâle et songeur,
Promenait brusquement ses deux mains sur son cœur.


Ève

« Vous cherchez quelque chose ?

Adam

« Vous cherchez quelque chose ?Il me manque une côte !

Ève

Dieu m’a créée avec : ce n’est pas de ma faute.

Adam

Tiens… La drôle d’idée ! Et quel est votre nom ?

Ève

Ève.

Adam

Ève.Oh, le joli nom !

Ève

Ève.Oh, le joli nom !Vous me flattez…

Adam

Ève.Oh, le joli nom !Vous me flattez…Mais non.
Moi je m’appelle Adam.

Ève

Moi je m’appelle Adam.Adam… »
Moi je m’appelle Adam.Adam… »Nouveau silence :

Tous deux s’étonnaient de tant de différence[1]
Dans les formes du corps et les tons de la peau.
Adam la trouvait belle ; Ève le trouvait beau.
Ils se taisaient, mais ils raisonnaient en revanche.

Adam reprit enfin : — « Comme vous êtes blanche !
Pourquoi Dieu vous a-t-il mis des cheveux si longs ?
Les miens sont courts et noirs et les vôtres tout blonds.
C’est vraiment très-joli, ces lourdes tresses blondes…

Ève

Vous trouvez ?

Adam

Vous trouvez ?Très-joli… Mais ces machines rondes,
Là, sur votre poitrine : À quoi cela sert-il ?

Ève

Je n’en sais rien. Mais vous, au-dessous du nombril,
Qu’est-ce que vous portez dans cette touffe noire,
Sur ce double coussin ?

Adam

Sur ce double coussin ?Je m’en sers… après boire.


Ève

Seulement ? — Cela doit vous gêner pour marcher ?

Adam

Pas trop… On s’habitue.

Ève

Pas trop… On s’habitue.Est-ce qu’on peut toucher ?

Adam

Si vous le désirez…

Ève

Si vous le désirez…Je suis si curieuse.
Alors vous permettez ?… »

Alors vous permettez ?… »Ève, blanche et rieuse,
Avança doucement ses petits doigts rosés,
Puis, s’arrêtant soudain :

Puis, s’arrêtant soudain :« Je n’ose pas !

Adam

Puis, s’arrêtant soudain : « Je n’ose pas !Osez !
Est-ce qu’il vous fait peur ?


Ève

Est-ce qu’il vous fait peur ?Peur ? Oh non : je suis brave.
Tiens ! C’est tout rouge au bout. On dirait une rave.
C’est pour le protéger, sans doute, cette peau ?
Ce n’est pas laid du tout.

Adam

Ce n’est pas laid du tout.Oh… Ce n’est pas très-beau.

Ève

Mais si : c’est très-gentil. »

Mais si : c’est très-gentil. »Et les mignons doigts roses
Allaient, couraient, venaient faisaient de courtes poses,
Comme des papillons voltigeant sur des fleurs.

Ève

« Oh mais, regardez donc. Il a pris des couleurs.
Comme c’est drôle ! Il est plus grand que tout à l’heure.
Il se dresse : il frémit. Ciel ! une larme : il pleure ! »

Ève essuya la larme à ses cheveux dorés.


Ève

« Il pleure ! Il pleure encore ! Est-ce que vous souffrez ?

Adam

Au contraire.

Ève

Au contraire.Oh, Monsieur Adam ! il est énorme,
Maintenant ! Il n’a plus du tout la même forme.
C’est très-raide et très-dur… À quoi peut-il servir ? »

Adam lui répondit, dans un profond soupir :
« Est-ce que vous croyez qu’il sert à quelque chose ?

Ève

Je n’en suis pas très-sûre : au moins, je le suppose.
Vous m’avez dit tantôt : « Dieu fait bien ce qu’il fait. »
Toute chose a son but si ce monde est parfait.

Adam

Oui, si Dieu m’avait dit ce qu’il veut que je fasse
De ce… Mais vous, comment ?…


Ève

De ce… Mais vous, comment ?…Moi je n’ai que la place.
C’est peut-être un oubli : voyez.

Adam (cherchant trop haut.)

C’est peut-être un oubli : voyez.Je ne vois rien.

Ève

Non : pas là, maladroit ! Ici… Regardez bien.

Adam

C’est juste ! on vous a même arraché la racine !
La fosse est encor fraîche… Est-ce que la voisine
Communique ?… Pour voir, si j’y mettais le doigt ?

Ève

Mettez ce qu’il faudra.

Adam

Mettez ce qu’il faudra.Diable ! C’est bien étroit ! »

Il glissa sous la femme une main caressante…
Ève bondit, l’œil clos, la croupe frémissante,
Les seins tendus, les poings crispés dans ses cheveux.
Tout son être frémit[2] d’un long frisson nerveux,
Et le soupir mourut entre ses dents serrées.


« Encore ! » Elle entrouvrit ses deux cuisses cambrées,
Et le premier puceau vint tomber dans ses bras !

« Encore ! Cherche encore ! Oui. Tant que tu voudras. »

Comme il croisait ses mains sous deux épaules blanches,
Adam sentit deux pieds se croiser sur ses hanches.
Leurs membres innocents s’enlaçaient, s’emmêlaient.
S’ils avaient pu savoir, au moins, ce qu’ils voulaient !

Ô pucelage ! Alors, presque sans le comprendre,
Tous deux en même temps, d’une voix faible et tendre,
Murmurèrent : « Je t’aime ». Et le premier baiser
Vint, en papillonnant, en riant, se poser
Et chanter doucement sur leurs lèvres unies.

Dieu, pour les ignorants, créa deux bons génies :
L’Instinct et le Hasard. Or, au bout d’un instant,
Ève avait deviné ce qui l’intriguait tant.

Avez-vous jamais vu le serpent que l’on chasse ?
De droite à gauche, errant, affolé, tête basse,
En avant, en arrière, il va sans savoir où.

Il s’élance ; il recule ; il cherche ; il veut un trou,
Un asile où cacher sa fureur écumante.
Il cherche : il ne voit rien, et son angoisse augmente.
Mais, lorsqu’il aperçoit l’abri qu’il a rêvé,
Il entre et ne sort plus. — Adam avait trouvé !

Un cri, puis des soupirs : l’homme a compris la femme.

Les deux corps enlacés semblaient n’avoir qu’une âme.
Ils se serraient, ils se tordaient, ils bondissaient.
Les chairs en feu frottaient les chairs, s’électrisaient.
Les veines se gonflaient. Les langues acérées
Cherchaient une morsure entre les dents serrées.
Des nerfs tendus et fous, des muscles contractés,
Des élans furieux, des bonds de voluptés…
Plus fort ! Plus vite ! Enfin c’est la suprême étreinte,
Le frisson convulsif…

Le frisson convulsif…Ève, alanguie, éteinte,
Se pâme en un soupir et fléchit sur ses reins ;
Ses yeux cherchent le ciel ; son cœur bat sous ses seins.
Son beau corps souple, frêle, et blanc comme la neige,
S’arrondit, s’abandonne au bras qui la protège.

Adam, heureux et las, se couche à son côté.
Puis, tous deux, lourds, le sein doucement agité
Comme s’ils écoutaient de tendres harmonies,
Rêvent, dans la langueur des voluptés finies.

Mais Ève : « — Dieu, vois-tu, ne fait rien sans raisons.

Dieu fait bien ce qu’il fait… Viens là ! Recommençons… »


  1. Note de WS : Pascal Pia dans Les livres de l’Enfer, Arthème Fayard, 1998, p. 409, col. 765, mentionne le fait que dans l’exemplaire coté Réserve p. Ye 424, ex. n°b57, Haraucourt à corrigé manuellement ce vers en ajoutant "Et" au début, sans quoi l’alexandrin boitait.
  2. Note de WS : Pascal Pia dans Les livres de l’Enfer, Arthème Fayard, 1998, p. 409, col. 765, mentionne le fait que dans l’exemplaire coté Réserve p. Ye 424, ex. n°b57, Haraucourt à corrigé manuellement ce vers en biffant "frémit" pour lui substituer "trembla".