La Légende des siècles/Désintéressement

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Là-haut Victor HugoLa Légende des siècles
Nouvelle série
XXV
Les Montagnes



Le Temple





Désintéressement[modifier]

 
Le mont Blanc que cent monts entourent de leur chaîne,
Comme dans les bouleaux le formidable chêne,
Comme Samson parmi les enfants d’Amalec,
Comme la grande pierre au centre du cromlech,
5Apparaît au milieu des Alpes qu’il encombre ;
Et les monts, froncement du globe, relief sombre
De la terre pétrie aux pieds de Jéhova,
Croûte qu’en se dressant quelque satan creva,
L’admirent, fiers sommets que la tempête arrose.
10— Grand ! dit le mont Géant. — Et beau ! dit le mont Rose.

Et tous, Cervin, Combin, le Pilate fumant
Qui sonne tout entier comme un grand instrument,
Tant les troupeaux le soir l’emplissent de clarines,
Titlis soufflant l’orage au vent de ses narines,
15Le Baken qui chassa Gessler, et le Rigi
Par qui plus d’ouragan sur le lac a rugi,
Pelvoux tout enivré de la senteur des sauges,
Cenis qui voit l’Isère, Albis qui voit les Vosges,
Morcle à la double dent, Dru noir comme un bourreau,
20L’Orteler, et la Vierge immense, la Jungfrau
Qui ne livre son front qu’aux baisers des étoiles,
Schwitz tendant ses glaciers comme de blanches toiles,
Le haut Mythen, clocher de la cloche Aquilon,
Tous, du lac au chalet, de l’abîme au vallon,
25Roulant la nue aux cieux et le bloc aux moraines,
Aiguilles, pics de neige et cimes souveraines,
Autour du puissant mont chantent, chœur monstrueux :
— C’est lui ! le pâtre blanc des monts tumultueux !
Il nous protége tous et tous il nous dépasse ;
30Il est l’enchantement splendide de l’espace ;
Ses rocs sont épopée et ses vallons roman ;
Il mêle un argent sombre aux moires du Léman ;
L’océan aurait peur sous ses hautes falaises,
Et ses brins d’herbe sont plus fiers que nos mélèzes ;
35Il nous éclaire après que l’astre s’est couché ;
Dans le brun crépuscule il apparaît penché,
Et l’on croit de Titan voir l’effrayante larve ;
Il tresse le bleu Rhône aux cheveux d’or de l’Arve ;

Sa cime, pour savoir lequel a plus d’amour
40Et quel est le plus grand du regard ou du jour,
Confronte le soleil avec le gypaète ;
La nuit, quand il se dresse, énorme silhouette,
Croit voir un monde sombre éclore à l’horizon ;
Il est superbe, il a la glace et le gazon ;
45L’archange à son sommet vient aiguiser son glaive ;
Il a, comme son dogue, à ses pieds le Salève ;
Il tisse, âpre fileur, les brouillards pluvieux ;
Sa tiare surgit sur nos fronts envieux ;
Ses pins sont les plus verts, sa neige est la plus blanche ;
50Il tient dans une main la colombe Avalanche
Et dans l’autre le vaste et fauve aigle Ouragan ;
Il tire du fourreau, comme son yatagan,
La tourmente, et les lacs tremblent sous sa fumée ;
Il plonge au bloc des nuits l’éclair, scie enflammée :
55L’immensité le baise et le prend pour amant ;
Une mer de cristal, d’azur, de diamant,
Crinière de glaçons digne du lion Pôle,
Tombe, effrayant manteau, de sa farouche épaule ;
Ses précipices font reculer les chamois ;
60Sur son versant sublime il a les douze mois ;
Il est plus haut, plus pur, plus grand que nous ne sommes ;
Et nous l’insulterions si nous étions des hommes.