La Légende des siècles/Gaïffer-Jorge, duc d’Aquitaine

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Le Cycle pyrénéen
La Légende des sièclesCalmann-Lévy2 (p. 59-64).


GAÏFFER-JORGE


DUC D’AQUITAINE




Au bas d’une muraille on ouvre une tranchée.
Les travailleurs, bras nus et la tête penchée,
Vont et viennent, fouillant dans l’obscur entonnoir ;
Sous la pioche, pareille au bec d’un oiseau noir,
Le rocher sonne, ainsi que le fer dans la forge ;
Dur labeur. Gaïffer, qu’on appelle aussi Jorge,

Fait creuser un fossé large et profond autour
De son donjon, palais de roi, nid de vautour,
Forteresse où ce duc, voisin de la tempête,
Habite, avec le cri des aigles sur sa tête ;
On éventre le mont, on défonce le champ ;
— Creusez ! creusez ! dit-il aux terrassiers, piochant
De l’aube jusqu’à l’heure où le soleil se couche,
Je veux faire à ma tour un fossé si farouche
Qu’un homme ait le vertige en regardant au fond. —
On creuse, et le travail que les ouvriers font
Trace au pied des hauts murs un tortueux cratère ;
Il descend chaque jour plus avant dans la terre ;
Un terrassier parfois dit : — Seigneur, est-ce assez ?
Et Gaïffer répond : — Creusez toujours, creusez.
Je veux savoir sur quoi ma demeure est bâtie. —



Qu’est-ce que Gaïffer ? La fauve dynastie
Qu’installa, sous un dais fait d’une peau de bœuf,
Le patrice Constance en quatre-cent-dix-neuf,
Reçut de Rome en fief la troisième Aquitaine.
Aujourd’hui Gaïffer en est le capitaine.
De Bayonne à Cahors son pouvoir est subi ;
Les huit peuples qui sont à l’orient d’Alby,
Les quatorze qui sont entre Loire et Garonne,
Sont comme les fleurons de sa fière couronne ;
Auch lui paie un tribut ; du Tursan au Marsan

Il reçoit un mouton de chaque paysan ;
Le Roc-Ferrat, ce mont où l’on trouve l’opale,
Saint-Sever sur l’Adour, Aire l’épiscopale,
Sont à lui ; son état touche aux deux océans ;
Le roi de France entend jusque dans Orléans
Le bruit de son épée aiguisée et fourbie
Aux montagnes d’Irun et de Fontarabie ;
Gaïffer a sa cour plénière de barons ;
La foule, autour de lui, se tait et les clairons
Font un sinistre éclat de triomphe et de fête ;
Au point du jour, sa tour, dont l’aube teint le faîte,
Noire en bas et vermeille en haut, semble un tison
Qu’un bras mystérieux lève sur l’horizon ;
Gaïffer-Jorge est prince, archer et chasseur d’hommes ;
On le trouve très-grand parmi ses majordomes,
Ses baillis font sonner sa gloire, et ses prévôts
Sont plus qu’à Dieu le père à Gaïffer dévots.
Seulement, il a pris, pour élargir sa terre,
Aux infants d’Oloron leur ville héréditaire ;
Mais ces infants étaient de mauvaise santé,
Et si jeunes que c’est à peine, en vérité,
S’ils ont su qu’on changeait leur couronne en tonsure ;
De plus son amitié n’est pas toujours très-sûre ;
Il a, pour cent francs d’or, livré son maître Aymon
Au noir Miramolin, Hécuba-le-démon ;
Aymon, ce chevalier dont tout parlait naguère,
Avait instruit le duc Gaïffer dans la guerre,
Aymon était un fier et bon campéador,

Mais Gaïffer était sans le sou, cent francs d’or
Font cent mille tomans, et son trésor étique
Avait besoin d’un coup de grande politique ;
Par la vente d’Aymon il a réalisé
De quoi pouvoir donner un tournoi, l’an passé,
Et bien vivre, et jeter l’argent par la fenêtre ;
La grandeur veut le faste, il ne convient pas d’être
À la fois duc superbe et prince malaisé ;
Enfin on dit qu’un soir il a, chasseur rusé,
Conduit, tout en riant, au fond d’une clairière,
Son frère Astolphe, et l’a poignardé par derrière ;
Mais ils étaient jumeaux, Astolphe un jour pouvait
Prétendre au rang ducal dont Jorge se revêt,
Et pour la paix publique on peut tuer son frère.



Étançonner le sable, ôter l’argile, extraire
La brèche et le silex, et murer le talus,
C’est rude. Après les huit premiers jours révolus :
— Sire, ce fossé passe en profondeur moyenne
Tous ceux de Catalogne et tous ceux de Guyenne,
Dit le maître ouvrier, vieillard aux blancs cheveux.
— Creusez ! répond le duc. Je vous l’ai dit. Je veux
Voir ce que j’ai sous moi dans la terre profonde. —
Huit jours encore on creuse, on sape, on fouille, on sonde ;
Tout à coup on déterre une pierre, et, plus bas,
Un cadavre, et le nom sur le roc : Barabbas.

— Creusez, dit Jorge. — On creuse. Au bout d’une semaine
Une autre pierre avec une autre forme humaine
Perce l’ombre, affreux spectre au fond d’un trou hideux ;
Et ce cadavre était le plus sombre des deux ;
Une corde à son cou rampait ; une poignée
De drachmes d’or sortait de sa main décharnée ;
Sur la pierre on lisait : Judas. — Creusez toujours !
Allez ! creusez ! cria le duc du haut des tours. —
Et le bruit du maçon que le maçon appelle
Recommença ; la pioche et la hotte et la pelle
Plongèrent plus avant qu’aucun mineur ne va.
Après huit autres jours de travail, on trouva
Soudain, dans la nuit blême où rien n’a plus de forme,
Un squelette terrible, et sur son crâne énorme
Quatre lettres de feu traçaient ce mot : Caïn.
Les pâles fossoyeurs frémirent, et leur main
Laissa rouler l’outil dans l’obscurité vide ;
Mais le duc apparaît, noir sur le ciel livide :
— Continuez, dit-il, penché sur le fossé,
Allez ! — On obéit ; et l’un d’eux s’est baissé,
Morne esclave, il reprend le pic pesant et frappe ;
Et la roche sonna comme une chausse-trappe,
Au second coup la terre obscure retentit ;
Du trou que fit la pioche une lueur sortit,
Lueur qui vint au front heurter la tour superbe,
Et fit, sur le talus, flamboyer les brins d’herbe
Comme un fourmillement de vipères de feu ;
On la sentait venir de quelque horrible lieu ;

Tout le donjon parut sanglant comme un mystère ;
— Allez ! dit Jorge. — Alors on entendit sous terre
Une lugubre voix qui disait : — Gaïffer,
Ne creuse point plus bas, tu trouverais l’enfer.