La Légende des siècles/La Chanson des doreurs de proues

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Le Bey outragé Victor HugoLa Légende des siècles
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XI
La Chanson des doreurs de proues



Ténèbres






Nous sommes les doreurs de proues.
Les vents, tournant comme des roues,
Sur la verte rondeur des eaux
Mêlent les lueurs et les ombres,
Et dans les plis des vagues sombres
Traînent les obliques vaisseaux. 

La bourrasque décrit des courbes,
Les vents sont tortueux et fourbes,
L'archer noir souffle dans son cor,
Ces bruits s'ajoutent aux vertiges,
Et c'est nous qui dans ces prodiges
Faisons rôder des spectres d'or,

Car c'est un spectre que la proue.
Le flot l'étreint, l'air la secoue ;
Fière, elle sort de nos bazars
Pour servir aux éclairs de cible,
Et pour être un regard terrible
Parmi les sinistres hasards.

Roi, prends le frais sous les platanes ;
Sultan, sois jaloux des sultanes,
Et tiens sous des voiles caché
L'essaim des femmes inconnues
Qu'hier on vendait toutes nues
À la criée en plein marché ;

Qu'importe au vent ! qu'importe à l'onde !
Une femme est noire, une est blonde,
L'autre est d'Alep ou d'Ispahan ; Toutes tremblent devant ta face ;
Et que veut-on que cela fasse
Au mystérieux océan ?

Vous avez chacun votre fête ;
Sois le prince, il est la tempête,
Lui l'éclair, toi l'yatagan,
Vous avez chacun votre glaive ;
Sous le sultan le peuple rêve,
Le flot songe sous l'ouragan.

Nous travaillons pour l'un et l'autre.
Cette double tâche est la nôtre,
Et nous chantons ! Ô sombre émir,
Tes yeux d'acier, ton cœur de marbre,
N'empêchent pas le soir dans l'arbre
Les petits oiseaux de dormir ;

Car la nature est éternelle
Et tranquille, et Dieu sous son aile
Abrite les vivants pensifs.
Nous chantons dans l'ombre sereine
Des chansons où se mêle à peine
La vision des noirs récifs. 

Nous laissons aux maîtres les palmes
Et les lauriers ; nous sommes calmes
Tant qu'ils n'ont pas pris dans leur main
Les étoiles diminuées,
Tant que la fuite des nuées
Ne dépend pas d'un souffle humain.

L'été luit, les fleurs sont écloses,
Les seins blancs ont des pointes roses,
On chasse, on rit, les ouvriers
Chantent, et les moines s'ennuient ;
Les vagues biches qui s'enfuient
Font tressaillir les lévriers.

Oh ! s'il fallait que tu t'emplisses,
Sultan, de toutes les délices
Qui t'environnent, tu mourrais.
Vis et règne, — la vie est douce.
Le chevreuil couché sur la mousse
Fait des songes dans les forêts ;

Monter ne sert qu'à redescendre ;
Tout est flamme, puis tout est cendre ;
La tombe dit à l'homme : vois ! Le temps change, les oiseaux muent,
Et les vastes eaux se remuent,
Et l'on entend passer des voix ;

L'air est chaud, les femmes se baignent,
Les fleurs entre elles se dédaignent ;
Tout est joyeux, tout est charmant,
Des blancheurs dans l'eau se reflètent ;
Les roses des bois se complètent
Par les astres du firmament.

Ta galère que nous dorâmes
A soixante paires de rames
Qui de Lépante à Moganez
Domptent le vent et la marée,
Et dont chacune est manœuvrée
Par quatre forçats enchaînés.