La Légende des siècles/Le Romancero du Cid

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L’Hydre Victor HugoLa Légende des siècles
Nouvelle série
V
Après les dieux, les rois
II. De Ramire à Cosme de Médicis

II
Le Romancero du Cid
Le Roi de Perse






LE ROMANCERO DU CID


I

L’entrée du roi.


 
Vous ne m’allez qu’à la hanche ;
Quoique altier et hasardeux,
Vous êtes petit, roi Sanche ;
Mais le Cid est grand pour deux.

Quand chez moi je vous accueille
Dans ma tour et dans mon fort,
Vous tremblez comme la feuille,
Roi Sanche, et vous avez tort.

Sire, ma herse est fidèle ;
Sire, mon seuil est pieux ;
Et ma bonne citadelle
Rit à l’aurore des cieux.

Ma tour n’est qu’un tas de pierre,
Roi, mais j’en suis le seigneur ;
Elle porte son vieux lierre
Comme moi mon vieil honneur.

Mes hirondelles sont douces ;
Mes bois ont un pur parfum ;
Mes nids n’ont pas dans leurs mousses
Un cheveu pris à quelqu’un.

Tout passant, roi de Castille,
More ou juif, rabbin, émir,
Peut entrer dans ma bastille
Tranquillement, et dormir.

Je suis le Cid calme et sombre
Qui n’achète ni ne vend,
Et je n’ai sur moi que l’ombre
De la main du Dieu vivant.

Cependant je vous admire,
Vous m’avez fait triste et nu,
Et vous venez chez moi, sire ;
Roi, soyez le mal venu.


II

Souvenir de Chimène.


 
Si le mont faisait reproche
À l’air froid, aigre et jaloux,
C’est moi qui serais la roche,
Et le vent ce serait vous.

Roi, j’en connais qui trahissent,
Mais je suis le vieux soumis ;
Tous vos amis me haïssent,
Moi je hais vos ennemis.

Et dans mon dédain je mêle
Tous vos favoris, ô roi ;
L’épaisseur de ma semelle
Me suffit entre eux et moi.

Roi, quand j’épousai ma femme,
J’eus à me plaindre de vous ;
Pourtant je n’ai rien dans l’âme,
Dieu fut grand, le ciel fut doux,

L’évêque avait sa barette ;
On marchait sur des tapis ;
Chimène eut sa gorgerette
Pleine de fleurs et d’épis.

J’avais un habit de moire
Sous l’acier de mon corset.
Je ne garde en ma mémoire
Que le soleil qu’il faisait.

Entrez en paix dans ma ville.
On vous parlerait pourtant
D’une façon plus civile
Si l’on était plus content.

III

Le roi jaloux.


Parce que, Léon, la Manche,
L’Èbre, on vous a tout donné,
Et qu’on était grand, don Sanche,
Avant que vous fussiez né,

Est-ce une raison pour être
Vil envers moi qui suis vieux ?
Roi, c’est trop d’être le maître
Et d’être aussi l’envieux.

Nous, fils de race guerrière,
Seigneur, nous vous en voulons
Pour vos rires par derrière
Qui nous mordent les talons.

Est-ce qu’à votre service
Le Cid s’est estropié
Au point d’avoir quelque vice
Dans le poignet ou le pié,

Qu’il s’entend, sans frein ni règle,
Moquer par vos gens à vous ?
Ne suis-je plus qu’un vieux aigle
À réjouir les hiboux ?

Roi, qu’on mette, avec sa chape,
Sa mître et son palefroi,
Dans une balance un pape
Portant sur son dos un roi ;

Ils pèseront dans leur gloire
Moins que moi, Campeador,
Quand le roi serait d’ivoire,
Quand le pape serait d’or !


IV

Le roi ingrat.


 
Je vous préviens qu’on me fâche,
Moi qui n’ai rien que ma foi,
Lorsqu’étant homme, on est lâche,
Et qu’on est traître, étant roi.

Je sens vos ruses sans nombre ;
Oui, je sens tes trahisons.
Moi pour le bien, toi pour l’ombre,
Dans la nuit nous nous croisons.

Je te sers, et je m’en vante ;
Tu me hais et tu me crains ;
Et mon cheval t’épouvante
Quand il jette au vent ses crins.

Tu te fais, tristes refuges,
Adorer soir et matin
En castillan par tes juges,
Par tes prêtres en latin.

Roi, si deux et deux font quatre,
Un fourbe est un mécréant.
Quant à moi, je veux rabattre
Plus d’un propos malséant.

Quand don Sanche est dans sa ville,
Il me parle avec hauteur ;
Je suis un bien vieux pupille
Pour un si jeune tuteur.

Je ne veux pas qu’on me manque.
Quand tu me fais défier
Par ton clerc à Salamanque,
À Jaen par ton greffier ;

Quand, derrière tes murailles
Où tu chasses aux moineaux,
Roi, je t’entends qui me railles,
Moi, l’arracheur de créneaux,

Je pourrais y mettre un terme ;
Je t’enverrais, roi des Goths,
D’une chiquenaude à Lerme
Ou d’un soufflet à Burgos.


V

Le roi défiant.


 
Quand je songe en ma tanière
Mordant ma barbe et rêvant,
Regardant dans ma bannière
Les déchirures du vent,

Ton effroi sur moi se penche.
Tremblant, par tes alguazils
Tu te fais garder, roi Sanche,
Contre mes sombres exils.

Moi, je m’en ris. Peu m’importe
Ô roi, quand un vil gardien
Couche en travers de ta porte,
Qu’il soit homme ou qu’il soit chien !

Tu dis à ton économe,
À tes pages blancs ou verts :
— « À quoi pense ce bonhomme
« Qui regarde de travers ?

« À quoi donc est-ce qu’il songe ?
« Va-t-il rompre son lien ?
« J’ai peur. Quel est l’os qu’il ronge ?
« Est-ce son nom ou le mien ?

« Qu’est-ce donc qu’il prémédite ?
« S’il n’est traître, il en a l’air.
« Dans sa montagne maudite
« Ce baron-là n’est pas clair.

« À quoi pense ce convive
« Des loups et des bûcherons ?
« J’ai peur. Est-ce qu’il ravive
« La fraîcheur des vieux affronts ?

« Le laisser libre est peu sage ;
« Le Cid est mal muselé. » —
Roi, c’est moi qui suis ma cage
Et c’est moi qui suis ma clé.

C’est moi qui ferme mon antre ;
Mes rocs sont mes seuls trésors ;
Et c’est moi qui me dis : rentre !
Et c’est moi qui me dis : sors !

Soit que je vienne ou que j’aille,
Je tire seul mon verrou.
Ah ! Tu trouves que je bâille
Trop librement dans mon trou !

Tu voudrais dans ma vieillesse,
Comme un dogue dans ta cour,
M’avoir, moi, le Cid, en laisse,
Et me tenir dans ma tour,

Et me tenir dans mes lierres,
Gardé comme les brigands… —
Va mettre des muselières
Aux gueules des ouragans !


VI

Le roi abject.


 
Roi que gêne la cuirasse,
Roi qui m’as si mal payé,
Tu fais douter de ta race ;
Et, dans sa tombe ennuyé,

Ton vieux père, âme loyale,
Dit : — Quelque bohémien
A dans la crèche royale
Mis son fils au lieu du mien ! —

Roi, ma meilleure cuisine
C’est du pain noir, le sais-tu,
Avec quelque âpre racine,
Le soir quand on s’est battu.

M’as-tu nourri sous ta tente,
Et suis-je ton écolier ?
M’as-tu donné ma patente
De comte et de chevalier ?

Roi, je vis dans la bataille.
Si tu veux, comparons-nous.
Pour ne point passer ta taille,
Je vais me mettre à genoux.

Pendant que tu fais tes pâques
Et que tu dis ton credo,
Je prends les tours de Saint-Jacques
Et les monts d’Oviédo.

Je ne m’en fais pas accroire.
Toi-même tu reconnais
Que j’ai la peau toute noire
D’avoir porté le harnais.

Seigneur, tu fis une faute
Quand tu me congédias ;
C’est mal de chasser un hôte,
Fou de chasser Ruy Diaz.


Roi, c’est moi qui te protége.
On craint le son de mon cor.
On croit voir dans ton cortége
Un peu de mon ombre encor.

Partout, dans les abbayes,
Dans les forts baissant leurs ponts,
Tes volontés obéies
Font du mal, dont je réponds.

Roi par moi ; sans moi, poupée !
Le respect qu’on a pour toi,
La longueur de mon épée
En est la mesure, ô roi !

Ce pays ne connaît guère,
Du Tage à l’Almonacid,
D’autre musique de guerre
Que le vieux clairon du Cid.

Mon nom prend toute l’Espagne,
Toute la mer à témoin ;
Ma fanfare de montagne
Vient de haut et s’entend loin.

Mon pas fait du bruit sur terre,
Et je passe mon chemin
Dans la rumeur militaire
D’un triomphateur romain.

Et tout tremble, Irun, Coïmbre,
Santander, Almodovar,
Sitôt qu’on entend le timbre
Des cymbales de Bivar.


VII

Le roi fourbe.


 
Certe, il tient moins de noblesse
Et de bonté, vois-tu bien,
Roi, dans ton collier d’Altesse,
Que dans le collier d’un chien !

Ta foi royale est fragile.
Elle affirme, jure et fuit.
Roi, tu mets sur l’évangile
Une main pleine de nuit.

Avec toi tout est précaire,
Surtout quand tu t’es signé
Devant quelque reliquaire
Où le saint tremble indigné.

À tes traités, verbiage,
Je préférerais souvent
Les promesses du nuage
Et la parole du vent.

La parole qu’un roi fausse
Derrière les gens trahis,
N’est plus que la sombre fosse
De la pudeur d’un pays.

Moi, je tiens pour périls graves,
Et je dois le déclarer,
Ce qu’en arrière des braves
Les traîtres peuvent jurer.

Roi, vous l’avouerez, j’espère,
Mieux vaut avoir au talon
Le venin d’une vipère
Que le serment d’un félon.

Je suis dans ma seigneurie,
Parlant haut, quoique vassal.
Après cela, je vous prie
De ne pas le prendre mal.


VIII

Le roi voleur.


 
Roi, fallait-il que tu vinsses
Pour nous écraser d’impôts ?
Nous vivons dans nos provinces,
Pauvres sous nos vieux drapeaux.

Nous bravons tes cavalcades.
Sommes-nous donc des vilains
Pour engraisser des alcades
Et nourrir des chapelains ?

Quant à payer, roi bravache,
Jamais ! Et j’en fais serment.
Ma ville est-elle une vache
Pour la traire effrontément ?

Je vais continuer, sire,
Et te parler du passé,
Puisqu’il est bon de tout dire
Et puisque j’ai commencé.

Roi, tu m’as pris mes villages,
Roi, tu m’as pris mes vassaux ;
Tu m’as pris mes grands feuillages
Où j’écoutais les oiseaux ;

Roi, tu m’as pris mon domaine,
Mon champ, de saules bordé ;
Tu m’allais prendre Chimène,
Roi, mais je t’ai regardé.

Si les rois étaient pendables,
Je t’aurais offert déjà
Dans mes ongles formidables
Au gibet d’Albavieja.

D’ombre en vain tu t’environnes ;
Ma colère un jour pensa
Prendre l’or de tes couronnes
Pour ferrer Babieça.

Je suis plein de rêves sombres,
Ayant, vieux suspect vainqueur,
Toute ma gloire en décombres
Dans le plus noir de mon cœur.


IX

Le roi soudard.


 
Quand vous entrez en campagne,
Louche orfraie au fatal vol,
On ferait honte à l’Espagne
De vous nommer espagnol.

Sire, on se bat dans les plaines,
Sire, on se bat dans les monts ;
Les campagnes semblent pleines
D’archanges et de démons.

On se bat dans les provinces ;
Et ce choc de boucliers
Va de vous les petits princes
À nous les grands chevaliers.

Les rocs ont des citadelles
Et les villes ont des tours
Où volent à tire d’ailes
Les aigles et les vautours.

La guerre est le cri du reitre,
Du vaillant et du maraud,
Un jeu d’en bas, et peut-être
Un jugement de là-haut ;

La guerre, cette aventure
Sur qui plane le corbeau,
Se résout en nourriture
Pour les bêtes du tombeau ;

Le chacal se désaltère
À tous ces sanglants hasards ;
Et c’est pour les vers de terre
Que travaillent les césars ;

Les camps sont de belles choses ;
Mais l’homme loyal ne croit
Qu’à la justice des causes
Et qu’à la bonté du droit.

Car la guerre est folle et rude.
Pour la faire honnêtement
Il faut une certitude
Prise dans le firmament.

Je remarque en mes tristesses
Que la gloire aux durs sentiers
Ne connaît pas les altesses
Et s’en passe volontiers.

Un soldat vêtu de serge
Est parfois son favori ;
Et l’épée est une vierge
Qui veut choisir son mari.

Roi, les guerres que vous faites
Sont les guerres d’un félon
Qui souffle dans des trompettes
Avec un bruit d’aquilon ;

Qui, ne risquant son panache
Qu’à demi dans les brouillards,
S’il voit des hommes se cache,
Et vient s’il voit des vieillards ;

Qui, se croyant Alexandre,
Ne laisse dans les maisons
Que des os dans de la cendre
Et du sang sur des tisons ;

Et qui, riant sous les portes,
Vous montre, quand vous entrez,
Sur des tas de femmes mortes
Des tas d’enfants éventrés.


X

Le roi couard.


 
Roi, dans tes courses damnées,
Avec tes soldats nouveaux,
Ne va pas aux Pyrénées,
Ne va pas à Roncevaux.

Ces roches sont des aïeules ;
Les mères des océans.
Elles se défendraient seules ;
Car ces monts sont des géants.

Une forte race d’hommes,
Pleins de l’âpreté du lieu,
Vit là loin de vos sodomes
Avec les chênes de Dieu.

Y passer est téméraire.
Nul encor n’a deviné
Si le chêne est le grand frère
Ou bien si l’homme est l’aîné.

Ce peuple est là, loin du monde,
Libre hier, libre demain.
Sur ces hommes l’éclair gronde ;
Leur chien leur lèche la main.

Hercule y vint. Tout recule
Dans ces monts où fuit l’isard.
Roi, César après Hercule,
Charlemagne après César,

Ont crié miséricorde
Devant ces pâtres jaloux
Chaussés de souliers de corde
Et vêtus de peaux de loups.

Dieu, caché sous leur feuillage,
Prit ce noir pays vaillant
Pour faire naître Pélage,
Pour faire mourir Roland.

Si jamais, dans ces repaires,
Risquant tes hautains défis,
Tu venais voir si les pères
Vivent encor dans les fils,

Eusses-tu vingt mille piques,
Eusses-tu, roi fanfaron,
Tes bannières, tes musiques,
Tout ton bruit de moucheron,

Pour que tu t’en ailles vite,
Fussent-ils un contre cent,
Et pour qu’on te voie en fuite,
De mont en mont bondissant,

Comme on voit des rocs descendre
Les torrents en février,
Il te suffirait d’entendre
La trompe d’un chevrier.


XI

Le roi moqueur.


 
Quand, barbe grise, je parle
Du saint pays montagnard,
Et du grand empereur Charle
Et du grand bâtard Bernard,

Et d’Hercule et de Pélage,
Roi Sanche, tu me crois fou ;
Tu prends ces fiertés de l’âge
Pour la rouille d’un vieux clou.

Mais ton vain rire farouche,
Roi, n’est pas une raison
Qui puisse fermer la bouche
À quelqu’un dans ma maison ;

C’est pourquoi je continue,
Te saluant du drapeau,
Et te parlant tête nue
Quand tu gardes ton chapeau.


XII

Le roi méchant.


J’ai, dans Albe et dans Girone,
Vu l’honnête homme flétri,
Et des gens dignes d’un trône
Qu’on liait au pilori ;

J’ai vu, c’est mon amertume,
Tes bourreaux abattre, ô roi,
Des fronts qu’on avait coutume
De saluer plus que toi.

Rois, Dieu fait croître où nous sommes,
Dans ce monde de péchés,
Une herbe de têtes d’hommes,
Et c’est vous qui la fauchez.

Ah ! nos maîtres, quand vous n’êtes,
Avec vos vils compagnons,
Occupés que de sornettes,
Nous pleurons et nous saignons.

Roi, cela fendrait des pierres
Et toucherait des voleurs
Que de si fermes paupières
Versent de si sombres pleurs !

Sous toi l’Espagne est mal sûre
Et tremble, et finit par voir,
Roi, que ta main lui mesure
Trop d’aunes de crêpe noir.

J’ai reconnu, car vous êtes
Le sinistre et l’inhumain,
Des amis dans des squelettes
Qui pendaient sur le chemin.

J’ai, dans les forêts prochaines,
Vu le travail des bourreaux,
Et la tristesse des chênes
Pliant au poids des héros.

J’ai vu râler sous des porches
De vieux corps désespérés.
Roi, de lances et de torches
Ces pays sont effarés.

J’ai vu des ducs et des comtes
S’agenouiller au billot.
Tu ne nous dois pas de comptes,
Cœur trop bas et front trop haut !

Roi, le sang qu’un roi pygmée
Verse à flots par ses valets
Fait une sombre fumée
Sur les dalles des palais.

Ô roi des noires sentences,
Un vol de corbeaux te suit,
Tant les chaînes des potences
Dans ton règne font de bruit !

Vous avez fouetté des femmes
Dans Vich et dans Alcala,
Ce sont des choses infâmes
Que vous avez faites là !

Tu n’es qu’un méchant, en somme.
Mais je te sers, c’est la loi ;
La difformité de l’homme
N’étant pas comptée au roi.


XIII

Le Cid fidèle.


 
Princes, on voit souvent croître
Des gueux entre les pavés
Qui font de vous dans un cloître
Des moines aux yeux crevés.

Je ne suis pas de ces traîtres ;
Je suis muré dans ma foi,
Les grands spectres des ancêtres
Sont toujours autour de moi,

Comme on a, dans les campagnes
Où rit la verte saison,
Une chaîne de montagnes
Qui ferme l’âpre horizon.

Il n’est pas de cœurs obliques
Voués aux vils intérêts
Dans nos vieilles républiques
De torrents et de forêts.

Le traître est pire qu’un more ;
De son souffle il craint le bruit ;
Il met un masque d’aurore
Sur un visage de nuit ;

Rouge aujourd’hui comme braise,
Noir hier comme charbon.
Roi, moi je respire à l’aise ;
Et quand je parle, c’est bon.

Roi, je suis un homme probe
De l’antique probité.
Chimène recoud ma robe,
Mais non pas ma loyauté.

Je sonne à l’ancienne mode
La cloche de mon beffroi.
Je trouve même incommode
D’avoir des fourbes chez moi.

Sous cette fange, avarice,
Vol, débauche, trahison,
Je ne veux pas qu’on pourrisse
Le plancher de ma maison.

Reconnais à mes paroles
Le Cid aimé des meilleurs
À qui les pâtres d’Eroles
Donnent des chapeaux de fleurs.


XIV

Le Cid honnête.


 
Donc, sois tranquille, roi Sanche.
Tu n’as rien à craindre ici.
La vieille âme est toute blanche
Dans le vieux soldat noirci.

Grondant, je te sers encore.
Dieu m’a donné pour emploi,
Sire, de courber le more
Et de redresser le roi.

Étant durs pour vous, nous sommes
Doux pour le peuple aux abois,
Nous autres les gentilshommes
Des bruyères et des bois.

Personne sur nous ne marche.
Il suffit de oui, de non,
Pour rompre à nos ponts une arche,
À notre chaîne un chaînon.

Loin de vos palais infâmes
Pleins de gens aux vils discours,
La fierté pousse en nos âmes
Comme l’herbe dans nos cours.

Les vieillards ont des licences,
Seigneur, et ce sont nos mœurs
De rudoyer les puissances
Dans nos mauvaises humeurs.

Le Cid est, suivant l’usage
Droit, sévère et raisonneur.
Peut-être n’est-ce point sage ;
Mais c’est honnête, seigneur.

Pour avoir ce qu’il désire,
Le flatteur baise ton pied.
Nous disons ce qu’il faut, sire,
Et nous faisons ce qui sied.

Nous vivons aux solitudes
Où tout croît dans les sentiers
Excepté les habitudes
Des valets et des portiers.

Nous fauchons nos foins, nos seigles,
Et nos blés aux flancs des monts ;
Nous entendons des cris d’aigles
Et nous nous y conformons.

Nous savons ce que vous faites,
Sire, et, loin de son lever,
De ses gibets, de ses fêtes,
Le prince nous sent rêver.

Nous avons l’absence fière ;
Et sommes peu courtisans,
Ayant sur nous la poussière
Des batailles et des ans.

Et c’est pourquoi je te parle
Comme parlait, grave et seul,
À ton aïeul Boson d’Arle
Gil de Bivar mon aïeul.

D’où nait ton inquiétude ?
D’où vient que ton œil me suit
Épiant mon attitude
Comme un nuage de nuit ?

Craindrais-tu que je te prisse
Un matin dans mon manteau ?
Et que j’eusse le caprice
D’une ville ou d’un château ?

Roi, la chose qui m’importe
C’est de vivre exempt de fiel ;
Non de glisser sous ma porte
Ma main jusqu’à Peñafiel.

Roi, le Cid que l’âge gagne
S’aime mieux, en vérité,
Montagnard dans sa montagne
Que roi dans ta royauté.

Roi, le Cid qu’on amadoue,
Mais que nul n’intimida,
Ne t’a pas donné Cordoue
Pour te prendre Lérida.

Qu’ai-je besoin de Tortose,
De tes tours d’Alcacébé,
Et de ta chambre mieux close
Que la chambre d’un abbé,

Et des filles de la reine,
Et des plis de brocart d’or
De ta robe souveraine
Que porte un corrégidor,

Et de tes palais de marbre ?
Moi qui n’ai qu’à me pencher
Pour prendre une mûre à l’arbre
Et de l’eau dans le rocher !


XV

Le roi est le roi.


 
Roi, vous vous croyez moins prince
Et vous jurez par l’enfer
Dans cette montagne où grince
Ma vieille herse de fer ;

D’effroi votre âme est frappée ;
Vous vous défiez, trompeur ;
Traître et poltron, mon épée
Vous fait honte et vous fait peur.

Vous me faites garder, sire ;
Vous me faites épier
Par tous vos barons de cire
Dans leurs donjons de papier ;

Derrière vos capitaines
Vous tremblez en m’approchant ;
Comme l’eau sort des fontaines,
Le soupçon sort du méchant ;

Votre altesse scélérate
N’aurait pas d’autre façon
Quand je serais un pirate,
Le spectre de l’horizon !

Vous consultez des sorcières
Pour que je meure bientôt ;
Vous cherchez dans mes poussières
De quoi faire un échafaud ;

Vous rêvez quelque équipée ;
Vous dites bas au bourreau
Que, lorsqu’un homme est épée,
Le sépulcre est le fourreau ;

Votre habileté subtile
Me guette à tous les instants ;
Eh bien ! c’est peine inutile
Et vous perdez votre temps ;

Vos précautions sont vaines ;
Pourquoi ? je le dis à tous :
C’est que le sang de mes veines
N’est pas à moi, mais à vous.

Quoique vous soyez un prince
Vil, on ne peut le nier,
Le premier de la province,
De la vertu le dernier ;

Quoique à ta vue on se sauve,
Seigneur ; quoique vous ayez
Des allures de loup fauve
Dans des chemins non frayés ;

Quoiqu’on ait pour récompense
La haine de vos bandits ;
Et malgré ce que je pense,
Et malgré ce que je dis,

Roi, devant vous je me courbe,
Raillé par votre bouffon ;
Le loyal devant le fourbe,
L’acier devant le chiffon ;

Devant vous, fuyard, s’efface
Le Cid, l’homme sans effroi.
Que voulez-vous que j’y fasse
Puisque vous êtes le roi !


XVI

Le Cid est le Cid.


 
Don Sanche, une source coule
À l’ombre de mes donjons ;
Comme le Cid dans la foule
Elle est pure dans les joncs.

Je n’ai pas d’autre vignoble ;
Buvez-y ; je vous absous.
Autant que vous je suis noble
Et chevalier plus que vous.

Les savants, ces prêcheurs mornes,
Sire, ont souvent pour refrains
Qu’un trône même a des bornes
Et qu’un roi même a des freins ;

De quelque nom qu’il se nomme,
Nul n’est roi sous le ciel bleu
Plus qu’il n’est permis à l’homme
Et qu’il ne convient à Dieu ;

Mais pour marquer la limite
Il faudrait étudier ;
Il faudrait être un ermite
Ou bien un contrebandier.

Moi, ce n’est pas mon affaire ;
Je ne veux rien vous ôter ;
Étant le Cid, je préfère
Obéir à disputer.

Accablez nos sombres têtes
De désespoir et d’ennuis,
Roi, restez ce que vous êtes ;
Je reste ce que je suis.

J’ai toujours, seul dans ma sphère,
Souffert qu’on me dénigrât.
Je n’ai pas de compte à faire
Avec le roi, mon ingrat.

Je t’ai, depuis que j’existe,
Donné Jaen, Balbastro,
Et Valence, et la mer triste
Qui fait le bruit d’un taureau,

Et Zamora, rude tâche,
Huesca, Jaca, Teruel,
Et Murcie où tu fus lâche,
Et Vich où tu fus cruel,

Et Lerme et ses sycomores,
Et Tarragone et ses tours,
Et tous les ans des rois mores,
Et le grand Cid tous les jours !

Nos deux noms iront ensemble
Jusqu’à nos derniers neveux.
Souviens-t-en, si bon te semble ;
N’y songe plus, si tu veux.

Je baisse mes yeux, j’en ôte
Tout regard audacieux ;
Entrez sans peur, roi mon hôte ;
Car il n’est qu’un astre aux cieux !

Cet astre de la nuit noire,
Roi, ce n’est pas le bonheur,
Ni l’amour, ni la victoire,
Ni la force ; c’est l’honneur.

Et moi qui sur mon armure
Ramasse mes blancs cheveux,
Moi sur qui le soir murmure,
Moi qui vais mourir, je veux

Que, le jour où sous son voile
Chimène prendra le deuil,
On allume à cette étoile
Le cierge de mon cercueil.


*


Ainsi le Cid, qui harangue
Sans peur ni rébellion,
Lèche son maître, et sa langue
Est rude, étant d’un lion.