La Légende des siècles/Pleine mer

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I


PLEINE MER


*


L’abîme ; on ne sait quoi de terrible qui gronde ;
Le vent ; l’obscurité vaste comme le monde ;
Partout les flots ; partout où l’œil peut s’enfoncer,
La rafale qu’on voit aller, venir, passer ;
L’onde, linceul ; le ciel, ouverture de tombe ;
Les ténèbres sans l’arche et l’eau sans la colombe ;

Les nuages ayant l’aspect d’une forêt.
Un esprit qui viendrait planer là, ne pourrait
Dire, entre l’eau sans fond et l’espace sans borne,
Lequel est le plus sombre, et si cette horreur morne,
Faite de cécité, de stupeur et de bruit,
Vient de l’immense mer ou de l’immense nuit.

L’œil distingue, au milieu du gouffre où l’air sanglote,
Quelque chose d’informe et de hideux qui flotte,
Un grand cachalot mort à carcasse de fer,
On ne sait quel cadavre à vau-l’eau dans la mer ;
Œuf de titan dont l’homme aurait fait un navire.
Cela vogue, cela nage, cela chavire ;
Cela fut un vaisseau ; l’écume aux blancs amas
Cache et montre à grand bruit les tronçons de sept mâts ;
Le colosse, échoué sur le ventre, fuit, plonge,
S’engloutit, reparaît, se meut comme le songe ;
Chaos d’agrès rompus, de poutres, de haubans ;
Le grand mât vaincu semble un spectre aux bras tombants ;
L’onde passe à travers ce débris ; l’eau s’engage
Et déferle en hurlant le long du bastingage,
Et tourmente des bouts de corde à des crampons
Dans le ruissellement formidable des ponts ;
La houle éperdument furieuse saccage
Aux deux flancs du vaisseau les cintres d’une cage

Où jadis une roue effrayante a tourné ;
Personne ; le néant, froid, muet, étonné ;
D’affreux canons rouillés tendent leurs cous funestes ;
L’entre-pont a des trous où se dressent les restes
De cinq tubes pareils à des clairons géants,
Pleins jadis d’une foudre, et qui, tordus, béants,
Ployés, éteints, n’ont plus, sur l’eau qui les balance,
Qu’un noir vomissement de nuit et de silence ;
Le flux et le reflux, comme avec un rabot,
Dénude à chaque coup l’étrave et l’étambot,
Et dans la lame on voit se débattre l’échine
D’une mystérieuse et difforme machine.
Cette masse sous l’eau rôde, fantôme obscur.
Des putréfactions fermentent, à coup sûr,
Dans ce vaisseau perdu sous les vagues sans nombre ;
Dessus, des tourbillons d’oiseaux de mer ; dans l’ombre,
Dessous, des millions de poissons carnassiers.
Tout à l’entour, les flots, ces liquides aciers,
Mêlent leurs tournoiements monstrueux et livides.
Des espaces déserts sous des espaces vides.
Ô triste mer ! sépulcre où tout semble vivant !
Ces deux athlètes faits de furie et de vent,
Le tangage qui bave et le roulis qui fume,
Luttant sur ce radeau funèbre dans la brume,
Sans trêve, à chaque instant arrachent quelque éclat
De la quille ou du pont dans leur noir pugilat ;
Par moments, au zénith un nuage se troue,
Un peu de jour lugubre en tombe, et, sur la proue,

Une lueur, qui tremble au souffle de l’autan,
Blême, éclaire à demi ce mot : Léviathan.
Puis l’apparition se perd dans l’eau profonde ;
Tout fuit.

Léviathan ; c’est là tout le vieux monde,
Âpre et démesuré dans sa fauve laideur ;
Léviathan, c’est là tout le passé : grandeur,
Horreur.


*


Le dernier siècle a vu sur la Tamise
Croître un monstre à qui l’eau sans bornes fut promise,
Et qui longtemps, Babel des mers, eut Londre entier
Levant les yeux dans l’ombre au pied de son chantier.
Effroyable, à sept mâts mêlant cinq cheminées
Qui hennissaient au choc des vagues effrénées,

Emportant, dans le bruit des aquilons sifflants,
Dix mille hommes, fourmis éparses dans ses flancs,
Ce Titan se rua, joyeux, dans la tempête ;
Du dôme de Saint-Paul son mât passait le faîte ;
Le sombre esprit humain, debout sur son tillac,
Stupéfiait la mer qui n’était plus qu’un lac ;
Le vieillard Océan, qu’effarouche la sonde,
Inquiet, à travers le verre de son onde,
Regardait le vaisseau de l’homme grossissant ;
Ce vaisseau fut sur l’onde un terrible passant ;
Les vagues frémissaient de l’avoir sur leurs croupes ;
Ses sabords mugissaient ; en guise de chaloupes,
Deux navires pendaient à ses portemanteaux ;
Son armure était faite avec tous les métaux ;
Un prodigieux câble ourlait sa grande voile ;
Quand il marchait, fumant, grondant, couvert de toile,
Il jetait un tel râle à l’air épouvanté
Que toute l’eau tremblait, et que l’immensité
Comptait parmi ses bruits ce grand frisson sonore ;
La nuit, il passait rouge ainsi qu’un météore ;
Sa voilure, où l’oreille entendait le débat
Des souffles, subissant ce gréement comme un bât,
Ses hunes, ses grelins, ses palans, ses amures,
Étaient une prison de vents et de murmures ;
Son ancre avait le poids d’une tour ; ses parois
Voulaient les flots, trouvant tous les ports trop étroits ;
Son ombre humiliait au loin toutes les proues ;
Un télégraphe était son porte-voix ; ses roues

Forgeaient la sombre mer comme deux grands marteaux ;
Les flots se le passaient comme des piédestaux
Où, calme, ondulerait un triomphal colosse ;
L’abîme s’abrégeait sous sa lourdeur véloce ;
Pas de lointain pays qui pour lui ne fût près ;
Madère apercevait ses mâts ; trois jours après,
L’Hékla l’entrevoyait dans la lueur polaire.
La bataille montait sur lui dans sa colère.
La guerre était sacrée et sainte en ces temps-là ;
Rien n’égalait Nemrod si ce n’est Attila ;
Et les hommes, depuis les premiers jours du monde,
Sentant peser sur eux la misère inféconde,
Les pestes, les fléaux lugubres et railleurs,
Cherchant quelque moyen d’amoindrir leurs douleurs,
Pour établir entre eux de justes équilibres,
Pour être plus heureux, meilleurs, plus grands, plus libres,
Plus dignes du ciel pur qui les daigne éclairer,
Avaient imaginé de s’entre-dévorer.
Ce sinistre vaisseau les aidait dans leur œuvre.
Lourd comme le dragon, prompt comme la couleuvre,
Il couvrait l’Océan de ses ailes de feu ;
La terre s’effrayait quand sur l’horizon bleu
Rampait l’allongement hideux de sa fumée,
Car c’était une ville et c’était une armée ;
Ses pavois fourmillaient de mortiers et d’affûts,
Et d’un hérissement de bataillons confus ;
Ses grappins menaçaient ; et, pour les abordages,
On voyait sur ses ponts des rouleaux de cordages

Monstrueux qui semblaient des boas endormis ;
Invincible, en ces temps de frères ennemis,
Seul, de toute une flotte il affrontait l’émeute,
Ainsi qu’un éléphant au milieu d’une meute ;
La bordée à ses pieds fumait comme un encens,
Ses flancs engloutissaient les boulets impuissants,
Il allait broyant tout dans l’obscure mêlée,
Et, quand, épouvantable, il lâchait sa volée,
On voyait flamboyer son colossal beaupré,
Par deux mille canons brusquement empourpré.
Il méprisait l’autan, le flux, l’éclair, la brume.
À son avant tournait, dans un chaos d’écume,
Une espèce de vrille à trouer l’infini ;
Le Malström s’apaisait sous sa quille aplani.
Sa vie intérieure était un incendie ;
Flamme au gré du pilote apaisée ou grandie ;
Dans l’antre d’où sortait un vaste mouvement,
Au fond d’une fournaise on voyait vaguement
Des êtres ténébreux marcher dans des nuées
D’étincelles, parmi les braises remuées ;
Et pour âme il avait dans sa cale un enfer.
Il voguait, roi du gouffre, et ses vergues de fer
Ressemblaient, sous le ciel redoutable et sublime,
À des sceptres posés en travers de l’abîme ;
Ainsi qu’on voit l’Etna l’on voyait ce steamer ;
Il était la montagne errante de la mer ;
Mais les heures, les jours, les mois, les ans, ces ondes,
Ont passé ; l’Océan, vaste, entre les deux mondes,

A rugi, de brouillard et d’orage obscurci ;
La mer a ses écueils cachés, le temps aussi ;
Et maintenant, parmi les profondeurs farouches,
Sous les vautours, qui sont de l’abîme les mouches,
Sous le nuage, au gré des souffles, dans l’oubli
De l’infini, dont l’ombre affreuse est le repli,
Sans que jamais le vent autour d’elle s’endorme,
Au milieu des flots noirs roule l’épave énorme !


*


L’ancien monde, l’ensemble étrange et surprenant
De faits sociaux, morts et pourris maintenant,
D’où sortit ce navire aujourd’hui sous l’écume,
L’ancien monde, aussi, lui, plongé dans l’amertume,
Avait tous les fléaux pour vents et pour typhons.
Construction d’airain aux étages profonds,
Sur qui le mal, flot vil, crachait sa bave infâme,
Plein de fumée, et mû par une hydre de flamme,

La Haine, il ressemblait à ce sombre vaisseau.

Le mal l’avait marqué de son funèbre sceau.

Ce monde, enveloppé d’une brume éternelle,
Était fatal ; l’Espoir avait plié son aile ;
Pas d’unité ; divorce et joug ; diversité
De langue, de raison, de code, de cité ;
Nul lien, nul faisceau ; le progrès solitaire,
Comme un serpent coupé, se tordait sur la terre,
Sans pouvoir réunir les tronçons de l’effort ;
L’esclavage, parquant les peuples pour la mort,
Les enfermait au fond d’un cirque de frontières
Où les gardaient la Guerre et la Nuit, bestiaires ;
L’Adam slave luttait contre l’Adam germain ;
Un genre humain en France, un autre genre humain
En Amérique, un autre à Londre, un autre à Rome ;
L’homme au delà d’un pont ne connaissait plus l’homme ;
Les vivants, d’ignorance et de vice chargés,
Se traînaient ; en travers de tout, les préjugés ;
Les superstitions étaient d’âpres enceintes
Terribles d’autant plus qu’elles étaient plus saintes ;

Quel créneau soupçonneux et noir qu’un Alcoran !
Un texte avait le glaive au poing comme un tyran ;
La loi d’un peuple était chez l’autre peuple un crime ;
Lire était un fossé, croire était un abîme ;
Les rois étaient des tours ; les dieux étaient des murs ;
Nul moyen de franchir tant d’obstacles obscurs ;
Sitôt qu’on voulait croître, on rencontrait la barre
D’une mode sauvage ou d’un dogme barbare ;
Et, quant à l’avenir, défense d’aller là.


*


Le vent de l’infini sur ce monde souffla.
Il a sombré. Du fond des cieux inaccessibles,
Les vivants de l’éther, les êtres invisibles
Confusément épars sous l’obscur firmament,
À cette heure, pensifs, regardent fixement
Sa disparition dans la nuit redoutable.

Qu’est-ce que le simoun a fait du grain de sable ?
Cela fut. C’est passé ! cela n’est plus ici.


*


Ce monde est mort. Mais quoi ! l’homme est-il mort aussi ?
Cette forme de lui disparaissant, l’a-t-elle
Lui-même remporté dans l’énigme éternelle ?
L’Océan est désert. Pas une voile au loin.
Ce n’est plus que du flot que le flot est témoin.
Pas un esquif vivant sur l’onde où la mouette
Voit du Léviathan rôder la silhouette.
Est-ce que l’homme, ainsi qu’un feuillage jauni,
S’en est allé dans l’ombre ? est-ce que c’est fini ?
Seul le flux et reflux va, vient, passe et repasse.
Et l’œil, pour retrouver l’homme absent de l’espace,
Regarde en vain là-bas. Rien.
Regardez là-haut.