La Légende dorée/Saint Grégoire

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La Légende dorée (1261-1266)
Traduction par T. de Wyzewa.
Perrin et Cie (p. 165-179).
XLVI


SAINT GRÉGOIRE, PAPE
(12 mars)

La vie de saint Grégoire, écrite d’abord par Paul, historiographe des Lombards, a été ensuite soigneusement résumée par le diacre Jean.

I. Grégoire, fils de Gordien et de Silvie, était de famille sénatoriale. Bien que, dès l’adolescence, il eût atteint au plus haut sommet de la philosophie, et bien qu’il fût, en outre, fort riche, il résolut de renoncer à tous ses biens et de se consacrer au service de Dieu. Mais comme il ajournait sa conversion, pensant pouvoir servir le Christ tout en remplissant les fonctions d’un juge laïque, le goût des choses séculières commença à grandir en lui à tel point qu’il fut tenté de servir le monde non seulement en acte, mais aussi en esprit. Enfin, après la mort de son père, il fonda six monastères en Sicile, et un septième à Rome, dans sa propre maison ; et là, ôtant ses vêtements de soie ornés d’or et de pierreries, il vécut sous l’humble habit du moine. Et il arriva bientôt à un état de perfection qu’il se rappelait, plus tard, en ces termes, dans l’introduction d’un de ses dialogues : « Mon âme malheureuse, accablée sous le poids de ses occupations, aime à se rappeler le bonheur qu’elle avait jadis pendant mon séjour au monastère ; alors tout le cours des choses fugitives lui était indifférent, accoutumée qu’elle était à ne penser qu’aux choses célestes ; et souvent elle sortait, par la contemplation, du cloître de la chair ; et la mort même, qui presque toujours apparaît comme une peine, lui apparaissait comme l’entrée dans la vie, et la douce récompense de toutes les peines. » Et Grégoire infligeait de telles privations à son corps que son estomac s’était paralysé, et qu’il souffrait fréquemment de ces arrêts de vie que les Grecs appellent des « syncopes ».

II. Un jour, comme il était occupé à écrire dans une cellule du monastère dont il était abbé, un ange lui apparut sous la forme d’un naufragé et lui demanda l’aumône. Grégoire lui fit donner six deniers d’argent ; mais, quelques heures après, le naufragé revint, disant qu’il avait beaucoup perdu et trop peu reçu. Grégoire lui fit de nouveau donner six deniers d’argent ; et une troisième fois le mendiant revint, sollicitant l’aumône avec plus d’insistance que jamais ; alors l’économe du monastère dit à Grégoire qu’on n’avait plus rien à donner, sinon une écuelle d’argent dans laquelle la mère de Grégoire avait coutume d’envoyer des légumes à son fils. Aussitôt Grégoire fit donner cette écuelle au mendiant, qui la reçut avec joie et disparut. Et ce mendiant était un ange qui, comme nous le dirons plus loin, se révéla ensuite lui-même à saint Grégoire.

III. Certain jour, saint Grégoire, passants sur le marché, vit de jeunes esclaves, d’une extrême beauté de forme et de visage, qui étaient à vendre. Il demanda au marchand, d’où étaient ces jeunes gens. Le marchand répondit qu’ils étaient de la Grande-Bretagne, et que tous les habitants de ce pays avaient les mêmes cheveux blonds et la même beauté de figure. Grégoire demanda s’ils étaient chrétiens. Et, apprenant qu’ils étaient païens, il s’écria : « Hélas, faut-il que d’aussi beaux visages appartiennent encore au prince des ténèbres ! » Il demanda comment s’appelait ce peuple, et le marchand lui dit qu’on l’appelait le peuple « anglique ». Et le saint dit : « Bien nommés sont-ils, ces Angliques, ou plutôt Angéliques, car ils ont vraiment des visages d’anges ! » Alors il se rendit auprès du Souverain Pontife et obtint de lui, à grand’force de prières, d’être, envoyé en Bretagne pour convertir les Anglais. Mais à peine s’était-il mis en route que les Romains, troublés de son départ, dirent au pape : « En renvoyant Grégoire, tu as offensé saint Pierre et détruit Borne ! » Si bien que le pape, effrayé, ordonna que l’on courût à sa poursuite pour le ramener. Et comme Grégoire, ayant déjà fait trois jours de route, s’occupait à lire en certain lieu, et que ses compagnons dormaient, une cigale survint qui le força à se distraire de sa lecture et lui dit qu’il eût à rester dans ce lieu. Aussitôt Grégoire exhorta ses compagnons à le quitter au plus vite, et, reprenant sa lecture, il resta immobile jusqu’à ce que les messagers du pape, l’ayant rejoint, le forcèrent à rentrer avec eux. Il rentra donc à Rome, bien malgré lui ; et le pape le fit sortir de son monastère, et le nomma son cardinal-diacre.

IV. Le Tibre, étant sorti de son lit, avait grossi d’une façon si démesurée qu’il avait coulé jusque par-dessus les murs de Rome, et avait renversé plusieurs maisons. Puis, quand l’inondation avait pris fin, une foule de serpents, dragons, et autres monstres, apportés par les flots et laissés par eux, avaient corrompu l’air de leur pourriture, et ainsi s’était produite une peste si meurtrière que l’on croyait voir des flèches tombant du ciel et tuant les Romains. La première victime de cette peste fut le pape Pelage ; après quoi, le mal prit une telle extension que, par la mort des habitants, il vida un très grand nombre des maisons de Rome. Mais comme l’Église de Dieu ne pouvait rester sans chef, le peuple entier élut pour pape Grégoire, bien que celui-ci s’en défendît de toutes ses forces. Le jour où il devait être consacré, il parla au peuple, organisa une procession et des litanies, et exhorta les fidèles à prier Dieu avec plus de ferveur. Et pendant que le peuple, rassemblé autour de lui, priait, la peste fit périr, en moins d’une heure, quatre-vingt-dix personnes, parmi les auditeurs ; mais Grégoire n’en continua pas moins à prêcher, exhortant le peuple à ne se relâcher de sa prière que quand la peste aurait disparu. Puis, la procession achevée, il voulut s’enfuir de Rome, pour empêcher qu’on le consacrât comme pape. Mais il ne le put, car les portes étaient gardées jour et nuit afin qu’il ne pût sortir. Il obtint enfin de certains marchands d’être transporté hors de la ville dans un tonneau ; et, se réfugiant dans une caverne, au fond des bois, il y resta caché pendant trois jours. Mais les hommes envoyés à sa recherche aperçurent une colonne lumineuse qui descendait du ciel jusque sur l’endroit où il était caché ; et un moine reconnut, dans cette colonne, des anges qui montaient et descendaient. Aussitôt Grégoire fut pris et traîné à Rome par le peuple tout entier, et consacré en qualité de souverain pontife.

La peste continuant à sévir, il ordonna que, le jour de Pâques, on promenât en procession, autour de la ville, l’image de la sainte Vierge que possède l’église de Sainte-Marie Majeure, et qui fut peinte, dit-on, par saint Luc, aussi habile dans l’art de la peinture que dans celui de la médecine. Et aussitôt l’image sacrée dissipa l’infection de l’air, comme si la peste ne pouvait supporter sa présence ; partout où passait l’image, l’air devenait pur et vivifiant. Et l’on raconte que, autour de l’image, la voix des anges se fit entendre, chantant : « Reine des cieux, réjouis-toi, alléluia, carton divin fils est ressuscité, alléluia, comme il l’a dit, alléluia. » Et aussitôt saint Grégoire ajouta : « Mère de Dieu, priez pour nous, alléluia ! » Alors il vit, au-dessus de la forteresse de Crescence, un grand ange qui essuyait et remettait au fourreau un glaive ensanglanté ; et le saint comprit que la peste était finie ; et en effet elle l’était. Et depuis lors cette forteresse prit le nom de Fort-Saint-Ange. Après quoi saint Grégoire, réalisant son ancien désir, envoya en Angleterre Augustin, Mélitus, Jean, et quelques autres prêtres, et convertit les Anglais, par leur entremise, comme aussi par ses prières et par ses mérites.

V. Telle était l’humilité de saint Grégoire, que jamais il ne permettait qu’on fît son éloge. À l’évêque Étienne, qui l’avait loué dans ses lettres, il répondait : « Vous m’accablez d’éloges dans vos lettres, et cependant il est écrit qu’on doit s’abstenir de louer un homme aussi longtemps qu’il vit. » De même, dans une lettre à Anastase, patriarche d’Antioche : « Les éloges que vous me donnez m’embarrassent fort. Car je considère ce que je suis, et j’ai conscience de ne rien avoir qui mérite de telles éloges ; et, d’autre part, considérant ce que vous êtes, je n’admets point que vous puissiez mentir. » Quant aux appellations flatteuses, il les rejetait absolument. Il écrivait à Euloge, patriarche d’Alexandrie, qui l’avait appelé pape universel : « Je prie Votre Sainteté de ne plus m’appeler de ce titre. Car ce n’est point un honneur pour moi qu’un titre obtenu aux dépens de mes frères ! » Et lorsque Jean, évêque de Constantinople, eut obtenu par fraude du Synode le titre de pape universel, saint Grégoire écrivit à son sujet : « Qui est celui qui, contre les statuts évangéliques, contre les décrets canoniques, ose s’affubler d’un titre nouveau ? » Il n’admettait même point que les autres évêques le considérassent comme leur donnant des ordres ; et il écrivait à Euloge : « Je vous prie de ne plus employer, à mon endroit, l’expression d’ordres, car je sais qui je suis et qui vous êtes : en titre, vous êtes mes frères, en sainteté, vous êtes mes pères ! » Dans l’excès de son humilité, il ne tolérait point que les femmes se dissent ses servantes. Il écrivait à la patricienne Rusticana : « Une chose m’a fâché, dans votre lettre : c’est que, à plusieurs reprises, vous vous y soyez appelée ma servante. Comment pouvez-vous vous dire la servante d’un homme qui, en acceptant la charge de l’épiscopat, est devenu le serviteur de tous ? » Le premier, il se proclama « le serviteur des serviteurs de Dieu » ; et il ordonna que ses successeurs porteraient le même titre. Il ne voulut pas non plus, par humilité, publier ses livres de son vivant ; et, en comparaison des livres des autres, il tenait les siens pour dénués de toute valeur. Il écrivait à Innocent, préfet d’Afrique : « Que vous me demandiez communication de mes Commentaires sur Job, cela fait honneur à votre application. Mais si vous désirez vous nourrir d’un aliment délicieux, lisez plutôt les ouvrages de votre compatriote saint Augustin, et, pouvant jouir de cet or, ne vous occupez point de mon misérable billon ! » On lit aussi, dans un livre traduit du grec en latin, qu’un saint abbé nommé Jean, étant venu à Rome pour voir les tombeaux des apôtres, rencontra le pape Grégoire passant par la ville. Et Grégoire, voyant qu’il voulait s’agenouiller devant lui, prit les devants, s’agenouilla le premier devant l’abbé, et ne se releva qu’après que l’abbé se fût relevé.

VI. La charité de saint Grégoire égalait son humilité. Il était si charitable qu’il pourvoyait aux besoins non seulement des pauvres de Rome, mais aussi de pauvres des pays les plus lointains. Il avait fait dresser une liste de tous les indigents, et leur venait largement en aide. Il envoyait des secours aux moines du mont Sinaï, entretenait à ses frais un monastère fondé par lui à Jérusalem, et offrait tous les ans quatre-vingts livres d’or dont vivaient trois mille servantes de Dieu. Il recevait tous les jours à sa table les pèlerins et autres étrangers, quels qu’ils fussent. Et parmi ces hôtes il y en eut un qui, au moment où saint Grégoire s’apprêtait à lui verser l’eau du lave-mains, disparut sans qu’on sût par où il était passé. Et, la nuit suivante, le Seigneur apparut à saint Grégoire, et lui dit : « Les autres jours, tu me reçois dans la personne des pauvres ; mais, hier, c’est ma propre personne que tu as reçue. »

Un autre jour, il avait demandé à son chancelier d’inviter à sa table douze pèlerins. Et, pendant le repas, considérant les convives, il vit qu’ils étaient treize, et le fit remarquer à son chancelier. Mais, celui-ci, après les avoir comptés, lui dit : « Croyez-moi, Saint-Père, ils ne sont que douze ! » Et Grégoire s’aperçut alors que l’un des convives, assis non loin de lui, changeait constamment de figure, ayant tantôt l’apparence d’un jeune homme, et tantôt d’un vieillard. Quand le repas fut achevé, Grégoire conduisit ce convive dans sa chambre et le supplia de daigner lui dire son nom. Et le convive lui répondit : « Eh bien, sache que je suis ce naufragé à qui tu as, jadis, donné l’écuelle d’argent où ta mère avait l’habitude de t’envoyer des légumes ! Et sache aussi que c’est depuis le jour où tu m’as donné cette écuelle que le Seigneur t’a destiné à devenir le chef de son Église et le successeur de l’apôtre Pierre. ». Et Grégoire : « Mais toi, comment as-tu su que le Seigneur me destinait à ces fonctions ? » Et l’inconnu : « Je l’ai su parce que je suis un ange, chargé maintenant par le Seigneur de veiller sur toi. » Et aussitôt il disparut.

VII. Il y avait alors un ermite, homme d’une grande vertu, qui avait tout abandonné pour se consacrer à Dieu, et qui ne possédait rien qu’une chatte, qu’il s’amusait parfois à caresser sur ses genoux. Cet ermite pria Dieu de lui révéler en quelle compagnie il serait admis dans la demeure céleste, en récompense de son renoncement. Et Dieu, lui révéla qu’il y serait admis en compagnie de Grégoire, le pontife de Rome. Sur quoi l’ermite fut désolé, se disant que sa pauvreté ne lui profiterait guère, si elle ne suffisait pas pour le mettre au-dessus d’un homme aussi riche en richesses mondaines. Mais le Seigneur lui dit : « Le riche n’est pas celui qui possède la richesse, mais celui qui la désire. Et tu ne saurais comparer ta pauvreté à la richesse de Grégoire, car tu prends plus de plaisir à caresser ta chatte que Grégoire à posséder des biens qu’il méprise, et dont il ne se sert que pour subvenir aux besoins de tous. » Et le solitaire pria Dieu, depuis lors, de lui faire la grâce de l’admettre aux récompenses réservées à saint Grégoire.

VIII. Ayant été accusé devant l’empereur Maurice et ses fils d’avoir causé la mort d’un évêque, Grégoire écrivit à un familier de l’empereur une lettre où il disait : « Fais entendre à mes maîtres que si moi, leur esclave, je voulais me mêler de nuire aux Lombards, la race des Lombards n’aurait plus aujourd’hui ni roi, ni chefs, et serait dans la confusion. Mais je crains trop Dieu pour oser me mêler de causer la mort de personne. » Admirable humilité : car Grégoire, qui était souverain pontife, s’appelait l’esclave de l’empereur, et appelait celui-ci son maître ! Admirable innocence : car l’empereur lombard Maurice persécutait Grégoire et l’Église de Dieu, et Grégoire se refusait à causer la mort de ses pires ennemis ! Il écrivait, entre autres choses, à Maurice : « Je suis si plein de péchés que, sans doute, vous apaisez Dieu d’autant plus que vous me persécutez davantage. » Mais un jour l’empereur vit se dresser devant lui un inconnu qui, vêtu en moine, brandissait devant lui une épée tirée du fourreau, et lui prédisait la mort par l’épée. Aussitôt Maurice, effrayé, cessa de persécuter Grégoire, et pria Dieu de le punir plutôt dans cette vie que de réserver son châtiment pour la vie à venir. Et aussitôt la voix divine ordonna, dans une vision, que Maurice, sa femme, ses fils et ses filles fussent livrés, pour être tués, au soldat Phocas. Et ainsi fut fait : car, peu de temps après, un soldat nommé Phocas tua l’empereur avec toute sa famille, et lui succéda au trône impérial.

IX. Un jour de Pâques, Grégoire, célébrant la messe dans l’église de Sainte-Marie Majeure, venait de dire : Pax Domini ! Et voici qu’un ange lui répondit à haute voix : Et cum spiritu tuo ! C’est depuis lors que le pape, au jour de Pâques, officie dans cette église, et, que, lorsqu’il dit Pax Domini, personne des assistants n’a le droit de lui répondre.

X. Il y avait eu autrefois à Rome un empereur païen nommé Trajan qui, quoique païen, avait montré une grande bonté. On racontait que, un jour qu’il se hâtait de partir pour une guerre, une veuve était venue le trouver, toute en larmes, lui disant : « Je te supplie de venger le sang de mon fils, tué injustement ! » Trajan lui avait répondu que, s’il revenait vivant de la guerre, il vengerait la mort du jeune homme. Mais la veuve : « Et si tu meurs à la guerre, qui me fera justice ? » Et Trajan : « Celui qui régnera après moi ! » Et la veuve : « Mais toi, quel profit en auras-tu, si c’est un autre qui me fait justice ? » Et Trajan : « Aucun profit ! » Et la veuve : « Ne vaut-il pas mieux pour toi que tu me fasses justice toi-même, de manière à t’assurer la récompense de ta bonne action ? » Et Trajan, ému de pitié, était descendu de son cheval, et s’était occupé de faire justice du meurtre de l’innocent. On raconte aussi qu’un fils de Trajan, parcourant à cheval les rues de la ville, avait tué le fils d’une pauvre femme : sur quoi l’empereur avait donné son propre fils comme esclave à la mère de la victime, et avait magnifiquement doté cette femme.

Or, comme un jour, Grégoire passait par le Forum de Trajan, le souvenir lui revint de la justice et de la bonté de ce vieil empereur : si bien que, en arrivant à la basilique de Saint-Pierre, il pleura amèrement sur lui et pria pour lui. Et voici qu’une voix d’en-haut lui répondit : « Grégoire, j’ai accueilli ta demande et libéré Trajan de la peine éternelle ; mais prends bien garde à l’avenir de ne plus prier pour aucun damné ! » D’après Damascène, la voix aurait simplement dit à Grégoire : « J’exauce ta prière et je pardonne à Trajan. » Ce point est absolument hors de doute, mais on ne s’accorde pas sur les détails qui l’entourent. Les uns prétendent que Trajan a été rappelé à la vie, de façon à pouvoir devenir chrétien et obtenir ainsi son pardon. D’autres disent que l’âme de Trajan ne fut pas absolument libérée du supplice éternel, mais que sa peine fut simplement suspendue jusqu’au jour du jugement dernier. D’autres encore soutiennent que la punition de Trajan fut simplement adoucie, à la demande de Grégoire. D’autres — comme le diacre Jean, qui a compilé l’histoire du saint — affirment que celui-ci n’a point prié pour Trajan, mais pleuré pour lui. D’autres estiment que Trajan a été exempté de la peine matérielle, qui consiste à être tourmenté en enfer, mais qu’il n’a pas été exempté de la peine morale, qui consiste à être privé de la vue de Dieu.

Certains auteurs veulent aussi que la voix céleste, après avoir accordé à Grégoire le pardon de Trajan, ait ajouté : « Mais toi, pour avoir prié pour un damné, tu dois être puni ! Choisis donc entre deux peines : ou bien deux jours de souffrances en purgatoire après ta mort, ou bien, pour tout le temps qui te reste à vivre, une vie de souffrance et de maladie ! » Et le saint aurait choisi ce dernier parti. Le fait est que ; depuis lors, il ne cessa plus d’être malade, tourmenté tantôt par la fièvre, tantôt par la goutte, tantôt par des maux d’estomac intolérables. Il écrit, dans une de ses lettres : « La goutte et d’autres maladies me font tant souffrir que la vie me pèse, et que j’aspire au remède que me sera la mort. »

XI. Une femme qui, parfois, offrait du pain à l’église, suivant l’usage des fidèles, se mit un jour à sourire en entendant saint Grégoire s’écrier à l’autel, pendant la consécration de l’hostie : « Que le corps de Notre-Seigneur Jésus-Christ te profite dans la vie éternelle ! » Aussitôt le saint détourna la main qui allait mettre l’hostie dans la bouche de cette femme, et déposa la sainte hostie sur l’autel. Puis, en présence de tout le peuple, il demanda à la femme de quoi elle avait osé rire. Et la femme répondit : « J’ai ri parce que tu appelais « corps de Dieu » un pain que j’avais pétri de mes propres mains. » Alors Grégoire se prosterna et pria Dieu pour l’incrédulité de cette femme ; et, quand il se releva, il vit que l’hostie déposée sur l’autel s’était changée en un morceau de chair ayant la forme d’un doigt. Il montra alors cette chair à la femme incrédule, qui revint à la foi. Et le saint pria de nouveau, et la chair redevint du pain, et Grégoire la donna en communion à la femme.

XII. Certains princes ayant demandé au pape des reliques précieuses, Grégoire leur donna un petit fragment de la dalmatique de saint Jean l’Évangéliste. Or les princes, tenant une telle relique pour indigne d’eux, la rendirent dédaigneusement à saint Grégoire. Alors celui-ci, après avoir prié, perça l’étoffe avec la pointé d’un couteau ; et aussitôt un flot de sang en jaillit, attestant ainsi miraculeusement le prix de la relique.

XIII. Un riche Romain qui avait abandonné sa femme, et que Grégoire avait puni de l’excommunication, voulut se venger du pontife ; ne pouvant rien par lui-même contre lui, il s’adressa à des magiciens qui lui promirent d’envoyer un démon dans le corps du cheval de Grégoire, de façon à faire, périr celui-ci. Et voici que, au moment où Grégoire montait sur son cheval, l’animal, possédé du démon, se mit à ruer si fort que personne ne parvenait à le retenir. Mais Grégoire vit aussitôt le caractère diabolique de l’entreprise ; et, d’un seul signe de croix, il apaisa la fureur du cheval, et fendit aveugles les magiciens, qui vinrent confesser leur crime et furent ensuite admis à la grâce du baptême. Grégoire refusa cependant de les guérir de leur cécité, de peur qu’ils hé revinssent à leur magie, mais il les fit nourrir, leur vie durant, aux frais de l’Église.

XIV. On lit encore, dans le livre que les Grecs appellent Lymon, le trait que voici. L’abbé dû monastère fondé par saint Grégoire vint un jour dire au saint que l’un des moines avait en sa possession trois pièces d’argent. Et Grégoire, pour faire un exemple, excommunia ce moine. Or, peu de temps après, le moine mourut, et Grégoire, en apprenant sa mort, fut désolé de l’avoir laissé mourir sans absolution. Il écrivit du moins, sur une feuille de papier, un acte par lequel il absolvait le défunt de l’excommunication prononcée contre lui ; et il chargea un de ses diacres de placer ce papier sur la poitrine du moine. Et, la nuit suivante, le moine apparut à son abbé et lui dit que, depuis sa mort, il avait été tenu en prison, mais qu’il venait enfin de recevoir sa grâce.

XV. Saint Grégoire institua l’office et le chant ecclésiastiques, ainsi qu’une école de Chant. Et il fit élever, à cette intention, deux maisons : l’une proche la basilique de Saint-Pierre, l’autre proche l’église de Latran. On montre aujourd’hui encore, dans l’une de ces maisons, le lit sur lequel il s’étendait pour composer ses chants, le fouet dont il menaçait les élèves de l’école, ainsi qu’un antiphonaire écrit de sa main. C’est aussi lui qui ajouta au canon de la messe les paroles suivantes : « Et nous te prions de maintenir nos jours dans ta paix, de nous sauver de la damnation éternelle, et de nous admettre dans le troupeau de tes élus ! »

Enfin saint Grégoire, après avoir siégé sur le trône de saint Pierre pendant treize ans, six mois, et dix jours, s’endormit dans le Seigneur, tout plein de bonnes œuvres. Sa mort eut lieu en l’an 604, sous le règne de Phocas.

XVI. Après sa mort, Rome et toute la région furent envahies par la famine ; et les pauvres, que Grégoire avait coutume de nourrir généreusement, venaient trouver son successeur et lui disaient : « Seigneur, notre père Grégoire avait coutume de nous nourrir, que Ta Sainteté ne nous laisse pas mourir de faim ! » Mais ces paroles irritaient le pape, qui répondait : « Grégoire a toujours eu en vue la popularité et y a tout sacrifié ; mais nous, nous ne pouvons rien pour vous ! » Sur quoi il renvoyait les pauvres sans les secourir. Alors saint Grégoire lui apparut trois fois, et le gronda doucement de sa dureté comme de son injustice. Mais le pape ne prit aucun soin de s’amender. La quatrième fois, Grégoire lui apparut avec un visage terrible et le frappa à la tête : et le pape mourut peu de temps après.

Pendant que la même famine durait encore, quelques envieux commencèrent à déprécier saint Grégoire, affirmant qu’il avait gaspillé, en prodigue, tout le trésor de l’Église. Et, pour s’en venger sur sa mémoire, ils engagèrent le clergé à brûler les écrits du saint. On en brûla effectivement un certain nombre ; et l’on s’apprêtait à brûler le reste, lorsque le diacre Pierre, qui avait été le familier du saint, et à qui celui-ci avait dicté les quatre livres de ses Dialogues, s’opposa vivement à cette destruction. Il dit d’abord qu’elle ne pouvait servir à rien, les écrits du saint s’étant répandus dans toutes les parties du monde. Et il ajouta que c’était un horrible sacrilège de détruire l’œuvre d’un homme sur la tête duquel il avait vu si souvent descendre l’Esprit-Saint sous la forme d’une colombe. Et le diacre dit que, pour attester la vérité de cette affirmation, il était prêt à mourir aussitôt ; et il déclara que, s’il n’obtenait point la mort qu’il demandait, il consentirait à ce que les livres de son maître fussent détruits. Car saint Grégoire lui avait dit que, si jamais il révélait le miracle de la sainte colombe, il mourrait sur-le-champ. Après quoi le vénérable Pierre revêtit son costume solennel de diacre, et jura, sur les saints Évangiles, la vérité de ce qu’il avait affirmé ; et, au moment où il achevait son serment, son âme s’envola au ciel sans éprouver les douleurs de la mort.

XVII. Un moine du monastère de saint Grégoire avait amassé une somme d’argent. Alors le saint apparut en rêve, à un autre moine et lui dit de signifier à son compagnon qu’il eût à distribuer son pécule et à faire pénitence, faute de quoi il mourrait le troisième jour. Ce qu’entendant, le moine, épouvanté, fit pénitence et distribua son pécule. Mais il n’en fut pas moins saisi d’une fièvre si forte que, pendant trois jours, il parut sur le point de rendre l’âme. Ses frères, l’entourant, chantaient des psaumes, jusqu’à ce que, le troisième jour, s’interrompant déchanter, ils se mirent à l’accabler de reproches. Mais voici que soudain le moine, revivant, et rouvrant les yeux avec un sourire, leur dit : « Que le Seigneur vous pardonne, mes frères, de m’avoir si durement jugé ! Et si désormais vous voyez quelqu’un en train de mourir, puissiez-vous lui accorder non des reproches, mais votre compassion ! Sachez donc que je viens de passer en jugement, avec un diable pour accusateur, et que, avec l’aide de saint Grégoire, j’ai bien répondu à toutes les objections de l’ennemi, sauf à une seule, que j’ai dû reconnaître pour fondée et à cause de laquelle j’ai subi ces trois jours de tortures. » Puis il s’écria : « Ô André, André, tu périras dès cette année, toi qui, par tes mauvais conseils, m’as exposé à un tel danger ! » Et là-dessus le moine mourut. Or il y avait à Rome un certain André qui, à l’instant même où le moine le nomma ainsi par son nom, fut atteint d’un mal épouvantable, mais sans parvenir à mourir malgré ses souffrances. Et ce malheureux ayant appelé près de lui les moines du monastère, leur avoua que, sur son conseil, le moine défunt avait volé quelques-uns des manuscrits de la bibliothèque et les avait vendus à des étrangers. Et à peine eut-il achevé cette confession qu’il ferma les yeux et rendit l’âme.

XVIII. En un temps où l’office ambrosien était encore employé dans les églises plus volontiers que l’office grégorien, le pape Adrien réunit un concile qui décida que l’office grégorien devait seul être universellement observé. Et, conformément à cette décision, l’empereur Charlemagne obligeait, par des menaces et des supplices le clergé de toutes ses provinces à employer l’office grégorien, brûlait les livres de l’office ambrosien, et mettait en prison bon nombre de prêtres qui voulaient rester fidèles à cet office. Alors l’évêque saint Eugène conseilla au pape de rappeler le concile ; et ce nouveau concile décida que le missel ambrosien et le missel grégorien seraient placés, côte à côte, sur l’autel de Saint-Pierre, que les portes de l’église seraient fermées et cachetées du sceau des évêques et du concile ; et que ceux-ci, toute la nuit, prieraient Dieu de leur révéler, par quelque signe, lequel des deux offices devait être employé de préférence dans les églises. Et, tout cela ayant été fait, lorsqu’on rouvrit les portes de l’église, le lendemain matin, les deux missels qu’on avait laissés fermés furent trouvés tous deux également ouverts. Mais une autre version veut que le missel grégorien ait été miraculeusement divisé, et qu’on ait trouvé ses pages éparses sur l’autel, tandis que le missel ambrosien était ouvert, mais restait à la place où on l’avait mis : ce qui fut considéré comme un signe pour faire entendre que l’office grégorien devait se répandre à travers le monde, tandis que l’ambrosien devait continuer à être employé dans l’église de Saint-Ambroise. Et, en effet, c’est là ce que décidèrent les Pères du concile et qui est en usage aujourd’hui encore.

XIX. Le diacre Jean, qui a compilé la vie de saint Grégoire, raconte ceci. Un jour, pendant qu’il était occupé à son travail, un inconnu se montra devant lui, portant les signes sacerdotaux, et vêtu d’un manteau blanc si transparent qu’on voyait, par-dessous, le noir de la tunique. Cet inconnu s’approcha du diacre et éclata de rire. Et comme Jean lui demandait ce qui pouvait faire rire de la sorte, un personnage aussi grave, il lui répondit : « C’est de te voir écrivant l’histoire de morts que tu n’as jamais connus de leur vivant ! » Et Jean lui dit : « Je n’ai pas connu personnellement saint Grégoire, c’est vrai, mais j’écris sur lui ce que l’on m’en a rapporté. » Et l’étranger : « Au reste, peu m’importe ce que tu fais ; mais moi, je ne cesserai pas de faire ce que je puis ! » Et, là-dessus, le voici qui éteint la lampe à la lumière de laquelle écrivait le diacre, et qui lui donne un coup si fort que le pauvre diacre s’imagine être tué. Alors se présente à lui saint Grégoire, ayant à sa droite saint Nicolas, à sa gauche le diacre Pierre ; et il lui dit : « Homme de peu de foi, pourquoi as-tu douté ? » Et comme l’inconnu se cachait sous le lit, Grégoire prend des mains de Pierre une grande torche et brûle le visage de cet inconnu au point de le rendre noir comme un Éthiopien. Une étincelle tombe alors sur le manteau blanc et le consume ; et cet inconnu, qui : n’est autre que le diable, apparaît noir comme de la suie. Et le diacre Pierre dit à saint Grégoire : « En vérité nous l’avons bien noirci ! » Et Grégoire : « Ce n’est pas nous qui l’avons noirci, nous l’avons simplement fait paraître tel qu’il était ! » Sur quoi ils s’envolent, laissant dans la cellule de Jean une grande lumière.