La Légende dorée/Saint Pélage

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La Légende dorée (1261-1266)
Traduction par T. de Wyzewa.
Perrin et Cie (p. 690-711).
CLXXVIII


SAINT PÉLAGE, PAPE[1]


Pélage fut un pape d’une grande sainteté, qui mourut plein de bonnes œuvres, après avoir gouverné l’Église de la façon la plus louable. Nous devons ajouter que ce Pélage n’est pas celui qui fut pape immédiatement avant saint Grégoire. À saint Pélage succéda Jean III, à Jean III Benoît, à Benoît un autre Pélage, qui eut pour successeur saint Grégoire.

C’est sous le pontificat de saint Pélage que les Lombards sont arrivés en Italie ; et comme leur histoire est généralement peu connue, j’ai décidé de la résumer ici, d’après l’Histoire lombarde de l’historiographe Paul, et diverses chroniques.

Les Lombards. I. Les Lombards étaient un grand peuple germanique qui, sorti de l’île de Scandinavie, sur le rivage septentrional de l’Europe, parvint enfin, après de nombreux combats et voyages, en Pannonie, où il s’installa à demeure, n’osant pas s’avancer plus loin vers le sud. On les appela d’abord les Vinules, puis les Lombards, à

cause des longues barbes qu’ils avaient coutume de porter. Or, pendant qu’ils étaient encore en Germanie, leur roi Agilmud trouva, dans une piscine, sept enfants jumeaux que leur mère, une femme galante, avait jetés là pour les faire mourir. Le roi, surpris, retournait ces enfants avec sa lance, lorsque l’un d’eux saisit la lance dans sa main. Ce que voyant, le roi le fit élever, lui donna le nom de Lamission, et lui prédit un grand avenir. En effet, ce Lamission se distingua si fort qu’à la mort d’Agilmud ce fut lui que les Lombards élurent pour roi.

Vers le même temps, c’est-à-dire vers l’an 490, un évêque arien, ayant à baptiser un homme appelé Barbe, lui dit : « Je te baptise, au nom du Père, par le Fils, dans le Saint-Esprit » ; ce par quoi il voulait signifier que le Fils et le Saint-Esprit étaient inférieurs au Père. Mais aussitôt toute l’eau disparut de la piscine qui servait au baptême, et Barbe se convertit à la foi véritable. — Vers le même temps encore fleurirent deux frères utérins, saints Médard et Gildart, qui naquirent le même jour furent consacrés évoques le même jour, moururent le même jour et furent béatifiés le même jour. — Et il y a encore un autre miracle que nous devons raconter ici. L’an 450, pendant que l’hérésie arienne pullulait en Gaule, l’unité de substance des trois personnes de la Trinité fut démontrée aux hommes par un symbole visible. Sigebert raconte en effet que l’évêque de Bazas, célébrant sa messe, vit tomber sur l’autel trois gouttes transparentes, d’égale grandeur, qui, se réunissant, formèrent un unique diamant d’une beauté merveilleuse. L’évêque plaça ce diamant au milieu d’une croix d’or : aussitôt toutes les autres pierres de la croix se détachèrent et tombèrent. Ce diamant paraissait obscur aux impies tandis qu’il s’illuminait pour les yeux des justes ; il donnait la santé aux malades et renforçait la piété de ceux qui adoraient la croix.

Dans la suite, les Lombards eurent un autre roi nommé Alboin, qui défit et tua le roi des Gépides : ce qui lui valut d’être ensuite attaqué par le fils de ce roi, qu’il défit et tua pareillement. Après quoi, il prit pour femme la fille de ce roi, nommée Rosemonde ; et, en même temps, du crâne du roi vaincu il se fit faire une coupe, ornée d’argent ; et il s’en servait pour boire.

L’empire romain était alors gouverné par Justin le Petit, avec l’aide d’un eunuque nommé Narsès, homme de sens et de valeur, qui avait repoussé l’invasion des Goths, et rendu la paix à toute l’Italie. Mais les grands honneurs dont il jouissait lui attirèrent l’envie des Romains : faussement accusé auprès de l’empereur, il perdit ses dignités ; et l’impératrice Sophie, pour achever de l’humilier, le condamna à dévider et à filer la laine avec ses servantes. À quoi Narsès se résigna en disant qu’il tisserait pour l’impératrice une toile dont, aussi longtemps qu’elle vivrait, elle ne pourrait sortir.

Et en effet ce Narsès, s’étant retiré à Naples, manda aux Lombards d’abandonner leur misérable Pannonie pour venir prendre possession du sol fertile de l’Italie. Ce qu’entendant, Alboin se mit en route avec ses Lombards, et pénétra en Italie, l’an du Seigneur 568. Ils s’emparaient de toutes les villes qu’ils trouvaient sur leur passage, mettant à mort tous les habitants : car Alboin s’était juré de tuer tous les chrétiens. Mais quand ils voulurent entrer à Pavie, après un siège de trois ans, le cheval du roi s’agenouilla devant la porte de la ville, et, pressé de coups d’éperon, refusa de se relever. Alors un chrétien expliqua au roi la cause du miracle ; et c’est ainsi qu’Alboin renonça à son serment. Les Lombards pénétrèrent ensuite à Milan. En peu de temps, ils subjuguèrent presque toute l’Italie, à l’exception de Rome et de la Romagne.

Se trouvant à Vérone, dans un grand festin, Alboin versa à boire à sa femme dans le crâne du roi Gépide, en lui disant : « Bois avec ton père ! » Ce qui remplit Rosemonde de haine contre son mari. Or, il y avait un chef lombard qui avait pour concubine une servante de la reine. Rosemonde, une nuit, prit place dans le lit de sa servante, y reçut le chef, puis, après s’être donnée à lui, lui dit : « Sais-tu qui je suis ? » Il répondit en nommant sa concubine. Mais elle : « Pas du tout ! Je suis Rosemonde ; et tu viens de perpétrer un crime qui, si tu ne tues pas Alboin, te vaudra certainement d’être tué par lui ! Donc, je veux que tu, me venges de mon mari, qui, ayant tué mon père, m’a fait boire dans son crâne en guise de coupe ! » Le chef se refusa à tuer lui-même Alboin, mais promit de trouver quelqu’un pour accomplir le crime. Alors la reine enleva de la chambre du roi toutes les armes qui s’y trouvaient, et lia fortement le glaive qu’Alboin mettait toujours à la tête de son lit, de manière que le roi ne pût le tirer du fourreau. Lorsque le meurtrier pénétra dans la chambre, le roi, qui l’avait vu venir, sauta hors de son lit, et, ne parvenant pas à tirer son glaive, saisit un escabeau et se défendit vaillamment. Mais le meurtrier, mieux armé que lui, eut enfin sur lui le dessus, et le tua. Puis, emportant tous les trésors du palais, il s’enfuit avec Rosemonde à Ravenne. Mais là, Rosemonde, ayant vu un jeune et beau préfet, et l’ayant désiré pour mari, versa du poison dans le verre de son complice ; et lui, après en avoir bu, fut étonné d’un goût amer, et ordonna à Rosemonde de boire le reste. Rosemonde, le couteau sur la gorge, dut boire le breuvage empoisonné ; et c’est ainsi que tous deux périrent.

Enfin un roi lombard, nommé Adaloth, se fit baptiser et reçut la foi du Christ. Plus tard, une reine lombarde nommée Théodelinde, personne pieuse et sage, fit construire un bel oratoire à Monza. Elle convertit à sa foi son mari Agisulphe, qui fut duc de Turin avant de devenir roi des Lombards. Et c’est sur le conseil de Théodelinde que ce roi fit définitivement la paix avec l’Empire et l’Église romaine. Cette paix fut conclue le jour des saints Gervais et Protais ; et c’est pourquoi saint Grégoire fit chanter à l’office de la messe, le jour de ces saints : Loquetur Dominus pacem, etc. Saint Grégoire était d’ailleurs l’ami de la reine Théodelinde, à qui il dédia ses Dialogues. Et la paix, conclue le jour des saints Gervais et Protais, fut confirmée le jour de Saint-Jean-Baptiste par la conversion générale des Lombards. En souvenir de quoi Théodelinde fit construire à Monza le susdit oratoire, dédié à saint Jean, qu’mie vision avait, en outre, révélé à un saint homme comme le patron et le défenseur des Lombards.

Grégoire, à sa mort, eut pour successeur Savin, qui eut pour successeur Boniface III, à qui succéda Boniface IV. C’est à la prière de ce dernier que l’empereur Phocas, en l’an 660, donna à l’Église chrétienne le Panthéon de Rome. Et c’est sur les prières de Boniface III qu’il consentit à reconnaître la chaire de Rome comme la tête de toutes les Églises, titre que revendiquait, jusqu’alors, l’église de Constantinople.

Mahomet. II. C’est sous le pontificat de Boniface IV, après la mort de Phocas et sous le règne d’Héraclius, vers l’an du Seigneur 610, que le mage et faux prophète Mahomet Commença à induire en erreur les Ismaëlites ou descendants d’Agar, c’est-à-dire les Sarrasins. Et voici, d’après une histoire de cet imposteur, comment il s’y prit. Un clerc fameux, dépité de ne pouvoir obtenir de la curie romaine un honneur qu’il désirait obtenir, se réfugia outre-mer, où il fit de nombreuses dupes. Rencontrant Mahomet, il lui déclara qu’il le mettrait à la tête de son peuple. Et, d’abord, il accoutuma une colombe à venir manger des grains qu’il introduisait dans l’oreille du jeune Sarrasin : de telle sorte que la colombe, dès qu’elle apercevait Mahomet, accourait sur son épaule et mettait son bec dans son oreille. Alors le clerc susdit, ayant convoqué le peuple, lui dit que celui-là devrait être son chef que lui désignerait l’Esprit-Saint, descendant sur lui sous la forme d’une colombe. Puis il lâcha la colombe, qui vint se placer sur l’épaule de Mahomet et lui becqueta dans l’oreille. Le peuple crut que c’était le Saint-Esprit qui descendait sur lui, pour lui dicter à l’oreille la parole de Dieu. Ainsi Mahomet trompa les Sarrasins, qui, le prenant pour chef, envahirent le royaume de la Perse et tout l’empire d’Orient jusqu’à Alexandrie.

Voilà ce que raconté une chronique populaire ; mais plus vraisemblable est une autre version, que nous allons rapporter maintenant. D’après celle-ci, Mahomet, inventant lui-même des lois, feignait de les recevoir de l’Esprit-Saint, sous la forme d’une colombe. Dans ces lois, il introduisit bon nombre de choses empruntées à l’Ancien et au Nouveau Testament. Car, dans sa première jeunesse, il avait été marchand, avait parcouru avec ses chameaux l’Égypte et la Palestine, et s’était souvent entretenu avec des Juifs et des chrétiens. De là vient que les Sarrasins, de même que les Juifs, pratiquent la circoncision, et s’abstiennent de la viande du porc : Mahomet leur ayant fait croire que le porc avait été créé, après le déluge, de la fiente du chameau. Avec les chrétiens, les Sarrasins croient en un seul Dieu tout-puissant, créateur de toutes choses. Mêlant ainsi le vrai au faux, Mahomet affirme que Moïse a été un grand prophète, et le Christ un prophète plus grand encore, né d’une vierge et par la seule vertu de Dieu. Il dit aussi dans son Alcoran que le Christ, dans son enfance, a créé des Oiseaux avec le limon de la terre. Mais il dit ensuite que ce n’est point le Christ lui-même qui a subi la passion et est ressuscité : d’après lui ; c’est un autre homme qui aurait subi la passion, à la place du Christ.

Une femme noble nommée Cadicha, qui était à la tête d’une province appelée Corocanie ; voyant cet homme admis dans la familiarité des Juifs et des Sarrasins, crut que la majesté divine était en lui. Et, comme elle était veuve ; elle le prit pour mari, ce qui le rendit maître de toute la province. Et lui, par ses artifices, il fit croire non seulement à cette femme ; mais aux Juifs et aux Sarrasins, qu’il était le Messie promis par la Loi. Mais, dans la suite, Mahomet eut de fréquents accès d’épilepsie. Et comme Cadicha s’en affligeait, car cette maladie était considérée comme un signe d’impureté, il imagina de lui dire que ses accès étaient causés par l’émotion qu’il ressentait des fréquentes visites de l’archange Gabriel.

Ailleurs encore on lit que le maître de Mahomet fut un moine appelé Serge, qui fut chassé par ses frères pour avoir partagé l’hérésie des Nestoriens, ou, suivant d’autres, celle des Jacobites : secte qui prêche la circoncision, et prétend que le Christ a été non un Dieu, mais un homme juste et saint, conçu du Saint-Esprit, et né d’une vierge, toutes choses que croient également les Mahométans. Ce serait donc ce Serge qui aurait instruit Mahomet dans l’Ancien et le Nouveau Testament. Car jusque-là le jeune homme, avec toute la race des Arabes, adorait Vénus ; et aujourd’hui encore, le jour sacré, pour les Sarrasins, est le vendredi, de même que pour les Juifs le samedi ou sabbat, et pour les chrétiens le dimanche, ou jour du Seigneur.

Enrichi de la fortune de sa femme Cadicha, Mahomet prit une telle ambition qu’il rêva de devenir maître de l’Arabie entière. Mais comme il voyait qu’il ne pourrait pas dominer les Arabes par la violence, il résolut de se faire passer pour prophète, de manière à les subjuguer par une apparente sainteté. Tenant dans un lieu secret le susdit Serge, il lui demandait conseil sur toutes choses, et disait ensuite au peuple que c’était l’archange Gabriel qui le conseillait. Ainsi tout le peuple se laissa séduire et l’accepta pour chef. On dit aussi que Serge, qui avait été moine, voulut que les Sarrasins revêtissent l’habit monacal, ou du moins la cagoule sans le capuchon, et que, à l’imitation des moines, ils fissent, à heure fixe, de nombreuses génuflexions et prières, mais en se tournant vers le midi, pour se distinguer des Juifs, qui se tournaient vers l’occident, et des chrétiens, qui se tournaient vers l’orient. Et, en effet, ce sont des pratiques que les Sarrasins observent encore aujourd’hui. Nombreuses sont les lois que Mahomet, à l’instigation de Serge, prit dans la loi mosaïque. C’est ainsi que les Sarrasins font de fréquentes ablutions ; avant de prier, ils doivent se purifier en se lavant les mains, les bras, le visage, la bouche et tous les membres de leurs corps. Dans leurs prières, ils adorent Dieu, qui n’a point d’égal, et Mahomet, son prophète. Ils jeûnent pendant un mois entier de l’année ; et, pendant ce jeûne, ils ne peuvent manger que la nuit. Aussi longtemps qu’il fait assez clair pour qu’on distingue le blanc du noir, ils ne peuvent ni manger, ni boire, ni se souiller en s’unissant à la femme. Ce n’est que depuis le coucher du soleil jusqu’à l’aube du jour suivant qu’ils peuvent manger, boire et se servir de leurs femmes légitimes. Une fois par an, ils doivent se rendre en pèlerinage à la Mecque, où se trouve une maison appelée la Maison de Dieu, qu’ils disent avoir été construite par Adam, et où ils croient qu’ont prié tous les prophètes, depuis Abraham et Ismaël jusqu’à Mahomet. Ils doivent faire le tour de cette maison, vêtus de robes sans couture, et jeter des pierres à l’intérieur, pour lapider le diable. Toutes les viandes leur sont permises, sauf le porc, le sang et les animaux qui ne sont point tués de la main des hommes. Chacun d’eux a le droit d’avoir à la fois quatre femmes, et de répudier ses femmes trois fois. Ils peuvent, en outre, avoir, en aussi grande quantité qu’ils veulent, des captives et concubines, qu’ils ont le droit de revendre à volonté, à moins qu’elles n’aient enfanté de leurs œuvres. Ils ont également le droit de prendre des femmes dans leur propre famille, pour fortifier leur race. L’homme surpris avec une femme adultère est lapidé avec elle ; l’homme surpris en fornication avec une femme ne lui appartenant pas est frappé de quatre-vingts coups de verges. Seul Mahomet prétendit que, par la voix de l’ange Gabriel, Dieu lui avait permis d’approcher les femmes des autres, afin d’engendrer des sages et des prophètes. Un jour, cependant, un de ses esclaves, qui avait une femme très belle, l’ayant trouvée avec Mahomet, la répudia. Et Mahomet la prit chez lui avec ses autres femmes ; mais, craignant les murmures du peuple, il raconta qu’une charte lui avait été donnée du ciel, d’après laquelle la femme répudiée par son mari appartenait à celui qui l’avait recueillie : loi que les Sarrasins observent encore aujourd’hui. Quand l’un d’entre eux est accusé en justice, il n’a qu’à affirmer, sous serment, son innocence pour être acquitté. Les voleurs sont d’abord battus de verges ; à la seconde récidive on leur coupe une main ; à la troisième, un pied. Enfin, l’usage du vin est absolument interdit. À ceux qui obéissent à tous les commandements de sa loi, Mahomet promet le paradis, c’est-à-dire un jardin de délices tout arrosé de cours d’eau, où ils auront des demeures éternelles, un ciel toujours pur et doux, des mets excellents, des vêtements de soie, et où ils pourront s’accoupler en mille façons voluptueuses avec des vierges d’une beauté surnaturelle. Des anges s’y promèneront à toute heure, leur offrant du lait et du vin dans des vases d’or et d’argent. Ses élus y verront aussi trois fleuves, l’un de lait, l’autre de miel et l’autre de vin. Et ils y verront des anges si grands qu’ils auront besoin d’une journée entière pour mesurer l’espace compris entre leur deux yeux. Ceux qui ne croient pas en Mahomet seront au contraire condamnés à un enfer sans fin. Mais de quelques péchés qu’un homme soit chargé, si, dans l’instant de sa mort, il croit à Mahomet, celui-ci obtiendra de Dieu son salut à l’heure du jugement.

Les Sarrasins croient encore bien d’autres choses au sujet de leur faux prophète : par exemple que Dieu, en créant le ciel et la terre, avait devant les yeux le nom de Mahomet, et que, si Mahomet n’avait pas dû naître, Dieu n’aurait créé ni le ciel ni la terre. On raconte aussi que Mahomet a pris la lune dans son sein, l’a partagée en deux, puis reformée entière. On raconte que, des ennemis voulant lui faire avaler du poison dans de la viande d’agneau, l’agneau lui aurait dit : « Garde-toi de me manger, car j’ai en moi du poison ! » Ce qui n’empêcha pas Mahomet de mourir empoisonné.

Charlemagne. III. Mais il est temps que notre plume revienne à l’histoire des Lombards. Ceux-ci, donc, bien qu’ils eussent reçu la foi du Christ, causaient cependant de nombreux ennuis à l’empire romain. Mais plus tard, Pépin, le maire du palais du roi des Francs, étant mort, son fils Charles Martel lui succéda, qui, après de nombreuses victoires, laissa sa chargé à ses deux fils Charles et Pépin. Mais Charles, renonçant au monde, entra au monastère du Mont Cassin, tandis que son frère Pépin, sans avoir le titré de roi, gérait vaillamment le royaume des Francs. Le roi véritable, Childéric, au contraire, était paresseux et inutile, de telle sorte que Pépin demanda au pape Zacharie si, se contentant d’avoir le nom de roi, cet incapable devait continuer à régner. À quoi le pape répondit que celui-là devait être foi qui savait bien gérer le royaume. Ce qu’entendant les Francs enfermèrent Childéric dans un monastère et firent roi Pépin, en l’an du Seigneur 750.

Or, peu de temps après, Astolphe, roi des Lombards, dépouilla l’Église romaine de ses possessions ; et le pape Étienne, qui avait succédé à Zacharie, réclama contre eux l’aide du roi Pépin. Celui-ci vint en Italie avec une nombreuse armée, assiégea le roi Astolphe, et obtint de lui quarante otages, comme gage de sa promesse de ne plus inquiéter l’Église romaine et de lui rendre tout ce qu’il lui avait enlevé. Mais dès que Pépin se fut retiré, Astolphe tint pour nulles toutes ses promesses : ce dont il ne tarda pas à être puni, car, peu après, au moment où il partait pour la chasse, il mourut subitement. Il eut pour successeur Desiderius.

C’est vers le même temps que le roi des Goths, Théodoric, qui gouvernait l’Italie par ordre de l’empereur, et qui était infecté de l’hérésie arienne, exila le philosophe Boëce, qui, avec son gendre Symmaque, avait illustré la république et défendu l’autorité du Sénat romain. Exilé à Pavie, Boëce y écrivit son livre de la Consolation. Il fut ensuite mis à mort par ordre de Théodoric. Sa femme, nommée Elpès, passe pour être l’auteur de l’hymne des apôtres Pierre et Paul, qui commence ainsi : Felix per omnes festum mundi cardines. Elle composa aussi sa propre épitaphe, ainsi conçue :

Elpes dicta fui, Siciliœ regionis alumna,
Quam procul a patria conjugis egit amor ;
Porticibus sacris jam nunc peregrina quiesco,
Judicis oberni testificata thronum.

Le roi Théodoric mourut subitement. Saint Grégoire raconte qu’un saint ermite le vit enfoncer, nu, dans la chaudière de Vulcain, par le pape Jean et Symmaque, qu’il avait mis à mort.

En l’an du Seigneur 687, florissait en Angleterre le vénérable Bède, prêtre et moine, qui a sa place parmi les saints, mais que l’Église appelle d’ordinaire le « Vénérable », et non le « saint ». On raconte, en effet, qu’un jour, dans sa vieillesse, sa vue s’étant obscurcie, il se faisait conduire par un guide, au bras duquel il allait par villes et villages, prêchant la parole de Dieu. Or un jour, comme il traversait une vallée déserte jonchée de grosses pierres, le guide, par moquerie, dit à Bède qu’il y avait là une foule nombreuse, qui attendait en silence sa prédication. Le vieillard se mit donc à prêcher ; et au moment où il terminait son discours par les mots Per omnia secula seculorum, toutes les pierres lui répondirent à haute voix, Amen, venerabilis pater ! On raconte aussi que, après sa mort, un prêtre s’occupait à écrire un distique latin qu’il voulait faire graver sur son tombeau. Il avait déjà écrit le premier vers : Hac sunt in fossa, et il avait d’abord songé à mettre au second vers : Bedæ sancti ossa. Mais ce second vers n’allait pas bien pour la mesure : de sorte que le prêtre se coucha, se réservant de réfléchir jusqu’au lendemain. En voici que, le lendemain, en arrivant au tombeau, il trouva le distique complété ainsi de la main des anges :

Hac sunt in fossa
Bedae venerabilis ossa.

Et l’on raconte encore que le vénérable Bède, au jour de l’Ascension, se fit transporter à l’autel, où il récita jusqu’au bout l’antienne O Rex gloriæ, Domine virlutum ; après quoi il s’endormit dans le Seigneur, et un parfum sortit de lui, si doux, que tous se croyaient transportés en paradis. Son corps est conservé, avec de grands honneurs, dans la ville de Gênes.

Vers le même temps, à savoir en l’an 700, Racord, roi des Frisons, au moment de recevoir le baptême, et comme il avait déjà un de ses pieds dans la piscine, demanda tout à coup si c’était au ciel ou en enfer que se trouvaient la plupart de ses ancêtres ; puis, apprenant que c’était en enfer, il retira le pied qu’il avait mis dans l’eau, et dit : « Mieux vaut aller avec le plus grand nombre qu’avec le plus petit ! » Mais on raconte qu’il n’agit ainsi que sur la promesse fallacieuse du démon, qui lui avait dit que, trois jours après, il lui donnerait des biens incomparables ; et, le quatrième jour, ce Racord mourut, d’une mort subite, pour l’éternité. — La même année, on raconte qu’en Campanie du blé, de l’orge et des légumes tombèrent du ciel sous forme de pluie.

En l’an 740, comme on transportait le corps de saint Benoît du Mont Cassin au monastère de Fleury-sur-Loire, et le corps de sa sœur sainte Scolastique au Mans, un moine du Mont Cassin s’opposa à cette translation ; mais les miracles de Dieu et la résistance des Francs eurent raison de sa défense. — La même année, il y eut un grand tremblement de terre, qui détruisit certaines villes, et en transporta d’autres à une distance de plus de six milles, avec tous leurs murs et tous leurs habitants. La même année encore fut faite la translation à Rome de sainte Pétronille, fille de l’apôtre saint Pierre, sur le tombeau de marbre de laquelle ce grand saint avait écrit lui-même : « À Pétronille dorée, ma bien chère fille ! » Et c’est encore vers ce temps que les Tyriens ravagèrent l’Arménie. Ces barbares, ayant été atteints d’une peste, reçurent des chrétiens le conseil de se tondre la tête en forme de croix. Et ils ont gardé jusqu’à nos jours cette pratique, en souvenir de la guérison ainsi obtenue.

À la mort du glorieux Pépin, son fils Charlemagne monta sur le trône. Le pape Adrien lui envoya des légats pour lui demander secours contre le roi des Lombards Desiderius, qui, à l’exemple de son père Astolphe, vexait, en toute manière, l’Église romaine. Sur quoi Charles, ayant rassemblé une grande armée, entra en Italie par le mont Cenis, mit le siège devant Pavie, s’empara de Desiderius et de toute sa famille, les exila en Gaule, et rendit à l’Église tous les droits que les Lombards lui avaient enlevés. Il avait dans son armée deux vaillants soldats du Christ, Amicus et Amélius, qui furent tués à Mortara, dans la bataille où Charlemagne défît les Lombards. Et ainsi se termina le règne de ces Lombards, qui désormais n’eurent plus de chefs que ceux que leur désignaient les empereurs.

Charles se rendit ensuite à Rome, où le pape, dans un synode de cent cinquante-quatre évêques, lui conféra le droit d’élire les souverains pontifes et d’investir, ayant leur consécration, les archevêques et évêques des diverses provinces. C’est aussi à Rome que le pape sacra rois les fils de Charlemagne, Pépin, roi d’Italie, et Louis, roi d’Aquitaine. Mais Pépin, convaincu d’avoir conspiré contre son père, fut tonsuré et fait moine.

En l’an 780, sous le règne de l’impératrice Irène et de son fils Constantin, un homme découvrit, sous un mur en Thrace, un coffre de pierre où se trouvait le cadavre d’un homme avec cette inscription : « Le Christ naîtra de la Vierge Marie. Et c’est sous les empereurs Constantin et Irène que tu me reverras, ô soleil ! »

À la mort d’Adrien, Léon fut élu pape, homme infiniment vénérable, mais à qui les proches d’Adrien firent crever les yeux et couper la langue par la populace, pendant qu’il célébrait les litanies. Mais Dieu lui rendit miraculeusement la vue et la parole ; après quoi Charlemagne le réinstalla dans son siège et châtia les coupables.

Alors les Romains, sur le conseil du pape, l’an du Seigneur 784, d’un accord unanime, se séparèrent de l’empire de Constantinople et proclamèrent empereur Charlemagne, qui reçut la couronne impériale des mains du pape Léon. Car, bien que depuis Constantin le siège de l’empire fût transporté à Constantinople, les empereurs continuèrent à garder le titre d’empereurs romains jusqu’au jour où ce titre fut décerné au roi des Francs. Et, depuis ce temps, il y eut deux empires, l’un appelé Grec ou d’Orient, l’autre romain.

C’est au temps de Charlemagne, et à son instigation, que l’office ambrosien fut solennellement remplacé par l’office grégorien. Saint Ambroise, persécuté par l’impératrice Justine et les siens, et s’étant réfugié dans son église avec la foule des catholiques, avait fait chanter, à la manière orientale, des hymnes et des psaumes, pour empêcher les fidèles de sentir le poids de leur réclusion. Et son institution fut ensuite adoptée dans toutes les églises : mais saint Grégoire, plus tard, y fit nombre de changements, d’additions et de suppressions. D’ailleurs, c’est par une longue suite de modifications que les Pères ont constitué l’office divin. Par exemple, on a commencé la messe de trois manières différentes : on la commençait d’abord par des leçons, comme cela se fait encore au samedi saint ; plus tard le pape Célestin remplaça les leçons par des psaumes ; et saint Grégoire ne garda qu’un verset du psaume de l’Introït, qui, avant lui, se chantait tout entier. Les psaumes, autrefois, étaient chantés par tous les fidèles, formant une couronne autour de l’autel : de là vient le nom de chœur donné à la partie de l’église qui entoure l’autel. Plus tard Flavien et Théodore firent chanter les psaumes alternativement, ayant appris cet usage de saint Ignace, à qui Dieu lui-même l’avait révélé. Ensuite saint Jérôme ajouta, au chant des psaumes, l’épître et l’évangile. Saint Ambroise, Gélase et saint Grégoire ajoutèrent d’autres chants et d’autres prières : c’est d’eux que vient l’usage de chanter les graduels, les traits et l’Alléluia. Dans le Gloria in excelsis, les mots Laudamus te et suivants furent ajoutés, d’après les uns, par saint Hilaire, d’après d’autres par le pape Symmaque ou encore par le pape Télesphore. Notker, abbé de Saint-Gall, composa le premier des séquences pour être chantées à la place des neumes de l’Alleluia ; et le pape Nicolas permit de chanter ces séquences à la messe. Germain de Trêves composa le Rex omnipotens, le Sancti spiritus adsit, l’Ave maria, et l’Antienne Alma Redemptoris Mater. L’évêque Pierre de Compostelle composa le Salve Regina. Et Sigebert affirme, d’autre part, que c’est au roi de France Robert que nous devons la séquence : Sancti spiritus.

Charlemagne, au dire de l’archevêque Turpin, était beau, mais d’aspect farouche. Sa taille avait huit pieds de longueur, son visage une palme et demie, sa barbe une palme, et son front un pied. Il était si fort, qu’il tranchait d’un seul coup d’épée un cavalier armé et son cheval, redressait à la fois quatre fers à cheval et levait de terre, d’une seule main, jusqu’à la hauteur de sa tête, un soldat en armes. Il mangeait un lièvre entier ou deux poules, ou une oie, mais était si sobre pour sa boisson, faite de vin coupé d’eau, qu’il buvait rarement plus de trois fois par repas. Il construisit de nombreux monastères et mourut saintement, faisant du Christ son héritier.

Il eut pour successeur à l’empire, en l’an 815, son fils Louis le Débonnaire, sous le règne duquel les évoques et prêtres renoncèrent à porter des ceintures brodées d’or, des manteaux précieux et autres ornements séculiers. L’évêque d’Orléans Théodule, faussement accusé auprès de Louis, fut emprisonné par lui à Angers. Mais un jour que l’empereur, à la fête des Rameaux, suivait une procession qui passait devant la prison, Théodule chanta, par la fenêtre, les beaux vers qu’il venait de composer : Gloria, laus et honor tibi sit, etc. ; et l’empereur en fut si charmé qu’il remit l’évêque en liberté et lui rendit son siège. — À ce même empereur Louis, les envoyés de l’empereur grec Michel apportèrent, entre autres présents, la traduction latine des livres de saint Denis sur la hiérarchie ; le livre fut déposé dans l’église du saint, et, la même nuit, dix-neuf malades y furent guéris.

À la mort de Louis, l’empire échut à Lothaire : mais les frères de celui-ci, Charles et Louis, lui firent la guerre, et il y eut en France un carnage sans pareil. Enfin, par traité, Charles régna sur la France, Louis sur l’Allemagne et Lothaire sur l’Italie, ainsi que sur cette partie de la France qui s’est appelée depuis Lotharingie ou Lorraine. Ce même Lothaire, plus tard, transmit l’empire à son fils Louis et revêtit l’habit monacal.

Le pape d’alors était Serge, un Romain qui avait pour premier nom, à ce que l’on dit, Bouche de Porc. C’est depuis ce temps que les papes eurent à changer de nom en montant sur le trône apostolique : d’abord parce que le Seigneur a changé les noms de ses apôtres ; en second lieu pour signifier qu’un pape doit changer de vie et devenir parfait ; en troisième lieu pour empêcher qu’un homme occupant une fonction si belle soit forcé de porter un vilain nom.

C’est sous le règne de l’empereur Louis qu’à Brescia, en Italie, on vit pleuvoir du sang pendant trois jours et trois nuits. Vers le même temps d’innombrables sauterelles envahirent la Gaule, ayant six paires d’ailes, six pieds et deux dents dures comme des pierres. Elles traversèrent tout le royaume, détruisant partout la végétation, jusqu’à ce qu’enfin une tempête les noya dans la mer de Bretagne ; mais leurs cadavres, rejetés sur le rivage, amenèrent, en pourrissant, une peste qui fit mourir le tiers de la population.

Les empereurs allemands. IV. En l’an 938, l’empire échut à Othon Ier. Celui-ci, un jour de Pâques, avait fait préparer un grand repas pour les princes, ses vassaux. Et le petit garçon d’un de ces princes, ayant pris un plat sur la table, fut renversé à terre, d’un coup de bâton, par l’officier qui portait les plats. Lé précepteur de l’enfant tua aussitôt cet officier ; et, comme l’empereur voulait le condamner sans jugement, cet homme le renversa lui-même et voulut l’étrangler. Mais Othon, arraché de ses mains, pardonna au précepteur, disant que lui-même avait été coupable de n’avoir pas respecté le caractère sacré de la fête.

À Othon Ier succéda Othon II. Celui-ci, apprenant que les Italiens violaient souvent la paix, vint à Rome, et y offrit un grand banquet, sur les marches de l’église, à tous les princes et prélats de la ville. Et, pendant qu’ils mangeaient, l’empereur les fit tous charger de chaînes ; puis, leur reprochant amèrement la violation de la paix, il fit trancher la tête à ceux qui étaient coupables, et permit aux autres d’achever leur repas.

Il eut pour successeur, en l’an 984, Othon III, surnommé Merveille du Monde. Ce prince avait une femme qui voulait se prostituer à un certain comte. Et comme celui-ci se refusait à un tel crime, elle le noircit auprès de l’empereur, qui le fit décapiter sans jugement. Mais le comte, avant de subir sa peine, pria sa femme de prouver son innocence, après sa mort, par l’épreuve du fer rouge. Un jour donc, la veuve se présente devant l’empereur avec la tête de son mari et lui demande de quel châtiment est digne celui qui a mis à mort un innocent. L’empereur lui répond qu’un tel homme est digne de la mort. Et la veuve : « C’est toi qui es cet homme : car, à la suggestion de ta femme, tu as fait périr mon mari innocent ; et je m’offre à le confirmer par l’épreuve du fer rouge ! » Ce que voyant, l’empereur, stupéfait, se remit entre les mains de cette femme, pour être puni. Mais le pape intervint, et obtint de la veuve, successivement, quatre délais, dont l’un était de dix jours, l’autre de huit, l’autre de sept et l’autre de six. Alors l’empereur, ayant examiné la cause et reconnu la vérité, ordonna que sa femme fût brûlée vive, et céda à la veuve, pour racheter sa faute, quatre châteaux. Ces châteaux se voient encore aujourd’hui dans le diocèse de Luna, et ne portent d’autres noms que les chiffres Dix, Huit, Sept et Six.

L’empire échut ensuite à saint Henri, prince de Bavière. Ce prince maria sa sœur, nommée Galla, au roi de Hongrie Étienne, encore païen, et qu’il convertit ainsi que tout son peuple. Et Étienne acquit une telle piété qu’il mérita de devenir saint lui aussi, et de faire de nombreux miracles. Quant à l’empereur Henri et à sa femme Cunégonde, ils vécurent ensemble dans la chasteté et s’endormirent en Dieu.

À saint Henri succéda Conrad, qui avait épousé la nièce du saint. Il emprisonna bon nombre d’évêques italiens, et incendia un faubourg de Milan, ville dont l’évêque s’était évadé de sa prison. Mais, le jour de la Pentecôte, comme l’empereur assistait à la messe dans, une petite église voisine de Milan, cette église fut soudain secouée de coups de foudre et d’éclairs si violents que bon nombre d’assistants moururent de frayeur. Et l’évêque Bruno, qui célébrait la messe, et le secrétaire de l’empereur, et d’autres encore dirent qu’ils avaient vu, pendant la messe, saint Ambroise debout devant Conrad, et le menaçant.

Sous le règne de ce Conrad, en l’an 1025, un certain comte Léopold, craignant la colère du roi, s’était réfugié dans une île, où il habitait une cabane avec sa femme, qui était enceinte. Or l’empereur, comme il chassait dans cette île, fut surpris par la nuit, et dût demander l’hospitalité dans la cabane. La même nuit, la femme de Léopold mit au jour un fils ; et une voix dit à Conrad que l’enfant qui venait de naître serait son gendre. Le lendemain, Conrad ordonna à deux de ses hommes d’enlever par force cet enfant, de le tuer, et de lui apporter son cœur. Mais les deux hommes, touchés de pitié à la vue du bel enfant, le posèrent sur un arbre, et apportèrent à l’empereur le cœur d’un lièvre. Et un prince qui passait par là entendit les vagissements de l’enfant, le recueillit, et, n’ayant point d’enfant de sa femme, il le fit passer pour son propre fils. Et cet enfant, nommé Henri, était si beau, si sage, et si plaisant en toute manière, que Conrad, l’ayant vu, désira le garder près de lui. Mais bientôt un doute lui vint, et il crut reconnaître dans ce jeune homme l’enfant dont il avait jadis ordonné la mort. Pour se débarrasser de lui, il le chargea de porter à l’impératrice une lettre où il avait écrit ceci : « Dès que cette lettre te parviendra, ne manque pas de faire mourir le jeune homme qui te l’aura apportée ! » Mais Henri s’arrêta, en chemin, dans un ermitage, et s’y endormit de fatigue. L’ermite, voyant la lettre impériale, dont le sceau s’était ouvert, eût la curiosité de la lire : et, l’ayant lue, et ayant eu horreur du crime projeté, il y substitua ces mots : « Donne notre fille en mariage au porteur de cette lettre ! » Aussitôt l’impératrice, voyant cette lettre revêtue du sceau impérial, fit célébrer, à Aix-la-Chapelle, les noces de sa fille avec le jeune Henri. Ce qu’apprenant, l’empereur comprit l’inutilité de lutter davantage contre la volonté de Dieu, et décida que son gendre régnerait après lui. À l’endroit où naquit Henri s’élève aujourd’hui encore le célèbre monastère d’Ursanie. Et Henri, devenu empereur, éloigna de sa cour tous les jongleurs, pour donner aux pauvres tout l’argent qu’on leur donnait.

Sous son règne un grand schisme se fit dans l’Église, et trois papes furent élus en même temps. Après quoi ils vendirent, tous trois, leur titre à un prêtre nommé Gratien qui, lorsque l’empereur. Henri marcha sur Rome pour faire cesser le schisme, alla au devant de lui et lui offrit une couronne d’or, espérant ainsi se le rendre favorable. Mais Henri, ayant convoqué le synode, convainquit ce Gratien de simonie, le déposa, et fit procéder à l’élection d’un nouveau pape : encore que, d’après d’autres auteurs, ce serait Gratien lui-même qui, reconnaissant son erreur, aurait demandé à Henri d’être déposé.

À cet Henri succéda un autre Henri. Sous son règne, Bruno fut élu pape, qui prit le nom de Léon, et qui composa les hymnes d’un grand nombre de saints. Comme il se rendait à Rome, pour prendre possession de son siège, il entendit chanter par les anges l’introït Dicit Dominus, ego cogito, etc. C’est aussi à ce moment que l’Église fut troublée par l’hérésie de Bérenger, qui prétendait que le corps et le sang du Christ ne se trouvaient point réellement dans l’hostie, mais y étaient seulement figurés : hérésie qui fut remarquablement réfutée par Lanfranc de Pavie, prieur du Bec, qui fut le maître de saint Anselme de Cantorbéry.

Puis régna Henri IV, sous le règne de qui fleurit Lanfranc. Et c’est alors que, attiré par l’enseignement de ce docteur, vint à lui le Bourguignon Anselme, qui devait ensuite lui succéder dans le prieuré du Bec. Sous le même règne, Jérusalem, qui avait été prise par les Sarrazins, fut reconquise par les fidèles. C’est aussi le temps où les restes de saint Nicolas furent transportés à Bari. Du couvent de Molesme sortirent vingt et un moines, avec leur abbé saint Robert, pour aller fonder un ordre nouveau dans la solitude de Citeaux. Le prieur de Cluny Hildebrand fut élu pape sous le nom de Grégoire. Hildebrand, tandis qu’il n’était encore que légat à Lyon, convainquit miraculeusement de simonie l’archevêque d’Embrun. Cet archevêque corrompait tous ses accusateurs et l’on ne parvenait pas à le convaincre. Mais Hildebrand lui ordonna de dire : « Gloire au Père, au Fils, et au Saint-Esprit ! » Et l’archevêque disait bien : « Gloire au Père, et au Fils », mais en vain il s’efforçait d’ajouter : « Et au Saint-Esprit » : car il avait péché contre le Saint-Esprit. Alors il reconnut son péché, fut déposé, et put de nouveau nommer à haute voix le Saint-Esprit. Ce miracle nous est raconté par Bonizzi, dans le livre qu’il a dédié à la comtesse Mathilde. En l’an 1107, Henri IV mourut à Spire, et y fut enseveli avec les empereurs précédents : et l’on grava ce vers, sur son tombeau :

Filius hîc, pater hîc, avus hîc, proavus jacet istic

À Henri IV succéda Henri V, qui s’empara du pape et des cardinaux, et ne les remit en liberté qu’en échange du droit d’investir les évoques et les abbés. C’est sous son règne que saint Bernard, avec ses frères, entra au monastère de Citeaux. Dans la paroisse de Liège, une truie enfanta un pourceau qui avait un visage d’homme ; ailleurs naquit un poulet avec quatre pattes.

À Henri V succéda Lothaire. Sous son règne naquit en Espagne un monstre qui avait deux corps et deux visages, à moitié homme, à moitié chien.

Sous Conrad, qui fut fait empereur en 1138, mourut le savant et pieux docteur Hugues de Saint-Victor. Dans sa dernière maladie, ne pouvant plus prendre aucune nourriture, il demandait cependant à recevoir l’hostie sainte. Les frères, pour le calmer, lui apportèrent une hostie non consacrée. Mais lui : « Mes frères, pourquoi voulez-vous me tromper ? Ce n’est point mon Seigneur que vous m’avez apporté là ! » Alors ils lui apportèrent une hostie consacrée. Et lui, voyant qu’il ne pouvait pas l’avaler, leva les mains au ciel, et dit : « Que le Fils remonte vers le Père, et que l’âme remonte à Dieu qui l’a faite ! » Ce disant, il rendit l’âme, et l’hostie disparut miraculeusement. — Sous le même règne, Eugène, abbé du monastère de Saint-Anastase, est élu pape. Renvoyé de Rome, où les sénateurs ont nommé un autre pape, il vient en Gaule, et envoie devant lui saint Bernard, qui prêche les voies de Dieu et fait de nombreux miracles. — C’est aussi le temps où fleurit Gilbert de la Porrée. En l’an 1154, l’empire échoit à Frédéric, neveu de Conrad. C’est le temps où fleurit maître Pierre Lombard, évêque de Paris, qui compile excellemment la Glosse du psautier et des Épitres de saint Paul. — Trois lunes apparaissent au ciel, puis trois soleils, et au milieu le signe de la croix. — Contre le pape canonique Alexandre deux autres cardinaux se font nommer papes, et allèguent la faveur de l’empereur. Et ce schisme dure dix-huit ans, pendant lesquels l’armée allemande de Frédéric attaque les Romains à Monte Porto, et les massacre en si grand nombre, depuis l’heure de none jusqu’à l’heure des vêpres, que jamais il n’y eut autant de Romains tués à la fois, bien que, jadis, Annibal ait pu remplir trois coffres avec les bagues prises par lui aux doigts des patriciens massacrés. Beaucoup des victimes de Frédéric sont enterrées dans l’église des saints Étienne et Laurent.

Frédéric, pendant qu’il visite la Terre Sainte et se baigne dans un fleuve, est tué, ou, suivant d’autres, se noie, en l’an 1190. Il a pour successeur son fils Henri. Sous son règne ont lieu des pluies si terribles, avec tant de tonnerres, d’éclairs, et de tempêtes, que de mémoire d’homme, on en n’a point connu de pareilles. Des pierres grosses comme des œufs se mêlent à la pluie, détruisent les arbres, les Vignes, les moissons, et tuent nombre d’hommes. Et l’on voit aussi voler dans les airs des corbeaux et autres oiseaux qui, portant dans leur bec des charbons allumés, incendient les maisons.

Henri VI s’était montré si tyrannique à l’égard de l’Église que, à sa mort, le pape Innocent III s’opposa à ce que son frère Philippe fût élu empereur, et fit couronner roi d’Allemagne, à Aix-la-Chapelle, Othon, prince de-Saxe. C’est alors que des chevaliers français, qui voyageaient outre-mer après la délivrance de la Terre Sainte, s’emparèrent de Constantinople. C’est aussi de ce moment que date la création de l’ordre des Frères Prêcheurs, et de tous les autres frères. Et Innocent III envoya aussi des ambassadeurs à Philippe, roi de France, pour le sommer d’envahir le territoire des Albigeois et de détruire l’hérésie. Sur quoi Philippe, s’étant emparé des hérétiques, les fit tous brûler.

Enfin Innocent couronna Othon empereur, et lui fît jurer de respecter les droits de l’Église ; mais Othon, sitôt élu, rompit son serment, et fit confisquer les biens de tous ceux qui se rendraient en pèlerinage à Rome : sur quoi le pape l’excommunia et le déposa de l’empire. C’est alors que vécut sainte Élisabeth, fille du roi de Hongrie et femme du landgrave de Thuringe : entre autres miracles innombrables, on dit qu’elle ressuscita seize morts, rendit la vue à un aveugle-né, et que, aujourd’hui encore, une huile découle de ses saintes reliques.

Après la déposition d’Othon, Frédéric, fils d’Henri, fut élu empereur et couronné par le pape Honorius. Ce prince édicta d’abord des lois excellentes pour la liberté de l’Église et contre les hérétiques. Mais plus tard, enivre à son tour par l’excès de gloire et de fortune, il se montra tyrannique à l’égard de l’Église, emprisonna deux cardinaux, fit saisir des prélats que le pape Grégoire IX convoquait pour un concile, et se vit excommunié par ce pontife. Puis Grégoire, accablé de tribulations, mourut, et Innocent IV, Génois d’origine, réunit à Lyon un concile qui déposa Frédéric. Et, depuis sa déposition et sa mort, le siège impérial a été vacant ; il l’est encore à l’heure ou nous écrivons ceci.


  1. C’est ici que Jacques de Voragine a placé son Histoire lombarde, qui n’est en somme, comme l’on va voir, qu’une chronique des principaux événements politiques et religieux, depuis le ve siècle jusqu’au xiiie siècle.