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La Légende dorée/Saint Vincent

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La Légende dorée (1261-1266)
Traduction par T. de Wyzewa.
Perrin et Cie (p. 101-104).


XXV


SAINT VINCENT, MARTYR
(22 janvier)


Le martyre de saint Vincent a été raconté, dit-on, par saint Augustin. Prudence l’a chanté en des vers magnifiques.

I. Vincent, noble de race, mais plus noble encore de foi et de piété, était diacre du saint évêque Valère ; et comme il avait plus d’éloquence que le vieil évêque, celui-ci lui avait confié le soin de prêcher à sa place, afin de pouvoir mieux se livrer, lui-même, à la prière et à la contemplation. Or, sur l’ordre du gouverneur Dacien, tous deux furent conduits à Valence et jetés en prison. Le gouverneur les y laissa longtemps sans nourriture ; puis, quand il les crut presque morts de faim, il les fit amener devant lui. Et, en voyant qu’ils étaient pleins de santé et de joie, il devint furieux et s’écria : « Comment, oses-tu, Valère, sous prétexte de religion, résister aux décrets de tes princes ? » Saint Valère se mit en devoir de répondre, avec sa douceur habituelle ; mais Vincent lui dit : « Père vénéré, ce n’est pas le moment de murmurer d’une voix faible, comme si l’on avait peur, mais de parler haut et librement ! Si donc tu veux me l’ordonner, mon père, je répondrai pour toi à ce juge ! » Et Valère : « Fils bien-aimé, depuis longtemps déjà je t’ai confié le soin de parler à ma place. Je te charge à présent de répondre au nom de la foi que nous défendons. » Alors Vincent, se tournant vers Dacien : « Sache, lui dit-il, toi qui nous accuses, que pour nous, chrétiens, c’est un blasphème affreux de renier notre foi ! » Dacien, de plus en plus irrité, envoya le vieil évêque en exil ; et, tant pour punir le jeune diacre de son audace que pour effrayer par son exemple les autres chrétiens, il fit étendre Vincent sur un chevalet, et ordonna qu’on lui rompît les membres. Et lorsque l’on eut rompu les membres du saint, le gouverneur lui dit : « Hé bien, Vincent, voilà ton misérable corps dans un bel état ! » Mais le saint lui répondit en souriant : « C’est ce que j’ai de tout temps souhaité ! » Dacien, exaspéré, le menaça d’autres supplices, s’il persistait à ne pas céder. Mais Vincent : « Insensé, plus tu crois te fâcher contre moi, plus en réalité tu as pitié de moi. Laisse-toi donc aller à toute ta malice ! Tu verras que, avec l’aide de Dieu, j’aurai plus de pouvoir dans les supplices que toi en me suppliciant ! » Et comme le gouverneur criait, et frappait les bourreaux pour les punir de leur mollesse, Vincent lui dit encore : « Pauvre Dacien, c’est toi-même qui me venges de mes bourreaux ! » Le gouverneur écumait de rage. « Pourquoi vos mains faiblissent-elles ? dit-il aux bourreaux. Vous avez pu avoir raison d’adultères et de parricides, et leur arracher des aveux : pourquoi, seul, ce Vincent reste-t-il au-dessus de vos coups ? » Alors les bourreaux enfoncèrent des peignes de fer dans les côtes du saint, à tel point que, de tout son corps, le sang coulait, et que ses entrailles sortaient entre les côtes brisées. Et Dacien lui dit : « Vincent, aie pitié de toi ! Tu peux encore recouvrer ta belle jeunesse et t’épargner d’autres supplices qu’on apprête pour toi ! » Mais Vincent : « Langue empoisonnée, je ne crains pas tes tourments ; mais, ce qui m’effraie, c’est que tu feignes d’avoir pitié de moi. Car plus je te vois furieux, plus grand est mon plaisir. Garde-toi de rien atténuer aux supplices que tu me prépares, afin que j’aie plus d’occasions de te montrer ma victoire ! » Alors Dacien le fit retirer du chevalet, fit apporter un gril, et ordonna d’allumer un grand feu. Et le saint, par ses paroles, encourageait les bourreaux à presser leur travail. Puis, montant de son plein gré sur le gril, il offrit au feu tous ses membres, pendant que des pointes enflammés s’enfonçaient dans ses chairs, et pendant qu’on jetait du sel dans le feu, pour que ce sel, pénétrant dans ses plaies, lui rendît plus cruelle la sensation de la brûlure. Et, après ses jointures, ses entrailles elles-mêmes furent transpercées et se répandirent autour de lui ; et lui, immobile et les yeux levés au ciel, il invoquait le Seigneur.

Les bourreaux vinrent en apporter la nouvelle à Dacien. « Hélas, dit celui-ci, il nous a vaincus ! Mais pour prolonger son supplice, jetez-le maintenant dans le plus sombre des cachots, après avoir semé sur le sol des pointes très aiguës ; et, lui ayant lié les pieds, laissez-le là ! Puis, quand il sera mort, venez me le dire ! » Et les cruels serviteurs s’empressèrent d’obéir à leur maître, plus cruel encore. Mais voici que le Roi pour qui souffre le glorieux soldat, voici qu’il change sa peine en une gloire nouvelle. Car les ténèbres du cachot se trouvent chassées par une immense lumière, l’aspérité des pointes se change en un lit de douces fleurs, les liens des pieds se brisent, et des anges viennent consoler le martyr. Et celui-ci, marchant sur les fleurs, chante avec les anges ; l’harmonie du chant, le parfum des fleurs se répandent hors de la prison. Les gardiens, épouvantés, regardent à l’intérieur du cachot, par les fentes de la porte, et le spectacle qu’ils aperçoivent les convertit à la foi du Christ. Mais Dacien, apprenant cette nouvelle défaite, dit : « Décidément, cet homme nous a vaincus. Inutile de lutter davantage. Qu’on le transporte sur un lit, pour le ranimer ; et quand il commencera à se remettre, nous verrons à lui faire goûter d’autres supplices ! » On transporta donc le saint sur un lit ; et là, après s’être un peu reposé, il rendit l’âme. Cela se passait vers l’an du Seigneur 287, sous le règne des empereurs Dioclétien et Maximien.

Mais Dacien, en apprenant cette mort, fut saisi à la fois de frayeur et de honte. Et il dit : « Puisque je n’ai pu le vaincre vivant, du moins je le punirai mort et me rassasierai de son châtiment. De cette façon, j’aurai le dernier mot sur lui ! » Et il fit exposer le corps du saint dans un champ, pour y être dévoré par les bêtes et les oiseaux de proie. Mais aussitôt des anges vinrent garder le corps, le protégeant contre l’approche des bêtes. Un corbeau gigantesque chassa à grands coups d’ailes les loups et les oiseaux de proie, puis se tint immobile devant le corps, considérant avec admiration les anges chargés de le garder. Et Dacien, à cette nouvelle, dit : « Je crains bien que, même mort, il ne se laisse pas vaincre par moi ! » Il tenta cependant une dernière épreuve. Il fit attacher au corps une énorme pierre et le fit jeter à la mer, pour être dévoré par les poissons. Mais en vain les matelots essayèrent de submerger le corps ; celui-ci se mit à flotter, devançant les matelots, et rejoignit le rivage, où il fut recueilli par une pieuse femme qui, avec l’aide de ses frères chrétiens, l’ensevelit solennellement.

II. Saint Augustin dit de ce martyre : « Le bienheureux Vincent vainquit dans les mots et vainquit dans les maux, il vainquit dans la confession et dans la tribulation, il vainquit broyé et vainquit noyé. » Et saint Ambroise, dans une préface, dit : « Vincent est rompu, écartelé, coupé, flagellé, brûlé ; mais son esprit reste indomptable, parce qu’il craint Dieu plus que le siècle et aime mieux mourir au monde qu’à Dieu. » Et Prudence, qui brillait sous le règne de Théodore l’Ancien, vers l’an du Seigneur 387, nous raconte que saint Vincent dit encore à Dacien : « Les tourments, les prisons, les pointes de fer, les flammes et la mort, tout cela n’est qu’un jeu pour le chrétien. » Alors Dacien : « Qu’on le lie et qu’on lui détende les bras en tous sens jusqu’à ce que toutes les jointures de ses os éclatent et que son foie lui sorte du corps ! » Mais le soldat de Dieu se riait de ces supplices, reprochant au fer de ne pas entrer plus avant en lui. Et plus tard, dans le cachot, un des anges lui dit : « Lève-toi, saint martyr, et viens prendre ta place dans la troupe céleste ! Soldat invincible, le plus brave des braves, les tortures elles-mêmes te craignent comme leur vainqueur ! » Et Prudence, après avoir raconté cela, s’écrie : « Héros sublime, tu as obtenu une double palme, tu t’es rendu digne d’un double laurier ! »