La Lanterne (Buies)/Article posthume

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(p. 334-336).

ARTICLE POSTHUME


Après l’apparition du numéro 27 de la Lanterne, qui se trouve n’être que le 23e dans l’ordre que nous avons suivi pour ce livre, elle s’éteignit subitement, en pleine lumière, au plus fort de l’incandescence, sans qu’aucune cause apparente pût fournir une explication de ce terrible phénomène, de cet effrayant cataclysme. Assurément ce n’était pas un miracle. Nous n’oserions chercher si haut l’explication d’une si lamentable catastrophe. Allumée par des mains humaines, la Lanterne ne pouvait être étouffée que par des mains humaines ; mais ce n’étaient plus les mêmes. Depuis plusieurs semaines, l’auteur luttait péniblement, isolément, non seulement contre les ennemis naturels et déclarés de son pamphlet, contre la propagande ouverte ou sourde, contre les moyens déguisés ou non, avoués ou secrets qu’on mettait en œuvre pour l’abattre, contre une hostilité formidable, formée d’éléments divers, toujours active et acharnée et bien au-dessus des forces d’un seul homme, mais encore, et ce qui était bien plus douloureux et plus dangereux pour lui que tout le reste, contre l’effroi qu’on était parvenu à répandre jusque dans l’esprit de ses meilleurs amis, de ses plus fermes soutiens. L’un après l’autre, les dépôts où la Lanterne se vendait lui avaient fermé leurs portes. Il n’en restait plus que deux ou trois dans la ville, et les acheteurs habituels n’osaient même plus la demander : ceux qui tenaient encore quand même à la lire l’envoyaient chercher par des commissionnaires inconnus. Proscrite, signalée partout à l’exécration des fidèles, elle ne pénétrait plus dans aucun foyer. On la lisait secrètement et on se hâtait de la détruire, après l’avoir lue ; c’est pour cela qu’il n’en était resté que très-peu d’exemplaires conservés religieusement par des partisans ou des adeptes sans peur et sans reproche.

Dans des conditions pareilles, il était devenu impossible pour l’auteur d’en continuer la publication, et il parut l’avoir abandonnée subitement, quand déjà, depuis plusieurs semaines, ce dénouement était devenu inévitable, quoiqu’il ne le laissât pas deviner. Le dégoût et un amer découragement s’étaient emparé de lui. Il reconnaissait avoir dépassé la mesure dans certaines occasions, mais qu’était-ce en comparaison des attaques et de la persécution odieuse dont les vrais libéraux étaient alors les victimes ? Ils avaient vu leur Institut condamné, excommunié, obligé de fermer ses portes, et la seule bibliothèque à peu près publique de Montréal mise au ban de l’opinion. Ils s’étaient vus poursuivis jusque dans leurs familles, dans la paix de leurs foyers, menacés à tout propos des colères et des châtiments de l’Église, et cela quelquefois malgré des actes de soumission et des tentatives sérieuses de rapprochement. Ce que voulait l’évêque Bourget, c’était une docilité absolue, la suppression de toute opinion libre et une dépendance entière de l’autorité ecclésiastique. Il voulait gouverner la société comme le supérieur des jésuites gouverne son ordre. Il voulait que tout individualisme disparût, que toute société indépendante s’effaçât pour ne laisser debout que le clergé, maître incontesté et suprême arbitre de toutes les choses d’ici-bas.

Il y réussit et pendant un long temps on a vu les consciences brisées sous le joug, avilies, toute expression d’idées libres rendue impossible et la presse canadienne-française livrée au plus honteux servage intellectuel que l’on puisse imaginer, même dans les pays les plus despotiquement gouvernés. Mais il est impossible d’opposer un obstacle de quelque durée à l’expansion de l’esprit moderne, aux conquêtes victorieuses qu’il fait tous les jours, grâce au développement général de l’instruction publique, pas plus qu’aux démonstrations écrasantes de la science qui ont mis à néant tant de choses vénérées jusqu’aujourd’hui presque à l’égal des dogmes. Le règne de la théocratie est fini, à tout jamais anéanti.

Depuis quelques années la réaction a commencé dans le Canada français, et sa marche a été si rapide, si envahissante que nous-mêmes, les purs libéraux de la vieille race, nous en sommes presque aussi décontenancés qu’émerveillés, et comme pris au dépourvu devant cet énergique réveil des consciences et des idées. Sans doute les excès et les monstruosités de la presse fanatique ont aidé aux progrès de cette réaction, sans doute il y a dans le clergé une partie saine qui déplore ces excès et leur fait même une petite guerre enfantine et impuissante ; sans doute il y a des prêtres éclairés, instruits, comprenant leur époque, qui envisagent avec effroi l’avenir que ces excès et ces monstruosités préparent à l’Église, mais ils sont en trop petit nombre pour arrêter le torrent du fanatisme aveugle et imbécile, et lorsque nous disons « le clergé », si, au fond du cœur, nous faisons quelque exception pour eux, il nous est impossible de leur en donner le bénéfice dans la lutte que nous entreprenons de nouveau au nom de la liberté de l’instruction et de la pensée.

La liberté de l’instruction publique ! Voilà ce que nous voulons, et ce que le clergé ne veut concéder à aucun prix, et voilà pourquoi nous considérons le clergé comme l’ennemi naturel, instinctif des institutions, de l’esprit et de la science modernes. Nous voulons que l’instruction publique ne soit plus contrôlée par le clergé ; nous la voulons libre, absolument libre, et nous combattrons pour cette liberté jusqu’à ce que nous l’ayons conquise. Nous considérons l’instruction libre comme le plus grand bienfait et le plus grand honneur des sociétés, et si nous ne pouvons encore trouver parmi les politiques d’hommes assez osés pour insérer cet article dans leur programme, nous combattrons jusqu’à ces hommes se trouvent, et ils se trouveront.

Il n’y aura pas de progrès possible pour le Canada tant qu’il ne se sera pas affranchi entièrement du contrôle clérical et du gouvernement clérical. Tant que nous n’en serons pas rendus là, nous ne serons pas des hommes libres, mais nous serons et nous resterons des enfants et des ignorants. Que dans les matières purement, essentiellement spirituelles, le clergé ait un pouvoir et une autorité discrétionnaires, nous le concédons ; mais hors de là, rien, rien, si ce n’est la coopération à l’enseignement si le clergé la désire, car nous voulons que tout le monde soit libre d’enseigner. Mais qui dit « liberté » dit tout le contraire de monopole ; et c’est le monopole que le clergé exerce. Ah ! nous admettons volontiers qu’il a pu exister dans notre histoire un temps où le clergé a rendu d’immenses services comme pionnier de la civilisation et auxiliaire indispensable de la colonisation, de même qu’il a pu exister un temps où l’autorité temporelle des papes fut un grand bienfait pour les peuples de l’Europe encore à demi barbares, mais ces époques sont loin. Vouloir qu’aujourd’hui, en 1884, le clergé soit roi et maître du Canada, comme il l’était il y a deux cents ans, c’est un monstrueux et redoutable anachronisme. Et cependant il l’est ; il n’a rien perdu de son ancienne étreinte des intelligences et des consciences ; il les tient, les mène et les dirige presque aussi exclusivement qu’il le faisait lorsqu’il avait à sa tête ce dominateur intraitable et farouche qui s’appelait l’évêque Laval.

Eh bien ! voilà ce qui ne doit plus être. Notre pays, comme tous les autres pays du monde, doit s’affranchir de ce pouvoir d’un autre âge, de ce gouvernement religieux de l’état civil et de cette ingérence autoritaire qui s’exerce jusque dans les actes les plus ordinaires de la vie et qui est toujours armée des foudres de l’Église contre les moindres infractions à des prescriptions ou à des commandements ridicules. Il faut que la province de Québec s’émancipe si elle veut parvenir à la virilité et à la pleine lumière. Cessons de donner au monde le spectacle humiliant d’un pays de moyen-âge à la fin du 19e siècle, et marchons hardiment vers la destinée inévitable qui est celle de tous les peuples civilisés, guidés par l’instruction libre, par l’esprit de tolérance mutuelle et par la science.

Montréal, ce 20 octobre 1884



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