La Lanterne magique/09

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Petites Études : La Lanterne magique
G. Charpentier, éditeur (p. 19-21).
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Première douzaine

IX. — L’AIR

« Lâchez tout ! » s’est écrié le capitaine du Léviathan, le bon Delgy, roux comme Adam et Ève, et on a tout lâché, et comme un oiseau qui d’abord hésite, puis s’élance en plein ciel, l’aérostat géant s’est envolé au-dessus des maisons, des campagnes et des arbres, avec une formidable joie. Les passagers sont Ogier de Lémicourt, Guy de Vauqueleur, — car là, comme partout, la noblesse donne et se donne ! — et le peintre Gariel, qui aura du plein Air puisqu’il en veut, et le spirituel Vens, et quelques autres encore, et parmi eux est la belle petite princesse de Cytre, cette Laure adorable, qu’on aurait dû payer pour avoir une pareille compagne de voyage, mais qui au contraire a acheté à beaux deniers comptants le droit d’aller se mesurer de près avec les étoiles.

Oh ! quelle impression de bien-être, de rafraîchissement, de délivrance, lorsqu’on échappe si complètement et décidément à la terre, à la vie absurde, aux conventions tyranniques, et lorsqu’on se dit avec une ineffable volupté : « Je respire ! » De vertige, de mal de mer, il n’en est pas question ; au contraire, une évidence, une certitude tranquille d’être en sûreté fait que le sang circule librement dans les veines. Et de quoi avoir peur ? on ne fait qu’un avec la nappe, avec le courant qui vous emporte. Assise sur le léger tabouret d’osier, coiffée d’un chapeau à plumes floches, bien prise dans sa robe de satin bleu pâle, aux dentelles rousses, qui s’accorde si bien à l’azur et à la nuée, la petite princesse regarde dans sa lorgnette de nacre, et cherche, par delà des infinis, d’autres infinis. Et lorsqu’elle laisse ce petit outil et qu’elle baisse ses yeux libres, elle voit en bas les rivières couler au haut des collines comme un mince ruban d’argent, les petites maisons, les monuments, les petits arbres, qu’on a tirés d’une boîte de joujoux d’Allemagne, et les verdures sombres, vives, vertes, bleues, claires, fleuries, pareilles à une couverture faite de petits morceaux cousus ensemble.

Où sont-ils, le chœur de ses jalouses amies ennemies, et ses mille amants, et celui-là même qu’elle a failli aimer, et dont elle ne saurait maintenant se rappeler le vague profil ? Tous dispersés ! comme dit monsieur Scribe. Mais surtout, la belle petite princesse se réjouit de l’Air immense, qu’elle boit, qu’elle savoure, qui la baise, la chatouille, la caresse, la flatte, l’enveloppe d’une calme admiration silencieuse, et dans le frémissement de la longue et lointaine vibration rhythmique, la salue mystérieusement de murmures, d’adorations et de louanges !