La Lanterne magique/101

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Petites Études : La Lanterne magique
G. Charpentier, éditeur (p. 156-157).
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Neuvième douzaine


CI. — LE COMÉDIEN

La chambre est à la fois un cabinet de travail et un cabinet de toilette. Au mur, sur la tenture sévère, sont accrochés des panoplies, des épées colossales de tous les temps, de nombreux portraits représentant la même figure sous des costumes divers, et dans leurs cadres fastueux, des couronnes d’argent et d’or, avec de longs rubans, souvenir des triomphes obtenus à Liège, à Castelnaudary, à Nice, et dans d’autres villes.

Sur un fauteuil en tapisserie sont négligemment jetés un costume de velours noir et un chapeau à plumes, et pêle-mêle, sur une table de la Renaissance, un volume de Molière, un exemplaire broché de La Tour de Nesle, et divers rôles manuscrits, appartenant tous à des pièces de William Busnach. Sur une étagère sont alignées au moins quarante paires de bottines, dont les grandeurs sont différentes, et qui cependant semblent appartenir au même homme, comme s’il devait avoir le pied tantôt grand et tantôt petit, au gré de certaines convenances particulières.

Assis et parfaitement seul, Montferrat, le plus grand des grands premiers rôles, est en proie à une épouvantable douleur. Ses traits sont convulsés, des gémissements et des sanglots soulèvent sa poitrine, et de grosses larmes tombent de ses yeux sanglants et coulent dans sa noire moustache. Cependant l’acteur est assis devant une table de toilette, couverte de fioles, de couleurs, de pinceaux, de cosmétiques, d’estompes, de crayons de pastel, et tout secoué et brisé par le plus réel désespoir qui fut jamais, il s’occupe néanmoins à peindre son visage. Il met de la terre d’ombre sur ses paupières, il éteint avec du blanc gras le rouge de sa bouche, il dessine d’un trait hardi un pli qui fait tomber ses lèvres, et par instants il donne un mouvement désolé et roide à sa longue chevelure. Et en même temps, il ne cesse de gémir, bouleversé par une émotion qui le dompte et l’abat, comme un arbre terrassé par le vent d’orage.

Sur la pointe du pied est entré le comique Blime, chauve, rasé, résigné, dont le regard doux et la lèvre pâle expriment une affectueuse bonté d’honnête homme.

— « Que fais-tu là ? demande-t-il au grand premier rôle.

— Tu le voix, mon vieux, dit Montferrat, qui sanglote plus fort, et qui en même temps jette sur sa joue avec l’estompe un trait décisif, je me fais ma tête — pour aller à l’enterrement de mon frère ! »