La Lanterne magique/55

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Petites Études : La Lanterne magique
G. Charpentier, éditeur (p. 86-87).
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Cinquième douzaine

LV. — PROMENADE GALANTE

Ondoyante et agile comme une couleuvre et solennelle comme la Fatalité, délicieusement fardée et rosie, moulée expressément par sa robe de satin noir aux fronces caressantes qui la serre comme pour l’étouffer, — avec suite, avec patience, avec l’orgueilleuse résignation de l’esclave, la Fille de joie et de douleur, lançant comme des flèches ses regards qui éveillent le désir, sans repos, sans trêve, sans lassitude, se promène de long en large devant la boutique du pharmacien où flambent, éclairés par le gaz, un bocal vert et un bocal rouge. Pourquoi la Fille de joie en sa marche éternelle ne dépasse-t-elle jamais la boutique du pharmacien ? Les passants ne le savent pas, elle-même l’ignore, et peut-être en restreignant ainsi le champ de sa course errante, cette exilée de tout, dont les talons d’or sonnent à peine sur le bitume, obéit-elle inconsciemment à une nécessité symbolique ?

Elle va lentement, d’une marche savamment rythmée et musicale, répandant autour d’elle le vide immense de sa pensée et le charme de sa grâce horrible. Elle passe tour à tour devant le bocal vert et devant le bocal rouge qui l’enveloppent de leur éclatant reflet, et comme si elle était déjà caressée et baisée par les flammes de l’enfer, sous cette double lueur qui la lèche, la Fille de douleur et de joie apparaît alternativement rouge et verte.