La Lanterne sourde/Bonne Amie

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Paul Ollendorff (p. 101-107).


BONNE-AMIE


LA ROSE


À Edmond de Goncourt.


Bonne-Amie entra et tendit à Marcel, qu’elle aimait parce qu’il avait un prénom à la mode et qu’il écrivait dans les journaux, une rose.

— Elles sont introuvables, par le temps froid qui court, tu sais, lui dit-elle. Devine combien elle me coûte ?

— Les yeux de la tête, dit Marcel.

Il emplit d’eau le plus ventru de ses pots bleus, pour y mettre la rose.

— Ne l’abîme pas, dit Bonne-Amie. Le fleuriste affirme qu’elle peut s’ouvrir dans une chambre bien chauffée.

— Justement : voilà un bon feu ; attendons, dit Marcel.

— Et toi, quel plaisir veux-tu me faire ? demanda Bonne-Amie.

Elle s’était assise et, les pieds à la flamme, elle ajouta :

— Je ne tiens pas aux cadeaux. Un rien me suffit, une attention délicate qui touche une femme plus que l’offre d’un empire ou de grosses richesses. Je ne sais quoi. Arrange-toi. Trouve quelque chose. Il me semble qu’à ta place je ne serais pas embarrassée. J’ai été gentille. Sois mignon.

— J’ai ton affaire, dit Marcel.

Sans hésiter, il prit le manuscrit en train, et, remuant la jambe, se tapotant la joue avec une règle, se mit à lire, à haute voix, le chapitre fameux dont il pouvait dire : « Celui-là, mon vieux, j’en réponds ! »

Et c’était toujours ainsi. Les humiliations ne l’assagissaient pas. À peine avait-il répété : « Suis-je bête ! suis-je bête ! » qu’il recommençait de mendier, l’incorrigible, jusqu’à rougir, un peu d’admiration de femme.

Sa voix, éclatante dès le lancer des phrases, bientôt mollit, et, comme de coutume, au passage admirable où le mot serre l’idée si fort qu’elle étouffe, il s’arrêta, défiant, craintif, et regarda :

La jupe serrée aux chevilles, les genoux collés, les coudes au corps, les mains perdues dans les manches, Bonne-Amie avait voûté sa taille, plissé son front, rentré ses yeux et cousu sa bouche, car elle ne dit même pas : « J’avoue que mon opinion personnelle n’a qu’une importance secondaire. »

Vraiment, elle n’avait oublié que de poser sur la cheminée, à droite et à gauche de la pendule, ses deux inutiles coquillages, ses oreilles sourdes.

Tout entière, Bonne-Amie s’était fermée.

Et Marcel déjà se dépitait ; mais soudain il s’attendrit :

Dans le pot bleu et ventru, la rose s’était ouverte.

Quel émerveillement !

L’émotion oscillante, folle, Marcel reluisait de sève. Il allait encore perdre la tête, s’emballer, fourrer avec reconnaissance son nez au creux de la fleur, lorsque enfin Bonne-Amie lui dit, à temps pour qu’il pût se reconquérir et se calmer :

— Tiens ! la rose ! à la bonne heure ! le fleuriste ne m’a pas volée.

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LA PRUNE


À Marcel Schwob.


Au bout de la branche pend une prune qui ne veut pas tomber. Pourtant, gonflée comme une joue d’enfant boudeur, mûre, pleine d’un jus lourd, elle est continûment attirée vers la terre.

D’une pointe de feu le soleil lui pique la peau, lui ronge ses couleurs, lui brûle la queue tout le jour.

Elle ne se détache pas.

Le vent l’attaque à son tour, l’enveloppe d’abord, la caresse sournoisement de son haleine, puis, s’acharnant, souffle dessus d’un brusque effort.

La prune remue au gré du vent, docile, dorlotée, dormante.

Une violente pluie d’orage la crible de minuscules balles crépitantes. Les balles fondent en rosée et la prune luit, regarde, comme un gros œil, au travers.

Un merle se pose sur la branche, par petites détentes sèches s’approche de la prune, lui lance, de loin, prudent, les ailes prêtes, des coups de bec en vain rectifiés.

À chaque coup, la branche mince plie, la prune recule et fait signe que non.

Elle défierait jusqu’au soufflet d’une longue perche, Jusqu’aux échelles des hommes.

Or Bonne-Amie vient à passer.

Elle voit la prune, lui sourit, se cambre avec nonchalance, penche la tête en arrière, cligne de l’œil et ouvre ses lèvres humides de gourmandise.

La prune y tombe !

Et Bonne-Amie, qui ne doute de rien, me dit, sans paraître étonnée, la bouche pleine :

— Tu vois, elle a chédé à mon cheul désir.

Mais aussitôt punie que coupable du péché d’orgueil, elle rejette la prune.

Il y a un ver dedans.

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