La Lanterne sourde/Cocotes en papier

La bibliothèque libre.
Paul Ollendorff (p. 263-277).


COCOTES EN PAPIER


LE MONSTRE


Marthe sort avec sa mère du Salon de peinture, très grave. Depuis quelque temps elle se pose une question indiscrète et tâche en vain d’y répondre. Cette promenade au milieu de tableaux ajoute encore à son trouble. Elle a vu les plus belles femmes qui soient, sans voile, et si nettement dessinées qu’elle aurait pu suivre, du bout du doigt, les veines bleues sous les peaux claires, compter les dents, les boucles de cheveux et même des ombres sur des lèvres.

Mais quelque chose manquait à toutes.

Et pourtant elle a vu les plus belles femmes qui soient !

Marthe dit à sa mère un bonsoir triste, rentre dans sa chambre et se dévêt, pleine de crainte.

La glace lumineuse et froide rend les images en les prenant. Marthe, inquiète, lève ses bras purs. Telle une branche, d’un lent effort, se déplace et montre un nid.

Marthe candide ose à peine regarder son ventre nu, pareil à l’allée d’un jardin où naît déjà l’herbe fine.

Et Marthe se dit :

— Est-ce que, seule entre toutes les femmes, je vais devenir un monstre ?

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LA MACHINE À COUDRE


La mansarde de Mimi n’est pas moins pauvre qu’autrefois. Sous la lucarne ouverte, une fleur sèche dans une tasse, et, sur le parquet nu, se déplace lentement l’ombre d’un tuyau de cheminée.

Mais Mimi nous tourne le dos. Sage maintenant, le cœur calmé, fille d’ordre que l’avenir inquiète, elle fait, de l’aube au crépuscule, marcher sa machine à coudre. Et sans doute cette vie réglée lui vaut mieux. Déjà elle ne tousse presque plus. Comme elle travaille !

Par crainte de la déranger, on s’approche discrètement, et tout de suite on voit que Mimi nous trompe encore.

Elle ne travaille point.

Le front penché, les bras roidis, elle étreint avec ses mains la tablette de sa machine. Elle se soucie peu des bobines sans fil et de l’aiguille cassée. Elle ne surveille que le mouvement de ses jambes. Elle rompt sa délicate cheville à la fatigue. Grisée de vitesse, étourdie par le volant qui ronfle, elle se trémousse et s’échauffe.

Dans tous ses états, Mimi s’exerce pour n’être pas trop gauche dimanche prochain, quand son ami lui donnera sa première leçon de bicyclette.

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LES SOULIERS


Au réveil, Lebleu s’aperçoit que ses souliers ne sont plus là. On ne le laissera donc jamais tranquille ! Il ne s’emporte pas, il n’agite pas sa baïonnette en criant : « Mes souliers ou je crève un ventre ! » Il se lève, s’habille, et, pieds nus, se prépare, comme les autres pour la revue.

Les hommes de la chambrée l’épient et sifflent des airs. Ils riront tout à l’heure ; ils n’auront jamais tant ri.

Or Lebleu, penché sur ses courroies, astique, indifférent, s’abrutit avec la conscience d’un futur premier soldat, et transforme son ceinturon en pur miroir.

Le voilà prêt. Il ne lui manque que ses souliers. Peut-être paiera-t-il un litre à qui les lui rendra ! Les camarades s’impatientent, tiennent mal en place, car l’imbécile, décidément, refuse de gueuler.

Afin d’exciter sa rage, ils rient d’avance.

Mais Lebleu leur prouve qu’on le croit moins bête encore qu’il ne l’est.

L’heure de la revue va sonner. Toujours calme, il prend ses brosses, sa boîte de cirage, et se met, sans rien dire, à cirer ses pieds nus.

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PETITES MANŒUVRES


De vingt-huit jours en vingt-huit jours la théorie change et suit, comme le reste, le progrès universel. Aujourd’hui c’est un essai de commandements par gestes. Notre lieutenant tend la main à droite et nous allons à droite, en avant et nous marchons en avant. Il baisse les bras, on s’arrête. Il s’agenouille, on s’agenouille, et ainsi de suite, jusqu’à ce qu’il se couche pour nous faire coucher.

En ce moment, du doigt, il nous désigne une ferme perchée sur le coteau. Nous nous élançons ; les fusils brimbalent ; les lourds sacs dansent sur les dos ronds. On dirait que des colporteurs vont s’arracher l’acheteur qui les attend là-haut.

Nous y voilà ; nous n’avons pas poussé un cri. La ferme et le verger sont à nous. L’ennemi a mangé les œufs, hélas ! les pommes et les prunes ; mais il s’est éclipsé, discrètement, lui aussi, comme par une fausse porte d’église.

Et voici qu’après la poudre sans fumée, on nous promet la poudre sans bruit, et peut-être qu’un jour, chut ! parlons bas ! vingt mille hommes, muets de rage, s’entretueront dans un tel silence qu’on entendra une mouche voler.

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LE BOUTON


Mon capitaine, que je croise et salue, m’arrête et me dit :

— Vous avez un bouton de votre capote mal cousu. Il ne tient pas.

Et vif, il pose un doigt sur le bouton, comme s’il voulait l’empêcher de tomber.

Sans remuer la tête, l’œil plongeant, je tâche, par delà mon nez, d’apercevoir le bouton.

— Il me paraît tenir, mon capitaine.

— Croyez-vous ? Je pourrais ne pas discuter. Mais vous êtes intelligent ; vous occupez dans la vie civile une situation distinguée. Je le sais et j’en tiens compte. Si le soldat défend la patrie, je comprends que l’écrivain chante sa gloire. J’ai la prétention de connaître mes hommes et de les juger à leur valeur. En un mot, j’applique le règlement avec tact et, pour vous, je désire me montrer bon garçon ; mais votre bouton ne tient pas du tout.

— Cependant, mon capitaine…

Enhardi par son affabilité, je déplace une main, je saisis mon bouton, je tente de l’arracher et n’arrive qu’à osciller sur pied.

— Je constate en vieillissant, dit mon capitaine, que les égards ne servent à rien. Tous les mêmes, tous têtus, vous voulez jouer au plus malin. Ah misère ! Dégourdi, va ! Enfin, bref !

Et mon capitaine tire son sabre ; il le couche sur ma poitrine ; puis il scie prestement, fait sauter d’un coup sec mon bouton, le rattrape au vol, me le donne et dit plutôt attristé que sévère :

— Voilà comme il tenait, votre bouton !

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MON PIED


Assis tous trois dans nos fauteuils de balcon, nous attendons le lever du rideau, sans songer à mal, quand la femme de mon ami pose un pied sur le mien.

C’est une faveur inattendue qui m’étonne plus qu’elle ne m’enorgueillit. Outre que je goûte peu cette façon de se caresser avec des souliers, je n’espérais rien de ma voisine.

Tant pis, je vais me retirer poliment. Mais elle pose son autre pied sur le mien.

Un et un, deux !

Je lève les yeux. Il ne me paraît pas qu’elle souffre d’un amour secret, longtemps contenu, et près d’éclater enfin. Calme, installée d’aplomb, les genoux joints, son programme déployé, elle se domine, si admirable que mon pied, engourdi sous le double poids des siens, tient bon.

— La première fois, me dis-je, qu’on me fait des avances, je reculerais !

Survient une ouvreuse prévenante qui apporte un petit banc pour Madame.

— Merci, lui dit la femme de mon ami, j’en ai déjà un.

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LA VIE DES QUATRE BÂTONS DE CHAISE

I

Je porte seul et sans fatigue la jeune fille légère qui m’effleure comme les narines touchent une rose, l’élégant mince qui parle du bout des lèvres et dont le geste vole, et les gens pressés qui ne s’asseyent que d’une fesse. Je me tiens propre, car chaque matin la bonne n’essuie, et chaque semaine le frotteur ne fait reluire que moi.

II

Les odeurs des grandes personnes et le pipi des enfants s’écoulent par ma pente. L’ongle noir m’apporte en cachette et dépose au coin de mes arêtes ce qu’il gratte dans les cheveux, le nez, les gencives et l’oreille. Je décrotte les talons, j’écrase la mie de pain et l’épluchure, et quand on ne sait pas d’où vient le bruit, c’est moi qui craque.

III

Moi, j’arc-boute les grosses dames et les femmes grosses, les hommes ventrus comme des pelotes et les vieillards dormant, bouche ouverte, que la fièvre a chassés de leur lit. Ni la chair débordante, ni l’argent massif, ni la bêtise plus lourde encore ne me fléchissent. Je ne romps même pas sous la double charge de ceux qui s’aiment en équilibre comme les oiseaux sur les branches.

IV

J’ai toujours le pied levé, et je perds un à un les pouces de ma taille. On me cale, on s’imagine que je m’use par le bout, mais le mal invisible est dans moi. Les vers me rongent. Miné lentement, je me tasse comme les poitrinaires, et quand je tomberai en poudre, tout s’écroulera.

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LA RENCONTRE


Je vais à mes affaires ; je marche sur le trottoir, rapidement.

Il va à ses affaires ; il arrive sur le trottoir, l’allure pressée.

Et nous nous heurtons soudain, nez à nez ; nous poussons un léger grognement d’excuse ou de mauvaise humeur et nous reculons avec un haut-le-corps, des oscillations.

Il oblique vers sa droite : précisément j’oblique vers ma gauche et nous sommes encore ventre contre ventre.

— Pardon ! dit-il.

— Pardon ! dis-je.

Il biaise à sa gauche ; je biaise à ma droite et de nouveau nos chapeaux se touchent.

— Allons, bon !

— Allons, bon !

Il revient au milieu. J’y suis déjà.

— Cédons-lui, pense-t-il, et il s’immobilise. Mais je m’imagine que si je ne fais aucun mouvement, il passera son chemin, et je ne bouge plus.

— Oh !

— Oh !

Nous nous regardons. Est-ce que ça se gâte ? Non. Il a une idée, que j’ai aussi : il pose ses mains sur mes épaules ; je lui prend la taille ; graves, soutenus l’un par l’autre, nous nous tournons doucement, nous pivotons à petits pas, jusqu’à ce que nous ayons changé de place, et nous nous sauvons, chacun de notre côté, à nos affaires.

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AMIS INTIMES


Nous le sommes une fois par an, au plus, et cette amitié intime dure un quart d’heure à peine.

Il y a bien une année que je ne l’ai vu, quand soudain je le rencontre, n’importe où, sur le boulevard.

Il allait, comme moi, sans but. Il s’ennuie, moi aussi. Une poignée de mains nous accroche et nos cœurs communiquent.

Que de goûts et de dégoûts communs !

Nous détestons le théâtre, le monde et les journaux, et cette vie de fiévreux.

— On ne vit qu’à la campagne, dit-il.

— Oui, dis-je, au sens large du mot vivre.

— Avec deux cents francs par mois, dit-il, on peut y nourrir trois au quatre personnes.

— Quatre ou cinq.

Cependant il a des faiblesses pour Paris.

— Oui, tenez, en ce moment, dit-il, Paris me trouble. Oh ! je ne cède pas, mais je suis tenté. Toutes ces jolies petites bonnes femmes qui passent, à notre droite et à notre gauche, m’amollissent. Je voudrais être quelque chose dans la vie de chacune d’elles.

— Ah ! comme je vous ressemble ! Si l’une d’elles me faisait un signe, je la suivrais au bout du monde.

— Vous vous vantez.

— Hélas ! oui, nous nous vantons.

Ce n’était pas sérieux. Au fond, c’est un sage. Il n’envie personne et il ne désire rien de toutes ses forces.

— Sauf la liberté d’être paresseux ?

— Pas même.

— Avec de la fortune ?

— Non, non, dit-il : je travaille quand je veux et je gagne assez pour mon modeste ménage.

— Il n’y a que deux ménages comme ça, et ce sont les nôtres.

— Nous devrions, dit-il, nous voir plus souvent.

— Le plus souvent possible. À bientôt.

Oui. oui, il faut que je revoie cet homme demain, après-demain, quotidiennement, et que je ne le perde pas. Aucun homme n’est à ce point mon pareil. Il m avait fait cette impression, comme tous les ans d’ailleurs, à notre dernière rencontre, due, comme celle-ci, au hasard.

Pourquoi ne l’ai-je pas suivi, et ne l’ai-je pas cherché ?

Et ne s’étonne-t-il point de nos longues indifférences ? Tout à l’heure, il n’avait que moi, je n’avais que lui. Brusquement on s’aimait d’une amitié exclusive, qui ne se prouve que par des passades, car je sens bien, dès que nous nous sommes quittés, qu’en voilà encore pour jusqu’à l’année prochaine.


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