La Leçon d’Histoire

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La Leçon d’Histoire
(1872)


Après le déjeuner, qui avait été abondant et délicat à l’ordinaire, le maréchal, un peu alourdi, alluma un bon cigare et se mit à arpenter les petites allées sablées de son jardin, au bras de l’aide de camp de service. On était au commencement d’octobre, la veille ou l’avant-veille du conseil de guerre ; il faisait un jour doux et gris, une atmosphère calme où l’on n’entendait rien que quelques roulements de tambour du côté de Satory, et les trains qui passaient à travers bois avec un bruissement de vapeur et de feuillages.

Le maréchal marchait sans rien dire, d’un air préoccupé. Tout à coup il s’arrêta et, se tournant vers l’aide de camp de service :

« Je voudrais, fit-il, que vous m’expliquiez ce que c’est qu’un certain amiral Byng dont les journaux ont parlé à propos de mon affaire… J’imagine que ce doit être quelque héros cascadeur des Variétés ou du Palais-Royal, comme l’amiral suisse ou le général Boum… n’est-ce pas vrai, colonel ? »

L’aide de camp de service, qui par hasard n’était pas sans lecture, savait parfaitement ce qu’on lui demandait, mais il était un peu embarrassé pour répondre. Cependant il crut devoir détromper son chef et lui expliqua que l’amiral Byng était un marin anglais du XVIIIe siècle, qu’une escadre française, commandée par M. de la Galissonnière, avait eu l’honneur de battre et de mettre en fuite, en face de Port-Mahon qu’assiégeait alors Richelieu.

LE MARÉCHAL.

Ah ! oui… Richelieu… le grand cardinal… Parfaitement… j’en ai entendu parler.

L’AIDE DE CAMP, timidement.

Pardon, maréchal. Ce n’est pas ce Richelieu ! C’est un autre.

LE MARÉCHAL, très surpris..

Ah ! vraiment, il y en a un autre ? Je n’aurai jamais cru… Mais continuez, colonel.

L’AIDE DE CAMP, embarrassé.

En vérité, maréchal, cette histoire est si lugubre… je ne sais si je dois…

LE MARÉCHAL.

Allez donc ! allez donc !

L’AIDE DE CAMP, s’incline et continue.

Votre Excellence doit savoir que les Anglais ont eu de tout temps l’amour-propre national excessivement chatouilleux. Aussi ce combat de Port-Mahon fut pour eux un coup terrible ; moins encore comme perte matérielle — Byng avait lâché pied avant la fin de la bataille — que comme effet moral, influence perdue. Pour expliquer sa conduite, l’amiral prétendait qu’il avait eu le vent contraire et que, la partie lui paraissant mal engagée, il avait préféré se dérober au combat pour conserver une flotte à l’Angleterre.

LE MARÉCHAL.

Tiens ! c’est comme moi… Continuez donc, colonel.

L’AIDE DE CAMP.

Byng étant bien en cour et n’ayant que de beaux états de service, le roi George se contenta de lui retirer son commandement. Mais en Angleterre ce fut un cri de rage. Ce nom de Byng, si honoré, si acclamé jadis, devint un objet de mépris et de haine. Le peuple en fit une injure, et le sentiment national est si fort dans ce diable de pays que le roi George eut la main forcée. Un an après sa catastrophe, l’amiral Byng fut traduit devant un conseil de guerre.

LE MARÉCHAL.

Encore comme moi !…

L’AIDE DE CAMP.

Le procès fut long, très embrouillé. La politique, les cours étrangères, tout le monde s’en mêla. Byng écrivit mémoires sur mémoires. Il invoqua le témoignage de ses officiers ; il eut même recours à ses vainqueurs, à La Galissonnière, à Richelieu, dont une lettre tout à l’honneur de l’amiral figure au procès.

LE MARÉCHAL.

Mais c’est tout à fait comme moi… Ah ! çà, j’espère bien qu’ils l’ont acquitté ?…

L’AIDE DE CAMP.

Non, maréchal. On tenait à faire un exemple… Byng fut condamné à l’unanimité.

LE MARÉCHAL.

À quoi le condamna-t-on ?… À la dégradation ?

L’AIDE DE CAMP, embarrassé.

Non, maréchal.

LE MARÉCHAL.

À l’exil ?

L’AIDE DE CAMP, de plus en plus embarrassé.

Non, maréchal.

LE MARÉCHAL.

Quoi donc alors ?…

L’AIDE DE CAMP.

L’amiral Byng fut fusillé dans la rade de Portsmouth, à bord de son vaisseau amiral.

LE MARÉCHAL, après un silence..

C’est terrible !… On avait donc eu des preuves de sa trahison ?…

L’AIDE DE CAMP.

Pas le moins du monde. Le conseil de l’amirauté rendit, au contraire, justice à sa bravoure personnelle et à l’honnêteté de ses intentions. Le décret qui le condamnait à mort portait seulement : Pour n’avoir pas fait dans le combat tout ce qu’il était en son pouvoir de faire.

— Ah ! » fit le maréchal devenu tout pensif, et il continua à marcher dans le petit jardin, de ce pas régulier, inconscient, qui fait comme un balancier aux pensées trop lourdes. De temps en temps, il s’arrêtait et répétait à mi-voix, en se parlant à lui-même : Pour n’avoir pas fait dans le combat tout ce qu’il était en son pouvoir de faire.