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La Libération du territoire

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La Libération du territoire
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 98 (p. 142-157).
LA
LIBÉRATION DU TERRITOIRE

Depuis quelque temps, il se manifeste au sein du pays un grand mouvement en faveur de la délivrance du territoire. C’est en effet notre premier intérêt, il n’en est pas de plus urgent à satisfaire. Tant que l’ennemi foulera le sol de la patrie, notre sécurité sera menacée, et nous n’aurons pas l’indépendance nécessaire pour nous organiser politiquement ; nous serons ce que les Romains appelaient dans leur langage juridique capite diminuti, c’est-à-dire ne jouissant pas de l’intégrité de nos droits civiques. Si l’on peut obtenir la libération avant le mois de mars 1874, terme fatal qui nous a été accordé pour le paiement des trois derniers milliards, on aura rendu au pays un immense service.

Pour se faire une idée des maux qu’entraîne l’occupation prussienne, il ne faut pas seulement considérer l’humiliation qui en résulte pour la France tout entière, et en particulier pour les départemens appelés à la subir ; il faut se dire encore qu’elle perpétue des causes d’irritation et d’hostilité entre les deux nations, qu’on est à l’état de trêve plutôt qu’à l’état de paix, et qu’il suffirait à l’ennemi du moindre prétexte pour reprendre possession des provinces qu’il a récemment abandonnées. La dépêche de M. de Bismarck adressée à M. d’Arnim à l’occasion d’acquittemens prononcés par nos cours d’assises doit nous servir d’enseignement. Les départemens occupés par la Prusse sont entre ses mains à titre de gage, comme garantie de la dette que nous avons encore à lui payer ; s’il survenait dans notre situation intérieure quelque changement qui lui semblât porter atteinte à cette garantie, elle pourrait s’armer de ce prétexte pour exécuter un retour offensif. Qui pourrait l’en empêcher ? Ce ne serait ni notre force matérielle, ni la force morale qui résulte de l’opinion de l’Europe ; on sait ce que vaut cette opinion, on a vu ce qu’elle a été pendant la guerre. Il faut donc, par la libération du territoire, chercher à nous affranchir des caprices du vainqueur ; toutes nos pensées doivent tendre vers ce but. Seulement il importe de ne pas se méprendre sur l’énormité de la tâche, et de proportionner les moyens au résultat que l’on veut atteindre. Depuis que la question est posée, beaucoup de projets ont été mis en avant pour se procurer les 3 milliards destinés à payer les Prussiens. On a d’abord songé à une grande souscription publique. Cette souscription, placée sous le patronage des femmes de France, est ouverte sur tous les points du territoire. Dans le cas où elle ne suffirait pas à fournir la somme demandée, on propose concurremment d’autres moyens. Le premier serait d’établir une immense loterie avec des tirages très fréquens, des chances de gain plus ou moins considérables, et une prime assez importante pour le remboursement du capital. On se figure qu’à l’aide de ce moyen, sans allouer aucun intérêt, on trouverait aisément toutes les sommes dont on a besoin, même 4 milliards. Il en résulterait pour l’état une économie notable qu’on évalue à plus de 100 millions par an. D’autres voudraient qu’on recourût à des procédés plus énergiques ; ils imaginent un emprunt forcé sur les contribuables, en le réglant sur le montant de la contribution directe. On donnerait de la rente à un taux déterminé, beaucoup plus élevé que le cours actuel, et les souscripteurs feraient hommage à la patrie de la différence. Enfin il est un système plus radical encore, celui de l’impôt sur le capital. Prenant pour base la richesse publique sous toutes ses formes, au moins matérielles, on l’évalue à un certain chiffre et l’on établit l’impôt en conséquence ; si cette richesse par exemple s’élève à 150 milliards, et qu’on ait besoin de 3 milliards, l’impôt sera de 2 pour 100 sur toute fortune, quelle qu’elle soit. Avec ce système, dit-on, il ne peut y avoir de déception, et, si l’on a calculé juste, on est sûr de trouver la somme cherchée. D’autre part, personne n’échappera, parmi ceux qui possèdent, à la contribution ; chacun la subira en proportion de ses ressources. Les autres systèmes qui ont été mis en avant se rattachant tous plus ou moins à l’un de ceux que nous venons d’indiquer, nous n’en parlerons pas, et réserverons notre examen pour les projets qui ont plus particulièrement appelé l’attention,


I.

Commençons par la souscription publique. Cette idée est fort grande assurément et digne d’enflammer les esprits ; mais, à regarder au fond des choses, on ne tarde pas à se convaincre qu’elle est difficilement réalisable. La France compte encore aujourd’hui, après la perte de l’Alsace et de la Lorraine, environ 37 millions d’habitans ; la contribution de chacun pour arriver au chiffre de 3 milliards devrait être de 81 francs, soit pour une famille de quatre personnes 324 francs. Or peut-on supposer un moment que toutes les familles en France soient en état de s’imposer un si lourd sacrifice ? Mais, dira-t-on, les riches contribueront pour les pauvres, et toute souscription qui dépassera 324 francs allégera d’autant la part des autres. — C’est là en effet le mirage qui trompe beaucoup de personnes. On se figure trop facilement qu’il y a assez de grandes fortunes pour compenser les petites et payer à la place de ceux qui ne peuvent donner. La France est très riche assurément, mais la fortune y est extrêmement éparpillée, et la plus grosse part de beaucoup est entre les mains de gens chez lesquels elle constitue à peine l’aisance. On en aura la preuve en consultant le tableau de la contribution foncière. Voici des chiffres que nous empruntons à la statistique officielle de 1862, dressée sous les auspices du ministre du commerce. En 1858, sur 12 millions 1/2 de cotes foncières, 6 millions étaient au-dessous de 5 francs, 6 autres millions au-dessus jusqu’à 100 francs, et 500,000 seulement dépassaient le chiffre de 100 francs, parmi lesquelles 15,000 au-dessus de 1,000 francs. Voilà ce qu’était la fortune immobilière en France en 1858 ; si les chiffres ont varié depuis, c’est plutôt dans le sens d’une plus grande division encore. Quant à la propriété mobilière, on peut supposer, avec la diffusion de la rente, des actions et des obligations, de tous les titres enfin qui la constituent, qu’elle est également très divisée. Il n’y aurait donc, d’après la répartition de la propriété foncière, de réellement riches et capables de payer une contribution un peu forte que 15,000 personnes, dont la cote est supérieure à 1,000 francs ; si on ajoute un nombre égal pour la fortune mobilière, voilà 30,000 chefs de famille qui seront chargés, par leurs grosses souscriptions, de diminuer sensiblement la moyenne supportée par la masse. Admettons qu’ils fournissent à eux seuls 1 milliard, ce qui ferait pour chacun environ 34,000 fr., la cotisation est considérable, et serait pour beaucoup d’une réalisation assez difficile. Admettons encore qu’un autre milliard soit souscrit par ceux dont la cote est entre 100 et 1,000 francs ; il faudra toujours demander le troisième milliard aux 6 millions de cotes inférieures à 5 fr. et à celles, en nombre égal, qui ne dépassent pas 100 fr., c’est-à-dire à des personnes qui ne sont pas même dans l’aisance ; la contribution pour chacune d’elles se trouverait être de 83 fr. On disait tout à l’heure que la plus grande part de la richesse publique était dans les mains des gens les moins aisés. Veut-on savoir en effet ce que représente dans cette fortune la part des 15,000 cotes au-dessus de 1,000 fr. ? Elle donnait au trésor en 1858 23 millions 1/2 sur 278 que rapportait la taxe foncière tout entière, y compris les centimes additionnels : c’était le onzième. Ainsi en contribuant pour 1 milliard, les possesseurs de ces cotes donneraient quatre fois plus que leur contingent proportionnel, et cependant la charge des autres serait encore bien lourde.

La question doit être considérée à un autre point de vue ; comme il s’agit ici d’une souscription volontaire, on n’a pas seulement à examiner ce que chacun pourra, mais ce qu’il voudra donner. Or, si beaucoup de personnes sont disposées à contribuer dans la proportion de leur fortune et même au-delà, combien d’autres, et en bien plus grand nombre, donneront peu ou point ! A-t-on pensé à ce qu’on obtiendrait des gens de la campagne, qui sont en général très parcimonieux et peu disposés à prendre part à des souscriptions publiques, d’abord parce qu’ils ne se rendent pas bien compte de l’emploi qu’on fera de leur argent, ensuite parce que, cet argent leur coûtant beaucoup à gagner, ils ne le donnent pas aisément ? Et cependant c’est là le gros bataillon, sans lequel rien n’est possible. Quand on ne l’a pas pour contribuable, on a beau établir des cotisations très lourdes, on n’arrive à rien de sérieux.

On comprend une souscription volontaire lorsque la somme est restreinte, mais recourir à ce moyen pour obtenir 3 milliards est absolument chimérique, les meilleures intentions échoueront contre des impossibilités pratiques. Dira-t-on qu’il n’est pas nécessaire de réaliser la totalité de l’indemnité de guerre, et qu’il suffira de. réunir 1 milliard ou même 500 millions pour produire un grand effet moral et alléger d’autant les charges du trésor ? L’effet moral serait incontestable : notre pays, au lendemain de ses désastres, donnerait un beau spectacle en s’imposant volontairement pour des sommes aussi fortes ; mais ce résultat serait-il aussi utile qu’on le croit ? Il ne faut pas oublier que 1 milliard n’est pas après tout le quart de ce que nous avons à payer, tant aux Prussiens qu’à la Banque de France, que 500 millions en forment à peine la huitième partie, et qu’il faudra toujours se procurer le reste de la somme par des impôts ou des emprunts ; la charge totale sera fort peu diminuée, et la bourse de ceux qui auront fourni par patriotisme les plus grosses souscriptions se trouvera épuisée quand on aura besoin d’y recourir pour d’autres combinaisons. Et puis quelle inégalité dans les sacrifices que chacun s’imposera, les uns donnant au-delà de leurs moyens, les autres souscrivant pour une portion dérisoire de leur fortune ! Cette inégalité est sans importance lorsqu’il s’agit d’une souscription ordinaire, entreprise pour un but qui n’intéresse pas tout le monde au même degré ; mais ici, dans une question de patriotisme, elle serait d’un factieux effet pour la dignité de la nation. Il faut se dire enfin qu’on pourrait bien ne pas arriver à ce minimum de 500 millions. Si on n’y arrive pas, qu’en résultera-t-il ? On a voulu, par cette souscription, en même temps qu’alléger les charges du trésor, relever le moral de la France, montrer ce qu’il y avait encore de patriotisme et de richesse dans notre pays. Que dira-t-on si on échoue ? Si, au lieu de 3 milliards, on ne réalise que 50 millions ou 100 millions, accusera-t-on notre patriotisme ? On aurait tort ; — ce serait aussi injuste que si on prétendait que la France, après avoir perdu à Sedan son armée régulière, la plus grosse partie de son artillerie, a manqué de courage parce qu’elle n’a pas su trouver dans des levées volontaires les moyens de repousser les Prussiens : mais on s’en prendra aux promoteurs de la souscription, on leur reprochera de ne pas s’être rendu compte de la difficulté de leur œuvre, et, pour avoir voulu trop glorifier la France, de lui avoir préparé un échec moral. Il faut peut-être regretter qu’on ait laissé le patriotisme s’égarer dans une voie sans issue, au lieu de chercher tout de suite des combinaisons plus sérieuses.

Nous ne reconnaissons pas davantage ce caractère au projet d’un grand emprunt avec lots et primes, tel que celui qui a été proposé par M. de Soubeyran. Dans ce système, toute obligation, émise à 100 francs par exemple, serait remboursée à 200 francs par voie de tirage au sort dans un délai de soixante ans ; ces obligations participeraient en outre à des tirages de lots qui auraient lieu chaque mois jusqu’à concurrence de 500,000 fr., soit de 6 millions par an, mais ne recevraient aucun intérêt. Ce projet, on le voit, s’appuie exclusivement sur les chances de la loterie ; on suppose que, jointes au patriotisme, elles auront la vertu d’attirer les capitaux. D’abord rien ne serait plus immoral que le succès d’une pareille combinaison. C’est déjà trop que depuis la suppression de la loterie le gouvernement ait autorisé, par voie d’exception, quelques emprunts avec lots en faveur du Crédit foncier et de la ville de Paris, sans parler du trop fameux emprunt mexicain. Il n’est pas bon qu’une nation ait de temps en temps sous les yeux l’exemple de gens qui doivent leur fortune à un tour de roue ; c’est décourager le travail et l’économie patiente. Le danger croit ici avec l’importance d’un emprunt auquel la France entière serait invitée à prendre part. Sous prétexte de patriotisme, on exciterait une des plus mauvaises passions de la nature humaine, celle du jeu," et, loin que la fin justifiât les moyens, on pourrait se demander si le remède ne serait pas pire que le mal, et s’il ne vaudrait pas mieux garder encore les Prussiens quelque temps dans nos provinces que de les renvoyer à l’aide d’un pareil moyen. Ce système du reste a peu de chance de succès ; le pays découvrait bien vite que sous l’appât du jeu on sollicite de lui un assez grand sacrifice. La prime de 100 fr. affectée à chaque obligation remboursable en soixante ans ne représente en moyenne qu’un intérêt de 2 pour 100 par an. Si d’autre part on répartit les 6 millions de lots sur les à milliards à emprunter, c’est un mince avantage qui revient à un septième pour 100. La prime de remboursement ajoutée aux lots ne constitue donc qu’un placement à 2 pour 100 environ. Est-ce suffisant pour attirer les capitaux ? On peut en douter lorsqu’on voit les obligations de la ville de Paris et celles du Crédit foncier, qui offrent également une prime de remboursement et des chances de lots d’autant plus sérieuses qu’on approche du terme de l’amortissement complet, rapporter encore un intérêt de à pour 100. On a cru devoir, il est vrai, modifier un peu ce plan en allouant aux obligations un intérêt de 2 pour 100. Outre que cette modification diminue l’avantage de la mesure pour le trésor, elle n’est pas encore de nature à tenter les capitalistes. Enfin l’emprunt de M. de Soubeyran, et cela lui enlève décidément toute chance de succès, ne serait pas négociable au dehors, sur les grands marchés de l’Europe. Il ne faut pas oublier que les loteries sont interdites en Angleterre et en Allemagne ; un emprunt de 4 milliards qui exclut les capitaux étrangers et qui ne pourra pas se coter officiellement à Londres, à Francfort et à Hambourg, est condamné d’avance. On ne peut pas arrêter son esprit sur cette combinaison ; elle est aussi irréalisable qu’immorale.


II.

Les projets qui ne craignent pas d’invoquer la contrainte pour la réalisation des 3 ou 4 milliards sont évidemment plus sérieux. Ceux-là du moins ne livrent rien au hasard, ils ne se heurtent pas contre l’égoïsme des individus. Ils cherchent l’argent où il est, et, quand ils croient l’avoir trouvé, ils le prennent de force. Toute la question est de savoir si, même avec la contrainte, sous une forme ou sous une autre, emprunt forcé ou emprunt sur le capital, on peut arriver au résultat désiré. Parlons d’abord de l’emprunt forcé.

Ceux qui le défendent se préoccupent tout naturellement de diminuer pour l’avenir les charges du trésor ; ils voient que la rente 5 pour 100 est aujourd’hui à 90 francs, et que, si l’état empruntait librement au cours du jour, il lui faudrait payer, pour de grosses sommes surtout, de 5 1/2 à 6 pour 100 ; ils songent donc à lui procurer une bonification sur ce taux d’intérêt. On offrirait par exemple de la rente au pair, le trésor gagnerait 1 pour 100, et les souscripteurs feraient ce léger sacrifice à la cause de la libération du territoire ; mais, comme il y aura sacrifice, on ne pourra se contenter de faire appel à la bonne volonté du public : il faudra employer la contrainte. La contribution directe servira de base à la répartition de l’emprunt. Cette contribution donnant en principal 330 millions, chacun devra souscrire pour dix fois le montant de sa cote, ce qui produira 3 milliards 300 millions, sauf les non-valeurs. Les personnes qui ne pourraient pas payer seront assistées par des banquiers ou des institutions de crédit qui leur avanceront les sommes nécessaires, et, si l’état lui-même a besoin de faire escompter les termes accordés pour la réalisation de l’emprunt, il s’adressera également à ces établissemens. Tel est le système qui, sauf quelques variantes, paraît avoir le plus de faveur auprès des hommes compétens ; il a trouvé de l’écho au sein de l’assemblée nationale, où il a fait l’objet d’une proposition : voyons ce qu’il vaut.

En premier lieu, du moment qu’il s’agit d’un emprunt forcé et qu’on veut le réaliser à des conditions autres que celles du crédit public, il est bien évident qu’on se prive du concours des capitaux étrangers ; ils ne viendront pas souscrire de la rente au pair, lorsqu’ils sont à même de se la procurer à 90 francs. Or peut-on, avec le seul aide des capitaux français, réunir à bref délai cette somme énorme de 3 ou 4 milliards ? Là est un premier motif d’incertitude. Il sera, dit-on, facile à la France de distraire, pour un tel dessein, 3 ou 4 milliards des 150 qu’elle possède comme capital. On ne réfléchit pas que ces 150 milliards sont, pour la plus grosse part, représentés par des terres, des immeubles, des usines, des établissemens industriels, des instrumens de travail de toute nature, et que ce qui est réellement disponible sur la masse n’en est qu’une portion assez faible. Comment d’ailleurs se trouve-t-elle disponible ? Elle l’est en ce sens qu’elle n’est point immobilisée : elle a une destination spéciale, elle doit servir de fonds de roulement pour toutes les opérations industrielles et commerciales du pays. C’est avec elle qu’on achète les matières premières, qu’on se procure le vêtement et la nourriture en attendant que le travail ait remplacé les objets de consommation ; c’est elle qui fournit le montant de l’impôt, et pourvoit à tous nos besoins. Or sur cette somme, déjà fort diminuée par les prélèvemens improductifs qui ont eu lieu depuis deux ans, peut-on prendre encore 3 milliards 1/2 sans qu’il en résulte un trouble considérable ? Il est permis d’en douter. Le loyer du capital est en raison du plus ou moins d’abondance des ressources disponibles : si on les diminue sensiblement, il renchérit ; alors on porte atteinte à l’industrie, au commerce, on arrête le travail et on ruine le pays. C’est là un point auquel n’ont pas songé les promoteurs de l’emprunt forcé, et qui cependant mérite la plus grande attention.

Les procédés d’application rendent ce projet encore plus impraticable. Chacun paiera, dit-on, en raison de sa contribution directe. On pense par là proportionner les souscriptions à la fortune ; on n’a pas remarqué que cette base est extrêmement trompeuse. Tel individu inscrit au rôle pour un chiffre assez élevé peut n’avoir aucune fortune réelle, tel autre dont la richesse est considérable ne paiera que fort peu de contributions directes. Ce dernier cas sera celui des personnes possédant des rentes ou des valeurs mobilières qui habitent une ville de province avec un loyer médiocre ; elles seront appelées à souscrire pour beaucoup moins que tel propriétaire grevé d’hypothèques et de dettes de toute nature. Au point de vue d’une juste répartition des charges, il y a donc beaucoup à objecter à ce système. Sans doute la même inégalité se retrouve dans la répartition des impôts, on les paie abstraction faite des dettes ; mais, parce qu’il y a une injustice quelque part, ce n’est pas une raison pour l’étendre encore et aggraver la situation de ceux qui en souffrent. Comment feront les gens obérés pour réaliser leur quote-part ? Ils devront s’adresser à des banquiers et à des intermédiaires qui leur feront des avances. Ce service ne sera pas gratuit, les banquiers prélèveront des intérêts ou des commissions plus ou moins élevés, suivant les garanties qu’on leur donnera, suivant aussi l’abondance des capitaux disponibles ; comme on peut supposer que dans beaucoup de cas les garanties ne seront pas très sûres et que les capitaux seront certainement très rares, ce service coûtera fort cher aux contribuables forcés d’y recourir. Si l’on voulait emprunter 3 milliards 1/2 de cette façon, la moitié au moins devrait être avancée par des intermédiaires. Il suffit de poser un tel chiffre pour montrer quelles difficultés on rencontrerait et quelles pourraient en être les conséquences. Les personnes qui auraient reçu de la rente dans ces conditions seraient obligées de la vendre au plus vite pour se dégager des avances qui leur auraient été faites ; les réalisations auraient lieu sur une échelle immense, et à quel taux ? on peut le prévoir. L’opération serait à la fois désastreuse pour ceux qui auraient à la subir et funeste au crédit public, de sorte que le moyen imaginé pour relever les cours, car on a de plus ce résultat en vue en donnant de la rente au-dessous du taux actuel, aurait pour effet immédiat de les écraser ; cela ne peut être l’objet d’aucun doute. Enfin, si les banquiers devaient encore venir en aide à l’état pour escompter les versemens avant l’échéance, celui-ci perdrait en commissions allouées aux intermédiaires tout le bénéfice de la mesure. On ne voit donc pas l’utilité d’un pareil expédient.

Dans un ordre d’idées à peu près semblable, mais avec un caractère plus radical, se présente l’impôt forcé sur le capital. Ce projet a été mis en avant et soutenu avec vigueur et insistance par M. le comte Xavier Braniçki. Voici comment on raisonne : il nous faut 3 milliards pour payer les Prussiens ; or le capital du pays, sous forme matérielle, étant d’environ 150 milliards, chacun devra supporter sur son avoir un impôt de 2 pour 100, Grâce à ce retranchement opéré sur toutes les fortunes, le territoire sera libéré, la confiance renaîtra, l’industrie et le commerce prendront tout leur essor, et on obtiendra bien vite par la plus-value du reste la compensation du sacrifice qu’on aura fait. Ce système ne laisse pas d’exercer quelque séduction, et bien des personnes seraient disposées à l’accepter, si on pouvait démontrer qu’il est praticable. Cependant les difficultés ne tardent pas à se produire. Tout d’abord relevons une certaine injustice. Le capital matériel qu’on prétend imposer ne constitue pas à lui seul la richesse d’un pays ; il y en a un autre considérable aussi, qui est dans la tête du savant, du mécanicien, de l’avocat, du médecin : c’est ce qu’on appelle le capital immatériel, avec lequel on se procure des revenus souvent fort importans. Ce capital immatériel échappant à l’impôt, le médecin et l’avocat qui gagnent 100,000 fr. par an n’auront rien à payer, tandis que le propriétaire de 10,000 fr. en terres, qui rapportent 200 ou 300 fr. par an, devra supporter tout à coup une rançon extraordinaire de 200 francs. Si l’on se décide d’autre part à tenir compte de cette seconde forme du capital, comment l’évaluer sans tomber dans des appréciations arbitraires ? A-t-on pensé enfin à ce qu’il conviendrait de demander pour les collections d’art, pour les statues et les tableaux, pour tout ce capital de luxe qui ne rapporte rien, mais qui fait la gloire d’une nation ? Si on le taxe fortement, on risque de le voir diminuer et s’en aller à l’étranger.

En second lieu, la réalisation de l’impôt forcé ne serait pas facile. On serait obligé de s’enquérir de la fortune de chacun : se contenterait-on d’une simple déclaration, ou bien aurait-on recours à des moyens de contrôle ? Dans le premier cas, on aurait à craindre la fraude ; dans le second, le contrôle pourrait devenir vexatoire et ne pas donner toujours des résultats exacts. Dès le début, l’impôt sur le capital se trouve donc en présence de grosses difficultés ; mais nous voulons le supposer établi et équitablement réparti : comment s’en fera la perception ? Le propriétaire de terres ou d’autres valeurs pour 10,000 francs n’aura pas immédiatement 200 francs disponibles à donner à l’état ; il aura besoin de ses ressources pour faire valoir sa terre ou subvenir à ses besoins quotidiens. L’objection est prévue ; il empruntera comme dans le système précédent ; des établissemens de crédit avanceront tout l’argent nécessaire soit en émettant des lettres de gage comme le Crédit foncier, soit en prêtant sur dépôt de valeurs comme la Banque de France et d’autres institutions. Laissons de côté les charges supplémentaires qui pèseront sur les emprunteurs : la difficulté n’est pas résolue par ce système d’avances ; tout au plus est-elle reculée. Qui est-ce qui prendra les lettres de gage ? Qui fournira aussi à la Banque de France et aux autres institutions financières les capitaux à prêter ? On n’imagine pas qu’elles les aient en réserve pour cette occasion. Le marché français est-il assez large et assez riche pour les procurer ? car il ne faut pas compter sur les capitaux étrangers, qui ne se soucieront guère de nos lettres de gage, et ne voudront pas s’immobiliser plus ou moins longtemps dans des avances faites aux propriétaires gênés. On ne trouvera pas ainsi les 3 milliards dont on a besoin. Supposons pourtant qu’on les trouve, reste la réalisation en numéraire et en traites sur l’étranger, les Prussiens ne voulant pas être payés autrement. Se figure-t-on l’effet produit dans notre pays par la disparition soudaine d’une somme de 3 milliards en espèces, et à quel taux monterait le change, s’il fallait se les procurer en traites sur le dehors par l’entremise des banquiers ? Ce prélèvement de 2 pour 100 sur la richesse publique, qui semble sans importance et dont on vante les effets, aurait pour conséquence immédiate une grave perturbation dans les affaires et une dépréciation du capital restant. Pas plus que les autres systèmes, il ne nous fournit le moyen de nous libérer.


III.

Est-ce à dire maintenant qu’il nous faille attendre jusqu’au délai fatal de mars 1874 ? Il y a quatre ou cinq mois, lorsque notre gouvernement commençait à se munir de traites sur l’étranger pour payer les 650 millions qui sont à échéance successive à raison de 80 millions par quinzaine, du 15 janvier au 1er mai prochain, quand on vit le change sur Londres s’élever immédiatement à 26 francs et au-dessus, et l’or faire une prime de 20 à 25 francs par 1,000, on put croire que les ressources de notre pays étaient épuisées et qu’il fallait échelonner avec la plus extrême prudence les paiemens futurs ; on put croire notamment qu’il serait impossible de devancer, pour les 3 derniers milliards, le terme de 1874. Beaucoup de personnes allaient même jusqu’à penser que ce dernier délai était trop court, et que deux ans ne suffiraient pas à la France pour trouver une somme aussi grosse. Aujourd’hui la perspective est moins sombre ; on a été frappé d’abord de la facilité avec laquelle le gouvernement s’est procuré les traites nécessaires pour le parfait paiement des 650 millions, car il les a, dit-on, à peu près toutes. Non-seulement le change a cessé de s’élever, comme on le craignait, mais il a baissé sensiblement. Il est à 25 francs 40 centimes sur Londres, il a diminué également sur Amsterdam, Hambourg et Francfort, et la prime sur l’or est inférieure à 5 pour 1,000. Il y a là un phénomène qui mérite quelque explication. En octobre et novembre derniers, dans la supposition que les 650 millions feraient monter le change et détermineraient la hausse de l’or, des spéculateurs avaient acheté tout le papier disponible sur Londres et autres lieux ; ils en avaient même créé tout exprès au moyen de remises métalliques : de là, tout à la fois rareté du papier et cherté du numéraire. Lorsqu’approcha l’époque des premiers paiemens et qu’on vit le gouvernement à peu près nanti de tout ce dont il avait besoin, les spéculateurs furent obligés de revendre ; le papier fut abondant sur la place et le change baissa, contrairement aux prévisions générales. La spéculation, qui avait fait la hausse en octobre et novembre, a fait également la baisse actuelle. Une autre cause pourtant, d’un caractère tout différent, a contribué à rendre le change plus avantageux : c’est le commerce d’exportation. Aussitôt que les circonstances politiques ont permis la reprise du travail, les demandes ont afflué chez nous de tous les points de l’Europe et du monde entier. Des exportations considérables ont eu lieu, elles se règlent en ce moment : elles créent soit des retours en numéraire, soit des créances à notre profit sur l’étranger ; il a été facile de la sorte au ministre des finances d’obtenir, sans perturbation aucune, ce qui lui manquait pour le paiement des 650 millions.

On peut tout espérer au point de vue financier d’un pays qui, en moins d’un an, au lendemain des plus grands désastres qui aient jamais accablé un peuple, a su trouver, en dehors de ses autres besoins, plus de 2 milliards à donner à l’ennemi, sans embarras sérieux, par le seul fait de son activité industrielle et commerciale. Les Anglais sont très fiers de leur richesse et du développement qu’a pris leur commerce extérieur depuis un certain nombre d’années ; ils montrent qu’il s’est élevé en dix ans, entre 1859 et 1869, de 7 milliards 775 millions à 11 milliards (il dépasse aujourd’hui 12 milliards). C’est un progrès de 37 pour 100. Eh bien ! en France, la proportion est plus forte encore malgré les déclarations de ceux qui prétendent que les traités de 1860 ont ruiné notre pays. Le commerce général extérieur, de 5 milliards 1/2 qu’il atteignait en 1859, s’est élevé à plus de 8 milliards en 1869. L’augmentation est de 45 pour 100. Le progrès est le même, sinon plus grand, en ce qui concerne le commerce spécial.

Veut-on savoir maintenant quelle somme d’épargne nous pouvions réaliser chaque année à l’époque qui a précédé la guerre ? L’Economist anglais, recueil des plus autorisés en matière financière, calculait en 1862, d’après l’augmentation de la richesse soumise à l’impôt sur le revenu, que l’économie annuelle de la Grande-Bretagne devait être au moins de 3 milliards 250 millions ; le commerce extérieur était alors de 9 milliards 1/2. En France, nous n’avons pas les mêmes bases pour évaluer notre épargne ; l’income-tax nous manque, et aucun renseignement n’y peut suppléer. On peut cependant, sans entrer dans de longues recherches, prendre pour élément d’appréciation le commerce extérieur et raisonner ainsi : les Anglais en 1862, avec un commerce extérieur de 9 milliards 1/2, ont économisé 3 milliards 250 millions. La France, dont le commerce avant la guerre était de plus de 8 milliards, a pu épargner, en observant la même proportion, 2 milliards 800 millions, et ce chiffre ne paraîtra pas excessif, si on ajoute, ce que chacun sait, que notre pays, à production et richesse égales, économise plus que ses voisins. D’ailleurs, si le commerce extérieur de l’Angleterre est plus important que celui de la France, notre trafic intérieur vaut bien le sien, et lui est même supérieur, selon toute apparence, en raison de notre population, qui est plus forte. Il n’est donc pas téméraire de supposer que le capital s’accroissait chaque année avant la guerre de près de 3 milliards. Depuis que le travail a pu recommencer, l’épargne a repris son cours. Que peut-elle être aujourd’hui après huit mois d’activité nouvelle ? Il est difficile de le dire. Ce qui est certain, c’est que le mouvement du commerce extérieur a été considérable, qu’il a déjà réparé beaucoup de brèches faites à la fortune publique, et que, grâce à son constant progrès, nous pouvons espérer de trouver la rançon de notre sol avant le terme de 1874.

Sans vouloir décourager le mouvement national dont nous sommes témoins, nous craignons qu’il ne soit prématuré. Tant que nous n’aurons pas achevé de payer le quatrième demi-milliard et que les versemens sur le dernier emprunt ne seront pas terminés, — et ils ne le seront pas d’ici à quelques mois malgré les escomptes, — il serait imprudent de songer à une autre grosse opération financière. Gardons-nous d’augmenter nos difficultés en surchargeant inutilement notre marché ; d’ici à quatre ou cinq mois, il n’y a rien à faire qu’à laisser grandir nos ressources, s’élever notre crédit. Vers juillet ou août seulement, lorsque nous aurons achevé nos premiers paiemens et reformé de nouvelles économies, nous pourrons songer aux moyens de nous procurer les trois derniers milliards. Nous n’aurons pour cela qu’à emprunter librement sur le marché en offrant un intérêt suffisant et en faisant appel à tous les capitaux, à ceux du dehors comme à ceux du dedans. Ce qui est trop lourd pour un pays ne l’est pas pour plusieurs. Tout se réduit à la question des garanties que nous avons à offrir aux capitaux étrangers, et là-dessus le doute n’est pas possible. On a vu avec quel empressement ils ont répondu à notre premier appel l’année dernière, au lendemain de nos désastres ; ils y répondraient mieux encore cette année après les bénéfices qu’ils ont retirés de leur concours.

La France, quelque riche qu’elle soit, est aujourd’hui hors d’état de prélever immédiatement sur son capital 3 milliards ; mais elle est parfaitement en mesure d’en payer les intérêts et même d’en opérer le remboursement dans un temps assez rapproché, en douze ou quinze ans par exemple. Il faut profiter du grand mouvement national qui se produit en faveur de la libération du territoire pour nous imposer quelques sacrifices en contractant un emprunt de 4 milliards remboursables à court terme ; c’est ce qu’ont fait les États-Unis pendant la guerre de sécession, ce que fait l’Angleterre lorsqu’elle a des besoins extraordinaires, ce que font tous les états riches qui se préoccupent de l’avenir. Quand on étudie ce qui se passe aux États-Unis notamment, on est très frappé du progrès qui a eu lieu dans le crédit de ce pays. Autrefois, avant la guerre de sécession, lorsqu’il n’y avait pour ainsi dire pas de dette fédérale, les Américains n’auraient pas trouvé à emprunter à moins de 7 ou 8 pour 100 ; ils ont contracté tout à coup une dette de 15 à 16 milliards, qui est encore de 12 ou 13, et on leur offre des capitaux à 5 pour 100. La cause de ce progrès tient à l’énergie qu’ils ont mise à réduire leurs charges, en affectant chaque année à l’amortissement de 500 à 600 millions. Ainsi dans un amortissement rapide il ne faut pas voir seulement la somme dont la dette diminue, ce qui est bien quelque chose quand cette somme est de 500 millions par an ; il faut envisager encore l’effet qui en résulte pour le crédit. Cet effet est considérable, et telle nation qui aura le taux de sa rente à 6 pour 100, si elle n’amortit pas, le verra descendre à 5 pour 100 et au-dessous, si elle a le courage de s’imposer des sacrifices pour réduire ses charges.

En empruntant au mois de juillet dernier 2 milliards en rentes perpétuelles, on a commis une faute ; il ne faut pas l’aggraver en recourant une seconde fois au même procédé. La forme sous laquelle les États-Unis ont emprunté les plus fortes sommes pendant leur guerre de sécession pourrait être appliquée avec profit ; ils ont émis des bons dits 5-20, parce qu’ils étaient remboursables après cinq ans à la volonté de l’état et en tout cas dans le délai de vingt ans ; ces bons sont fort connus sur toutes les places de l’Europe et en particulier dans notre pays ; ils portent un intérêt de 6 pour 100. Aujourd’hui les Américains trouvent de l’argent à de meilleures conditions, et ils usent de la faculté qui leur a été laissée, soit pour rembourser les bons de 6 pour 100, soit pour les convertir en d’autres qui rapportent 5 pour 100. Ce moyen est très pratique ; pourquoi ne l’adopterions-nous pas ? Ah ! ici se présente cette éternelle objection qu’on rencontre chez nous lorsqu’il s’agit des innovations, même les plus utiles. Le procédé est excellent, dira-t-on, pour les Américains ; mais il ne réussirait pas en France, surtout pour une somme aussi grosse. C’est avec de telles fins de non-recevoir que nous restons dans la routine, et qu’en finance comme en organisation militaire et en instruction publique nous sommes un des pays les plus arriérés de l’Europe. Et pourquoi ce procédé ne réussirait-il pas chez nous ? Est-ce qu’on n’y connaît pas les obligations remboursables à terme ? Est-ce que la ville de Paris n’emprunte pas sans cesse sous cette forme ? Une grande compagnie financière, celle des chemins de fer lombards, il y a quelques années, a placé dans notre pays avec la plus grande facilité des bons pour des sommes assez importantes. Les engagemens du trésor, ceux de certains établissemens de crédit, sont également à court terme ; enfin les créances hypothécaires, qui constituent une grosse part de la fortune mobilière de la France, sont des placemens temporaires. Le pays prend de la rente perpétuelle lorsqu’on lui en offre ; il prendrait tout aussi bien et mieux des obligations remboursables à court terme, surtout s’il y avait une légère prime attachée au remboursement du capital. Il est même probable que la séduction de cette prime l’engagerait à faire à l’état des conditions plus favorables. Tout se trouve donc réuni pour recommander le mode d’emprunt à l’américaine : avantage pour le trésor, qui n’est pas lié indéfiniment, et peut profiter de toutes les améliorations de son crédit, goût du public pour le placement temporaire, enfin économie probable dans la réalisation de l’emprunt. L’obstacle ne viendrait pas de l’étranger, car on y connaît parfaitement aussi le système des annuités ; dans l’état précaire où est aujourd’hui l’Europe, c’est celui que doivent préférer les capitalistes. Enfin nous n’aurions pas un trop grand effort à faire pour nous libérer d’un emprunt contracté dans ces conditions ; nous avons un amortissement tout trouvé : ce sont les 200 millions par an destinés à rembourser la Banque de France. On les affecterait à l’amortissement après l’extinction de la créance de la Banque, et en moins de quinze ans les 4 milliards seraient remboursés. Quelques personnes, il est vrai, voudraient qu’on supprimât dès à présent les 200 millions destinés à la Banque de France, et qu’on diminuât d’autant la charge des impôts ; le gouvernement a résisté à ce conseil, et il a bien fait. Rien dans les circonstances actuelles ne serait plus désastreux que de rester en présence d’une dette de 20 milliards sans aucun moyen d’amortissement. Si on se figure alléger ainsi la situation du pays, on se trompe étrangement ; le crédit serait plus cher, le travail souffrirait, et les contribuables perdraient beaucoup plus par le ralentissement des affaires que les 200 millions d’impôts dont on les aurait soulagés. En définitive, la nation est parfaitement en mesure de payer les 650 millions de taxes nouvelles qu’on lui demande et qui comprennent les 200 millions d’amortissement. Il s’agit seulement de les établir sous la meilleure forme.

En 1815, l’Angleterre avait comme nous une dette de plus de 20 milliards, pour laquelle elle payait 800 millions d’intérêts annuels ; cela représentait 43 fr. par tête d’habitans et 9 pour 100 du revenu général du pays. Notre dette, en portant les intérêts à 1 milliard, ne représente que 27 fr. par individu, et 5 pour 100 du revenu général. Par conséquent le fardeau n’est pas au-dessus de nos forces ; celui qui a pesé sur les Anglais en 1815 était bien autrement lourd ; il ne les a pas empêchés de développer leur richesse dans des proportions fabuleuses. Il en sera de même chez nous a fortiori, si nous savons bien nous diriger financièrement et nous abstenir de tout ce qui pourrait entraver le progrès industriel. À ce point de vue surtout, il nous faut faire la plus grande attention aux nouveaux impôts que nous avons à établir : la somme totale, je le répète, n’est pas au-dessus de nos forces ; mais il se peut que, par la forme que nous adopterons, ils soient très nuisibles au commerce et arrêtent les transactions. C’est une question sérieuse. Il importe aussi que notre budget de 1872 soit mis au plus vite en équilibre, afin que le monde des capitalistes, qui a les yeux sur nous, sache bien que nous sommes parfaitement en mesure de satisfaire à toutes nos charges. Notre crédit s’en ressentira et nous trouverons des conditions meilleures pour la réalisation de notre emprunt. Lorsqu’il s’agira de le contracter, il faudra encore, pour le rendre plus facile, accorder du temps pour les versemens, les échelonner par exemple sur dix-huit mois ; d’ici à la fin de l’année, on exigerait un tiers de la somme qui serait immédiatement versé, et, au moyen de garanties offertes pour le reste, on pourrait espérer d’obtenir l’évacuation du territoire ; les Prussiens s’y montreraient sans doute disposés du moment où les fonds seraient faits pour les solder.

On s’est demandé encore si la Prusse n’accepterait pas, en échange de l’évacuation immédiate, de la rente ou d’autres valeurs, des obligations de chemins de fer par exemple rachetées par l’état, et il est probable que c’est sur cette base, ou quelque chose d’équivalent, qu’ont lieu les négociations dont on a parlé. Il est douteux que nos ennemis se prêtent à de telles combinaisons ; mais, dussent-ils le faire, nous ne devrions pas les leur proposer, car elles nous seraient fort préjudiciables. En ce qui concerne la rente, on aurait beau préciser un délai pendant lequel elle ne serait pas négociable, délai nécessairement fort court qui ne pourrait guère dépasser deux ou trois ans ; nous demeurerions toujours sous le coup de cet arrangement, qui pèserait sur notre crédit. Les étrangers seraient maîtres de notre marché et pourraient l’écraser quand ils le voudraient. Le paiement en obligations de chemins de fer, c’est-à-dire au moyen d’une hypothèque sur ces entreprises, serait pire encore. Si l’Allemagne l’acceptait, ce serait à la condition que le gage ne pût jamais être altéré ; elle aurait à ce titre le droit de s’immiscer dans l’administration de nos compagnies, de s’opposer à toute diminution de tarifs sous prétexte que sa garantie y perdrait, et surtout d’empêcher que l’état créât des concurrences aux lignes dont elle aurait les obligations ; nous serions à sa merci pour la plus importante de nos industries. Une telle situation ne serait pas tolérable.

Nous sommes, en présence de l’occupation prussienne, comme un malade qui s’agite sur son lit de douleur, et qui, irrité d’attendre sa guérison, prête l’oreille aux empiriques. Dieu nous garde d’expédiens dont le seul résultat serait d’aggraver le mal ! Nous avons, malgré nos désastres, conservé notre crédit à peu près intact. Sachons l’utiliser pour nous tirer d’embarras en nous procurant aisément et à bref délai toutes les ressources dont nous avons besoin. Profitons seulement de nos richesses acquises et des moyens que nous avons d’en créer de nouvelles pour amortir rapidement l’emprunt que nous allons contracter, pour dégrever l’avenir, et laisser aux générations qui suivront une situation allégée du poids de nos malheurs. Nous aurons ainsi bien mérité de la patrie en accomplissant à la fois un acte de justice et de bonne administration financière. On presse beaucoup le gouvernement de se mettre à la tête du mouvement en faveur de la libération du territoire, et de se prononcer dès à présent pour un des moyens qui sont proposés. On suppose par exemple que, s’il prenait la direction de la souscription publique, elle réussirait mieux qu’en étant abandonnée à l’initiative individuelle. Cela n’est pas parfaitement sûr, et dans tous les cas il y aurait des inconvéniens sérieux à ce que l’état vînt s’en mêler. Si cette souscription devait échouer, l’échec serait plus grave sous la direction du gouvernement qu’avec l’initiative individuelle, et, si elle devait réussir au contraire, il vaudrait mieux encore que le succès fût dû à l’élan spontané de la nation qu’à une influence administrative. Il y aurait pour le pays plus d’honneur, et l’effet moral serait plus considérable. S’agit-il des autres projets indiqués pour réaliser les sommes dont nous avons besoin, le gouvernement n’a pas à s’en occuper, puisqu’il ne peut songer à en appliquer aucun pour le moment. Il n’a donc qu’à s’abstenir et attendre. Son intervention aujourd’hui serait plus nuisible qu’utile, elle exciterait des espérances qu’on n’est pas en mesure de satisfaire, et pourrait compromettre l’avenir.


VICTOR BONNET.