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La Liberté d’enseignement/02

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La Liberté d’enseignement
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 33 (p. 650-682).
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LA
LIBERTE D'ENSEIGNEMENT

II.[1]

Après avoir examiné les projets de M. le ministre de l’instruction publique au point de vue du droit, il nous reste à les considérer en eux-mêmes ; ce sera l’objet de la présente étude.

Ces projets, nous devons tout d’abord en faire la remarque, sont au nombre de deux. Pourquoi deux ? Pourquoi pas un seul ? M. Jules Ferry a cru devoir séparer des questions que le législateur de 1850 avait réunies. L’un de ses projets traite de la réorganisation du conseil supérieur de l’instruction publique et des conseils académiques, l’autre a la prétention d’être « relatif à la liberté d’enseignement. » Cette disjonction est-elle fortuite ? Est-elle au contraire le résultat d’un profond calcul ? Profond serait peut-être beaucoup dire ; mais qu’il y ait eu volonté réfléchie de ne point rapprocher les deux sujets, c’est ce qu’on ne saurait guère contester, et l’idée qui a manifestement inspiré M. le ministre de l’instruction publique apparaît déjà là. L’assemblée nationale avait été conduite à faire deux lois séparées sur le conseil supérieur et sur la liberté d’enseignement : le gouvernement de la république ne pouvait pas moins que d’opposer deux contre-projets à ces deux lois réactionnaires. Il le fallait pour que la réparation fût complète. En douterait-on ? La précipitation, pour ne pas dire la légèreté, avec laquelle ont été rédigés ces projets de loi, les inexactitudes qui s’y rencontrent, les incorrections qui les déparent, tout en eux révèle et trahit une préoccupation politique dominante. Si M. le ministre de l’instruction publique avait été moins pressé, il n’eût pas prêté le flanc à de méchans propos, soit en produisant des textes altérés dans un document officiel, soit en paraissant ignorer, entre autres choses, qu’il existe des jurys spéciaux pour l’agrégation qui n’ont rien de commun avec les jurys de facultés[2]. Ces taches sont évidemment le résultat d’une improvisation hâtive ; on ne se les expliquerait pas autrement ; mais elles n’en ont pas moins jeté quelque discrédit sur leur auteur. L’une d’elles, surtout, a fait du tort à M. Ferry : nous voulons parler de la confusion qu’il a commise en attribuant à la majorité d’une commission l’opinion de la minorité. Ce n’était pas un cas pendable assurément ; ce n’était qu’une école, et, sur ce point particulier, nous trouvons qu’on a été bien injuste pour M. le ministre de l’instruction publique : on l’a accusé de machiavélisme, il n’a été qu’inconscient. Toutefois l’erreur était grave en tant qu’indice du peu de maturité que nos hommes d’état apportent à leurs résolutions ; elle était surtout grave en ce qu’elle mettait en leur vrai point des projets qui ne sont en réalité qu’un expédient, et, sous ce rapport, on avait bien le droit de la signaler. Elle fait partie des circonstances de la cause ; ce n’est qu’un accident, mais bien significatif, et si l’opinion publique avait eu besoin d’un peu plus de lumière, elle l’eût trouvée là : rien ne montre mieux à quels motifs d’intérêt personnel et tout politiques le gouvernement a obéi en provoquant le conflit actuel ; nulle part on ne voit plus nettement que ce conflit a été voulu, et qu’en l’élevant on s’est beaucoup moins proposé le bien de l’Université que d’opérer une diversion puissante à de pressans embarras.

Quoi qu’il en soit, nous devons respecter la division adoptée par M. le ministre de l’instruction publique et traiter comme lui séparément de la réorganisation du conseil supérieur et des conseils académiques et de la liberté d’enseignement ; nous pourrons mieux suivre ainsi dans ses développemens la pensée ministérielle : elle se dégagera d’une façon plus précise et plus complète, et nous risquerons moins soit de l’exagérer, soit de l’affaiblir.


I.

« Le projet de loi que nous soumettons aux délibérations des chambres n’est ni une loi de circonstance ni une œuvre de parti, c’est l’acte d’un gouvernement soucieux des droits de l’état, jaloux de sa responsabilité et qui s’est donné pour tâche de restituer à la chose publique dans le domaine de l’enseignement la part d’action qui doit lui appartenir et qui va s’amoindrissant depuis bientôt trente ans sous l’effort d’usurpations successives. » C’est en ces termes que débute l’exposé des motifs du projet de loi relatif au conseil supérieur et aux conseils académiques. Un peu plus loin, après avoir rappelé que « le conseil supérieur est la clé de voûte de l’édifice élaboré par le législateur de 1850, » l’exposé conclut que cette institution, « remaniée, fortifiée, aggravée par l’assemblée nationale en 1873, » est devenue « dans sa composition actuelle incompatible avec une direction libérale et progressive de l’enseignement public. » La conception « qui lui sert de base est aussi fausse que dangereuse. » Le conseil supérieur ne doit pas être le représentant des droits et des intérêts de la société tout entière. Il n’y a pas de société distincte de l’état ; la société n’a pas d’autre « organe reconnu, pas d’autre représentation régulière et compétente que l’ensemble des pouvoirs publics émanés directement ou indirectement de la volonté nationale, et cet ensemble s’appelle l’état. » D’où il suit que les législateurs de 1850 et de 1873 ont complètement dénaturé le caractère du conseil supérieur en le composant, comme ils l’ont fait, de membres en majorité étrangers au corps enseignant. La mission de ce conseil est avant tout « pédagogique » et la première condition pour y figurer a est d’avoir une compétence scolaire ; » tous les autres élémens systématiquement « accumulés » doivent en être exclus. L’état enseignant ne sera le maître chez lui que si le conseil supérieur cesse d’être autre chose qu’un conseil d’études, où l’Université seule aura voix délibérative.

Tels sont, aussi brièvement résumés que possible, les argumens sur lesquels le gouvernement fonde son premier projet. Quelle valeur ont ces argumens ? Nous ne croyons pas qu’ils puissent résister à une discussion un peu sérieuse. Et tout d’abord ils reposent sur des erreurs matérielles qu’il faut sans doute attribuer aux mêmes causes que l’étrange confusion à laquelle nous faisions allusion tout à l’heure, mais qui affaiblissent singulièrement la thèse ministérielle. Où M. le ministre de l’instruction publique a-t-il vu par exemple que l’action de l’état se fût amoindrie depuis trente ans ? Où a-t-il vu surtout que cet amoindrissement ait été le fait d’usurpations successives ? Voilà certes une bien grave affirmation et de bien gros mots, mais nous cherchons vainement ce qu’ils signifient. Dans les trente dernières années, le seul fait que l’on pourrait considérer comme une usurpation, légale en tout cas, c’est le vote, en 1873, de la loi portant réorganisation du conseil supérieur de l’instruction publique. Cette loi fut, on l’a déjà rappelé, l’œuvre collective de deux hommes qui sur ce terrain de la liberté d’enseignement s’étaient naturellement rapprochés, bien qu’appartenant à des cultes différens : M. le duc de Broglie et M. Waddington ; et même, à ce titre, M. le ministre de l’instruction publique aurait peut-être pu se dispenser de la qualifier d’usurpation. Le mot est bien dur pour M. Waddington. Or peut-on dire que cette loi de 1873 ait amoindri l’action de l’état et fortifié, aggravé même l’institution du conseil supérieur de 1850 ? Quelques chiffres répondront.

En 1870 le conseil supérieur de l’instruction publique comptait : trois sénateurs, trois conseillers d’état, trois membres de la cour de cassation, cinq archevêques ou évêques, trois représentans des cultes non catholiques, cinq membres de l’Institut, huit inspecteurs généraux, deux chefs d’institution libre. En 1879 il compte : trois conseillers-d’état, quatre évêques, trois membres des cultes non catholiques, deux membres de la cour de cassation, cinq membres de l’Institut (dont trois universitaires et un professeur du Collège de France), un membre de l’Académie de médecine, quatre professeurs élus par les facultés, un professeur du Collège de France élu par ses collègues, trois membres élus des conseils supérieurs du commerce, de l’agriculture et des arts ; deux représentans des ministres de la guerre et de la marine, sept membres de l’Université nommés par le ministre, quatre membres de l’enseignement libre, élus par le conseil ; c’est-à-dire que la loi de 1873 a diminué la part de la magistrature et du clergé, et augmenté celle de l’Université. La cour de cassation et l’épiscopat ont perdu chacun un siège ; l’Université en a gagné trois, sans compter l’avantage d’être représentée par des professeurs que les facultés élisent librement elles-mêmes, avantage que la législation antérieure ne leur reconnaissait pas. Voilà comment l’institution du conseil supérieur a été aggravée, voilà par suite de quelle usurpation l’œuvre du législateur de 1873, l’œuvre de MM. Waddington et de Broglie, a cessé d’être « compatible avec une direction libérale et progressive de l’enseignement public. » Le conseil supérieur de 1873 est plus universitaire que ne l’était le conseil supérieur de 1850 : si l’institution a été fortifiée, c’est dans le sens d’une plus large représentation de l’enseignement public.

Cette erreur matérielle, échappée sans doute aussi à l’improvisation de M. le ministre de l’instruction publique, a bien son importance ; mais que dire des hérésies dont l’exposé des motifs la fait suivre ? Ainsi M. Jules Ferry non-seulement n’admet pas que la société ait une part quelconque à la direction de l’instruction publique, mais encore il ne connaît pas la société : ce mot est pour lui vide de sens. L’état et la société sont une seule et même chose ; ils se confondent ou plutôt l’une est tout entière absorbée dans l’autre. Elle n’a pas de vie propre, elle n’existe pas, avec ses besoins particuliers, ses intérêts, ses habitudes, ses traditions, ses croyances : la magistrature, le clergé, l’Institut, ne sont que des agrégations factices, des corps sans organes et sans attributs, qui ne représentent rien qu’eux-mêmes et qui par suite n’ont aucun droit à une autre représentation que celle des pouvoirs publics. Parti de ce principe, M. le ministre de l’instruction publique en arrive logiquement à ressusciter la vieille formule de Royer-Collard : l’Université, c’est l’état enseignant. L’état enseignant ! Il faudrait pourtant s’entendre une bonne fois sur la valeur de cette définition sortie un jour de la bouche du chef de l’école des doctrinaires. Y a-t-il un état enseignant ? De ce que l’état subventionne des établissemens d’enseignement supérieur, secondaire, primaire, professionnel, etc., s’ensuit-il qu’il enseigne ? De ce qu’il entretient, rétribue, nomme et révoque un corps de professeurs, s’ensuit-il qu’il professe ? De ce qu’il délivre des diplômes et confère des grades, faut-il conclure qu’il soit fabricant de bacheliers, de licenciés et de docteurs ? Assurément non : l’état n’enseigne pas ; il n’a pour cela ni qualité ni compétence. Tout ce qu’il peut, c’est d’avoir des écoles où l’enseignement soit donné suivant de certains principes qui importent à sa conservation et qu’il a le droit et le devoir de surveiller. Là se borne sa mission. Dire qu’il enseigne, c’est se payer d’un vain mot, d’une formule qui peut paraître séduisante au premier abord, et qui repose en réalité sur une équivoque. Autant vaudrait dire que l’état est fabricant de porcelaines ou de tapisseries parce qu’il subventionne les manufactures de Sèvres et des Gobelins. Ce n’est pas ainsi que le fondateur de l’Université de France comprenait le rôle de l’état ! L’empereur avait l’esprit trop net pour confondre des choses aussi profondément distinctes. Loin de prétendre absorber l’Université dans l’état, il en avait fait une sorte de congrégation laïque composée (dans le principe) de membres voués au célibat, se recrutant par elle-même, possédant une fortune propre et vivant de ses revenus, capable de recevoir des dons et legs dans les formes prescrites par les règlemens d’administration publique, une congrégation placée comme toutes les autres congrégations reconnues sous la surveillance de l’état. Telle était l’Université primitive, celle qu’avaient organisée les lois et décrets de 1806, 1808 et de 1811, celle dont l’empereur disait dans les instructions qu’il adressait à M. de Fontanes : « Je veux un corps enseignant parce qu’un corps ne meurt jamais et qu’il y a transmission d’organisation et d’esprit. Je veux un corps dont la doctrine soit à l’abri des petites fièvres de la mode, qui marche toujours quand le gouvernement sommeille, et dont l’administration et les statuts deviennent tellement nationaux qu’on ne puisse jamais se déterminer légèrement à y porter la main. »

Plus tard, il est vrai, cette belle conception d’un corps étranger aux vicissitudes de la mode et de la politique, animé d’une vie propre, possédant une fortune personnelle et l’administrant lui-même devait être singulièrement altérée. La loi de finances du 24 mai 1834 a privé l’Université de sa caisse générale et centralisé son budget au trésor public. C’était une première atteinte à la personnalité civile de l’Université, Une autre loi du 7 août 1850 lui a porté le dernier coup, en statuant que « les propriétés immobilières et les revenus fonciers qui appartenaient à l’Université feraient retour à l’état ; que la rente 5 pour 100 de 523,000 francs inscrite au nom de l’Université était anéantie et serait rayée du grand-livre, » enfin en abrogeant les articles 131 et 137 du décret de 1808, qui lui donnaient la faculté d’acquérir à titre onéreux ou gratuit.

Toutefois, on doit le remarquer, si le législateur de 1850 a dépouillé l’Université de sa qualité de personne civile, il s’est bien gardé d’enlever aux établissemens d’instruction publique le droit d’acquérir et de posséder. L’exception qui les concerne est très formellement spécifiée dans l’article 15 de cette même loi du 7 août 1850. Aux termes de cet article, les établissemens d’instruction publique ont gardé la faculté de posséder et d’acquérir, sauf l’autorisation dans les formes de droit, c’est-à-dire dans les mêmes formes que les communes et les hospices : l’avis du conseil d’état et l’acceptation par le ministre de l’instruction publique ou par le chef de l’établissement. L’Université, prise dans sa généralité, n’existe plus comme personne civile, mais ses établissemens ont encore ou peuvent avoir cette personnalité. Par suite, ils se distinguent de l’état, et constituent des entités parfaitement définies ; par suite, ils ne forment pas dans leur ensemble une simple branche de l’administration ; par suite enfin, la formule de M. Royer-Collard n’est qu’une définition dépourvue de toute valeur juridique. En fait, l’absorption de l’Université par l’état a été telle qu’on a bien pu quelquefois les confondre ; en droit, cette confusion n’a jamais existé ; jamais à aucune époque aucun acte émané des, chambres ni même du pouvoir exécutif ne l’a consacrée.

L’argumentation de M. le ministre de l’instruction publique est donc en ce point radicalement vicieuse. Ailleurs, elle est pire encore : elle méconnaît toutes les règles de bonne administration, de justice et d’égalité que le législateur de 1850 avait établies et que celui de 1873 avait maintenues. Dans la pensée des hommes éminens auxquels revient l’honneur de cette législation, dans la pensée de M. Jules Simon, dans celle de M. Thiers, dans celle de M. le duc de Broglie, le conseil supérieur de l’instruction publique ne devait pas être un simple conseil de l’état et de l’Université ; il devait être « le conseil de la société, de la grande famille française[3]. » À ce titre, il importait qu’il fut libéralement ouvert aux représentans de toutes les forces sociales : l’administration, le clergé, la magistrature, l’armée. Il y avait d’ailleurs une autre raison de ne le point composer exclusivement de membres du corps enseignant, une raison tirée de ses attributions disciplinaires et contentieuses. « Tant que la liberté d’enseignement n’a pas existé, disait excellemment M. Jules Simon dans son rapport de 1849, tout professeur était justiciable de l’Université. Aujourd’hui il n’en saurait plus être ainsi. S’il est nécessaire de placer auprès du ministre un comité consultatif pour le remplacer dans quelques-unes de ses attributions, on ne saurait, sans violer l’esprit de la constitution, composer ce corps de membres de l’Université. C’est là sans doute une vérité d’évidence et qu’on nous dispensera de démontrer. »

Quelques mois plus tard, dans la discussion de 1850, M. Thiers donnait encore plus de force et de relief à cette idée. Il disait dans la séance du 18 janvier : « Quand vous créez le jury, de quoi le composez-vous ? Vous le composez de la société elle-même… Comment, vous comprenez dans l’enseignement des écoles ecclésiastiques, des écoles privées et laïques, des écoles de diverses méthodes, et vous ne voulez pas que ces écoles aient leur représentant dans le conseil universitaire ! Mais vous voudriez une chose inique, absurde, insoutenable ! » Tels étaient les sentimens maintes fois déclarés des hommes qui préparèrent ou qui firent la loi de 1850 ; et qu’on ne vienne pas dire que ces sentimens étaient ceux d’une époque de réaction cléricale et monarchique. M. Thiers ne faisait pas de réaction cléricale en 1873 ; il faisait tout autre chose, à ce qu’il nous semble. M. Jules Simon n’a jamais passé, lui non plus, pour un ennemi de l’Université. Cependant, quel fut son langage dans la discussion de 1873 ? Que disait-il, non plus comme simple rapporteur d’un projet de loi, mais comme ministre ? Il disait : « Messieurs, le gouvernement est sympathique à l’enseignement libre autant que qui que ce soit dans cette enceinte. Comme vous allez, par une prochaine loi, augmenter le nombre des établissemens libres et créer peut-être, je l’espère, des facultés d’enseignement libre, je crois que, quand ces facultés seront créées et qu’elles existeront, il y aura une raison péremptoire de réclamer l’augmentation du nombre des représentans de l’enseignement libre dans le conseil. » Ainsi le gouvernement de M. Thiers, dans la personne de M. Jules Simon, loin d’être hostile à la représentation des grands intérêts sociaux dans le conseil supérieur, prévoyait déjà le moment où, par suite du développement de l’enseignement libre, il deviendrait nécessaire d’y admettre un plus grand nombre de membres étrangers à l’Université. Il était prêt à donner cette satisfaction à l’opinion libérale ; il en prenait à l’avance l’engagement spontané.

Tout autre est le sentiment du gouvernement actuel ; il ne connaît pas ces vains scrupules. Dans le projet de M. Jules Ferry, le conseil supérieur n’est plus qu’un conseil d’études : le thème grec et le vers latin, voilà tout son royaume. L’éducation morale et religieuse, la direction de l’enseignement public et privé, la discipline et l’esprit de l’enseignement, tous ces grands objets lui sont enlevés ou relégués au second plan. La haute mission qu’il tenait des lois antérieures devient une mission « pédagogique, » et il devient lui-même une assemblée de scholars d’où sont systématiquement exclus tous les élémens « incompétens. » Incompétent le clergé ? Incompétente la magistrature ? Incompétens le conseil d’état et l’Institut ? Incompétens les membres de l’enseignement libre ? Incompétent tout ce qui n’aura pas la marque et l’attache universitaire ? Il y aura jusqu’à six inspecteurs primaires dans ce conseil et il ne comptera pas moins de cinquante membres, tous de la maison[4]. Si Bossuet revenait, il n’en serait pas ! Portalis et d’Aguesseau, pas davantage !

Mais du moins cette assemblée de pédagogues sera-t-elle tenue de se renfermer dans ses attributions spéciales ? Point, et c’est ici qu’éclate vraiment toute la hardiesse de M. le ministre de l’instruction publique. « Le conseil en assemblée générale donne son avis : sur les règlemens relatifs aux examens communs aux élèves des écoles publiques ; sur les règlemens relatifs à la surveillance des écoles libres ; sur les livres qui peuvent être interdits dans les écoles libres comme contraires à la morale, à la constitution et aux lois. Et il statue, en dernier ressort, sur les jugemens rendus par les conseils académiques dans les affaires contentieuses relatives : 1o à l’obtention des grades et aux concours devant les facultés, 2o et 3o à l’interdiction du droit d’enseigner ou de diriger un établissement d’enseignement prononcée contre un membre de l’enseignement public ou libre, 4o à l’exclusion des étudians de toutes les académies. C’est-à-dire qu’il est à la fois juge souverain des méthodes et cour suprême des membres de l’enseignement libre. D’un coup de baguette, voilà nos pédagogues transformés en magistrats, rendant la justice, la rendant sans appel, et, on peut le dire, sans contradiction sérieuse, puisque aux termes de l’article 3 du projet, l’enseignement libre n’est plus représenté que par quatre membres, nommés par le président de la république sur la proposition du ministre. Singulière contradiction, en vérité, que ce « conseil d’études » devenant tout à coup compétent dans des matières contentieuses et conservant dans ses attributions une prérogative dont les anciens conseils de l’instruction publique n’usaient qu’avec le concours des membres de la cour de cassation et du conseil d’état ! Quel que soit le mérite des hommes qui seront appelés à siéger dans le futur conseil, nous doutons qu’ils puissent suffire aux exigences de ce double rôle pédagogique et judiciaire.

L’ancien conseil en tout cas offrait d’autres garanties de bonne justice et d’impartialité. L’enseignement libre y comptait quatre représentans, qui n’étaient pas nommés par le président de la république ; c’était le conseil lui-même qui les élisait. Il trouvait d’ailleurs une absolue sécurité dans la présence des membres de l’épiscopat, ses défenseurs et ses représentans naturels. Dans le projet de M. Jules Ferry, tous ces élémens incompétens étant éliminés, quelle sera la situation de l’enseignement libre ? Celle d’un prévenu qui serait jugé par la partie concurrente. Sans doute cette partie concurrente s’efforcera d’être impartiale ; elle ne voudra pas abuser de sa force. L’Université compte encore, grâce à Dieu, trop d’esprits élevés pour que l’enseignement libre ait à redouter de sa part une malveillance systématique ou des dénis de justice. Mais pourquoi la mettre dans le cas de voir ses arrêts frappés de suspicion légitime ? Pourquoi l’exposer à des défiances et à des récriminations inévitables ? Pourquoi méconnaître ce principe tutélaire de droit que « nul ne peut être juge et partie dans sa propre cause ? » On s’étonne qu’un homme aussi versé dans les questions juridiques que doit l’être M. Ferry n’ait pas vu tout ce qu’il y avait d’énorme à placer ainsi les établissemens privés sous la juridiction souveraine et sans contrôle efficace des fonctionnaires et des membres de l’instruction publique. M. Thiers était meilleur jurisconsulte, lorsqu’il qualifiait d’inique une telle prétention. Il était surtout plus libéral et plus juste, car ce qui fait le plus défaut à ces projets, c’est l’esprit de justice et le sentiment de la vraie liberté ; c’est par là surtout qu’ils manquent et qu’ils ont si vivement froissé l’opinion publique. Le législateur de 1850, ceux de 1873 et de 1875 ont pu se tromper sur quelques points, ils ont pu, nous le montrerons, aller plus loin qu’il ne convenait, faire des concessions inutiles ou dangereuses ; mais du moins, quand ils péchaient, c’était par excès de scrupules ; ils conservaient jusque dans leurs défaillances une largeur de vues qui est leur excuse et qui restera leur honneur. Au contraire, ce qui domine tout le projet ministériel, ce qui en est le fond, c’est une indifférence absolue pour tout ce qui n’est pas l’état. La société, M. Ferry ne la connaît pas ; les forces sociales, il les dédaigne et les exclut ; l’enseignement libre, il lui enlève sa représentation, ses garanties, son ancienne juridiction ; il en fait un suspect, presque un accusé, il lui ôte ses avocats naturels et lui compose un jury où ses adversaires seront dans la proportion de douze contre un. Hors l’état enseignant et l’Université, hors leur domination exclusive et leurs intérêts communs, point de droit particulier, point d’intérêts privés et concurrens, point d’associations, pas de recours possible contre l’arbitraire. La pédagogie régnera désormais sans rivale ; elle régnera et elle gouvernera.

Telle est, dans son audacieuse simplicité, la pensée ministérielle. Très nettement accusée dans l’exposé des motifs, il nous serait facile de la suivre et de la saisir, d’article en article, dans le projet lui-même. Tout d’abord à l’article 1er elle se manifeste sous la forme d’une affirmation catégorique : « Le conseil supérieur se compose de 50 membres appartenant à l’enseignement. » C’est tout le système du législateur de 1850 renversé de fond en comble, c’est la fausse et tyrannique doctrine de l’état enseignant traduite en deux lignes tranchantes et sèches. L’article 3 est plus éloquent encore. Le conseil aura 50 membres : 46 appartenant à l’administration centrale ou relevant du gouvernement à un titre quelconque ; 4 appartenant à l’enseignement libre, mais nommés par le président de la république, sur la proposition du ministre. Sur ces 50 membres, 15, en outre des 4 membres de l’enseignement libre, seront nommés par décret et formeront, avec les 3 directeurs d’enseignement, le vice-recteur de l’académie de Paris et le directeur de l’École normale, la section permanente. Soit en tout 24 membres sur 50 qui tiendront leur pouvoir du gouvernement et non du suffrage de leurs pairs ; 24 membres dont il n’est pas vraisemblable que l’indépendance dégénère jamais en opposition systématique. Chez nos voisins et même chez nous au temps de la monarchie constitutionnelle, quand la chambre haute donnait de l’embarras au cabinet, le cabinet faisait une fournée de pairs, et tout était dit. Dans le système de M. Jules Ferry, la section permanente tiendra lieu de fournée ; seulement, au lieu d’être un accident, on l’élève à la hauteur d’une institution. Un ministre habile aura toujours là de quoi mater son conseil. Il n’y faudra qu’un peu de discernement dans le choix des hommes.

Et cependant M. le ministre de l’instruction publique ne s’est pas encore trouvé suffisamment armé. Débarrassé de l’épiscopat, de la magistrature, du conseil d’état, de l’armée, de la marine, entouré de ses pédagogues, soutenu par ses directeurs et ses inspecteurs généraux, il semblait qu’il pût dans cette situation défier toutes les attaques, attendre l’ennemi. M. Jules Ferry a mieux aimé le prévenir et l’écarter. C’est pourquoi la pauvre faculté de théologie ne sera pas représentée dans le conseil. Toutes les autres facultés y posséderont un siège, elle seule en demeure exclue. Le projet ministériel n’en fait pas même mention, il l’a sans doute considérée comme une quantité négligeable. Cette omission n’a pas en soi-même une grande importance, et nous nous gardons bien de l’exagérer. Le représentant de la faculté de théologie n’eût pas fait grande figure à côté des quatre membres de l’enseignement privé nommés par le ministre, perdu, noyé comme eux dans la foule. Peut-être même l’exclusion complète, systématique de tout élément religieux vaut-elle mieux qu’une représentation insuffisante et disproportionnée de cet élément. Néanmoins ce petit fait est bien significatif, et nous devions le mentionner ; nulle part l’intolérance de la pensée ministérielle ne se trahit plus complètement. Mais ce n’était point assez d’exclure la théologie : destitué de tous « les élémens incompétens » qui faisaient autrefois sa force et son prestige, le conseil d’études eût encore formé une aristocratie puissante par les lumières et l’indépendance qu’elles donnent. Pour le démocratiser, on y fera entrer six proviseurs ou professeurs titulaires de l’enseignement secondaire public, élus au scrutin de liste par leurs collègues de tous les lycées et collèges de France, pourvus du titre d’agrégé ou de docteur, et six membres de l’instruction primaire élus également au scrutin de liste par les inspecteurs primaires, directeurs et maîtres adjoints des écoles normales. Nous ne sommes pas, en principe, hostile à toute représentation de nos deux premiers degrés d’enseignement dans le conseil supérieur. À vrai dire, ils étaient déjà très largement représentés par leurs directeurs respectifs et par les inspecteurs généraux, mais ils ne l’étaient pas directement, et nous comprenons qu’on ait voulu leur donner cette satisfaction. Toutefois fallait-il leur attribuer un pareil nombre de sièges : douze sur cinquante ! Six sièges aux professeurs de l’enseignement secondaire, quand les facultés des sciences, des lettres, de droit, de médecine et l’école supérieure de pharmacie n’en auront que cinq ! Six sièges aux membres de l’enseignement primaire (et, qu’on le remarque bien, cette désignation n’exclut nullement les instituteurs) quand le Collège de France n’en possédera qu’un, quand l’Institut lui-même n’a pas trouvé grâce. En vérité M. le ministre de l’instruction publique n’a pas le sentiment des proportions nécessaires ; on peut aimer les maîtres d’école, mais il y faut un peu de mesure.

Fallait-il aussi étendre à l’enseignement primaire et secondaire le principe électif ? N’est-il pas à craindre que l’esprit de discipline et de subordination hiérarchiques, déjà si affaibli dans l’Université, ne souffre de cette innovation ? Eh quoi ! vous refusez aux membres de l’enseignement libre le droit d’élire eux-mêmes leurs délégués, et vous accordez ce même droit à des gens que vous nommez, que vous révoquez et que vous payez, à des fonctionnaires. Vous permettez qu’ils s’assemblent et choisissent eux-mêmes leurs mandataires, et vous interdisez cette même chose aux chefs d’institutions. Vous l’autorisez là où elle peut avoir des inconvéniens, vous la défendez où elle n’aurait que des avantages. Voilà certes une étrange inconséquence et qui marque bien encore le fond de votre pensée.

Au surplus, ces anomalies n’ont rien qui doive nous étonner : la logique les commandait. Quand on entre dans la voie de l’ostracisme, il y faut aller jusqu’au bout. Une exclusion appelle une autre exclusion, une proscription en provoque une autre. Ainsi l’épuration du conseil supérieur impliquait celle des conseils académiques, et M. le ministre de l’instruction publique a très justement pensé que la réforme des uns devait coïncider avec la réorganisation de l’autre et qu’il était tenu d’appliquer les mêmes principes à toute notre législation. C’est le but du titre II de son projet.

Les anciens conseils académiques étaient composés du recteur président, des inspecteurs de la circonscription, des doyens de facultés et de sept membres choisis tous les trois ans par le ministre de l’instruction publique, savoir : un parmi les archevêques ou évêques de la circonscription ; deux parmi les membres du clergé catholique ou parmi les membres des cultes non catholiques reconnus ; deux dans la magistrature ; deux parmi les fonctionnaires publics ou autres personnes notables de la circonscription (loi du 14 juin 1854). Les conseils de M. Ferry ne seront composés, conformément à la règle générale établie par l’article 1er, que de membres appartenant à l’enseignement public. Plus de clergé catholique ou protestant ; plus de magistrature ; plus de notabilités ; rien que des inspecteurs, des doyens et des professeurs de facultés, des proviseurs ou principaux et des professeurs d’enseignement secondaire. Une seule exception en faveur des conseils généraux et municipaux : dans chaque conseil, il y aura quatre membres choisis par le ministre de l’instruction publique dans les assemblées départementales ou communales du ressort. A part cette dérogation qui constitue une flatterie pleine de délicatesse à l’endroit des puissances du jour, le conseil académique ne comptera, comme l’autre, que des pédagogues. Comme dans l’autre aussi, la représentation de renseignement libre y sera complètement illusoire. On ne l’exclut pas absolument ; il aura deux délégués, nommés, bien entendu, par le ministre, et qui siégeront quelquefois, rarement, dans les affaires contentieuses ou disciplinaires intéressant les membres des établissemens privés. Ils ne seront pas membres comme tous les autres, au même titre, ils seront membres adjoints, intermittens. On les convoquera pour la forme, dans certains cas, lorsqu’il s’agira, par exemple, d’interdire un membre de l’enseignement libre. Une fois la sentence rendue, on les priera de sortir. C’est dans cette situation effacée, presque humiliante, c’est à l’état d’infime minorité que les représentans des établissemens privés auront siège et voix dans les conseils académiques. A Paris, par exemple, le conseil académique ne comptera pas moins de 37 membres se décomposant ainsi : le vice-recteur, 8 inspecteurs de l’académie de Paris, 8 inspecteurs d’académie des départemens du ressort, 8 doyens ou directeurs d’écoles supérieures, 2 proviseurs, 3 professeurs de facultés, 3 professeurs de lycée et 4 conseillers généraux ou municipaux. L’état enseignant, l’Université, la pédagogie, seront donc représentés par 33 membres ; la politique par 4 et l’enseignement libre, dans de certaines questions seulement, par 2. En vérité la proportion est dérisoire, et, si nous ne craignions de nous répéter, nous renouvellerions ici les observations que nous avons déjà présentées à propos du conseil supérieur. Nous insisterions sur la gravité d’une telle violation des plus simples règles de la justice et du droit. Mais il nous faut aller vite et glisser légèrement sur tous ces points, car il nous reste encore une longue tâche à parcourir, et le moment est venu d’aborder le second des projets ministériels.


II

Le projet de loi de M. Jules Ferry « relatif à la liberté de l’enseignement supérieur » appelle tout d’abord une observation de forme. Le titre en est radicalement vicieux : ce n’est pas un projet particulier, spécial à l’enseignement supérieur, puisqu’il vise dans une de ses principales dispositions les trois degrés[5] d’enseignement primaire et secondaire aussi bien que supérieur ; c’est encore moins un projet de liberté, puisqu’en fait, il supprime toute liberté. Le seul titre qui lui conviendrait serait le suivant : projet de loi contre la liberté d’enseignement en général, et contre les congrégations religieuses en particulier. Considérez le contenu de l’exposé des motifs et des dix articles du projet : vous ne lui trouverez pas d’autre étiquette, d’autre définition possible. Une courte analyse suffira, pensons-nous, à le démontrer.

Les deux premiers articles ne sont que la reproduction littérale d’un projet dont l’honorable M. Waddington est l’auteur, et qui, voté par la chambre en juin 1876, fut, on s’en souvient, repoussé par le sénat. Ils restituent à l’état, représenté par les facultés, la collation des grades, et soumettent les élèves des établissemens publics et libres d’enseignement supérieur aux mêmes règles d’études, aux mêmes conditions d’âge, de grade, de travaux pratiques, de stage dans les hôpitaux et les officines, de délais obligatoires entre chaque examen et de droits à percevoir au compte du trésor public. Nous n’avons, hâtons-nous de le dire, aucune objection grave contre ces deux articles. La pensée qui les a inspirés en 1876 a été une pensée de réparation bien plus qu’une pensée de réaction systématique et violente contre l’œuvre du législateur de 1875, et certes, si M. le ministre de l’instruction publique avait borné là ses revendications, il n’eut pour ainsi dire pas rencontré d’adversaires dans les chambres, il n’en eût pas, en tout cas, rencontré dans cette Revue ; il aurait eu pour lui tous les esprits modérés et libéraux, tous les hommes un peu versés dans les questions scolaires.

Les jurys mixtes, tels que l’assemblée nationale les avait institués, ne sont pas, en effet, sérieusement défendables ; ils ne le sont ni en droit, ni en fait. En droit, ils constituent une dérogation à des principes et à des traditions séculaires ; ils mettent l’état en suspicion, ils enlèvent à la puissance publique une de ses prérogatives naturelles, une prérogative qu’aucun gouvernement soucieux de son autorité ne saurait abdiquer. En fait, ils n’ont jamais donné, dans le seul pays qui les ait adoptés avant nous, que de mauvais résultats. Ils ont eu pour conséquence d’abaisser le niveau des examens et par suite celui des études. Les preuves abondent ; elles ont été fournies jadis, dans une importante discussion au sénat impérial, nous les avons présentées ici même[6] il y a quelques années, et la grande commission extra-parlementaire de 1870 présidée par M. Guizot les avait trouvées si topiques qu’elle avait repoussé à une grande majorité le système qui a prévalu depuis. Nous tenons donc les jurys mixtes pour une institution défectueuse et nous estimons que le gouvernement de la république se devait à lui-même et devait surtout aux bonnes études d’en proposer la suppression. Devait-il aller dans cette voie jusqu’à rendre aux seules facultés la collation des grades ? Sur ce point, et sans critiquer le fond même du projet ministériel, nous aurions une réserve à faire. Certes les jurys de facultés sont d’excellens jurys d’examens : au point de vue de la compétence et des lumières, ils offrent à l’état, comme aux familles et aux candidats, toutes les garanties désirables. Composés d’hommes éminens parfois, savans et distingués toujours, on trouverait difficilement leurs pareils, et l’on peut dire à leur honneur que jamais, à aucune époque, aucun parti n’a contesté l’autorité de leurs décisions. Toutefois en se plaçant au point de vue de certaines susceptibilités, peut-être exagérées, mais qui existent, au point de vue des susceptibilités de l’enseignement libre, n’est-on pas conduit à penser que des jurys d’où seraient exclus les professeurs des facultés de l’état aussi bien que ceux des facultés libres offriraient une impartialité plus haute encore ? C’était la conclusion à laquelle était arrivé le ministre qui eut l’honneur de diriger l’instruction publique de 1863 à 1870, et bientôt après la commission extra-parlementaire présidée par M. Guizot. C’est cette même conclusion que l’honorable M. Raoul Duval soutint devant la chambre en 1875 et 1876 et qui ne rencontra alors aucune objection de principe. On se contenta de la repousser et le jury mixte de M. Chesnelong l’emporta sur le jury d’état de M. Raoul Duval. Mais nous ne croyons pas que ni dans cette circonstance ni dans aucune autre on lui ait opposé des argumens bien solides.

Et tout d’abord le jury d’état ne serait pas une innovation, comme on l’a prétendu. Il existe déjà sous une forme ou sous une autre à tous nos degrés d’enseignement, et nous ne sachons pas qu’il ait donné de mauvais résultats. Dans l’instruction primaire, c’est un jury nommé par le conseil départemental qui fait passer les examens du premier et du second degré ; la loi n’a pas voulu que les candidats de l’enseignement libre fussent examinés par des instituteurs communaux. Dans l’enseignement secondaire, le titre d’agrégé, qui est le titre par excellence, est conféré par un jury d’état, d’où sont soigneusement exclus les maîtres de conférences de l’École normale supérieure, qui pourraient être suspects d’involontaire complaisance à l’égard de leurs élèves. De même pour l’agrégation de droit et de médecine. Ces jurys comptent toujours trois magistrats pour l’une et trois membres de l’Académie de médecine pour l’autre. Enfin ne sont-ce pas des jurys d’état qui fonctionnent à l’entrée de la plupart de nos grandes écoles, militaire, polytechnique, de la marine, etc. ? Les examinateurs à l’entrée et souvent même à la sortie de ces grandes écoles ne sont-ils pas choisis en dehors du cadre des professeurs ? Le dualisme qui existe malheureusement ailleurs entre l’enseignement public et l’enseignement privé n’était pas à craindre là. Saint-Cyr et l’École polytechnique n’ont pas d’établissemens concurrens comme nos collèges et nos facultés. Néanmoins l’administration de la guerre a pensé que des commissions composées de membres étrangers pour la plupart à nos écoles présenteraient plus de garanties d’impartialité, et chaque année, depuis bien longtemps, c’est à des commissions de cette sorte qu’elle confie la tâche d’ouvrir ou de fermer la porte de ses établissemens aux jeunes gens qui viennent y frapper. Le système est donc éprouvé ; voilà des années qu’il fonctionne, à la grande satisfaction des familles, et qu’il fonctionne avec succès. Loin d’abaisser le niveau des examens, il l’a maintenu très haut. C’est un fait constant que le recrutement de l’École polytechnique et de Saint-Cyr n’a jamais été d’une meilleure qualité qu’à l’heure actuelle.

Au surplus les chiffres sont là : sur une moyenne de 11 à 1,200 candidats qui se présentent annuellement à Saint-Cyr, il y en a, suivant les besoins du service, de 350 à 400 d’admis, et si le jury n’avait pas à tenir compte de ces besoins, s’il était livré à lui-même, il est notoire qu’il n’en admettrait guère plus de 250 à 300. C’est donc une proportion des deux tiers au moins des candidats que le jury d’état élimine chaque année. Eh bien, veut-on savoir quelle est cette proportion pour le droit, la médecine et la pharmacie ? Voici les chiffres extraits du compte définitif des dépenses de l’exercice 1873 (année normale) :


Examinés Ajournés Admis
Droit 8902 1551 7351
Médecine 6668 932 5736
Pharmacie 2716 357 2359

Pour les sciences et les lettres, la proportion est notablement plus forte, et les jurys sont manifestement plus sévères ; mais est-elle encore suffisante ?


Examinés Ajournés Admis
Sciences 6385 3659 2726
Lettres 10266 5688 4578

Assurément nous ne prétendons pas tirer de ces chiffres des argumens contre les jurys de facultés ; mais enfin, quand on les compare à ceux que donnent les jurys d’état, tels que le jury de Saint-Cyr et les jurys d’agrégation, par exemple, on est bien forcé de reconnaître que l’avantage n’est pas précisément du côté des premiers.

Quant à l’objection tirée de la difficulté de trouver, en dehors des professeurs en exercice de l’état ou de l’enseignement privé, des juges compétens en nombre suffisant, nous pourrions en être touché, s’il s’agissait d’établir des jurys d’état dans toutes les villes où il existe des jurys de facultés. Mais ce n’est pas ainsi que nous comprenons l’institution. Peux ou trois jurys d’état pour chaque ordre d’enseignement suffiraient très bien, à la condition d’être ambulatoires. La commission qui examine les candidats à l’École militaire n’agit pas autrement. Tous les ans, au mois d’août, elle se met en route et revient seulement au commencement d’octobre, après avoir examiné dans un certain nombre de villes désignées d’avance les candidats de province, auxquels on évite ainsi des déplacemens et un séjour onéreux à Paris. Or veut-on savoir de combien de membres se compose cette commission ? De cinq membres, auxquels sont adjoints, pour le classement des copies, un nombre égal de correcteurs. Ces cinq membres suffisent amplement à leur tâche et la recommencent chaque année sans fatigue. Il ne saurait d’ailleurs être question, hâtons-nous de le dire, de substituer dès à présent et par une mesure d’ensemble le jury d’état aux jurys de facultés. Cette solution s’imposera sans doute un jour, car elle est commandée tout à la fois par la justice et par l’intérêt de notre enseignement supérieur, lequel aspire à être déchargé d’une besogne un peu fastidieuse, où il perd, au moins à Paris, le meilleur de son temps. Mais dans l’état actuel des choses, les partisans du jury d’état n’ont pas tant d’ambition. Ils se déclareraient satisfaits, si la loi à intervenir donnait aux élèves des établissemens d’enseignement supérieur libre la faculté de se présenter à leur choix devant un jury d’état, dont la composition serait réglée par le conseil supérieur, ou devant les jurys de facultés actuels. On cherche un terrain de transaction et de rapprochement pour tous les esprits modérés de la chambre et du sénat : le voilà trouvé. Le jury d’état sauvegarderait également les droits de la puissance publique et ceux de la liberté. C’est à ce titre qu’il avait séduit les hommes dont nous invoquions tout à l’heure l’autorité et qu’il rencontrera, nous en avons le ferme espoir, de nombreux défenseurs dans le parlement.

Ainsi, pour nous résumer, sur les deux premiers articles du projet, pas d’objection fondamentale : la nécessité de la restitution de la collation des grades à l’état ne fait pas question pour nous. Seulement auprès des jurys de facultés, dans un intérêt de justice et de bonne administration, pour donner satisfaction aux légitimes susceptibilités de l’enseignement libre et pour soulager en même temps les membres de l’enseignement public, nous souhaiterions qu’on établît des jurys d’état, au lieu et place des jurys mixtes.

Malheureusement le projet de M. Ferry ne se borne pas à cette reprise de possession des droits de l’état, et nous retrouvons dans les autres dispositions qu’il consacre le même esprit d’intolérance, le même mépris de la justice que précédemment. L’article 3, qui n’a l’air de rien, par exemple, a tout simplement pour but de ruiner les établissemens d’enseignement supérieur libre. Aux termes de cet article, les élèves de ces établissemens sont tenus de prendre leurs inscriptions aux dates fixées par le règlement dans les facultés de l’état. Conséquemment, tous les trois mois, l’étudiant en droit de l’école libre d’Angers devra se transporter de sa personne à Poitiers pour se mettre en règle avec la faculté. Là on lui délivrera une inscription gratuite. Mais, ajoute aussitôt le projet, un règlement délibéré en conseil supérieur de l’instruction publique, après avis du ministère des finances, déterminera le tarif des nouveaux examens ; c’est-à-dire, pour qui sait lire entre les lignes, que le gouvernement se réserve d’augmenter les droits d’examens d’une somme équivalente au montant des droits actuels d’inscription. Or comme d’un autre côté le projet enlève aux établissemens la part que la loi de 1875 leur attribuait dans les droits d’examens subis devant les jurys mixtes, il s’ensuit nécessairement, ou que les élèves des établissemens libres auront double droit à payer : droit d’examen devant les facultés de l’état, et droit d’inscription dans leurs propres maisons ; ou que les établissemens libres, déjà privés de leur principale ressource, seront encore obligés, pour garder leurs élèves, de réduire considérablement, sinon de supprimer, leurs droits d’inscription. Dans la première hypothèse, c’est une bien grosse charge imposée aux familles : dans l’autre, on le voit, c’est la ruine.

L’article 4 est manifestement inspiré par une pensée du même genre ; après avoir enlevé leurs revenus aux établissemens libres, on leur prend leur nom. Désormais les écoles fondées ou entretenues par des particuliers ou des associations ne pourront s’intituler universités, ni même facultés. L’exposé des motifs glisse légèrement sur cette partie de la loi : « Nous nous sommes reportés, dit-il, pour la rédaction de l’article 4, à celle de l’article 17 de la loi du 15 mars 1850, en l’appliquant aux écoles d’enseignement supérieur, dont ladite loi ne pouvait faire mention. » Ladite loi ne pouvait en effet mentionner des établissemens qui étaient encore à naître. Mais elle s’était bien gardée de disposer que les établissemens d’enseignement secondaire libre ne pourraient pas prendre le titre de collège ou de lycée. Et vraiment M. le ministre de l’instruction publique n’est pas heureux dans ses citations : quand il ne les altère pas, il en dénature le sens ; quand il ne produit pas des textes erronés, il équivoque et joue sur les mots, ce qui est toujours grave dans un document public.

La rédaction de l’article 5 appelle une observation analogue. Ici la pensée ministérielle devient tout à fait cabalistique : « Les titres ou grades d’agrégé, de docteur, de licencié, de bachelier, etc., ne peuvent être attribués qu’aux personnes qui les ont obtenus après les concours ou examens réglementaires subis devant les facultés de l’état. » M. le ministre de l’instruction publique n’est pourtant pas sans savoir que l’agrégation est un examen qui se passe en général devant des jurys spéciaux : ainsi de l’agrégation des lettres, de grammaire, de philosophie, d’histoire, etc. La phrase n’a donc pas de sens ; pour qu’elle fût intelligible, il faudrait y ajouter ces mots : devant les facultés de l’état, ou devant les commissions d’examen nommées par le ministre. Ce n’est qu’un vice de forme, un lapsus assurément ; mais tous ces lapsus venant s’ajouter les uns aux autres sont du plus fâcheux effet : on n’écrit pas de verve deux exposés de motifs et deux projets de loi comme un compte fantastique, et M. Ferry, qui s’est montré si sévère en d’autres temps pour des improvisations grandioses, aurait bien dû surveiller d’un peu plus près les siennes.

L’article 6 est d’une meilleure rédaction : il est vrai qu’elle est empruntée presque textuellement à la loi de 1875 : « L’ouverture des cours isolés est soumise, sans autre réserve, aux formalités prévues par l’article 3 de la loi du 12 juillet 1875. » C’est-à-dire que les cours libres isolés ne seront plus considérés comme des rentrions publiques. Quiconque voudra faire une leçon sur un sujet quelconque, politique ou non, devra simplement en aviser l’autorité académique dix jours auparavant. La pensée ministérielle est ici d’une clarté parfaite, et l’on devine aisément le but de cet article : ce n’est pas autre chose qu’une prime d’encouragement offerte aux professeurs de politique qui s’agitent dans les bas fonds de toutes nos grandes villes ; c’est la loi sur les réunions publiques éludée. Viennent des jours de trouble, et l’on verra le parti que le radicalisme saura tirer de cette disposition. En tout cas, l’enseignement libre, le vrai, s’entend, ne réclamait nullement des facilités qui ne serviront qu’aux charlatans, en attendant mieux ; il avait la conférence, il savait les cours non isolés, il avait, au besoin, la réunion privée. M. le ministre de l’instruction publique a pensé que le moment était venu d’abolir une législation surannée. En quoi nous le trouvons parfaitement logique et conséquent avec lui-même : ceci devait tuer cela ; fermant d’une main les établissemens congréganistes, il était juste que de l’autre il rouvrît les clubs ; l’article 6 était la préface nécessaire de l’article 7.

L’article 7 est avec l’article 1er toute la loi. Il disposait qu’à l’avenir « nul ne sera plus admis à participer à l’enseignement public où libre, ni à diriger un établissement de quelque ordre que ce soit, s’il appartient à une congrégation religieuse non autorisée. » La commission n’a pas trouvé cette rédaction suffisamment nette, et y a introduit ces mots : à diriger un établissement de quelque ordre que ce soit ou à y donner l’enseignement. C’est-à-dire qu’aucun membre d’une congrégation non autorisée ne pourra plus désormais diriger un établissement quelconque, ni même y être employé comme professeur. L’article 7 s’applique également aux trois degrés d’enseignement primaire, secondaire et supérieur. Il embrasse tout dans sa généralité : jésuites et dominicains, maristes et eudistes, etc. La loi ne distingue pas entre toutes ces congrégations ; elle les place, comme les établissemens insalubres, en dehors du droit commun. La république de 1848 ne les connaissait « ni pour les protéger, ni pour les gêner ; » la république de 1879 ne les connaît que pour les frapper.

Nous avons essayé d’établir dans un précédent article que cette prohibition générale était contraire au droit public, au droit moderne. Nous voudrions démontrer ici par des chiffres et par des argumens empruntés, pour la plupart, aux documens officiels eux-mêmes, quel trouble elle jetterait dans les intérêts matériels et moraux, non-seulement des congrégations, mais encore et surtout d’une très nombreuse classe de citoyens.

Il existe actuellement en France 141 congrégations non autorisées[7], se livrant effectivement à l’enseignement, soit : 125 congrégations de femmes et 16 congrégations d’hommes. Ces congrégations possèdent 641 établissemens, dont le total se décompose ainsi : établissemens de femmes, 560 ; établissemens d’hommes, 81. Le nombre des élèves qui fréquentent ces établissemens est de 61,409 : soit 41,174 filles et 20,235 garçons, sur lesquels on compte environ 9,513 bourses entières ou partielles. Enfin le nombre des professeurs, des surveillans de l’un et l’autre sexe, appartenant à ces diverses congrégations et qui se consacrent à l’enseignement, est de 6,454 : soit 4,898 religieuses et 1,556 religieux.

Voilà donc, si l’article 7 était voté, 141 congrégations, 641 établissemens, 61,409 jeunes filles et jeunes gens, dont 9,513 boursiers, qui seraient atteints. Voilà d’un seul coup 641 établissemens qui vont se trouver expropriés, pour cause d’utilité publique, sans aucune enquête préalable, et sans indemnité, bien entendu. Voilà 67,000 individus, par conséquent 67,000 familles, appartenant pour une bonne part à la bourgeoisie, qui vont être frappées dans leur fortune, opprimées dans leurs croyances, ou tout au moins gênées dans leurs habitudes. Voilà plus de 9,000 enfans, que les congrégations non autorisées élevaient gratuitement, et pour lesquels elles dépensaient chaque année 1,186,076 francs, qui vont être rendus à la misère et au vice. Qui les recueillera ? L’état ? Mais ses établissemens regorgent déjà de boursiers ; la dernière statistique officielle en fait l’aveu, son budget enfle démesurément, d’exercice en exercice ; et c’est à peine s’il a pu donner des pensions aux fils de tous ceux qui ont succombé sur nos champs de bataille dans la dernière guerre.

En vérité la pensée ministérielle est bien dure ici, et le gouvernement aura quelque peine à faire accepter ce nouveau massacre des innocens par tous les cœurs un peu généreux, car enfin, pour justifier une mesure aussi violente, il faudrait au moins l’appuyer de quelques bonnes raisons. Il faudrait invoquer autre chose que les ordonnances de 1828, et les arrêts de 1762. Charles X et Louis XV sont des autorités un peu surannées. A-t-on fait une enquête ? Résulte-t-il de cette enquête que l’enseignement donné par les congrégations non autorisées soit immoral, inconstitutionnel, ou même antinational ? Les inspecteurs généraux ont-ils constaté des faits graves à la charge des établissemens tenus par des congréganistes ? Ces faits ont-ils été consignés dans leurs rapports ?

À vrai dire, sur ce dernier point on peut nous répondre que l’inspection telle que l’ont organisée les lois de 1850 et de 1875 est complètement insuffisante. C’est tout à fait notre avis ; nous tenons que la surveillance de l’état sur les établissemens libres d’enseignement ne comporte aucune restriction, qu’elle devrait être entière, absolue ; mais qui empêche de l’organiser ? qui empêchait M. Jules Ferry de reprendre cette position malencontreusement abandonnée par le législateur de 1850 ? Dans cette question, comme dans celle de la collation des grades, tous les esprits modérés, tous ceux qui ne pensent pas qu’on doive refuser à la république les droits et prérogatives exercés par les régimes antérieurs, en un mot tous les hommes de gouvernement, se seraient joints à lui. Il n’avait qu’à réclamer cette restitution ; on la lui eût certainement accordée. Au lieu de cela, que fait M. le ministre de l’instruction publique ? Il vient, sans enquête préalable et sans autres raisons que des raisons tirées d’un droit aboli, proposer aux chambres une mesure d’exception contre des gens auxquels la loi reconnaît depuis près de trente ans les mêmes droits, en matière d’enseignement, qu’à tous les autres citoyens. À l’abri de cette législation, des établissemens considérables se sont formés, des habitudes et des besoins particuliers se sont développés ; un enseignement d’un caractère spécial est né. Cet enseignement n’est pas plus mauvais qu’un autre, nos concours le prouvent. Il est en tout cas fort goûté d’un grand nombre de familles, puisqu’il a de nombreux élèves. Est-ce un mal, est-ce un bien ? C’est un fait, un fait indiscutable. Est-il bon, est-il mauvais qu’il y ait des établissemens où l’éducation morale et religieuse ait le pas sur l’instruction proprement dite, et des établissemens animés d’un esprit plus laïque, plus scientifique, où la part faite à la religion soit moindre ? Ce dualisme est-il bon ? Nous ne le prétendons pas, nous sommes de ceux qui regrettons notre vieille Université de France, avec sa discipline, ses mœurs et son esprit à la fois laïque et religieux. Nous croyons que cette grande institution a rendu d’éminens services à ce pays, et quand nous comparons les fortes générations qu’elle a formées avec la nôtre, nous ne pouvons nous empêcher de faire un triste retour sur nous-même, et d’évoquer le temps où toute la jeunesse française passait par la même éducation, comme elle passe aujourd’hui par le régiment. Mais que pouvons-nous à ces choses ? Le gouvernement, les chambres, peuvent-ils empêcher que le monopole universitaire ait succombé ? Peuvent-ils empêcher surtout qu’il ait succombé sous la pression de l’opinion publique ? À tort ou à raison, l’Université n’a plus aujourd’hui la confiance d’un grand nombre de familles ; elle a perdu son ancienne clientèle aristocratique et bourgeoise. Faut-il pour la lui rendre rétablir indirectement ce que M. Ledru-Rollin appelait dans sa langue colorée « la conscription de l’enfance, » ce qu’il considérait « comme la plus grande souffrance qu’on pût infliger à un individu ? » Au fond, l’article 7 n’a pas d’autre portée : en apparence, il n’atteint que les congrégations non autorisées ; en fait, comme les congrégations non autorisées sont les seules qui soient florissantes dans l’enseignement secondaire, il supprime toute concurrence, au moins à ce degré d’enseignement. La monarchie légitime en usait plus fièrement avec les jésuites : elle ne fermait pas leurs établissemens, elle les bannissait ; elle ne leur interdisait pas l’enseignement, elle leur interdisait la France ; ce n’est pas dans l’intérêt d’une corporation rivale, c’était dans l’intérêt bien ou mal entendu de la chose publique, dans l’intérêt supérieur de l’état et de la religion qu’elle les frappait. Aujourd’hui qu’invoque-t-on en dehors des pauvres argumens tirés de l’ancien droit public ? Rien, absolument rien. L’exposé des motifs est muet : tournez-le dans tous les sens, prenez-le par tous les bouts, vous n’en ferez pas sortir un grief, un seul, contre les congrégations. Il n’y en a qu’un, mais qu’on n’avoue pas, celui-là : elles ont fait recevoir en 1876 127 élèves à Saint Cyr et 39 à l’École polytechnique. C’est tout leur crime, et l’article 7 n’est pas autre chose que le châtiment de ce crime.

Et croit-on qu’il n’y aura qu’elles de châtiées ? Croit-on qu’elles seront seules à souffrir, elles et les 67,000 familles qui leur confient leurs enfans ? Trouve-t-on que c’est là du sentiment, que les argumens tirés de la liberté de conscience, du droit, de la justice sont sans force et sans valeur ? Eh bien, n’en parlons pas. Considérons l’article 7 au point de vue tout positif et tout matériel des finances publiques. Voyons quelles en seraient les conséquences budgétaires. Ici nous n’emprunterons pas nos chiffres à des statistiques particulières ; nous les demanderons à l’administration elle-même.

À la date du 31 décembre 1876, les établissemens d’enseignement secondaire dirigés par des congrégations non autorisées recevaient 19,960[8] élèves tant internes qu’externes, savoir : les jésuites 9,131, les maristes 4,476, les lazaristes 499, les basiliens, picpuciens, doctrinaires, etc., 5,885. Ces établissemens, est-il besoin d’en faire la remarque, ne recevaient aucune subvention de l’état, ni des départemens, ni des communes. Ils se suffisent à eux-mêmes. Est-ce à dire qu’ils imposent aux familles des sacrifices exagérés ? Non, car d’après la statistique officielle la moyenne des frais supportés par les parens pour chaque élève ressort pour le pensionnat à 543 fr. 76, pour la demi-pension à 342 fr. 20, pour l’externat à 133 francs. En sorte que voilà 19,960 élèves qui ne coûtent absolument rien ni à l’état, ni au département, ni aux communes, et dont l’éducation n’impose, en somme, que des sacrifices très raisonnables aux familles.

Or, si nous mettons en regard de cette situation celle des lycées et collèges, que voyons-nous ? En 1876 la subvention de l’enseignement secondaire public s’est élevée pour l’état à 5,568,355 francs, pour les départemens à 467,073 francs, pour les communes à 4,148,626 francs ; soit 10,179,056 francs. En cette même année 1876, le nombre des élèves était dans les lycées de 40,995 ; dans les collèges de 38,636 ; au total 79,631. Divisons maintenant le chiffre de la subvention par celui des élèves : 10,179,056 par 79,631 ; résultat : 127. C’est donc 127 francs qu’il faut prélever chaque année sur les fonds généraux, départementaux ou communaux par tête d’élève dans nos lycées et collèges. D’un côté néant ; de l’autre 127 francs. Mais, objectera-t-on, si l’éducation publique revient plus cher que l’éducation privée, c’est que la clientèle de nos établissemens publics est insuffisante. Versez dans nos lycées les 20,000 élèves qui reçoivent l’enseignement secondaire dans les maisons congréganistes, et vous verrez aussitôt les recettes augmenter, les frais diminuer. Erreur, illusion ; considérez ces chiffres : En 1865, nous possédions 77 lycées, comptant 32,630 élèves et recevant en moyenne une subvention de 22,331 francs. Nous en avons aujourd’hui 81, qui comptent 40,995 élèves. La moyenne de la subvention a-t-elle diminué ? Bien au contraire, elle a plus que doublé. Elle s’est élevée pour 1876 à 48,320 francs par lycée. Ainsi, non-seulement la réduction qu’on pouvait espérer en raison de l’accroissement des recettes n’a pas été obtenue, mais les charges se sont accrues dans des proportions considérables. Ainsi, loin d’être une source de revenus, la suppression des établissemens appartenant à des congrégations non autorisées constituerait une nouvelle charge pour nos finances. Une augmentation de moins d’un quart dans le nombre des élèves a nécessité un accroissement de plus de moitié dans la moyenne des subventions accordées à nos lycées. Si, par suite du vote de l’article 7, les 20,000 jeunes gens qui fréquentent en ce moment les écoles congréganistes venaient à passer dans nos lycées, il faudrait immédiatement quadrupler la subvention, sans compter les millions qu’on devrait mettre aux bâtimens. Tel serait, au point de vue budgétaire, le résultat le plus clair du vote de l’article 7. Et qu’on remarque bien que notre argumentation porte uniquement sur l’enseignement secondaire. En ce qui concerne l’enseignement primaire, nous ne possédons malheureusement que des données incomplètes. Mais qui ne sait le rôle important que jouent les congrégations non autorisées dans cet ordre d’enseignement ? Qui ne sait avec quelle abnégation les membres de certaines communautés religieuses se vouent aux plus rudes tâches ? Si M. le ministre de l’instruction publique était un peu moins nouveau dans le métier, il saurait qu’où l’on ne trouve pas toujours d’instituteurs et d’institutrices laïques pour aller s’établir à 1,500 mètres au-dessus du niveau de la mer, dans nos départemens alpins et pyrénéens, par exemple, l’administration n’est jamais à court de congréganistes. Ils vont là sous la neige, comme ils allaient du temps du siège ramasser nos blessés sous les balles ; c’est leur fonction de se dévouer.

Dans le seul département de l’Aveyron, — nous empruntons ce chiffre à l’état des congrégations publié par le gouvernement en 1876, — il n’existe pas moins de 25 congrégations de femmes non autorisées, qui comptent 1,142 membres voués à l’enseignement. Comment les remplacera-t-on ? Où trouver le personnel et les millions qu’il faudrait pour séculariser l’enseignement ? La république a déjà plus que doublé le budget de l’instruction publique. Chaque année les dépenses augmentent de ce chef dans des proportions considérables ; chaque année les besoins sont plus nombreux, plus pressans. Le corps enseignant est plus exigeant ; il veut être mieux rétribué. Il ne l’était pas assez jadis, il l’est plus aujourd’hui qu’aucune autre catégorie de fonctionnaires. Un professeur de faculté à Paris a 15,000 francs, plus qu’un général de brigade ; un professeur agrégé de lycée à Paris a 7,500 francs, autant qu’un colonel. Un jeune homme sortant de l’École normale avec le titre d’agrégé peut avoir de 5 à 6,000 francs au bout d’un ou deux ans de stage. Et l’on ne se contente pas d’augmenter les traitemens, on multiplie les places. Tout récemment encore M. le ministre de l’instruction publique a titularisé d’un seul coup 54 employés auxiliaires de son administration. Nous ne critiquons pas ces dépenses, nous les constatons, et, les ayant constatées, nous nous demandons si le moment est bien choisi pour grever le budget d’une charge aussi lourde qu’inutile. En 1793, on a voulu aussi substituer partout l’action de l’état à l’action et à l’initiative privées ; la convention supprima d’un trait de plume universités, collèges et petites écoles ; elle fit table rase de toutes les institutions scolaires de l’ancien régime, et de toutes ces ruines accumulées elle essaya de dégager un système d’éducation nationale. Elle n’aboutit, après beaucoup de tâtonnemens et sauf quelques belles créations, comme le Muséum et l’École polytechnique, qu’à la plus complète impuissance. Prenons garde de tomber dans la même faute. Défions-nous de la dangereuse théorie de l’état enseignant. Restituons à l’état ses droits ; rendons-lui son domaine, tout son domaine, mais laissons en même temps le dévoûment, la charité, la foi, défricher leur champ ; ne nous privons pas de ces précieux auxiliaires. Ce ne serait pas seulement une iniquité, ce serait une ineptie. Quoi ! vous voulez établir l’enseignement obligatoire et vous serez amené par voie de conséquence à le rendre gratuit. Vous allez de ce chef dépenser des sommes énormes : 200 millions au moins, rien qu’en constructions de maisons d’école et d’écoles normales. Une partie de ces dépenses est déjà engagée. Vous voulez fonder d’un seul coup quatre-vingts lycées de filles ! Et c’est le moment que vous choisiriez pour interdire des milliers de volontaires, hommes ou femmes, qui ne vous demandent, pour toute rémunération, que de leur laisser suspendre un christ dans leurs salles d’études. Vraiment ce n’est pas trop cher et vous avez tant à dépenser ailleurs, vous avez déjà tant dépensé qu’il serait prudent de vous arrêter dans une voie qui vous conduira, si vous n’y prenez garde, à la ruine de nos finances.

Ruines publiques et privées, voilà donc, sans compter toutes les considérations d’ordre moral qui ont été épuisées dans les grands débats de 1844, 1850 et 1875, et que nous omettons à dessein, voilà quelles seraient les conséquences de l’article 7. Mais ce n’est pas le seul argument à lui opposer : d’autres raisons, les unes particulières à l’Université, les autres ayant rapport à la politique, à notre état social, aux relations de l’église et de l’état, sont encore plus péremptoires. Quand un gouvernement, quel qu’il soit, grève le trésor et trouble l’ordre établi, la seule excuse qu’il puisse invoquer, c’est la grandeur du résultat qu’il poursuit. Il n’y a que le succès pour excuser l’oppression. Or le résultat que poursuit le gouvernement, quel est-il ? et l’obtiendra-t-il ? Il y a là deux questions bien distinctes et d’une inégale importance : une question purement universitaire et une question de politique générale. Les projets de M. le ministre de l’instruction publique peuvent et doivent être envisagés de ces deux points de vue.

Au point de vue de l’enseignement, de ses besoins, de ses vœux, ils appellent tout d’abord cette critique : c’est qu’aucune urgence, aucune considération tirée de l’état des écoles publiques n’en justifiaient la présentation. Ils n’ont pas même pour eux l’opportunisme ! Nous emprunterons encore ici quelques chiffres à la statistique de l’enseignement secondaire. En 1865, nous possédions 77 lycées et 251 collèges ; en 1876, nous comptions, malgré nos pertes de territoire, 81 lycées et 252 collèges, soit 333 établissemens au lieu de 328. Le nombre de maisons publiques d’enseignement secondaire a donc augmenté dans de notables proportions ; et d’ici à très peu d’années, cette augmentation sera plus sensible encore puisqu’en outre des 81 lycées en exercice, il en existe actuellement 5 en voie de construction. En ce qui concerne le mouvement de la population scolaire, la statistique constate le même accroissement. Au lieu de 66,000 élèves que l’Université recevait en 1865 dans ses collèges et lycées, elle en comptait plus de 79,000 en 1876.

À vrai dire, l’enseignement congréganiste a fait dans le même temps de rapides progrès. Les jésuites notamment ont, en moins de douze ans, presque doublé le nombre de leurs maisons et de leurs élèves. Mais ce phénomène trouve son explication toute naturelle dans la disparition graduelle et continue des établissemens libres laïques. De 1854 à 1876, dans une période de vingt-deux ans, l’enseignement secondaire libre non congréganiste a perdu 331 maisons et 12,000 élèves. Est-il étonnant que les jésuites en aient profité ? Sans doute, il est regrettable que le nombre des pensionnats laïques s’en aille ainsi diminuant de jour en jour ; il y en avait dans le nombre d’excellens dont la prospérité était intimement liée à celle de nos collèges, où beaucoup d’entre eux envoyaient leurs élèves. Mais il y en avait aussi de détestables, qui étaient exploités par de véritables charlatans, où les mœurs, la discipline, l’enseignement, tout était à réformer. Ces établissemens sont tombés. Est-ce un si grand mal ? Les jésuites ont hérité d’une partie de leur clientèle. Franchement les pères de famille n’y ont pas perdu.

Quoi qu’il en soit, la concurrence des établissemens congréganistes n’est pas à beaucoup près aussi menaçante qu’on l’a prétendu. L’Université lutte, et lutte avec succès ; jusqu’à présent elle ne s’est pas laissé distancer ; au contraire, elle n’a jamais eu plus d’établissemens ni d’élèves. Mais, dira-t-on, ces établissemens, ces élèves n’ont plus autant de succès qu’autrefois dans les concours publics. Voyons encore ici les chiffres :

En 1865, sur 133 élèves reçus à l’École polytechnique, 103, c’est-à-dire 77 pour 100, venaient des lycées et collèges, et 12 seulement ou 9 pour 100 des établissemens ecclésiastiques. À Saint-Cyr, la part des lycées et collèges était de 90 sur 260, ou de 36 pour 100, celle des établissemens ecclésiastiques de 76 ou 29 pour 100.

En 1876, les lycées et collèges ont envoyé 215 élèves sur 291 à l’École polytechnique et 207 sur 395 à l’École militaire, soit 79 pour 100 et 52 pour 100. Les maisons religieuses ont fait recevoir à l’une 39 candidats ou 14 pour 100, à l’autre 127 ou 33 pour 100.

Ainsi un progrès de 5 pour 100 pour l’École polytechnique et de 4 pour 100 pour Saint-Cyr, voilà l’immense résultat qu’ont obtenu les maisons religieuses en onze années ! De son côté, l’enseignement public a gagné 2 pour 100 d’admissions à l’École polytechnique et 16 pour 100 à Saint-Cyr. Qui a perdu là encore ? Les pensionnats laïques ; mais il n’y a qu’eux. L’état, lui, a maintenu ses avantages : il est serré de près ; mais il n’est pas jusqu’ici, quoiqu’on l’ait dit, en décadence.

Les projets de M. le ministre de l’instruction publique n’ont donc pas l’excuse de la nécessité, et rien, ni le nombre de ses établissemens, ni leur population, ni la qualité de son enseignement constatée par nos concours, n’autorise à penser que l’Université ne soit plus en mesure de supporter la concurrence. Croit-on d’ailleurs que cette concurrence lui soit inutile ? Pense-t-on que nos professeurs de mathématiques élémentaires et spéciales prendraient tant de peine et de soins de leurs cours s’ils n’avaient pas à redouter les progrès de l’école Sainte-Geneviève ? Ils s’endormaient un peu sous le régime du monopole, on peut bien le dire aujourd’hui ; la loi de 1850 les a réveillés, comme la création de l’École des hautes études en 1869, des universités catholiques en 1876, a réveillé nos facultés. De tout temps, les corporations ont eu besoin d’être stimulées, de tout temps, il a fallu leur faire sentir l’éperon. Au xvie siècle, François Ier crée le Collège de France, en face de la Sorbonne ; au xviie, Louis XIII fonde le Jardin des Plantes à côté de la Faculté de médecine. Sous le régime du monopole universitaire, en vertu des mêmes nécessités, pour répondre aux mêmes besoins, les concours généraux des lycées de Paris sont institués, et, de nos jours, on a cru devoir étendre à toutes nos académies cette institution.

Voilà des preuves, des exemples. Veut-on maintenant qu’à l’appui de ces preuves nous invoquions l’autorité des hommes les plus compétens, les plus illustres même ? M. Saint-Marc Girardin disait en 1837 à la tribune de la chambre des députés : « Je ne crains pas la concurrence pour l’Université ; tout au contraire, je la désire…. il faut de la concurrence, de la rivalité ; sans rivalité, on s’endort. Vienne donc l’esprit de rivalité, nous en avons besoin. » M. Guizot disait pareillement dans la même discussion : « Avant 1789, il y avait en France, messieurs, en fait d’éducation, une grande et active concurrence entre tous les établissemens particuliers, toutes les congrégations, toutes les fondations savantes, littéraires, religieuses qui s’occupaient d’instruction publique. Cette concurrence était très active, très efficace, et c’est à cette concurrence qu’ont été dus en grande partie les bienfaits du système d’éducation de cette époque. »

Cinquante ans plus tôt, Talleyrand exprimait déjà cette même pensée dans son fameux rapport : « Si chacun, disait-il, a le droit de recevoir les bienfaits de l’instruction, chacun a réciproquement le droit de concourir à la répandre. Car c’est du concours et de la rivalité, des efforts individuels que naîtra toujours le plus grand bien… Tout privilège est par sa nature odieux. Un privilège en matière d’instruction serait plus odieux et plus absurde encore. »

Enfin le grand cardinal, Richelieu lui-même, était partisan de la concurrence ; il lui trouvait une vertu particulière, et l’on peut lire dans l’admirable monument de sagesse politique qu’il a laissé, dans son Testament, cette phrase significative : « Il convenait que les universités et les jésuites enseignassent à l’envi, afin que l’émulation aiguisât leur vertu et que les sciences fussent d’autant plus assurées dans l’état que, si les uns venaient à perdre un si sacré dépôt, il se retrouvât chez les autres. » Ainsi, loin d’appeler des mesures de rigueur contre les congrégations enseignantes, le bien de l’Université, son intérêt, commandaient au contraire de les respecter. Si le corps enseignant n’était pas tenu constamment en haleine par une crainte salutaire, il n’y a pas de règlement, pas de surveillance, pas d’inspection qui pourraient obtenir de lui ce que l’émulation lui fait donner aujourd’hui. D’ailleurs croit-on qu’il gagnerait beaucoup en prestige, en dignité, à la proscription de ses adversaires ? Ne voit-on pas que cette proscription achèvera de perdre l’Université dans l’esprit d’un très grand nombre de gens ? On lui reproche déjà d’être beaucoup trop mêlée à nos luttes, d’y intervenir par la direction qu’elle donne à son enseignement de façon à froisser d’intimes susceptibilités. On l’accuse de ne pas faire la part assez large à l’éducation morale de la jeunesse, de ne pas savoir tenir entre les opinions extrêmes un assez juste milieu. Bref, elle a bien des ennemis et des ennemis bien puissans. Que sera-ce le jour où ses adversaires, exaspérés par la persécution, soutenus par l’opinion publique, qui finit toujours par se tourner du côté des opprimés, pourront la dénoncer comme la complice des rigueurs ministérielles ? Que serait-ce surtout le jour où, par un de ces retours de fortune qu’il faut toujours prévoir en ce pays, les proscrits d’aujourd’hui deviendraient les maîtres de demain ?

Ah ! ils sont bien légers et bien imprudens, ils aiment bien peu l’Université, les hommes qui voudraient l’entraîner avec eux dans les aventures et lui faire courir toutes les chances de leur propre fortune politique ! Ils ne savent pas quel abîme de haines et de colères ils vont creuser sous ses pieds, et quelle rude tâche ils préparent à ceux qui auront peut-être dans l’avenir à la défendre contre ses adversaires, comme ils défendent aujourd’hui les congrégations contre un fanatisme intolérant et mesquin. Non, le corps enseignant n’approuve pas cette politique d’oppression ; ce serait lui faire injure que de le penser ; qu’on le consulte, et l’on verra ce qu’il répondra. Qu’on lui demande ce qu’il souhaite, ce qu’il attend, ce qu’il espère ; qu’on lui permette de rédiger ses cahiers, car enfin dans toute cette affaire on n’a pas pris son avis, qu’on le laisse parler, et l’on connaîtra vite qu’il voulait des réformes, mais qu’il ne réclamait pas de proscriptions. La restitution à l’état de la collation des grades, une plus large représentation dans le conseil supérieur, l’inspection des établissemens libres rendue plus sérieuse, enfin et surtout la création d’un conseil spécial, investi d’attributions étendues, chargé des affaires intéressant exclusivement l’enseignement public, voilà ce que l’Université réclamait. Elle voulait des garanties contre les vicissitudes et l’arbitraire ministériels ; elle ne demandait pas de rigueurs contre les jésuites. Elle eût souhaité qu’on lui rendît ses anciennes prérogatives ; elle n’appelait pas de ses vœux l’iniquité qu’on va peut-être commettre. Et certes, si M. le ministre de l’instruction publique la connaissait mieux, s’il était mieux informé de ses besoins, de son esprit, ce n’est pas à la compromettre dans une vaine tentative de réaction qu’il eût donné ses premiers soins, c’est à la mettre en dehors et au-dessus de nos tristes conflits d’opinion qu’il se fût appliqué. Elle n’est déjà que trop, dans la politique, soumise aux influences parlementaires, obligée de subir leurs caprices et leurs évolutions, conduite au jour le jour, gouvernée sans suite et sans méthode par les premiers politiciens venus. C’est ce régime qui l’énerve et qui l’épuise bien plus que la concurrence ; c’est lui l’ennemi, bien plus que « les hommes noirs. » L’Université n’a pas peur des hommes noirs ; ce qu’elle redoute par-dessus tout, M. Jules Simon le disait déjà en 1849 et il n’a pas dû changer d’avis, ce sont les incapables et les brouillons.

Mais laissons l’Université, abordons un côté plus général et plus élevé de la question ; considérons les projets de M. le ministre de l’instruction publique au point de vue des rapports de l’église et de l’état, et demandons-nous quel effet salutaire et bienfaisant nous devons en attendre. Une division de plus dans les familles et dans le pays, un trouble profond dans les intérêts matériels et moraux d’une grande partie de la population, une émotion extraordinaire dans l’église, l’épiscopat tout entier se croisant, la majorité des conseils généraux hostiles, et, comme si ce n’était pas assez de tant de difficultés, le jacobinisme, mis en appétit par la proie qu’on lui a jetée, réclamant la proscription en masse de toutes les congrégations, voilà jusqu’à ce jour le plus clair résultat de la campagne entreprise par M. Jules Ferry. Or, nous le demandons, une telle lutte était-elle nécessaire ? est-elle bonne, et fallait-il élever ce conflit ? Nous vivions, l’état vivait, depuis 1850, dans une tranquillité relative avec l’église ; une ou deux fois, sous le dernier régime, ils s’étaient heurtés, mais sans que le dissentiment prît les proportions d’une rupture. Des deux côtés on s’était fait des concessions pour éviter un choc. Ce choc, le gouvernement de la république vient de le provoquer. C’est bien du courage ou bien de la présomption. C’est surtout une singulière illusion que de compter, pour venir à bout des résistances de l’église, sur je ne sais quelle division qu’on cherche à susciter dans son sein, et nous n’avons pu nous empêcher de trouver singulièrement naïves les avances qu’un des collègues de M. Jules Ferry faisait récemment au bas clergé. Ces avances auraient pu produire de l’effet, il y a quelque cent cinquante ou deux cents ans. Il y avait une église de France alors, une église et une doctrine gallicane ; il y avait des évêques qui s’appelaient Bossuet et un roi qui s’appelait Louis XIV. Où est l’église de France aujourd’hui ? Et qui songe encore à la déclaration de 1682 ? L’église de France est morte et pour croire qu’on la ressuscitera, qu’on réveillera le vieil antagonisme du clergé séculier contre les congrégations, il faut bien peu connaître l’histoire ecclésiastique.

Considérez en effet cette histoire, suivez-en les phases successives à travers les âges, remontez jusqu’au premier anneau de cette chaîne que le concile de 1870 a définitivement rivée dans la main du pape, et vous verrez qu’elle se développe avec toute la régularité d’une déduction logique. Née dans les catacombes, contrainte à s’y cacher pour échapper à la persécution, l’église n’est d’abord qu’une société secrète, et, comme toutes les sociétés secrètes, elle se donne une organisation purement démocratique. Les fidèles nomment leurs pasteurs, diacres, prêtres, évêques et discutent avec eux tous les intérêts de la communauté. Point de représentation particulière, point d’autre gouvernement que celui de tous. C’est au iiie siècle seulement que la nécessité d’établir un lien doctrinal et disciplinaire entre les nombreuses églises éparses dans tout l’empire amène l’usage des conciles provinciaux, et c’est au ive siècle que se réunira le premier concile œcuménique où seront arrêtées la hiérarchie sacerdotale et l’unité de la foi. La constitution de l’église change alors : c’est encore une démocratie, mais une démocratie gouvernée par des évêques tous égaux en droits ; les patriarches d’Alexandrie, d’Antioche et de Jérusalem, l’évêque de Rome lui-même, n’ont qu’une primauté d’honneur sur leurs collègues.

Mais voici venir l’invasion ; la grande unité de l’empire est dissoute ; la société s’émiette et se divise à l’infini. L’autorité prend la forme féodale. L’église se fait alors, elle aussi, féodale ; elle entre dans le système ; elle s’y taille une large et forte place. Ses évêques deviennent de grands seigneurs, à la fois temporels et spirituels, armés du double glaive et formant une puissante oligarchie. C’est le second âge de l’église ; l’âge de fer après l’âge héroïque. L’épiscopat est tout entier dans le siècle, et quel siècle ! il a perdu sa vertu primitive ; le vice et la corruption dont il est entouré l’ont gagné. Alors se lève sur lui, pour le châtier et le courber sous sa loi, le grand pape réformateur du xie siècle. Le premier, Grégoire VII montre Rome à la catholicité comme le symbole et l’instrument nécessaire de son unité : signum salutare. Toutefois ce n’est qu’au xvie siècle, en face de la réforme menaçante, après Luther et Calvin, que l’esprit du fougueux pontife devient celui même de l’église ; c’est alors seulement qu’elle sent la nécessité de se serrer autour de son chef spirituel et de s’organiser pour la lutte : le concile de Trente s’ouvre et les jésuites naissent. Cependant nos rois, arrivés de leur côté, par des causes analogues, à l’absolutisme, s’effraient pour leur autorité des tendances théocratiques de la société de Jésus et des prétentions du saint-siège au gouvernement des églises particulières. Contre ces prétentions, ils font appel au vieil esprit d’indépendance de l’épiscopat français ; ils émancipent l’église de France, comme ils affranchissaient autrefois les communes, et lui donnent une charte que Bossuet rédige. L’ultramontanisme est abattu par la même main qui signera la révocation de l’édit de Nantes, et les libertés gallicanes deviennent un des principes de notre droit public. Acceptée par les parlemens, enseignée par les universités, la déclaration de 1682 est désormais la loi du royaume, et c’est pour avoir méconnu cette loi qu’au siècle suivant les jésuites sont expulsés.

Sur ces entrefaites, la révolution éclate et brise toutes les institutions de l’ancien régime : les parlemens, les universités, les provinces et leurs états particuliers sont supprimés ; aux anciennes autonomies judiciaires, administratives, universitaires, l’assemblée nationale substitue un vaste système de centralisation qui comprend et qui absorbe tout. L’église gallicane ne pouvait échapper à la loi commune ; à son tour elle est brisée, dépouillée, soumise à une constitution civile, en attendant qu’elle soit proscrite et menacée dans son existence même. Cette grande crise ne dure, il est vrai, qu’un petit nombre d’années ; le concordat y met fin au commencement de ce siècle et scelle la réconciliation officielle de l’église et de l’état. Néanmoins, en dépit de ce grand acte de réparation, l’abîme creusé par la révolution entre la société religieuse et la société civile va s’élargissant de jour en jour, et la lutte, un moment interrompue, reprend avec plus de violence que jamais dans les dernières années de la restauration. Alors, menacée dans son patrimoine intellectuel, le seul qui lui reste, l’église se serre de nouveau, comme au xvie siècle, autour de son chef. Contre la libre pensée, cent fois plus redoutable que la réforme, elle appelle à son secours les jésuites et leur forte discipline ; elle en fait ses soldats et bientôt, par une suite nécessaire, ses conducteurs et ses chefs ; elle abdique entre leurs mains, et les dernières résistances de l’esprit gallican viennent se briser au concile du Vatican devant l’ultramontanisme vainqueur. L’église trouve là sa forme suprême, et la proclamation du dogme de l’Infaillibilité donne à cette forme son expression définitive. Telles sont au résumé les grandes évolutions qui ont marqué l’histoire de l’église et qui l’ont conduite, à travers une incroyable succession de grandeurs et d’épreuves, du pur régime démocratique des premiers âges à l’absolutisme pontifical. Poursuivi par le saint-siège, pendant plusieurs siècles, avec une indomptable opiniâtreté, ce dénoûment devait nécessairement s’imposer un jour ou l’autre à la catholicité : menacée par la révolution, il était fatal que l’église serait amenée à sacrifier ses libertés les plus chères aux intérêts de sa défense. C’est pourquoi le gallicanisme est mort et c’est pourquoi les jésuites ont pris sa place. Au xviiie siècle, ils n’étaient que l’expression isolée d’une doctrine antipathique à l’immense majorité du clergé français ; aujourd’hui, depuis le concile du Vatican, ils sont l’expression la plus brillante et la plus achevée d’une doctrine qui est passée à l’état de dogme incommutable, accepté, reconnu par toute la chrétienté. On peut le regretter ; de très grands esprits, au sein même du clergé, avaient rêvé d’autres destinées pour notre vieille église de France ; ils ont essayé de la galvaniser ; ils n’ont pu qu’en mener le deuil et lui faire de pompeuses funérailles.

Or donc, quand le gouvernement de la république frappe les jésuites, il frappe l’église elle-même, et s’il s’était flatté de séparer ce que plusieurs siècles d’efforts et de luttes ont réuni, il a pu voir à l’attitude de l’épiscopat dans quelle erreur il était tombé. Les projets de M. le ministre de l’instruction publique ont été considérés par la catholicité comme une déclaration de guerre, et la bataille s’est immédiatement engagée sur toute la ligne. Depuis le cardinal-archevêque de Paris jusqu’au dernier curé de village, tout le clergé séculier s’est levé pour défendre les congrégations ; il n’y a pas eu dans cette armée si nombreuse une seule défaillance, une seule défection. La constituante avait trouvé des évêques constitutionnels et des prêtres assermentés ; la république de 1848 a pu faire bénir ses arbres de la liberté par un clergé opportuniste ; le gouvernement actuel n’a pas détaché de la ligue qui s’est formée contre lui dès le premier jour une seule voix dissidente. Mais ce qui est plus grave, c’est qu’il aura, c’est qu’il a déjà contre lui dans cette folle entreprise tout le parti libéral, c’est-à-dire tout ce que l’ultramontanisme redoutait le plus au monde : en sorte qu’obligé de se défendre contre l’esprit clérical, il s’est encore mis sur les bras l’esprit laïque dans la très grande majorité de ses représentans, et que pour les combattre l’un et l’autre il ne lui reste plus qu’une ressource, c’est de reprendre la tradition de 1793 et de livrer ce pays à toutes les fureurs jacobines. Telles sont les redoutables éventualités dont nous menace la campagne entreprise par M. Jules Ferry ; c’est dans ces conditions funestes pour l’Université, plus funestes encore pour la république, que va s’engager le premier acte de ce détestable conflit, provoqué de sang-froid, sans aucune nécessité : trop heureux si, dans ce choc, le dernier mot reste aux idées moyennes, à ceux qui ne veulent pas plus d’une France cléricale que d’une France jacobine, et qui estiment que nous avions assez de toutes nos luttes et de toutes nos divisions sans qu’on vînt encore y ajouter une guerre plus que civile, une guerre religieuse.

Albert Duruy.


  1. Voyez la Revue du 15 mai.
  2. Voir l’article 5 du projet de loi relatif à la liberté d’enseignement.
  3. Rapport de M. le duc de Broglie, en 1873.
  4. À l’exception de quatre membres de l’enseignement libre nommés par le président de la république sur la proposition du ministre.
  5. Degrés et non pas ordres, comme le dit incorrectement l’art. 7.
  6. Voir la Revue du 1 er février 1870.
  7. Ces chiffres et les suivans qui ont été communiqués aux chambres sont le résultat d’une enquête faite par un comité qui s’est mis en relation directe avec les supérieurs des congrégations intéressées ; ils portent sur l’année 1879.
  8. Ce chiffre n’est pas complètement exact : en portant à l’actif des maristes 22 établissemens et 5,000 élèves, la statistique officielle a commis une erreur manifeste ; elle a confondu les maristes proprement dits avec les frères de la société de Marie et les petits frères de Marie, qui sont autorisés. Les maristes n’avaient en 1876 que 6 établissemens et 1,500 élèves.