La Liberté de conscience (Cinquième édition 1872)/1.I

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Hachette et Cie (Cinquième éditionp. 1-5).


LA
LIBERTÉ DE CONSCIENCE


PREMIERE PARTIE.

HISTOIRE DE L’INTOLÉRANCE JUSQU’A LA RÉVOLUTION
FRANÇAISE.

CHAPITRE I.

De la nature de l’intolérance et de ses différentes
espèces.


La liberté de conscience est certainement la plus nécessaire de nos libertés ; elle est la condition et la source de toutes les autres. C’est comme créatures pensantes que nous portons la responsabilité de notre avenir ; et quand on étouffe la force de la pensée ou qu’on en contrarie le développement, on nous ôte du même coup le droit et les moyens de disposer de notre volonté.

La question de la liberté de conscience sera donc toujours une question vitale pour toutes les sociétés, et son importance en morale et en politique ne fera que s’accroître avec les progrès de la civilisation. Seulement, comme la liberté religieuse est d’un ordre très-élevé, et n’a pas un rapport direct et facilement saisissable avec les besoins matériels, ce n’est guère que sous le coup d’une provocation directe que la foule arrive à s’émouvoir pour les intérêts de la pensée. Quand les lois sont douces, et les mœurs tournées plutôt à l’indifférence qu’au fanatisme, les défenseurs de cette liberté abstraite, dont on ne sent pas vivement le besoin, et dont on ne voit pas clairement l’absence, s’attirent presque à coup sûr le mauvais renom d’agitateurs.

En réalité, ils sont tout le contraire. J’avoue que les guerres de religion sont devenues impossibles ; mais c’est précisément parce que, depuis la Révolution française, l’oppression absolue des consciences est devenue elle-même impossible. Ce qui manque encore à la liberté manque en même temps à la paix publique. Sous le premier Empire, si quelque chose a failli troubler l’ordre intérieur, c’est le pape à Fontainebleau. Sous la Restauration, ce qui a surtout affaibli le pouvoir, en rendant difficile l’application des doctrines libérales de la Charte, c’est l’influence croissante de la congrégation. Quels que soient les dédains du monde et de la politique, je persiste à croire que la croisade des ultramontains contre l’Université a été un des périls de la royauté de Juillet. Tout récemment, en Belgique, la loi sur la charité a forcé le gouvernement à user des dernières ressources que la Constitution met entre ses mains. Pour longtemps encore, je le crains, toute guerre européenne sera une guerre italienne, et toute guerre italienne sera une guerre religieuse, même à l’insu des parties belligérantes. En un mot, tant que la tolérance ne sera pas le premier dogme de toute religion, la religion divisera les hommes.

Il y a deux sortes d’intolérance : l’intolérance religieuse et l’intolérance civile ; la première, inoffensive pour les incrédules, légitime à l’égard des fidèles, en tout cas, explicable ; la seconde, criminelle, soit qu’elle empêche ou qu’elle punisse la libre expression de la pensée

Qu’est-ce qu’une religion ? C’est une doctrine philosophique fondée non sur la démonstration, mais sur l’autorité.

Il y a d’autres différences entre la religion et la philosophie, mais celle-là est la principale. La philosophie tend à la vérité par l’usage de la raison ; la religion se croit en possession d’une vérité qu’elle a reçue de Dieu, et qu’elle s’efforce d’imposer à la raison elle-même. Le principe de la philosophie est la liberté, le principe de la religion est l’autorité. Il faut que cette autorité soit irréfragable[1], car, si le dogme se discute, il rentre dans le domaine de la philosophie, et dès lors il appartient à la science, et non à la foi.

Cette définition s’applique surtout à la religion catholique. Oserai-je dire que c’est de toutes les religions la plus religieuse, ce qui, pour un libre penseur, n’implique nullement que ce soit la doctrine la plus vraie, ou même la doctrine religieuse la plus voisine de la vérité philosophique. La religion païenne s’appuyait sur l’autorité comme toute religion, mais sur une autorité sans consécration, sans unité, sans règle, sans symbole. Des fictions poétiques, des traditions contradictoires, des prêtres incrédules, ne pouvaient en imposer qu’à l’ignorance la plus grossière. Les diverses églises protestantes, tout en invoquant la tradition et l’autorité de l’Évangile, font une large part à la liberté. On peut même dire qu’aujourd’hui la liberté les envahit, et qu’elles luttent péniblement pour mettre à part, comme dans une arche sainte, quelques dogmes indiscutables. Elles cessent de plus en plus d’être des églises pour devenir des écoles philosophiques. Le catholicisme au contraire a une tradition consacrée par l’histoire, remontant sans interruption à l’origine du monde, renouvelée et sanctionnée par une révélation dont il nomme l’auteur, dont il dit la date précise, et qui se résume dans un symbole clair et unique. Il se fonde donc sur la déclaration même de Dieu, à laquelle il ne peut jamais être permis de rien changer, de rien ajouter. Ainsi sa doctrine, pourvu que son origine soit authentique, est nécessairement vraie et la seule vraie. Nul ne peut être chrétien, s’il n’accepte le dogme révélé dans toute son étendue, et si, en adhérant à la religion chrétienne, il ne renonce à toutes les autres ; et nul ne peut être catholique s’il ne regarde les dogmes promulgués par l’Église universelle comme émanant directement de l’Esprit-Saint. On ne saurait rien concevoir de plus rigoureusement exact que ces conséquences ; et l’on peut en conclure que le principe de la révélation étant donné, l’intolérance religieuse est non-seulement juste, mais nécessaire, et qu’une religion qui ne la professerait pas serait par cela même condamnée.

Il est sans doute inutile d’ajouter que, par l’intolérance religieuse, j’entends seulement l’intolérance qui consiste à ne pas admettre de dogmes nouveaux ni de modifications aux dogmes anciens ; qui s’applique aux seuls fidèles, et n’attente en aucun cas à la liberté des incrédules ; et qui, pour les fidèles mêmes, ne prononce aucune peine temporelle, et se borne pour toute pénalité, quand les voies de la persuasion sont épuisées, à l’excommunication purement spirituelle. L’intolérance religieuse ainsi entendue est la condition indispensable de l’unité et de la stabilité de la foi, et la conséquence naturelle du dogme de la révélation. On ne peut reprocher à une Église de croire à la vérité de ses propres dogmes, et d’exclure les dissidents de son sein. Elle ne fait, en les renvoyant, que constater la situation de leur esprit, car on ne saurait appartenir à une Église dont on rejette les croyances. Si l’État attache à l’excommunication des peines temporelles, ou s’il contraint les incrédules et même les croyants à l’orthodoxie et à la pratique des devoirs religieux, cette intervention de la force dans les affaires de la conscience n’appartient plus à l’intolérance religieuse. C’est un fait nouveau qui se produit : car, dans le premier cas, l’Église fait violence à ma raison en vertu d’une autorité que j’ai librement reconnue, et que je reste libre d’abandonner ; et dans le second cas, l’État fait violence à ma raison et à ma liberté, en vertu d’une croyance que je repousse.

L’intolérance religieuse n’aboutit pas nécessairement à l’intolérance civile. Il est dans la nature humaine de tendre sans cesse à faire partager aux autres ou sa foi ou son scepticisme. Ce besoin qu’on ne peut nier, et qu’il ne faut pas combattre, car il est un des agents les plus énergiques de notre sociabilité, engendre également les persécuteurs et les apôtres. Selon qu’on respecte l’humanité ou qu’on la dédaigne, on s’efforce d’attirer les esprits à soi en les éclairant, ou de les tromper et de les maîtriser. Tel est l’éternel antagonisme de la liberté et de l’oppression, du droit et de la force.



  1. Les cahiers du tiers état de la ville de Paris en 1789, résumant un siècle de discussions, s’exprimaient ainsi au chapitre de la religion, art. 3 : « La religion chrétienne ordonne la tolérance civile ; » ce qui est tout autre chose que la tolérance religieuse. Au reste, on pensait encore à cette date que la tolérance civile pouvait se concilier avec l’existence d’une religion dominante.