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La Liberté de conscience (Cinquième édition 1872)/4.IV

La bibliothèque libre.
Hachette et Cie (Cinquième éditionp. 383-412).

CHAPITRE IV.

Légitimité et nécessité de la liberté de penser.


Il me reste à résumer les leçons de l’histoire, et à conclure. Il ne s’agit pas de faire une démonstration ; la liberté de conscience est au-dessus de la preuve. Elle est le fondement de toutes les autres libertés. Quand on nous conteste un de nos droits, il suffit de montrer qu’on porterait atteinte, en le supprimant, à la liberté de conscience. En effet, nous avons le droit d’agir librement, parce que nous avons d’abord le droit de penser librement. Que ma conscience s’éteigne ou se trouble, que reste-t-il de moi-même ? Si je prétends à être un citoyen, il faut avant tout que je sois une personne.

Mais la liberté de conscience renferme et implique plusieurs libertés nécessaires à son existence et à son exercice. Le droit de penser n’est rien, sans ces autres droits qui le fortifient et le complètent. Pour bien voir comment tous ces droits s’enchaînent et se soutiennent, procédons par ordre : l’histoire nous a fourni tous les éléments de l’analyse. Le premier droit que je réclame, c’est celui de me former librement une croyance sur la nature de Dieu, sur mes devoirs, sur mon avenir ; c’est un droit tout intérieur, qui ne gouverne que les rapports de ma volonté et de ma conscience. C’est, si l’on veut, la liberté de conscience en elle-même ; c’en est le premier acte, l’indispensable fondement. Libre dans le secret de ma pensée, serai-je réduit à un culte muet ? Ne pourrai-je exprimer ce que je pense ? La foi est expansive et veut être manifestée au dehors. Je ne puis lui refuser son expression, sans la violenter, sans offenser Dieu, sans me rendre coupable d’ingratitude. Je ne puis surtout adorer un Dieu qui n’est pas le mien. Ainsi la liberté de croire n’est qu’un leurre sans la liberté de prier. Suffit-il de prier ? Cette expression solitaire de ma foi, de mon amour, de mon espérance, suffit-elle aux besoins de mon cœur et à mes devoirs envers Dieu ? Oui, si l’homme est fait pour être seul ; non, s’il a des frères. Je suis né pour la société ; j’ai des devoirs envers elle comme envers Dieu ; ma croyance me commande également de prier et d’enseigner. Il faut que ma voix puisse se faire entendre, et qu’en marchant vers ma destinée, j’y entraîne avec moi, dans la mesure de mes forces, tous ceux qui voudront me suivre. Croire, prier, enseigner, voilà tout le culte[1]. Mais quoi ? puis-je me croire libre dans ma foi, si l’on me permet de prier, et de prier publiquement, et d’enseigner ma doctrine, à la condition de perdre, en la confessant, mes droits d’homme et de citoyen ? n’y a-t-il d’autres moyens d’entraver le culte et l’apostolat que les bûchers ? suis-je libre à la seule condition de n’être ni tué, ni enfermé ? quand on me fait acheter le droit de prier au prix du sacrifice de tous mes autres droits, suis-je libre encore ? suis-je traité en homme ? Il faut évidemment, pour qu’il n’y ait pas d’attentat, que ma croyance ne me coûte rien ; qu’elle ne m’ôte ni un droit civil, ni un droit politique. Tout cela est compris dans ce mot de liberté de conscience : il enferme tout à la fois le droit de penser, le droit de prier, le droit d’enseigner et le droit d’user de cette triple liberté sans souffrir aucune diminution dans sa dignité d’homme et de citoyen. Voilà les conditions de la liberté, et les degrés de la tyrannie. En Angleterre, le juif est affranchi dans sa croyance, dans son culte, dans ses écrits, dans sa vie civile ; mais tant qu’il ne pouvait entrer au Parlement, sans commettre un parjure, il n’avait pas la liberté de conscience. En Bohême, le juif ne peut entrer à la synagogue sans perdre à la fois tout droit politique et toute indépendance personnelle. En Russie, en Espagne, il ne peut pas même prier ; il ne lui reste que le sanctuaire où la force ne pénètre pas, le sanctuaire impénétrable de la liberté d’un cœur.

Commençons par là et voyons si l’on osera nous poursuivre jusque dans ce dernier asile de la liberté. Je le reconnais : pour moi, homme mûr, homme éclairé, l’indépendance du dedans m’appartient, quelles que soient les violences des ennemis de ma foi. Ils ne peuvent triompher de ma raison, parce que j’ai fortifié mon esprit par la méditation, et ma volonté par l’exercice du devoir. Je puis dire avec les stoïciens : Vous m’arracherez toutes choses, vous ne m’arracherez pas à moi-même. L’ennemi peut me rendre un membre inutile de la société ; il peut faire de moi un paria. Il peut porter la douleur et la désolation dans mon foyer. Il dispose de mon corps. Il dépend de lui de me jeter dans un cachot, de me faire torturer, de me faire assassiner. Mais je le brave au dedans de moi. Pendant qu’il me torture et qu’il me martyrise, moi, je le juge. Il commande à ses bourreaux, et moi à ma douleur. Je garde entière ma foi, parce que je le veux. Je mourrai ; mais je mourrai entier. Voilà l’homme libre.

C’est en pensant à cette inexpugnable vertu de la conscience qu’un des plus illustres adversaires de la raison[2] a pu dire que demander la liberté de penser est aussi absurde que de demander la liberté de la circulation du sang. Mais quoi ? le fanatisme a-t-il toujours des stoïciens à combattre ? Quand il arrive escorté de toutes les séductions et de toutes les menaces, et quand il dresse toutes ses batteries pour triompher de mon cœur, a-t-il le droit de me déclarer invincible et de se railler de mes alarmes, lui qui traite ma raison d’imbécile et qui lui reproche à outrance ses limites ? Il est trop facile, en vérité, de combattre un principe tantôt en le niant, et tantôt en soutenant qu’il n’a pas même besoin d’être défendu. Hélas ! il ne faut pas dire que cette liberté intime et solitaire est par cela même inattaquable, puisqu’elle peut s’abandonner et se trahir. On nuit à ma liberté, quand on me présente sans cesse, d’un côté le désespoir et de l’autre tous les plaisirs. On nuit encore à ma liberté, quand on emploie le mensonge ou le sophisme pour troubler ma raison et pour la tourner contre moi-même. Ôter la parole aux défenseurs d’une doctrine, et la laisser à ses ennemis, n’est-ce pas attenter deux fois à la liberté du dedans ? Que dirons-nous de l’immense troupeau des ignorants et des faibles, proie facile pour quiconque dispose de la force ? Et l’enfance, grand Dieu ! n’appartient-elle pas à ses précepteurs ? N’avons-nous pas vu les prescripteurs de tous les temps et de tous les pays accaparer l’homme à cet âge où il est désarmé, où son jugement est sans force, sa mémoire vide, son imagination vive et crédule ; où il reçoit avec avidité et sans défiance toutes les impressions qu’on lui donne ? Quelle est la ressource de ceux qui veulent abattre la raison, la détrôner, la dépraver ? c’est de s’emparer d’abord de l’imagination et de la volonté ; de créer au dedans des habitudes qui ôtent le temps de penser, ou qui rendent la pensée impuissante par défaut d’exercice, ou qui la chargent de trop de règles et de trop d’entraves et de trop de scrupules pour qu’elle se possède elle-même, et qu’elle saisisse son objet avec clarté et autorité. On peut donc attenter à la liberté du dedans, au moins par ces voies détournées, et ce n’est pas seulement le droit de parler, c’est le droit de penser qui a des ennemis. Eh ! si cela n’était pas, qui donc se donnerait la peine de propager des superstitions ineptes ? Et pourquoi trouverait-on dans certains partis, à toutes les époques, de sourdes haines contre la diffusion des lumières ? Pourquoi tant de presses brisées, tant d’écoles fermées, tant de voix éloquentes condamnées au silence ? À qui la contradiction et la discussion feraient-elles peur, si le fanatisme n’espérait pas trouver dans l’homme même, dans ses passions, dans ses erreurs, dans son ignorance, un ennemi de la liberté de l’homme ?

C’est ici qu’il faut se donner le spectacle des contradictions de nos adversaires. Tantôt ils nous déclarent que nos alarmes sont vaines, parce que la liberté intérieure est invincible ; et tantôt, pour montrer qu’il n’y a pas de liberté ou que la liberté ne vaut rien, ils soutiennent que notre raison est impuissante. Et en effet, si la raison perdait son autorité, je ne donnerais pas un fétu de la liberté de l’homme. La vérité est qu’il ne faut pas s’exagérer la force de la raison au point de croire qu’on ne peut la tromper, car ce serait dire qu’il n’y a ni enfants, ni faibles esprits, ni lâches cœurs, ni souveraines passions, ni volontés chancelantes ; et qu’il ne faut pas non plus s’exagérer la faiblesse de la raison jusqu’à prendre pour un vice de sa nature ce qui n’est qu’un effet de l’ignorance, ou de l’entraînement, ou de l’éducation. Quand même il serait vrai que la raison a besoin d’être éclairée, ce que personne ne nie, et qu’elle a une portée différente selon les âges, l’éducation et la trempe du caractère et de l’esprit, ce qui est évident, qu’en pourrait-on conclure, sinon qu’il faut lui donner les instruments et les directions dont elle a besoin, l’aider à chasser les préjugés qui l’offusquent, à vaincre les passions qui l’étouffent, la rendre enfin maîtresse d’elle-même ? car tout est là, et, dès qu’elle se possède, elle va en droite ligne et par sa propre force vers la vérité. Mais ce n’est pas le compte de nos adversaires de faire ces distinctions équitables, et de constater ainsi la force que la raison a en elle-même, et la faiblesse qui lui vient du mauvais usage de nos autres facultés, et du milieu dans lequel nous vivons. Ils aiment mieux déclamer sur sa force, pour nous endormir sur nos périls, ou sur sa faiblesse, pour nous dégoûter de son exercice. Aussi perfides dans leurs apologies que dans leur scepticisme, ils s’inquiètent peu d’une contradiction pourvu que leur ennemi soit harcelé.

Mais suivons-les dans ce nouveau rôle ; et comme nous avons montré par quelles influences la raison pouvait être détournée de sa voie, montrons aussi qu’elle est puissante et solide par elle-même, et qu’après tout, forte ou faible, elle est le juge en dernier ressort, le juge nécessaire des doctrines mêmes sous le joug desquelles on veut la courber.

À en croire les ennemis de la raison, nous demandons la liberté de penser, et, si nous l’avions, nous la laisserions périr dans nos mains. Nous nous croyons capables de trouver une doctrine, quand nous n’avons tout juste que ce qu’il faut d’intelligence pour comprendre la doctrine que nos maîtres veulent bien nous apprendre.

Nous connaissons de vieille date les arguments qu’on apporte pour soutenir cette étrange thèse de l’imbécillité humaine. C’est par eux que les sophistes de la Grèce ont voulu triompher de la raison et du bon sens de Socrate. Tout cet étalage de scepticisme peut être réduit à un seul mot, que voici : « Puisque l’humanité se trompe souvent, il est juste et raisonnable d’en conclure qu’elle se trompe toujours. — Il y a, contre la vérité, un argument invincible : c’est l’erreur. » Malheureusement pour les sophistes de la Grèce et pour les nôtres, c’est un raisonnement qui ne convaincra jamais personne. Il est naturel de croire ; il est contre nature de douter ; il est ridicule de fonder sur un raisonnement la négation de toute raison. Mais supposons une victoire impossible ; accordons à nos sceptiques et à nos théologiens que la raison humaine est une lumière vacillante et trompeuse : les sceptiques pourront se réjouir des ruines qu’ils auront faites ; c’est leur état de détruire, c’est leur passion, c’est leur but ; mais que deviendront les théologiens ? À peine ont-ils mis la pensée humaine au néant, qu’ils s’adressent à elle pour lui inculquer leurs doctrines. « Voici, disent-ils, nos preuves. Voici ce que nous fournit l’analyse du cœur humain, ce que nous dit la société humaine, ce que nous trouvons dans l’histoire. Voici des axiomes que toute intelligence doit admettre, et la conclusion que nous voulons en tirer. » Eh quoi ! insensés que vous êtes, ressuscite-t-on les morts ? Passerez-vous la moitié de votre vie à détruire une force, et l’autre moitié à l’invoquer ? La raison est-elle capable, oui ou non, de former une opinion juste ? Si oui, laissez-la libre ; si non, abandonnez les hommes à leur instinct comme un troupeau de brutes. Mais vous n’êtes capables ni de croire à la force de l’humanité, ni de vous résigner à son néant !

Quand vous dites que l’intelligence humaine suffit à pourvoir aux besoins inférieurs, mais qu’elle est incapable de philosophie et qu’il lui faut une doctrine toute faite venue de plus haut, ne vous apercevez-vous pas que vous raisonnez dans votre propre hypothèse, et que vos raisonnements ne prouvent rien, à moins qu’on ne soit d’abord de votre avis ? Vous me proposez un maître, mais quel maître ? Comment puis-je le reconnaître ? À quel signe ? Si vous parlez de soumission volontaire et raisonnée, je ne m’en plains pas, je n’ai rien à dire, tout homme est maître de ses convictions. Tant que vous discutez avec moi pour faire de moi un adepte, me soumettant vos motifs, réfutant les miens, faisant appel à ma raison éclairée, vous êtes dans votre droit et vous respectez le mien : ce que vous faites n’est que du prosélytisme. J’honore le prosélytisme, je le respecte, je demande pour moi-même la liberté d’enseigner et de propager mes croyances. Je ne repousse que la force, et par la force j’entends tous les moyens directs ou indirects qui ôtent à l’homme la disposition de lui-même. Je repousse la loi qui m’oblige à cacher ma croyance, à me conformer extérieurement à une croyance qui n’est pas la mienne, ou celle qui, moins violente en apparence, mais plus perfide, remplit mes yeux et mes oreilles de la prédication, de la pratique et des cérémonies d’une autre religion en condamnant la mienne à l’obscurité et au mystère ; ou celle enfin qui, divisant un peuple, distribue aux citoyens ses faveurs ou même la justice, non d’après leurs mérites, mais d’après leur foi, établissant ainsi en eux-mêmes une lutte sacrilège entre leur conscience et leurs intérêts.

Qui osera exercer sur moi de telles violences ? Est-ce un individu ? Mais de quel droit ? Du droit de la vérité qu’il possède ? Sa vérité ! N’est-il pas un homme, un homme comme moi ? Sa raison lui démontre la vérité de ce principe, et la mienne m’en démontre la fausseté. Les vérités mathématiques sont évidentes avec le temps, parce qu’elles sont conçues d’une façon identique par tous les esprits : en est-il de même des vérités religieuses ? Ont-elles tant d’évidence qu’il suffise de les présenter à l’esprit pour qu’il se soumette ? Non, j’en atteste les disputes théologiques qui remplissent l’histoire de toutes les églises ; j’en atteste l’inquisition, j’en atteste votre doctrine elle-même, car l’évidence vous dispenserait de la force. Entre ma raison et la vôtre, pourquoi faut-il que ce soit la mienne qui abdique et la vôtre qui triomphe ? C’est la force seule qui décide : voilà donc le fondement de la vérité l Concluons qu’aucun homme n’est maître de la pensée d’un autre homme. Criminel est celui qui opprime, criminel celui qui se laisse opprimer, et qui de libre et responsable qu’il était, devient par sa faute une créature passive, renonçant ainsi à sa dignité et à sa tâche.

Ce que ne peut contre moi un homme, est-ce la majorité qui le pourra ? Les majorités ne font pas la loi en matière de conscience. N’y a-t-il jamais eu chez aucun peuple un homme qui voyait mieux et plus loin que tout le peuple ? N’y a-t-il pas eu quelque part un cirque croulant sous des milliers de spectateurs féroces, et au milieu de ce cirque, un martyr de la conscience et de la vertu, mourant maudit par les hommes, et ne laissant pas même derrière lui une mémoire ? La majorité n’est ni le droit, ni le signe, ni l’apparence du droit : elle n’est que la force. C’est à la force que vous revenez en invoquant les foules ; comme si la raison souveraine ne nous était pas donnée pour vaincre et utiliser la force ! Quand tout mon peuple se lèverait pour me crier qu’il faut courber le front devant la tyrannie, qu’il faut mentir, et se parjurer et se vendre, que je serai encore un hon citoyen quand j’aurai cessé d’être un honnête homme, est-ce que cette dégradation d’un peuple entier prévaudrait contre ma conscience ?

Les foules rejetées, à qui en appellerez-vous ? à l’État ? Mais qu’est-ce que l’Etat ? Son institution, si elle n’a pas pour fondement la liberté, repose ou sur un dogme ou sur la force. S’il n’est que la force, c’est-à-dire, s’il n’est qu’un contrat social, une coalition des intéressés, qu’apporte-t-il avec lui qui puisse ébranler une conviction ? Cet État athée n’est maître que de mon corps. Si l’État est fondé sur un dogme, comment cette alliance d’une vérité religieuse avec la force civile peut-elle changer quelque chose au caractère de la vérité religieuse ? Quoi ! en est-elle devenue plus vraie parce qu’elle a une armée ? Étrange principe, en vertu duquel la religion russe serait plus vraie que la religion romaine, car le czar a plus de troupes que le pape. Quelle que soit l’origine et la nature de la force, ni individu, ni majorité, ni État ne peut l’employer sans crime à triompher du droit de la raison ; et nul homme ne peut sans crime, ayant été créé raisonnable, s’oublier et se prosterner devant la force. Tant que la vérité religieuse sera discutable,

c’est-à-dire tant qu’elle n’aura pas les caractères de l’évidence, il n’y aura pour elle d’arme légitime que la discussion. Qu’elle respecte avant tout la liberté de conscience, et qu’elle fasse par l’enseignement, si elle lapent, de légitimes conquêtes. La lice est ouverte !

Mais, dit-on, il ne s’agit pas de preuve philosophique, il suffit d’établir l’authenticité d’une révélation, c’est-à-dire de prouver par le témoignage l’existence d’un fait matériel. Je réponds qu’il n’y a de faits évidents que ceux dont on est témoin. Le reste se discute ; et la preuve, c’est qu’il y a des témoignages contradictoires, des révélations contradictoires, et des incrédules de bonne foi qui rejettent toutes les révélations. Comment ne sentez-vous pas que vous confondez l’évidence qui est dans les faits avec la certitude qui n’est qu’en vous-mêmes ? L’histoire aurait dû vous dégoûter de ce sophisme. La chimère de l’unité, que chaque doctrine a poursuivie tour à tour, a coûté assez de sang ; mais enfin aujourd’hui elle est vaincue ; les faits, tous les faits sont contre vous ; les majorités se sont déplacées ; le plus pitoyable des arguments, l’argument du nombre, est devenu ridicule ; il y a désormais droit de bourgeoisie pour toutes les croyances : il faut donc trouver des arguments que vos adversaires puissent admettre, et ne pas les déclarer impuissants par l’unique raison qu’ils ne croient pas ce que vous croyez. Eh ! sans doute, si une fois vous partez de la vérité de la révélation, vous pouvez dire que la raison est inutile, ou n’est utile tout au plus que pour vérifier les témoignages ; et vous pouvez dire que toute spéculation est insensée dès qu’elle s’écarte, ne fût-ce que d’une ligne, de la vérité révélée. Mais dites cela aux théologiens, dites-le aux fidèles ; ne le dites pas aux incrédules. Cherchez-leur des arguments qui puissent les convaincre. Ne supposez pas avec eux ce qui est en question, si vous voulez réellement discuter. Répéter sans cesse un argument qui, par le fait, est un cercle vicieux, c’est moins raisonner qu’invoquer je ne sais quel prétendu droit de se passer de raisonnement.

Est-il possible qu’on vienne contester le droit de penser librement, quand l’acte de penser n’est pas autre chose que l’adhésion spontanée de l’esprit à la réalité d’un fait ou à la vérité d’un principe ? Quand j’ouvre les yeux et que je vous vois, venez donc me dire que mes yeux se trompent ! Quand ma raison déclare qu’à tout effet produit il faut une cause, essayez donc de m’obliger à n’en rien croire ! Introduisez-vous donc entre ma pensée et son objet ! Vous le pouvez, oui, pour me tromper ; jamais pour m’éclairer. Éclairer un homme, ce n’est pas autre chose que de le mettre à même d’user librement de son esprit. C’est faire appel à sa liberté. Lorsque je pense à Dieu, et que je me demande s’il existe, apportez-moi des preuves, développez-les, mettez-les à ma portée, faites qu’elles me deviennent évidentes : vous m’aurez par là conduit à croire, mais vous n’aurez pas violenté mon esprit ; son adhésion sera éclairée ; donc elle sera libre. Au contraire, empêchez-moi de penser, ôtez-moi le temps nécessaire à la réflexion ; ôtez-moi la volonté de réfléchir ; qu’avez-vous fait ? vous avez détruit, autant qu’il était en vous, ma faculté intellectuelle ; vous m’avez violemment détourné de ma nature et de ma destinée ; vous m’avez ôté la libre disposition de ma propre force ; vous avez attenté à mon être !

Proposer une doctrine, la prouver, c’est reconnaître la liberté et la force de la raison ; imposer une doctrine par la violence, par la captation ou par l’abêtissement, c’est dégrader l’homme et désobéir à la volonté de Dieu qui nous a faits intelligents et libres. « La conduite de Dieu qui dispose toutes choses avec douceur est de mettre la religion dans l’esprit par les raisons, et dans le cœur par la grâce. Mais de la vouloir mettre dans l’esprit et dans le cœur par la force et par les menaces, ce n’est pas y mettre la religion, mais la terreur ; terrorem potius quàm religionem[3] ! »

Pour comprendre à quel point est sacré le droit de disposer librement de sa pensée, prenez une vérité qui vous paraisse incontestable, une de ces vérités sur lesquelles on ne conçoit plus de doute, parce qu’après de longues et mûres réflexions on en a pénétré et apprécié toutes les preuves ; que cette vérité ne soit pas une de ces vérités abstraites dont on n’aperçoit pas immédiatement l’usage ; faites, au contraire, que ce soit une croyance sainte à laquelle tous les plus chers intérêts de votre vie soient attachés ; et supposez ensuite qu’un maître, quel qu’il soit, entreprenne de l’arracher de votre esprit. Vous vous récriez, vous dites que je fais des hypothèses impossibles ; qu’on pourra vous forcer au silence et même au parjure, au silence si vous êtes faible, au parjure si vous êtes pervers, mais non à l’erreur, parce qu’il ne dépend ni de vous ni de personne de rompre l’union qui s’est une fois établie entre une vérité et l’esprit qui l’a jugée évidente : mais en cela vous vous trompez. Il y a des forces qui pénètrent jusqu’à l’âme : on peut employer le sophisme, l’intérêt, l’exemple, la routine ; on peut s’attacher à fausser votre jugement et à dépraver votre volonté ; on peut surexciter vos passions. Que direz-vous de l’homme qui entreprendra cela sur vous ? Est-ce là une pensée qu’on puisse soutenir ? Croyez-vous qu’il ne vous ravisse pas à vous-même ? Un assassin ne peut que vous tuer. Celui-ci attente à votre âme immortelle. Ce n’est pas en vain que l’Évangile a dit : « Ne craignez pas ceux qui ne peuvent tuer que le corps[4]. »

Eh bien ! ce que cet homme veut faire sur vous, les ennemis de la liberté de penser veulent le faire sur l’humanité. Mesurez à présent leur attentat !

Ils vous diront : « Quand je serai devenu fort par votre faiblesse, et quand je vous aurai mis au point de croire sans discernement ce que je veux vous faire croire, je vous inculquerai une bonne doctrine et meilleure que tout ce qu’aurait pu trouver par ses propres forces cette raison périlleuse dont je vous aurai débarrassés. » Ainsi ils se consoleront du crime d’avoir dégradé et mutilé la nature humaine, par l’espérance de lui faire ensuite du bien. Qu’ils calment leur conscience par ce sophisme ; mais qu’ils n’espèrent pas nous le faire accepter, à nous qui rejetons leur doctrine, qui possédons notre raison, qui nous sentons obligés par la loi morale à gouverner nous-mêmes et à contrôler toutes nos pensées, et qui pouvons bien trouver étrange que, voulant nous éclairer à ce qu’on prétend, on ait d’abord besoin pour cela de nous rendre aveugles.

Savez-vous ce que c’est que cette liberté du dedans qu’on veut nous ravir ? C’est la matière du droit. Ôtez la liberté intérieure de nos opinions, de nos résolutions ; vous ôtez le droit, vous le supprimez, vous lui enlevez sa raison d’être, vous en détruisez même la pensée. C’est parce que je suis libre d’agir, que je me sens obligé à l’action juste. En même temps que je sens se mouvoir en moi cette force vive qui donne le branle à toutes les forces du monde, qui peut résister à la matière et la dompter, je comprends qu’elle n’est pas livrée au hasard et au caprice, qu’elle a une loi, comme tout ce qui existe, une loi que ma volonté peut enfreindre, mais qu’elle enfreint à son dam, en consentant, par l’usage désordonné de sa force, à une diminution et à une dégradation de mon être. Être libre, sans une loi, c’est être abandonné. La vraie liberté, celle qui fait de l’homme une image de Dieu, c’est la liberté réglée, dominée, sanctifiée, réalisée par la loi morale. Voilà la vraie force, une force employée au bien ; voilà l’action véritable, une action juste. Tout ce que je fais en dehors n’est que fatigue perdue ; le néant l’emporte, et il emporte en même temps comme une partie de moi-même ; au contraire, l’acte vertueux est solide, il subsiste, il est durable ; il entre dans le système général de l’être, il y concourt ; il a sa place dans les desseins de Dieu ; il ne peut plus se perdre, je ne puis plus le perdre. Il me profite encore et me grandit, même quand j’en ai perdu le souvenir. Il en est de même de la pensée et même du sentiment. Rien n’est vivant que ce qui est dans la règle. Qu’est-ce que la pensée vague, sans direction, reflétant comme dans un prisme tous les phénomènes du monde, accueillant la vérité et l’erreur sans discernement, et se laissant couler au hasard, comme une source qui s’épanche ? Cette pensée est un rêve. Il faut que la volonté discipline les idées sous la loi du vrai ; il faut qu’elle les enchaîne dans un ordre juste, qu’elle discerne entre l’idée éphémère et l’idée solide, qu’elle s’attache à ce qui est éternel et rejette ce qui ne vaut rien : c’est à cette condition que l’esprit a conscience et possession de sa force, et qu’au lieu de dépendre de tout ce qui l’entoure, il arrive, en se dominant, à dominer tout le reste. La loi, ou, si l’on veut, le droit, est donc nécessaire à la personne humaine, à la liberté humaine, pour la constituer : et la liberté, à son tour, soit dans l’ordre de la pensée ou dans l’ordre de l’action, ne va pas sans le droit. Le droit et la liberté apparaissent ensemble dans la conscience humaine ; et tant s’en faut qu’on puisse me contester, au dedans de moi, la possession du droit et la possession de la liberté, que, si je ne les retrouvais pas dans ce dernier sanctuaire, il ne me resterait qu’à envier le sort des brutes, et à me plaindre du Dieu qui m’a fait sensible et intelligent.

Concluons que la liberté de conscience prise en elle-même, dans son fond, dans son essence, la liberté de penser, si vous aimez mieux ce nom, est une nécessité de notre condition, un droit inhérent à notre nature humaine ; qu’on ne peut nous l’arracher sans nous ôter tous droits et toute liberté, et même toute idée de droit. C’est une impiété que de nier en principe la liberté de penser, ou de la disputer à l’homme dans la pratique, en employant contre elle la ruse, le mensonge ou la terreur. Eh bien ! l’ennemi me laissera cette liberté qu’il ne peut me ravir sans crime, ce droit qui est le commencement et le fondement du droit. Pensez, spéculez librement ; cherchez la vérité par vos propres lumières ; ou, si vous vous défiez de vous-même, cherchez vos aides où vous voudrez, selon l’inspiration de votre conscience. Faites-vous une doctrine, une religion. Mais qu’elle ne sorte pas de vous-même : au moindre mot, au premier souffle, je fais peser sur vous ma force. Vous avez la liberté de croire ; mais je vous interdis le droit de manifester votre croyance. Vous croyez à l’Évangile, et à la mission divine de l’Église catholique ? Cependant ne faites pas sur votre front le signe de la croix, ne prononcez pas l’oraison dominicale ; car ces manifestations de votre croyance blessent la mienne. Si vous écrivez un livre de prière, je le brûlerai ; si vous élevez une église, je la raserai ; si vous appelez un prêtre, je le tuerai. Vous devez penser comme moi ou feindre de penser comme moi, parce que je suis le roi, ou parce que je suis la force. Voilà un crucifix, marchez dessus ! Voilà une aigle : sacrifiez aux dieux de l’empire ! Ce langage vous fait frémir ; est-ce parce que je parle de mort ? L’odieux de la persécution n’est pas dans le degré, il est dans la persécution elle-même. Je dirai, si on le veut, que le proconsul qui envoyait les chrétiens aux bêtes était plus criminel que le roi qui envoyait les protestants aux galères. Mais, ô mon Dieu, quel est donc ce sacrilège de mettre la volonté, ou les intérêts, ou les passions d’un autre homme, entre toi et ma conscience ? Quand, emporté par le torrent de la vie, par ses malheurs, par ses passions, je prends un moment pour me recueillir, pour rappeler ma destinée immortelle, pour m’élever vers toi, ô consolateur, ô espoir, ô source unique et indéfectible de la résignation et de la force, faut-il que je ne puisse en paix t’adresser ma prière, et que je m’expose en t’adorant à susciter autour de moi la colère et la vengeance ? Non, cette action-ci doit se passer entre moi et le ciel. Homme, retire-toi, et laisse-moi face à face avec mon Créateur ! Après le droit de penser et le droit de prier, il en est un qu’il faut revendiquer encore ; c’est celui d’exposer hautement sa doctrine ; de la prêcher, de la défendre. Il ne faut jamais séparer l’homme de la société ; si nous avons des devoirs envers Dieu et envers nous-mêmes, nous en avons aussi envers nos semblables. La Providence nous a placés dans un système et nous y a donné notre œuvre à remplir ; nous sommes solidaires de tout ce qui existe ; nous sommes frères de tout ce qui respire. Les sectes antiques, dont la morale protégeait même la nature inanimée, obéissaient à un sentiment exagéré, mais touchant et juste : il sera éternellement vrai que l’amour est la première loi du monde. Ouvrez tous les livres de morale humaine ; vous y lirez que les hommes sont frères. Ouvrez l’Évangile : c’est le premier et l’unique précepte. Ouvrez votre cœur : vous y trouverez le dogme béni de la fraternité. Portés par une impulsion secrète à nous sacrifier pour nos frères, obligés par la loi morale à respecter leurs droits, à faciliter leur bonheur, resterons-nous indifférents à leur avenir au delà de cette vie ? Ne songerons-nous pour eux qu’aux intérêts corporels ? Et quand nous nous sentons entourés du monde invisible ; quand nous voyons le monde terrestre s’enfuir, quand les splendeurs de Dieu nous apparaissent, garderons-nous la vérité pour nous seuls, et abandonnerons-nous nos frères à l’erreur ? Non ; la vérité est un dépôt, comme la richesse. Nous n’en sommes, pour ainsi dire, que les trésoriers ; nous ne l’amassons que pour la répandre. Conquérir la vérité, c’est la moitié de l’œuvre ; la partager avec les hommes, c’est la dernière et la plus noble tâche, le devoir le plus pressant, celui qui rattache par les liens les plus forts la vie actuelle à la vie future. Que Dieu nous préserve de faillir à cette tâche, quand même le tyran la rendrait périlleuse. Parlez, si vous pouvez élever la voix. Écrivez, si on ne vous laisse que le livre. Enseignez sur la borne, s’il est possible ; ou, si la vie publique est fermée, enseignez dans votre maison. À défaut de la voix, vous avez l’exemple. Ce n’est pas une vertu, ni un acte d’exception ; c’est le devoir tout simple et tout uni. Soyez dans le monde, à l’égard du ciel, comme un médecin pour les maux du corps. Le médecin se doit à tous ceux qui souffrent, et vous à ceux qui ignorent. Voire Dieu vous demandera compte de votre vie. Ne vous assurez pas sur ces vertus négatives qui consistent uniquement à ne pas faire le mal : autant vaudrait ne pas être né ! Votre loi est de travailler à l’œuvre commune, d’aimer vos frères, de les consoler, de les éclairer, de les arracher au vice et à l’erreur, de les conduire à Dieu : voilà la vie ! voilà l’homme ! Est-ce seulement un devoir ? C’est un besoin. Connaître la vérité et la taire, cela ne se peut. L’âme en est oppressée ; il faut que la vérité éclate, qu’elle illumine le monde. Elle s’achève, pour ainsi dire, par la transmission. Elle reçoit de la communion des hommes une consécration et une grandeur qui la rendent plus vénérable et plus efficace. Tout culte a besoin d’enthousiasme, et l’enthousiasme a besoin de contagion. Les âmes s’allument l’une à l’autre comme des flambeaux. Le maître de la vie mystique a dit : « Quand plusieurs hommes sont réunis en mon nom, je suis au milieu d’eux[5]. » Sainte et profonde pensée, qui fait de l’humanité une famille, et de Dieu un père.

C’est un besoin encore pour l’honneur d’une croyance. Nul ne doit être indifférent aux intérêts de sa foi. C’est le comble de la grandeur humaine que de s’identifier à une noble cause, de vivre pour elle, et d’être prêt à mourir pour elle. Grâce à Dieu, le temps des guerres religieuses est fini ; mais celui des controverses ne finira pas. Qui pourrait consentir à se laisser désarmer dans ce nouveau champ de bataille[6] ? Plus la force qui impose une croyance est immorale, plus l’apostolat qui la prêche est sacré. Apprenons à respecter dans autrui le droit de l’apostolat et à le faire respecter en nous-mêmes. Reculer devant la dispute, c’est méconnaître la liberté et marquer par un signe infaillible qu’on n’a pas la foi. Comme jadis on courait sur les champs de bataille armé de toutes pièces et prêt à mourir pour sa bannière, offrons toujours le combat, soyons prêts à l’accepter ; le combat de la discussion, la noble et pacifique lutte, où chacun aime avec passion son adversaire, et le salut de son adversaire ; où la plus belle conquête est d’entrevoir une vérité nouvelle, et de porter plus loin dans les foules une vérité déjà connue. grandeur de la philosophie, dont le nom signifie à la fois la lumière et la paix !

Et qui donc m’empêcherait de propager ma croyance ? Quel droit élèverait-on contre ce droit ? Quelle est la doctrine qui préférerait la force à la discussion ? qui emploierait contre ses adversaires le bâillon, le sabre et le bûcher ? qui les calomnierait, ne pouvant les réfuter ? qui briserait leurs bouches avec des bâtons, de peur d’entendre la vérité en sortir ?

Quoi ! un homme consacrera sa vie à la recherche de la vérité ; il sacrifiera tout, le plaisir, le bien-être, la renommée, à cette noble passion de la science ; et quand enfin, à force de peines, après toute une vie, il apercevra, en frémissant de joie, ce soleil qui se lève, si, dans son enthousiasme, dans sa générosité, il se jette au milieu de ses frères et s’écrie : « Le voilà ! Je l’ai trouvé I voilà le secret de l’avenir ! » on tournera contre ce savant, contre cet apôtre, contre ce bienfaiteur, les forces sociales ! Au lieu de le bénir, s’il dit vrai, de le réfuter, et ensuite de le consoler, s’il se trompe, on provoquera sa ruine et son déshonneur ! on l’appellera un impie ! ou regrettera les bûchers de l’inquisition qui en auraient fait justice plus vite ; et à défaut des bûchers et des cachots, on le tuera par la calomnie ?

Non, voilà encore un droit qu’on ne peut nous ôter, qui fait partie de la liberté de conscience, partie de la liberté, partie de nous-mêmes. Le feu, qui autrefois brûlait les livres, est éteint pour jamais. Il faut écrire, il faut parler, il faut élever des tribunes, il faut user de la liberté. Ne craignez rien pour les saines doctrines, dès qu’elles peuvent lutter à ciel ouvert ! Voilà le signe de la vérité, de demander la grande lutte, la publicité, le forum ! La civilisation est pour nous ; c’est notre auxiliaire, notre instrument. Nous vaincrons par elle ! Hoc signo vinces ! Le droit de penser, le droit de prier, le droit d’enseigner, constituent toute la liberté de conscience. Si j’y ajoute encore le droit de jouir, malgré sa croyance, de tous les droits de l’homme et du citoyen, je ne le fais pas sans rougir pour mon siècle ; mais vous savez si j’y suis contraint. Vous savez si, à l’heure présente, en dépit de tant de progrès et de tant de promesses, il est des peuples chez qui une croyance honnête d’ailleurs, sincère, et respectueuse pour les lois du pays, constitue une incapacité légale. En vérité, on a peine à le comprendre il faut faire un effort pour se plier à cette pensée. D’où viennent à un citoyen ses droits civiques ? Est-ce un don gratuit que lui fait la constitution de son pays ? Ne tire-t-il pas son droit de son origine même, comme tous les enfants d’une même terre ? Ne l’apporte-t-il pas en naissant ? Par quelle justice divine ou humaine son peuple se tournerait-il contre lui pour lui refuser ses droits à la patrie commune, à l’égalité, à la liberté ? Quoi ! il faut des tribunaux, des jurys, des lois précises, un crime avéré pour mettre un méchant hors de la communauté ; et cet homme pieux sera chassé parce que sur un point de métaphysique, ou peut-être sur un point de discipline, il pense autrement que la majorité ? S’agit-il donc de compter les voix ? Est-ce ainsi que la vérité s’établit ? Mais la vérité, grand Dieu ! quand elle serait avec vous, vous donnerait-elle le monopole de la patrie, le monopole du droit ? Est-ce que l’erreur est un crime ? Est-ce qu’un homme religieux peut soutenir la pensée que Dieu autorise ces exclusions, ces anathèmes politiques ? Quelle contradiction, de voir une croyance s’établir ici en dominatrice, et proscrire toutes les autres, proscrite elle-même au delà de la frontière, par une autre majorité ! Force, que me veux-tu ? Terreur, que me veux-tu ? Dans le monde de la pensée, il n’y a d’autre force que la persuasion, il n’y a d’autre arme que le raisonnement, il n’y a d’autre droit que le Droit, commun à tous et supérieur à tous. Ah ! nous sommes plein » d’indignation, quand on nous parle de la plaie de l’esclavage qui, chassé de l’Union, déshonore encore quelques recoins de plus en plus reculés de l’Amérique ! Grâce à Dieu, ce fléau a depuis longtemps disparu du milieu de nous ; mais ne nous vantons pas de pratiquer et d’entendre la justice tant qu’il y aura des races proscrites, tant que nous ne connaîtrons ni l’égalité du foyer domestique, ni l’égalité du forum ! Puisque nous parlons d’égalité et de liberté, sachons au moins émanciper les consciences ! Ne nous reposons pas quand l’intolérance est au milieu de nous, ou quand elle s’agite sur nos frontières ! Le dix-huitième siècle a proclamé la tolérance universelle ; que la gloire du dix-neuvième soit de l’avoir pratiquée, de l’avoir mise dans les lois et dans les mœurs de tous les peuples ! Et si je voulais, après avoir constaté le droit absolu de la liberté de conscience, descendre à des considérations d’un autre ordre : quelle sécurité, dirais-je, peut-on trouver dans l’exercice de l’intolérance ? On est sûr de sa foi, je le veux ; mais est-on sûr, au même titre, de l’interprétation qu’on lui donne ? Le symbole le plus immuable a-t-il traversé les siècles sans subir de transformations ? Les théologiens les plus profonds sont-ils toujours d’accord entre eux ? Ne peut-il pas arriver qu’une autorité proscrive aujourd’hui la doctrine qu’elle imposera demain ? Je pourrais citer des exemples terribles ; je me borne à celui-ci, qui est illustre. Vous connaissez la condamnation de Galilée. Vous savez qu’on l’a tenu en prison six mois, qu’on l’a fait comparaître en criminel devant la chambre ecclésiastique, et qu’enfin, après une longue procédure, on l’a condamné à faire amende honorable, un cierge à la main, pour avoir découvert le mouvement de la terre. Cependant quel est aujourd’hui le théologien, quel est l’inquisiteur qui regarde la terre comme immobile au centre du monde ? Et quel est l’ennemi de la religion qui fasse du mouvement de la terre un argument contre l’authenticité de la Bible ? Voilà donc un jugement deux fois regrettable, puisqu’il était inutile et puisqu’il reposait sur une erreur grossière. Demandez-vous s’il ne doit pas servir de leçon à la postérité ; et, quand vous êtes tentés d’appeler la force au secours de votre opinion, prenez garde de ressembler aux juges de Galilée, qui ont condamné la science dans sa personne et laissé un monument éternel de leur ignorance. Cependant l’intolérance est si sûre d’elle-même qu’elle ne se renferme pas dans les choses de la foi, et qu’à chaque instant elle empiète sur le domaine des sciences et des lettres. Nous venons de la voir dans le procès de Galilée, luttant contre l’astronomie ; plus tard, elle a combattu de toutes ses forces la découverte de la circulation du sang. Il y a bien peu de découvertes utiles à l’humanité contre lesquelles elle n’ait dressé des obstacles ; elle semble dire à la pensée humaine ; « Arrête-toi, » et à la société : « Reste immobile ou remonte vers la nuit des temps. » Mais c’est pour cela qu’elle sera vaincue. Dieu ne nous a pas créés pour le repos, mais pour l’agitation féconde. Il ne nous a pas donné nos facultés pour que nous les rendions inutiles. Il ne fait pas luire à notre esprit le divin flambeau de l’idéal pour que nous jetions notre force au néant. Il nous mène à travers les siècles dans la voie du progrès ; et l’humanité, sous sa conduite, marche, marche sans cesse, domptant la matière, utilisant les forces brutes, remplaçant la guerre par la paix, l’ignorance par la lumière, adoucissant les mœurs, perfectionnant les arts, ouvrant à l’industrie des perspectives nouvelles, et construisant peu à peii, sur les ruines des systèmes, l’édifice de la sereine et immortelle sagesse.

Edita doctrinâ sapientum templa serena[7].

Ce n’est pas nous, libres penseurs, qui séparons ainsi les deux causes, qui mettons d’un côté la civilisation, les lettres, la liberté, le progrès, la vie ; de l’autre, le mépris des arts, les lettres avilies, les sciences proscrites, les découvertes de l’industrie dédaignées ou entravées, les écoles fermées, tout un amas de superstitions imbéciles pieusement recueillies et enseignées aux peuples qu’elles abusent, la liberté de la presse maudite, les principes les plus chers de nos constitutions modernes chaque jour battus en brèche, la philosophie non pas réfutée, mais condamnée, la doctrine du progrès reléguée parmi les chimères, l’inquisition regrettée, la Saint-Barthélemy justifiée, le pouvoir absolu préconisé, la révolution calomniée dans ce qu’elle a de plus grand, de plus sage et de plus durable. Nos adversaires se chargent eux-mêmes d’étaler ce triste cortège de leur doctrine. Sachons-leur gré de marcher désormais le front découvert, et de ne dissimuler ni leurs rancunes ni leurs visées[8].

Il me semble qu’on pourrait séparer les ennemis de la liberté de penser en deux classes bien distinctes. Les uns sont des fanatiques, qui veulent nous rendre heureux malgré nous, nous sauver, nous sanctifier malgré nous ; et les autres, des politiques, qui ne voient de salut pour l’État que dans l’unité. Ils se trompent les uns et les autres, puisqu’ils blessent la justice ; mais au malheur d’être injustes, ils joignent celui de ne pas réussir. Les premiers croient augmenter leur troupeau, parce qu’ils y introduisent des hypocrites ; les seconds, en aspirant à la paix, ne font que semer des tempêtes.

Qu’ils interrogent l’histoire. Est-ce que cette unité qu’ils poursuivent a jamais existé ? C’était, au moyen âge, la théorie dominante ; et le moyen âge est le temps des guerres religieuses. Louis XIV aussi voulut imposer sa religion à son peuple : il en coûta des flots de sang. La France fut dévastée, l’hérésie ne fut pas vaincue. En Espagne, il est vrai, le catholicisme règne seul : à quel prix, grand Dieu ! mais si, à force de supplices, on parvint à y comprimer la pensée, le nombre des victimes nous apprend ce qu’il en coûte au pouvoir civil pour entrer en lutte avec les consciences. Quel est l’homme de sang-froid qui ne reconnaît en lisant l’histoire que la guerre ne s’est jamais allumée entre religions libres, mais toujours entre une religion dominante et une religion opprimée ? Si l’histoire ne parle pas assez haut, interrogeons la nature humaine. La philosophie, qui enfante les hérésies, n’est pas un accident. Elle répond à un besoin impérieux et éternel de notre nature. On a beau vouloir nous garrotter. Cet esprit enchaîné à un symbole, à des observances, se réveille un jour, et par une loi fatale, se porte d’un bond aux extrêmes. Pendant des siècles, tous les grands agitateurs sont sortis des cloîtres. L’hérésie, la nouveauté, si vous voulez, car c’est tout un, germait dans leur esprit pendant qu’ils chantaient machinalement des psaumes, ou qu’ils officiaient avec ce cérémonial inflexible qui dicte toutes les paroles, et règle jusqu’au moindre geste. Qui nous dira les angoisses d’un Abélard, d’un Wiclef, d’un Jean Huss, lorsqu’ils se séparaient tout frémissants de l’unité de l’Église, chassés hors de son sein par l’indomptable essor de leur pensée ? Luther alla jusqu’à envier le repos des morts : beati quia quiescunt ! Pour eux, les hérésiarques et les apôtres, ils ont échappé au cloître, à l’unité, à l’Église ; ils ont obéi au démon intérieur ; le feu qui les consumait s’est répandu sur le monde et l’a rempli d’embrasements. Mais que de martyrs obscurs, étouffés dans l’in pace ! Que d’âmes épuisées dans une lutte secrète ! Que d’hommes de génie qui n’ont pu vivre qu’en parvenant à s’abêtir ! Ceux qui rêvent de décréter l’unité par une loi, n’ont qu’à décréter aussi l’identité des intelligences.

Ce serait une réfutation écrasante de ces rêves, qu’une liste complète des hérésies, si aucun homme était capable de la faire. Impuissants pour empêcher les hérésies de naître, voulez-vous les rendre inoffensives ? Laissez-les libres. Il est consolant de penser que c’est plutôt la politique que la religion, qui a rendu la religion intolérante. La chimère du pouvoir absolu avait besoin pour s’étayer de la chimère de l’infaillibilité. Je le dis à l’honneur de l’Église et pour la défense de l’Église : quand elle se fit oppressive, quand elle invoqua le bras séculier contre la liberté de conscience, elle fut infidèle à son caractère et à sa mission. Elle servit les passions des hommes et cessa d’obéir à l’inspiration divine. À ce moment-là, elle oublia l’Évangile. Le jour où l’inquisition fut fondée, il fut vrai de dire que l’Évangile était trahi.

Non, ce n’est pas le christianisme qui a fondé l’inquisition et fait la Saint-Barthélemy. Ceux qui viennent nous dire aujourd’hui que l’inquisition était nécessaire et que la Saint-Barthélemy était juste, calomnient le christianisme. S’ils avaient raison, les ennemis de la foi n’auraient besoin pour l’écraser que de l’histoire. Ces horreurs que vous mettez à la charge de la foi chrétienne ont été enfantées par l’intolérance et le fanatisme. Qui êtes-vous donc ? et comment parlez-vous de paix, de concorde et d’amour, si vous revendiquez tout un passé de bourreaux ? Que les intolérants ne se vantent pas de représenter le christianisme. Trop d’évêques, trop de pasteurs protestent contre eux. Chaque fois qu’ils élèvent la voix pour annoncer une prétention nouvelle, on entend à côté d’eux de sages paroles qui les rappellent à la modération, à la charité, à l’Évangile. Nous pourrions les combattre avec les seules exhortations des évêques, tant il est vrai qu’au lieu de servir la foi, ils ne font que la méconnaître, et la rendre aux yeux des esprits inattentifs responsable de leurs fureurs. J’ai beau ouvrir l’Évangile, je n’y trouve nulle part l’esprit de domination et d’intolérance ; j’y trouve, à chaque page, la charité. Écoutez ces paroles de résignation et de douceur : « Jésus appela les douze apôtres et leur dit : « Si quelqu’un veut être le premier, il sera le dernier de tous et le serviteur de tous[9]… Car le Fils de l’homme lui-même n’est pas venu pour être servi, mais pour servir et donner sa vie pour la rédemption de plusieurs[10]. » Puis il prit un petit enfant qu’il mit au milieu d’eux, et leur dit : « Quiconque reçoit en mon nom un petit enfant comme celui-ci, me reçoit[11]… Laissez venir à moi les petits enfants, car le royaume de Dieu est pour ceux qui leur ressemblent[12]. » Jésus meurt sur la croix en pardonnant à ceux qui le tuent. « Lorsqu’ils furent arrivés au lieu appelé Calvaire, ils y crucifièrent Jésus et ces deux voleurs, l’un à droite et l’autre à gauche. Et Jésus disait : « Mon père, paroi donnez-leur, car ils ne savent pas ce qu’ils font[13]. » Laissez-moi, moi philosophe, moi libre penseur, prolonger cette lecture. Nous n’avons pas à rougir de ces maximes de l’Évangile, car nous n’avons jamais provoqué de vengeances ; nous n’avons pas fait appel aux puissances contre ceux qui ne partageaient pas nos doctrines ; nous n’avons pas ravivé les querelles religieuses et tenté de troubler la paix des consciences.

Voici en deux mots toute la morale de l’Évangile : « Faites à autrui ce que vous voudriez qui vous fût fait à vous-mêmes. Si vous n’aimez que ceux qui vous aiment, quel gré vous en saura-t-on, puisque les gens de mauvaise vie aiment ceux qui les aiment ? Et si vous faites du bien à ceux qui vous en font, quel gré vous en saura-t-on, puisque les gens de mauvaise vie font la même chose ?… C’est pourquoi, aimez vos ennemis, faites du bien à tous et prêtez sans en rien espérer, et alors votre récompense sera très-grande, et vous serez les enfants du Très-Haut, parce qu’il est bon aux ingrats et même aux méchants. Soyez donc pleins de miséricorde comme votre Père est plein de miséricorde. Ne jugez point et vous ne serez point jugés[14]. »

Écoutez encore les mêmes doctrines : « Vous aimerez le Seigneur votre Dieu de tout votre cœur, de toute votre âme, et de tout votre esprit. C’est là le plus grand et le premier commandement. Et voici le second, qui est semblable à celui-là : Vous aimerez votre prochain comme vous-même. Toute la loi et les prophètes sont renfermés dans ces deux commandements[15]. »

Et encore : « Mes petits enfants, je n’ai plus que peu de temps à rester près de vous… Je vous fais un commandement nouveau, qui est que vous vous aimiez les uns les autres comme je vous ai aimés[16]. »

Il me semble en vérité qu’il faut fermer les yeux à la lumière pour voir autre chose dans l’Évangile qu’une constante prédication de la charité ; et qu’il faut aimer la contradiction, pour faire tous les jours appela la haine et à la violence, quand on regarde l’Évangile comme la parole même de Dieu, et quand on fait profession d’en pratiquer les maximes.

Lisons encore le chapitre même où Jésus-Christ établit son Église, et voyons s’il y autorise l’emploi de la force. Voici ses paroles, que l’on cite tous les jours, et dont il faudrait pourtant savoir se pénétrer puisqu’on les a sans cesse à la bouche : « Allez, je vous envoie comme des agneaux au milieu des loups. En quelque maison que vous entriez, dites d’abord : « Que la paix soit dans cette maison[17]. »

Et ailleurs : « Simon, fils de Jean (c’est saint Pierre), m’aimez-vous plus que ne font ceux-ci ? » Il lui répondit : « Oui, Seigneur ; vous savez que je vous aime. » Jésus lui dit : « Paissez mes agneaux. »

« Il lui demanda de nouveau : « Simon, fils de Jean, m’aimez-vous ? » Pierre lui répondit : « Oui, Seigneur ; vous savez que je vous aime. » Jésus lui dit : « Paissez mes agneaux. »

« Il lui demanda pour la troisième fois : « Simon, fils de Jean, m’aimez-vous ? » Pierre fut touché de ce qu’il lui demandait pour la troisième fois : « M’aimez-vous ? » et lui dit : « Seigneur, vous savez toutes choses ; vous connaissez que je vous aime. » Jésus lui dit ; « Paissez mes brebis[18]. »

C’est bien la même doctrine que saint Paul répète dans son Épître aux Romains : « Bénissez ceux qui vous persécutent… Ne rendez à personne le mal pour le mal. Ayez soin de faire le bien, non-seulement devant Dieu, mais devant tous les hommes… Ne vous vengez point vous-mêmes, mes chers frères, mais retenez votre colère, car il est écrit : « C’est à moi que la vengeance est réservée, et c’est moi qui la ferai, dit le Seigneur[19]. »

Si je continuais ainsi à chercher toutes les paroles d’amour, je ne finirais pas, et je vous lirais tout l’Évangile. Je voudrais aller le lire dans les lieux où s’assemblent les docteurs de l’intolérance. Ah ! leur dirais-je, voilà le livre que vous aviez dans les mains, voilà la doctrine que vous pouviez nous prêcher, à nous, mondains, à nous, incrédules ; voilà la force que vous aviez pour conquérir les âmes ; et au lieu de cette douceur et de cette bénédiction, au lieu de cette voix venue du cœur et qui eût entraîné tous les cœurs, vous allez relever dans la fange le drapeau de l’inquisition et des guerres civiles ? Vous ne faites entendre que des paroles de haine, des malédictions, des menaces ? Quand vous avez dans la main l’Évangile, vous faites appel à la force ?

Maintenant, je résume en très-peu de mots toute la carrière que nous avons parcourue dans les pages qui précèdent. Il y a deux mille ans, rien n’était vivant dans le monde, la Grèce périssait sous les atteintes de Rome ; Rome, maîtresse du monde, s’humiliait et s’abaissait sous un empereur. Les lois perdaient leurs forces ; les mœurs, leur sainteté ; la philosophie dégénérait en luttes frivoles ; la religion païenne faisait pitié même à ses prêtres : le christianisme apporta dans cette société épuisée son symbole profond et simple, sa morale austère, et le dogme de la fraternité universelle. Tous les opprimés coururent à la religion qui les relevait et les sauvait. On embrassa ses mâles préceptes comme un refuge contre la dissolution et le dégoût qui avait envahi toutes les âmes. Rome se crut en péril, et se défendit par le glaive. Il y eut, pendant trois siècles, une grande lutte, et telle que l’histoire n’en avait jamais connue, entre la force et la pensée. Ce fut la pensée qui triompha. Après avoir rougi tous les prétoires du sang de ses martyrs, la religion conquit l’âme de Constantin, et, dès ce moment, elle eut dans la main la puissance impériale. L’empire tomba, la société romaine fut dissoute, les hordes barbares accoururent de tous les points de l’horizon ; elles se taillèrent des royaumes dans les provinces de l’empire ; elles se firent des constitutions, elles établirent des droits et des coutumes, elles eurent leurs guerres intestines, leurs batailles sanglantes, leurs proscriptions et leurs grands hommes. Seul, le christianisme demeura debout, toujours semblable à lui-même, avec le même symbole, la même discipline, la même hiérarchie ; maître des rois barbares, comme il l’avait été des empereurs, seul lien visible entre le monde disparu et le monde qui s’organisait, gardant le dépôt de la civilisation et de la morale, mais le gardant avec un soin jaloux, et ne permettant pas à la pensée humaine de s’émanciper. Il ne savait pas, il ne voulait pas disputer ; il ne savait que régner. Il avait des prédicateurs pour les fidèles, des juges et des bourreaux pour les incrédules. Il était intolérant sans pitié et sans remords, parce qu’il regardait la liberté comme une chimère et un péril. Elle grandit pourtant sous les entraves dont il la chargeait ; elle eut par toute la terre ses martyrs et ses champs de supplice, comme autrefois le christianisme, quand il luttait pour la foi contre la puissance romaine. La liberté s’appela d’abord l’hérésie. Les cachots et les bûchers aidant, l’hérésie fit du chemin et elle s’appela la philosophie. Encore quelques siècles de guerres religieuses, de proscriptions et de massacres, et la philosophie devint la Révolution.

Il avait fallu bien longtemps à l’humanité pour se retrouver elle-même. Enfin, la voilà émancipée, en possession de son droit et de sa force. Est-ce le moment de respirer ? L’intolérance est-elle vaincue à jamais ? Ne le croyez pas ! Les conquêtes de la Révolution subsistent encore peut-être sur le champ de bataille révolutionnaire : mais tout alentour, l’intolérance se relève, le fanatisme reprend des forces ; la guerre à la liberté, à la pensée, à la raison se continue. Ce royaume est fondé sur l’Église catholique ? il fait une loi pour opprimer ceux qui ne peuvent humilier leur pensée devant l’infaillibilité du pape. Cet autre s’est établi sur la doctrine de Luther ? il oblige tous les esprits, par sa constitution, à subir l’autorité de Luther. Les villes d’Allemagne se partagent entre des milliers de sectes, et chacune, dès qu’elle est installée sur une surface de quelque centaine de lieues, se met à proscrire les autres. En Suisse, les cantons catholiques, Schwytz, Uri, Underwald, refusent aux protestants le droit de propriété immobilière. Il n’est pas permis d’être protestant en Espagne ; il en coûte d’être catholique en Suède et en Pologne ; un juif, à Rome, en Bohême, en Bavière, est traité comme un esclave. Voilà la liberté du dix-neuvième siècle.

Qu’en présence de cette longue oppression de la raison et de la justice, toutes les religions, toutes les philosophies fournissent des défenseurs à la vraie doctrine sociale, qui est la doctrine de la liberté.

il n’y a que la liberté d’agir et de penser qui soit capable de grandes choses ; et elle n’a besoin que de lumières pour se préserver des excès.


FIN.


  1. « La liberté de former et de suivre sa conviction s’appelle dans son principe liberté de conscience, et dans ses effets liberté de culte. » Vinet, Essai de philosophie morale et de morale religieuse, p. 161.
  2. M. de Bonald.
  3. Pensées de Pascal, art. XXIV, 3.
  4. Évangile selon saint Matthieu, X, 28.
  5. Évangile selon saint Matthieu, XVIII, 20.
  6. Le silence est la plus grande persécution : jamais les saints ne se sont tus. « (Pensées de Pascal, art. XXIV, 66. Havet, p. 341.)
  7. Lucret., l. II, v. 8.
  8. Voltaire n’avait pas prévu tant de franchise. Il disait, dans son article sur la Tolérance, section IV : « Il y aura toujours des barbares et des fourbes qui fomenteront l’intolérance ; mais ils ne l’avoueront pas ; et c’est avoir beaucoup gagné. »
  9. Saint Marc, IX, 34.
  10. Ib., X, 45.
  11. Ib., IX, 35, 36.
  12. Ib., X, 14.
  13. Saint Luc, XXIII, 33, 34.
  14. Ib., VI, 31, 32, 33, 35, 36, 37.
  15. Saint Matthieu, XII, 37, 38, 39 et 40.
  16. Saint Jean, XII, 33, 34.
  17. Saint Luc, I, 3 et 5.
  18. Saint Jean, X, 15, 16 et 17. — Cf. I Saint Pierre, V, 2. « Pascite gregem Dei aon coactè sed spontanè. »
  19. Saint Paul, aux Romains, XII, 14, 17 et 19.