La Liberté de l’enseignement et la collation des grades

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La Liberté de l’enseignement et la collation des grades
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 16 (p. 241-258).
LA
LIBERTE DE L'ENSEIGNEMENT
ET LA
COLLATION DES GRADES


I

Une loi importante sur la liberté de l’enseignement supérieur a été votée par la dernière assemblée. Le nouveau ministère a proposé d’abroger un des articles essentiels de cette loi, à savoir celui qui confie la collation des grades à des jurys mixtes, composés mi-partie de professeurs de l’état et de professeurs libres. Cette proposition a été présentée à la chambre des députés et votée à une grande majorité ; elle est actuellement ou va être très prochainement soumise aux délibérations du sénat. Il est donc opportun d’examiner cette question tandis qu’elle est encore pendante et qu’il peut y avoir quelque chance de persuader les esprits incertains. Le point en litige est de savoir si le droit de conférer des grades qui ouvrent l’accès de certaines carrières fait ou non partie de la liberté d’enseignement. Si ce droit est une conséquence légitime de la liberté, on a tort de vouloir le reprendre aux facultés nouvelles. Si c’est au contraire un droit de l’état, qui a été indûment livré à l’enseignement libre, le gouvernement est fondé à le réclamer, car il n’y a pas de prescription contre l’état. Toute la question est là.

Nous prétendons que, les carrières protégées ou fermées par l’état étant par là même sous sa responsabilité, il ne doit en permettre l’accès que grâce à des conditions dont il assume lui-même la responsabilité. On peut soutenir que la médecine doit être libre : il n’y aura plus alors d’autre responsabilité que celle des individus ; mais tant qu’il y aura des conditions exigées par l’état pour l’exercice de cette profession, ces conditions doivent être telles que l’état puisse juger de leur valeur, et c’est ce qu’il ne peut faire que pour ses propres établissemens. Comment serait-il responsable en effet de conditions et de garanties qui n’émaneraient pas de lui ?

Ce qui est une conséquence nécessaire et incontestée du droit d’enseigner, c’est le droit d’interroger, de s’assurer que les élèves ont suivi le cours, l’ont bien compris, s’en sont assimilé la substance : c’est le droit de donner des notes, des prix, des certificats. C’est encore, si l’on veut, le droit d’examiner d’une manière plus solennelle à certaines époques ou même à la fin de l’année, et en conséquence de décerner aux jeunes gens un témoignage plus ou moins public de leur capacité et de leur valeur. Rien n’empêchera par exemple les professeurs de déclarer, à la fin d’une première année, que tels élèves ont une capacité égale à celle d’un bachelier, l’année suivante à celle d’un licencié, l’année suivante à celle d’un docteur. Ces certificats pourront être appelés des diplômes, si l’on veut, et même, si l’on veut encore, être rédigés sur parchemin, etc. Voilà en effet des conséquences légitimes de la liberté d’enseignement, si légitimes même qu’elles n’ont pas besoin d’être insérées dans la loi, tant elles naissent de la nature des choses. Même aujourd’hui où la loi n’existe pas encore, il y a des établissemens qui décernent des diplômes de ce genre : par exemple, l’École libre des sciences politiques fait passer tous les ans des examens à ses élèves, et leur donne un témoignage de capacité qu’elle appelle diplôme ; seulement ces diplômes ne donnent aucun droit à être préfet ou sous-préfet. Du temps où l’École centrale était un établissement privé, elle donnait des diplômes de ce genre, qui n’en étaient pas moins recherchés, quoique ne conférant aucun titre légal, et aujourd’hui encore, devenue établissement de l’état, elle continue à délivrer des diplômes qui légalement n’ont aucune utilité, et qui ont cependant une très grande valeur morale : ainsi en est-il des diplômes donnés aux élèves libres de l’École des mines, qui ne leur ouvrent aucune carrière de l’état, mais qui n’en ont pas moins leur prix pour cela. On voit par là très clairement la différence qu’il y a entre la capacité scientifique et la capacité professionnelle : la première est évidemment du ressort de tout corps enseignant libre ou non, la seconde est du ressort exclusif de l’état.

Même les facultés de l’état, considérées comme corps enseignans, n’ont pas, sous ce rapport, un droit essentiel de plus que les facultés libres, et si leurs diplômes ont une valeur légale, c’est seulement en vertu d’un acte de confiance de la part de l’état, qui les connaît, qui les institue et qui les surveille, acte de confiance qu’il ne peut avoir envers des corps libres qu’il ne connaît pas, et qui sont en dehors de son action. Les facultés en elles-mêmes n’ont donc aucune vertu particulière pour ouvrir ou fermer les carrières. Le privilège dont elles jouissent en cela vient de l’état et non d’elles. Elles ne sont que des corps scientifiques jugeant de la valeur scientifique des élèves, et pas autre chose : si l’état entend attribuer à leur témoignage telle ou telle valeur, c’est au nom de l’intérêt public et social, c’est en son nom d’état, et nullement comme une conséquence nécessaire du droit d’enseigner.

Rien de plus évident par exemple pour ce qui concerne les facultés des lettres et des sciences ; ces facultés n’ont d’autre fonction que de s’assurer si tel élève sait le latin ou les mathématiques, mais non s’il est apte à entrer dans les finances et dans l’enregistrement. Le certificat d’aptitude, la seule chose que décernent les professeurs, ne contient rien autre que ce que nous venons de dire, à savoir que le candidat sait le latin et le grec, la physique et la géométrie, et jusque-là il y a parité entière avec les facultés libres, car rien ne les empêchera de décerner des certificats de ce genre. Quant aux droits utiles qui en résulteront, l’état seul en est juge, et s’il attribue aux uns une valeur qu’il refuse aux autres, c’est encore une fois parce qu’il connaît les uns et qu’il ne connaît pas les autres, c’est qu’il est responsable de ses propres facultés et qu’il ne l’est pas des facultés libres. C’est ce qui a été accordé et consenti d’un commun accord pour ce qui concerne les diplômes de baccalauréat es-lettres et ès-sciences ; mais ce sont les mêmes principes qui régissent la matière à tous les degrés de l’échelle.

Considérons en effet les examens de l’École de droit et les carrières auxquelles ils donnent accès. Par exemple pour être notaire, il suffit d’être bachelier en droit ; pour être avocat ou magistrat, il faut être licencié en droit. Qui a établi ces distinctions ? C’est l’état ; ce ne sont pas les facultés de droit. Lorsque les professeurs examinent un candidat, ils ne lui disent pas : Tu seras notaire, tu seras avocat ; ils déclarent seulement que tel candidat a un certain degré de science juridique, tel autre un degré supérieur. C’est l’état ensuite qui, sachant par expérience que tel degré d’examen correspond, suivant la moyenne des cas, à telle capacité, exige telle condition pour une carrière, telle autre pour une autre. On n’est pas même avocat de droit parce qu’on est licencié, il faut en outre être inscrit au tableau des avocats, ce qui exige des conditions spéciales qui ne sont pas purement scientifiques : par exemple, un failli ne pourra pas exercer. Autre chose est donc l’aptitude scientifique, autre chose l’aptitude professionnelle. Il a été beaucoup question dans ces derniers temps d’exiger le doctorat pour l’entrée dans la magistrature : c’est une question à examiner ; mais si cette mesure était prise, ce serait l’état qui la prendrait et non la faculté de droit, de laquelle il ne dépend nullement d’élever ou d’abaisser la barrière qui ouvre et ferme l’entrée de la magistrature. Sans doute elle serait consultée, car elle seule peut dire en quoi consiste l’examen de doctorat et s’il convient ou non à l’usage en question ; mais importe-t-il d’exiger des conditions nouvelles ou de s’en tenir à celles qui existent ? C’est ce qui ressortit certainement au ministre de la justice.

Ce qui prouve même la distinction que nous prétendons exister entre l’aptitude intellectuelle et l’aptitude professionnelle, c’est que les conditions de celle-ci sont non pas exclusivement du ressort du ministre de l’instruction publique, mais, selon l’espèce, de chaque ministre compétent. Par exemple, l’entrée dans la magistrature est fixée par le ministre de la justice, l’entrée des finances par le ministre des finances, l’entrée des écoles spéciales par le ministre de la guerre. C’est même un tort que l’on a eu dans cette question de la livrer exclusivement au ministre de l’instruction publique, comme si elle ne regardait que lui. C’est là une des causes de la confusion qui s’établit dans les esprits : on ne voit qu’une question d’enseignement là où il y a une question d’intérêt social ; l’on croit qu’il s’agit des privilèges de l’université, tandis qu’il est question des droits de l’état en général.

Il en est de la médecine comme du droit : ce sont les facultés de médecine qui jugent de la capacité médicale, c’est l’état qui fixe les conditions de l’exercice pratique de la médecine. Par exemple, il y a aujourd’hui deux ordres de médecins : les docteurs et les officiers de santé, ceux-ci n’ayant que la moitié des diplômes exigés pour ceux-là. Théoriquement rien n’est moins admissible que cette distinction. Il semble qu’un demi-médecin ne l’est pas du tout, et depuis longtemps les facultés et les académies ont protesté contre cette dualité ; mais pourquoi l’état ne les écoute-t-il pas, et pourquoi a-t-il raison de ne pas les écouter ? C’est qu’il y a des nécessités pratiques dont les corps savans font trop bon marché. Sans doute un demi-médecin n’offre pas toutes les garanties désirables ; mais il vaut encore mieux que rien, et là où il n’y a personne autre, par exemple dans les campagnes éloignées, dans certains quartiers des villes, il est bon qu’il y ait un homme ayant reçu une instruction élémentaire solide, suffisamment préparé pour les cas les plus simples et les plus fréquens, et qui vaudra mieux qu’une somnambule ou un charlatan. La détermination des conditions d’exercice de la médecine dépend si bien de l’état, qu’il pourra, suivant les circonstances, resserrer ou relâcher ces conditions. En cas d’épidémie, en cas de guerre, de simples étudians, sans aucun diplôme, pourront être appelés à soigner et à opérer. Réciproquement on admettra, en théorie, le cas où le titre de docteur lui-même pourrait être jugé insuffisant, et où l’on exigerait par exemple le titre d’interne dans les hôpitaux ou telle autre condition pratique. équivalente. Ce plus ou moins dans les conditions d’exercice, qui peut en décider ? L’état seul. Dans un certain nombre de professions, le grade n’a qu’une valeur de condition préalable et suppose en outre un examen professionnel. Par exemple, pour le conseil d’état, il faut présenter le diplôme de licencié en droit, mais il faut passer un autre examen spécial. Pour l’enseignement du droit ; il faut présenter le diplôme de docteur, et cela ne suffit pas, il faut passer le concours d’agrégation. On voit par là que les diplômes, des facultés sont essentiellement des certificats de capacité, et que c’est l’état qui tantôt leur confère immédiatement l’accès de telle ou telle carrière, tantôt exige des conditions nouvelles et différentes.

En un mot, le sophisme en cette matière consiste à dire : les facultés de l’état ont le droit d’ouvrir ou de fermer les carrières ; si on n’accorde pas le même droit aux facultés libres, il y aura inégalité, et par conséquent la liberté ne sera pas pleine et entière ; mais nous prétendons que les facultés comme telles, c’est-à-dire comme corps enseignans et examinans, n’ont aucun droit spécial d’ouvrir ou de fermer les carrières : elles n’ont que le droit de décerner des certificats de capacité, et les facultés libres auront le même droit. C’est l’état qui, en dehors d’elles et au-dessus d’elles, a fixé certaines conditions, et qui, en étant responsable, accepte les diplômes des corps qu’il connaît et rejette ceux des corps qu’il ne connaît pas. Introduire tout le monde dans la place, c’est donc entreprendre sur le droit de l’état. Ce n’est plus partager la science, qui appartient à tout le monde, c’est partager avec l’état, dont c’était jusqu’ici la fonction propre, le droit de désigner des magistrats, des fonctionnaires, des médecins. Ce qu’on demande, ce n’est pas la liberté d’enseignement, c’est la liberté des carrières.


II

Examinons la question de plus près. Faut-il des conditions à l’entrée des carrières, et quelles doivent être ces conditions ?

Les grades délivrés par les facultés ouvrent l’accès des carrières suivantes : les fonctions publiques, les offices ministériels, le barreau, la médecine et l’enseignement. Pourquoi fixer des conditions préventives à l’entrée de ces diverses carrières ? Pourquoi ne seraient-elles pas libres comme les autres ? Pourquoi chacun n’y entrerait-il pas à ses risques et périls ? On voit que cette question, en supposant qu’elle en soit une, n’a aucun rapport avec la liberté d’enseignement. Autre chose est le droit d’enseigner, autre chose est le droit de plaider ou de soigner les malades sans diplôme. Si l’on veut cette sorte de liberté, qu’on le dise franchement ; mais c’est une question nouvelle. On la discutera en elle-même comme elle le mérite, mais on ne doit pas l’introduire subrepticement sous prétexte de liberté de conscience ou de liberté de méthodes, car c’est tout confondre et tout fausser.

En réalité, le parti qui demande la liberté des grades ne veut nullement la liberté des carrières ; excepté une seule personne peut-être, nos sénateurs ne sont pas si ardens pour les libertés à l’américaine. Au contraire, ce que l’on veut, c’est que les conditions préventives subsistent précisément pour pouvoir les partager, et partager ainsi les droits de la puissance publique. Par là même on décrète la liberté des carrières pour une certaine classe de personnes ; les facultés libres ouvriront les carrières à qui elles voudront ; des corps sans contrôle disposeront de l’administration de l’état, de la santé publique ; tandis que l’état, par des examens sévères, continuera à fermer avec un soin jaloux l’entrée des carrières difficiles, car c’est son intérêt, des corps inconnus pourront, s’ils le veulent, supprimer toute barrière, et réaliser la liberté des carrières pour eux et leurs amis. On voit donc clairement par là que la liberté d’enseignement n’est qu’un prétexte, et que de fait, si on la confond avec la liberté des grades, elle est un moyen de s’assurer à bon marché l’accès aux fonctions et aux professions.

Revenons sur les principes, et expliquons pourquoi certaines carrières sont et doivent être protégées. Cela est de toute évidence pour les fonctions publiques. L’état a évidemment le droit de déterminer les conditions d’après lesquelles il donnera sa confiance. Dans toute administration, même privée, certaines conditions sont requises des prétendans aux emplois ; mais quand il s’agit de positions très humbles, on peut s’assurer souvent à première vue de la capacité : par exemple, rien de plus facile que de savoir si un postulant sait lire et écrire. Dans les autres cas, on s’assure de la capacité à l’essai et par l’expérience. Si le candidat ne convient pas, on le renvoie, et on en prend un autre. Pourquoi n’en serait-il pas de même pour l’état ? Nous répondrons d’abord que pour la première et la principale de ces carrières publiques qui exigent des diplômes, la magistrature, l’emploi à l’essai est impossible, puisque, en partie du moins, elle est inamovible. Qui dit inamovibilité dit évidemment condition préventive de capacité, car comment revenir sur un mauvais choix en cas d’erreur, et comment même choisirait-on dans l’absence de tout signe caractéristique de capacité[1] ? Nous n’avons pas à nous occuper du cas hypothétique où la magistrature serait élective et amovible, car je ne pense pas que nos conservateurs penchent vers cette solution, et même alors, surtout alors, des conditions préventives de capacité seraient utiles et nécessaires. Pour le parquet ou la magistrature debout, qui n’est pas inamovible, on sent cependant combien le système d’un emploi à l’essai serait périlleux et inconvenant. Sans doute il y a toujours une part d’inconnu dans l’expérience que l’on fait d’un nouveau fonctionnaire, mais cette part doit être limitée autant que possible, en s’assurant à l’avance d’une certaine capacité générale qui sera le minimum d’aptitude que l’on puisse atteindre et exiger.

Quant aux autres carrières publiques, il y a deux raisons pour lesquelles des conditions préventives sont nécessaires. La première, c’est que l’état, étant la plus haute des administrations, a le droit d’exiger de ses employés non-seulement une aptitude spéciale et technique, qui suffira au courant habituel des choses, mais une culture élevée, qui, développant toutes les facultés de l’esprit, tend à former des hommes plus distingués. Sans doute cette culture n’est pas tout, et il faut encore l’aptitude spéciale, technique, professionnelle, que donne la pratique ; mais l’instruction sera une garantie sans laquelle l’aptitude technique tend à devenir purement machinale et routinière. C’est ainsi, par exemple, qu’on exigera le diplôme de licencié en droit pour l’entrée au conseil d’état et à la cour des comptes, et c’est pour le même motif qu’on exige le diplôme de bachelier de la plupart des fonctions publiques.

Une seconde raison, c’est que les fonctions publiques assurent d’ordinaire une grande sécurité. Est-ce un bien ? est-ce un mal ? Nous ne l’examinerons pas ; mais en fait tous les fonctionnaires sont arrivés à considérer une place comme une sorte de propriété. L’état s’est presque dépossédé du droit qui appartient à toute administration de renvoyer les fonctionnaires insuffisants. Il les révoque en cas d’indignité, et encore avec toutes les précautions possibles : il les déplace et leur impose des disgrâces, très rares encore, en les faisant déchoir dans l’échelle hiérarchique, il ne les destitue pas, au point même que l’immobilité des fonctionnaires dans toutes nos révolutions est devenue un thème de plaisanteries. Il peut y avoir à cela quelques inconvéniens, mais la stabilité des fonctions maintient la force des traditions, et le spectacle d’un état changeant continuellement de commis n’offrirait pas une grande dignité. Quoi qu’il en (soit d’ailleurs, telles sont nos mœurs actuelles, et tant qu’elles n’auront pas changé, des conditions préventives sont nécessaires. Ceux qui accusent noire administration publique d’être un mandarinisme peuvent ne pas tenir beaucoup aux grades et aux diplômes ; mais ceux qui n’ont nullement l’intention ni le désir de rien changer à ce mandarinisme sont tenus de garder ces conditions et garanties préventives qui en sont le contre-poids.

Ainsi rien de plus nécessaire, rien de plus légitime que les conditions fixées par l’état à l’entrée des carrières de l’état. Étant responsable de l’administration publique, il ne peut l’être que s’il désigne lui-même les garanties d’aptitude des fonctions publiques, et nul autre que lui ne peut avoir ce droit. En est-il de même des autres carrières qui ne relèvent pas immédiatement de l’état ?

Les offices ministériels ne sont pas précisément des fonctions publiques et ne sont pas non plus des professions tout à fait privées : ce sont des industries d’intérêt public protégées et par conséquent plus ou moins garanties par l’état, non que l’état soit le moins du monde responsable de l’honnêteté de ces sortes d’agens ; mais ils gèrent des intérêts sociaux de si grande conséquence, et l’incapacité peut y être une telle source de ruines, sans qu’il soit possible de s’assurer d’avance par aucun moyen de cette incapacité, qu’on a cru nécessaire d’imposer certaines conditions de science juridique. On dit que l’état ne doit pas se faire le tuteur des individus, que c’est à ceux-ci, à leurs risques et périls, à choisir leurs agens, que c’est l’expérience qui apprendra à distinguer les bons des mauvais, etc. Encore une fois, il n’est nullement probable que ces argumens à l’américaine soient du goût de nos conservateurs, et il nous semble que, là où une certaine capacité scientifique est nécessaire, où la présence et l’absence d’une telle capacité ne peut être découverte par aucun moyen extérieur et est livrée par conséquent au hasard, il n’est que juste d’exiger une preuve publique et palpable de cette capacité, car, après tout, quel droit peut avoir un individu d’exercer une fonction dont il est incapable, et qu’il ne peut apprendre qu’aux dépens des autres ?

Si l’on pouvait accepter la liberté, ce serait pour une autre carrière voisine de celles-ci et n’ayant aucun caractère de fonction publique et officielle : c’est le barreau. Le barreau est essentiellement une fonction réservée à la liberté individuelle. C’est l’état qui juge, ce n’est pas l’état qui plaide. Quant à la capacité, elle est facilement appréciable. Chaque plaidoyer est un examen passé devant un jury des plus compétens, à savoir des juges et des plaideurs. Tout le monde sait qu’il ne faut pas beaucoup de plaidoyers pour être classé au palais ; l’opinion se fait très vite sur nos jeunes avocats. On comprendrait donc sans trop de difficultés que la profession d’avocat fût libre, sans aucune condition préventive, et d’un autre côté cependant cette absence totale de conditions de capacité n’aurait-elle pas pour conséquence un certain abaissement du niveau commun ? La facilité de gagner quelque argent, pourvu qu’on montrât immédiatement quelque aptitude aux affaires, quelque facilité de parole ferait bien vite négliger les fortes études : vous pourriez encore avoir des avocats habiles, vous n’auriez plus ce barreau savant et profond qui a été une des gloires de notre pays.

Quoi qu’il en soit, les doutes qui pourraient s’élever relativement au barreau ne s’appliquent en aucune manière à la médecine. Ici vous avez affaire à une profession qui exige une grande science, science que ne suppléent ni la routine ni le savoir-faire. Par exemple, comment suppléer à la connaissance de l’anatomie, à la connaissance de la matière médicale ? Ce qui est aléatoire en médecine, on le sait, c’est la thérapeutique : combien plus encore si elle est absolument ignorante ! On comprend le scepticisme un peu naïf qui consiste à dire que la médecine est toujours inutile, et qu’il faut laisser agir la nature ; mais souvent ceux qui sont si sceptiques à l’égard des médecins compétens sont d’une crédulité ridicule à l’égard des charlatans et des ignorans, et c’est là ce qui est dangereux. Le scepticisme médical, s’il devait avoir une sanction légale, conduirait à l’interdiction, non à la liberté de la médecine. Si les médecins, comme on dit, tuent leurs malades, comment donner ce droit de tuer à tout le monde ? On sent d’ailleurs combien il serait ridicule de résoudre une question pratique de cette importance avec les plaisanteries de Molière. Tout le monde reconnaîtra donc qu’une certaine capacité scientifique est de toute nécessité chez le médecin : c’est là que les conditions préventives sont particulièrement indiquées, car d’une part on ne peut pas s’en rapporter à l’expérience seule pour former un médecin, ici l’expérience se fait aux dépens d’autrui : c’est un experimentum in anima vili. De plus, la capacité médicale ne peut en aucune façon être appréciée extérieurement : le fait même de sauver ou de perdre ses malades n’a qu’une signification incertaine, car le médecin n’est pas responsable de la gravité des maladies. Il peut même arriver que le meilleur soit précisément celui qui a le plus de victimes dans sa clientèle, parce que tous viennent à lui. Ainsi, d’une part, l’absence totale de critérium extérieur, et, de l’autre, le danger des expériences expliquent et justifient la réglementation en cette matière.

On cite l’exemple des États-Unis, où l’exercice de la médecine est libre. C’est là un fait qui se rattache à l’ensemble des mœurs et des institutions de ce pays, et qu’il ne faut pas séparer de cet ensemble. Les États-Unis ont été originairement et sont encore aujourd’hui un peuple de colons et de pionniers, un peuple dont la fonction propre a été le défrichement de l’Amérique du Nord. Une telle œuvre ne se fait pas sans audace et sans liberté. Lorsqu’un vaisseau plein de colons débarquait sur un sol vierge, on ne demandait pas qui avait un diplôme ; celui qui avait quelque aptitude médicale soignait les autres : ce n’était pas le moment d’être difficile. La société américaine, en s’avançant toujours de plus en plus vers les déserts de l’ouest, a du toujours conserver son caractère d’audace aventureuse : aussi, dans ce pays, tout est marqué au coin de la témérité. Tout y est plus audacieux, plus risqué ; l’individu y est plus abandonné à lui-même, habitude prise dans les déserts et les solitudes, où l’on n’a pas toujours à côté de soi une police pour vous protéger et vous surveiller ; de là l’ensemble des mœurs et des lois dans ce pays. Nos sénateurs sont-ils disposés à introduire en France la liberté américaine tout entière avec ses bons et ses mauvais côtés ? Nous ne le pensons pas : ce sont là des idées d’extrême gauche dont il n’est pas vraisemblable qu’ils soient très épris. Commencer par la liberté médicale, tout en prêchant la restauration du vieil ordre social, serait une singulière tactique. — Nous ne réclamons pas la liberté de la médecine, dira-t-on, — soit ; il faut donc des conditions : dès lors on conviendra que ces conditions doivent être des conditions et non pas des apparences, et nous arrivons ainsi à la seconde question, à savoir de quelle nature doivent être les conditions non-seulement pour la médecine, mais pour toute carrière protégée en général.


III

Dès que l’on accorde que l’accès des carrières doit être soumis à certaines conditions ou garanties, on accorde que ces garanties doivent avoir elles-mêmes leur garantie : autrement on n’aurait rien fait, et, sous prétexte de liberté des grades, on reviendrait à la liberté des carrières. Là est le nœud de la question.

Que signifie une condition exigée par l’état pour l’accès des carrières, si cette condition est vague, indéterminée, et si l’état lui-même ne peut se rendre aucun compte de sa valeur ? C’est ici le cas d’insister sur la responsabilité de l’état, qui naît évidemment de la réglementation des carrières. Supposons en effet que la profession médicale soit libre ; chacun choisit le médecin qui lui plaît et en qui il a confiance. L’état n’a rien à y voir. Si vous vous trompez, c’est votre affaire, ce n’est pas la sienne. Mais lorsque l’état interdit l’exercice de la médecine, sauf certaines conditions, lorsqu’il défend ainsi de s’adresser aux uns, ne garantit-il pas par là implicitement les autres ? N’est-ce pas comme s’il disait publiquement qu’on peut avoir confiance en eux : le diplôme signifie qu’aux yeux de l’état le médecin qui le possède a la moyenne de capacité à laquelle on peut se fier sans danger : s’il reste quelque degré d’incertitude, c’est seulement celle qui tient à la difficulté de la science et aux inégalités du talent. Un médecin diplômé est censé posséder la condition sine qua non de sa profession. En le désignant ainsi au choix du public et en excluant les autres, il est indubitable que l’état contracte une responsabilité morale et indirecte. Quant aux fonctions publiques, la responsabilité de l’état est non plus indirecte, mais directe ; elle n’est plus seulement morale, elle est concrète et positive, car il est positivement responsable de la bonne administration du pays. Mais qui acceptera une responsabilité à des conditions qu’il ne connaît pas ? Or des grades délivrés par des facultés privées sont évidemment pour l’état des conditions indéterminées. Ces facultés n’existent même pas encore : elles n’existaient pas du moins quand on a fait la loi. Comment pourrais-je savoir ce que seront leurs verdicts ? Comment pourrais-je garantir d’avance au public que les médecins qu’elles feront auront une science solide et suffisante ? Comment pourrais-je m’assurer d’avance que les licenciés en droit qu’elles me fourniront seront de bons fonctionnaires, de bons magistrats ?

La question de la magistrature est, avec celle de la médecine, la plus importante du débat. La magistrature est un pouvoir public, gratifié d’un privilège unique ou presque unique, l’inamovibilité, Sans doute ce privilège est établi dans l’intérêt public : c’est une garantie pour les citoyens. Il en résulte seulement pour l’état l’obligation d’être extrêmement sévère dans l’admission à des fonctions si élevées. Ajoutez que la magistrature tient en sa main les plus grands intérêts des hommes, la fortune, la liberté et même la vie ; . enfin que ce ne sont pas des fonctions qu’on exerce par le simple bon sens ou à l’aide de la seule conscience : il y faut encore une grande science, égale à celle qui est nécessaire à la médecine ou à l’enseignement. C’est à peine si les conditions existantes sont suffisantes, car on n’exige pas plus pour un magistrat que pour un avocat. Or la profession d’avocat a sa sanction : c’est le succès. Un mauvais avocat ne trouve pas de plaideurs, car nul n’est tenté de perdre son procès ; l’avocat ignorant, paresseux et incapable est bien vite connu comme tel. Il n’en est pas de même dans la magistrature, où un juge incapable est juge pour toujours et ne peut être déplacé : bien plus, avec les habitudes de faveur qui dominent beaucoup trop dans toutes nos administrations publiques, il peut comme un autre, s’il est bien apparenté, faire son chemin. On a donc pensé qu’il y aurait lieu à élever le niveau des conditions de capacité des carrières judiciaires, et ce serait évidemment l’intérêt de l’état. Est-ce donc le cas au contraire d’abaisser ce niveau en ouvrant la carrière à des diplômes inconnus, d’une valeur aléatoire, dont l’état ne peut en aucune façon accepter la responsabilité, puisque les corps qui les dispensent sont indépendans ?

Supposez en effet que telle faculté de l’état laisse un instant fléchir le niveau. L’état le sait aussitôt ; il sait, par la comparaison avec les autres facultés, que l’on penche ici ou là beaucoup trop du côté de l’indulgence. Il peut, par un avertissement soit bienveillant, soit sévère, ramener la faculté complaisante à ses devoirs. De plus les facultés de l’état n’ont aucun intérêt à cet excès de complaisance, et si les droits pécuniaires d’examen ont pu fournir quelquefois un prétexte à des soupçons de ce genre, ce prétexte a disparu depuis la sage mesure qui a consolidé pour toutes les facultés de l’état l’éventuel des examens et en a fait un traitement fixe. Enfin l’état même alors n’était pas sans moyen d’action en cas d’abus. De même, si l’enseignement faiblit dans une faculté, ce qui peut arriver accidentellement, l’état en est averti immédiatement par ses agens, et il est armé de toutes sortes de moyens de remédier au mal dès qu’il se déclare. Supposons au contraire que les mêmes faits se présentent dans les facultés libres, quel recours l’état peut-il avoir ? Comment peut-il y relever l’enseignement et exiger des examens plus sévères ? Si même il s’établissait des facultés qui n’auraient pour but que de donner des diplômes, comment pourrait-il l’empêcher ? et ne serait-il pas obligé d’accepter également les grades, de quelque côté qu’ils vinssent ?

Il y a plus, et ceux qui demandent la liberté des grades ne voient pas qu’ils réclament une arme à deux tranchans, qui peut aussi bien tourner contre eux que pour eux. Sans doute, tant que l’administration de l’état sera entre des mains impartiales, les grades décernés par les facultés libres seront pour celles-ci et pour leurs cliens un avantage, car, une fois le principe admis, on ne fera plus de distinction entre les grades, et l’état n’aura pas à s’enquérir de leur origine. On peut même imaginer tel cas où, le gouvernement étant entre des mains amies, les grades libres seraient un motif de préférence et de choix ; mais on peut aussi faire l’hypothèse inverse. L’état, dans ce temps-ci, peut très bien passer entre les mains d’un parti contraire pour qui l’origine des grades serait précisément un motif d’exclusion. Aujourd’hui, par exemple, les grades étant uniformes, nul ne sait l’origine des candidats aux fonctions ; qu’ils viennent des jésuites ou de l’université, cela n’est pas marqué dans le diplôme. Avec la nouvelle institution au contraire, il y aura deux sortes de grades qui chacune portera son origine. Ainsi, suivant les changemens de ministère, tel diplôme sera bon ou mauvais, et il faut être bien sûr d’être toujours les plus forts pour croire à l’utilité d’une telle institution. Sans doute pour les carrières privées, le barreau et la médecine, de telles conséquences ne sont pas à craindre ; mais elles peuvent se présenter pour les carrières publiques et se présenteraient vraisemblablement.

Nous avons établi que les garanties exigées par l’état sont nulles, si elles n’ont pas elles-mêmes aux yeux de l’état leur garantie, ce qui ne peut être que si elles sont instituées par lui-même. Il ne peut pas répondre de l’aptitude aux carrières, s’il ne répond pas des diplômes eux-mêmes. Supposons, par exemple, une interpellation parlementaire où l’on citerait de nombreux exemples d’accidens causés par des médecins qui ignoreraient l’emploi du chloroforme. Dans l’état actuel des choses, le ministre s’enquerrait de la situation de l’enseignement et verrait s’il y a là quelques lacunes à combler, quelque faiblesse à corriger ; mais pour ce qui regarde les facultés libres, il n’aurait qu’à dire une chose : Cela ne me regarde pas. Dès lors pourquoi garantirait-il une capacité qu’il ne peut contrôler, et dont les défaillances sont en dehors de son action ? Des grades libres sont semblables à des actes légaux qui ne seraient point légalisés. J’exige que vous me présentiez votre acte de naissance ; si cet acte est rédigé par n’importe qui, ce n’est plus un acte : c’est un papier. De même, j’exige que vous me présentiez le diplôme de licencié ; si ce diplôme est décerné par n’importe qui, ce n’est plus un diplôme : ce n’est qu’une lettre de recommandation.

On a si bien compris tous les inconvéniens précédens que l’on a essayé d’un compromis par lequel les droits de l’état seraient, disait-on, sauvegardés et conciliés avec les droits des facultés libres. Ce compromis, qui est précisément en cause, et qu’il s’agit d’abroger, est l’institution des jurys mixtes. C’est là, dit-on, une transaction sage entre les deux principes, puisque d’une part l’état est représenté par deux professeurs et que les facultés le sont également : l’état même aurait, dit-on, la prépondérance. Cette prétendue transaction nous paraît au contraire une concession beaucoup plus grave que ne serait la pure liberté, car elle tend à donner un caractère demi-officiel à des examens dont l’état après tout n’est nullement responsable : c’est attacher l’estampille officielle aux produits des facultés libres ; c’est leur conférer une demi-garantie émanant de l’état ; c’est instituer le partage, — ce qui est le vrai but vers lequel on tend. La liberté absolue des grades est contraire aux principes, nous l’avons dit, mais au moins l’état n’y serait pour rien. Les facultés libres conféreraient leurs grades à leurs risques et périls, et l’opinion pourrait servir de contrôle et de sanction. Au contraire, dans les jurys mixtes, l’état intervenant pour une part couvre par là même les résultats. L’état accepte la demi-responsabilité de ce qui ne vient pas de lui, et cela sans moyen suffisant pour exercer un contrôle réel et efficace. Les jurys mixtes sont un coin que les universités libres introduisent dans l’état pour y faire pénétrer leur propre action.

On nous dira peut-être que ces facultés ne sont pas du tout des corps inconnus, sans compétence, sans responsabilité, sans garantie : ce sont, dit-on, des universités. Elles doivent être composées de trois facultés au moins ; ces facultés doivent avoir le même nombre de chaires que celles de l’état, elles doivent être occupées par des docteurs aussi bien que celles de l’état. D’aussi grands établissemens, qui exigeront de si grands capitaux, ne peuvent pas être des établissemens pour rire : ce seront nécessairement des corps sérieux, et leurs examens auront une valeur réelle. Elles auront au reste intérêt à maintenir leurs études au niveau de celles de l’état et à donner à leurs grades une valeur égale. Autrement elles sentiraient elles-mêmes qu’elles seraient abandonnées ; les grades de l’état reprendraient bien vite l’avantage. On peut donc s’en rapporter uniquement à l’émulation et à la concurrence.

Nous répondrons : Sans doute il peut en être ainsi, mais nous n’en savons rien. Les facultés seront seules juges de ce qui concerne leur intérêt. Peut-être seront-elles sévères, peut-être seront-elles indulgentes et complaisantes, peut-être se partageront-elles les deux rôles : les unes pourront se donner le rôle de lutter par la solidité des études avec celles de l’état, tandis que d’autres, moins ambitieuses, se contenteront du rôle modeste et lucratif d’ouvrir à bon compte l’accès des carrières difficiles. De plus, rien ne garantit l’avenir, ni même le lendemain. Aujourd’hui les facultés feront bonne figure ; qu’arrivera-t-il demain ? Enfin c’est là une affaire d’appréciation morale, et non de garantie légale. Les affaires humaines ne se traitent pas par les sentimens : on demande des gages aussitôt qu’il s’agit d’intérêts graves et positifs. Nul ne prête par amitié, sur une simple parole. Il faut des titres réels, des actes, des contrats, des hypothèques, toutes choses concrètes et palpables. La bonne volonté des facultés libres est un fait purement moral dont rien ne répond, qui est laissé à leur libre arbitre et dont l’état ne peut au hasard endosser toutes les conséquences. Il ne peut se subordonner d’avance, dans une partie grave de ses attributions, à des corps privés qui échappent entièrement à son gouvernement.

En se réservant par exemple la rédaction des registres de l’état civil, l’état n’a pas obéi à un sentiment d’hostilité contre le clergé ; mais il a obéi au sentiment de sa responsabilité propre. Les actes de l’état civil sont des pièces authentiques qui font foi devant les tribunaux. Or c’est l’état qui est chargé de la justice. Il en est responsable auprès des citoyens ; comment le pourrait-il être si les conditions élémentaires de la vie sociale, la naissance et la mort, la filiation, l’adoption et le mariage, n’étaient pas sous sa juridiction directe ? Sans doute le clergé pouvait offrir des conditions de capacité et de moralité égales à celles des fonctionnaires de l’état : un curé de village vaut bien un maire de village ; seulement l’état a voulu que les garanties primordiales de la vie civile relevassent directement de l’autorité publique, de laquelle relèvent tous les intérêts civils. Il eh est des grades comme des actes civils. Moralement parlant, ils peuvent être aussi bien décernés par Pierre que par Paul ; mais ce n’est pas la question. Il s’agit de savoir si l’état peut s’en rapporter à autrui autant qu’à lui-même, et si la valeur légale des diplômes doit résulter d’une action purement privée.

On ne peut exercer une fonction publique qu’à la condition d’être fonctionnaire public. Ouvrir ou fermer des carrières réglementées par la loi est une fonction publique : elle ne peut donc être exercée par des corps libres et indépendans. Si on admettait une fois ce droit, il faudrait admettre en même temps comme contre-poids, pour garantir les intérêts de l’état, un droit de contrôle et de surveillance, et même un droit de révision ; mais dès lors les facultés libres ne seraient plus facultés libres : elles deviendraient facultés de l’état. Il ne s’agirait plus de liberté d’enseignement : il s’agirait d’instituer, au nom de l’état, des facultés catholiques de manière à partager l’enseignement supérieur comme on se partage l’enseignement primaire. On voit à quelles conséquences graves nous conduit le principe de la liberté des grades. Les jurys mixtes ne sont nullement un moyen d’atténuer ces conséquences : elles sont au contraire un des chemins qui peuvent y conduire.

Nous touchons ici au point le plus délicat de la question. Il est évident que l’état et ses adversaires ne s’entendent en aucune façon sur le principe de la loi. L’état accorde et veut accorder la liberté d’enseignement, c’est-à-dire une liberté comme les autres, un exercice indépendant de l’activité individuelle, en dehors de la tutelle et de l’omnipotence de l’état. Cette liberté, comme toutes les libertés, a ses inconvéniens ; elle a aussi ses avantages : elle peut être un principe de concurrence généreuse ; elle peut être un ressort pour l’initiative individuelle et, comme on dit, un refuge ouvert à la liberté des méthodes. Enfin tout est tranché par ce dernier mot : c’est un droit. C’est donc au nom des droits de l’homme et du citoyen, au nom des principes de 89 que l’état accorde la liberté d’enseignement. Ainsi compris, il est manifeste que la liberté d’enseignement n’entraîne en aucune façon la liberté des grades : on peut même dire qu’elle l’exclut, car enseigner est un acte privé, conférer des grades professionnels est une fonction publique.

Les adversaires se placent à un tout autre point de vue. Il ne s’agit pas pour eux du droit naturel d’enseigner sous certaines conditions, droit inhérent à tout homme aussi bien que le droit de guérir ou le droit de plaider. Il s’agit d’un autre droit, antérieur et supérieur aux droits humains, le droit catholique. L’église a éminemment, et par institution divine, le droit d’enseigner, et même elle l’a seule. A elle seule appartient le gouvernement du monde moral. L’enseignement de l’état n’est lui-même qu’une usurpation ; un enseignement laïque équivaut à un enseignement athée. Ce n’est pas le monopole de l’université qui est en question, c’est son existence même. Sans doute, dans l’état actuel des choses, on se contenterait de la liberté ; mais il y a mieux que cela. Le premier point, c’est d’entrer dans l’état : le reste viendra plus tard. Or par l’institution des jurys mixtes on entre dans l’état ; on compromet l’état dans les affaires des universités catholiques. Les deux puissances tendent à se confondre, ce qui a toujours été le rêve du parti ultramontain.

Il n’y a donc pas le moindre doute que la question, telle qu’elle est engagée, ne soit la lutte entre l’état laïque et l’état chrétien. Avoir la clef des carrières peut paraître au premier abord un moyen bien humble et bien modeste pour les disciples de Joseph de Maistre et les apologistes de Grégoire VII ; aussi ont-ils eu bien soin de nous avertir que ce n’était qu’une « transaction ; » mais on sait que rien n’est à dédaigner pour les habiles. Tenir les intérêts positifs à sa disposition, faire des avocats et des médecins au même titre que l’état lui-même, fournir des candidats à la magistrature, de même que l’état, et le tout sans contrôle, c’est là un moyen d’influence dont on ne peut contester l’efficacité. Qui verrait là autre chose qu’un partage de la puissance publique ?

Nous comprenons que dans le débordement de folies révolutionnaires que nous avons vues et que l’on peut voir encore, quelques personnes aient cru utile de s’assurer la coopération de l’église. Un corps éminemment moral, porté par sa pratique et ses fonctions à la culture des sentimens nobles de la nature humaine, renfermant un grand nombre d’âmes d’élite, pourrait être sans aucun doute un auxiliaire moral utile contre de basses passions, à la condition seulement que ce concours fût entièrement libre et séparé de l’action de l’état. Celui-ci a pour lui la puissance de la loi et la force. L’église a pour elle l’exemple, la parole et la prière. Ces deux sortes de moyens d’action doivent être séparés, car toute tentative de l’église à entrer dans l’état a pour effet d’exaspérer les passions contraires et de leur fournir un aliment. Rien de plus juste, par exemple, que la liberté d’enseignement. Que l’église coopère à sa manière à l’instruction et à la moralité des jeunes générations, nous ne pouvons que nous en féliciter : ce sera, nous l’espérons, une source de généreuse concurrence entre les deux corps. Quelques esprits ardens craignent, non sans raison, que cette concurrence, cette noble lutte que rêvent les libéraux sincères ne dégénère en guerre et ne sépare la France en deux camps, que l’état, en instituant des facultés libres, n’institue des citadelles destinées à battre en brèche ses principes fondamentaux, que les concessions faites par la liberté ne tournent contre elle-même ; ils craignent enfin l’accomplissement de cette parole célèbre : « Quand nous sommes les plus faibles, nous réclamons la liberté au nom de vos principes ; quand nous sommes les plus forts, nous vous la refusons au nom des nôtres. » De telles craintes ne sont certainement pas sans fondement : soit, la liberté accepte ces conséquences, elle se croit assez forte pour les supporter, mais elle ne peut aller plus loin. Autoriser la lutte même contre soi, c’est générosité ; laisser pénétrer chez soi et abandonner une parcelle de la puissance publique, ce serait faiblesse.

Nous nous sommes placés exclusivement dans ce travail au point de vue des principes : nous n’avons pas à entrer dans l’examen particulier des raisons ou objections secondaires mises en avant par les adversaires de la loi nouvelle. Quelques-unes seulement méritent d’être relevées ici. Comment, dit-on, peut-on revenir sur une loi avant même qu’elle ait été essayée ? Ne faut-il pas attendre l’expérience ? Est-il sage de faire des lois pour les défaire aussitôt ? Cette objection modeste, sous son apparence d’innocence, n’est autre chose que la question elle-même. Si en effet la collation des grades est un droit de l’état, il n’est jamais ni trop tôt ni trop tard pour le ressaisir. L’expérience n’a rien à y voir. L’état réclame ses attributions propres ; il n’a pas à attendre l’usage que vous en ferez. Si, par impossible, l’état se trouvait avoir abandonné une partie de la puissance judiciaire, il n’y aurait pas à attendre l’expérience et le temps pour ressaisir cette partie aliénée de l’autorité publique. Demander que l’état attende, c’est lui demander qu’il reconnaisse que ce n’est pas son droit qui a été entamé. C’est donc résoudre la question par la question. Au contraire, si c’est un droit de l’état, il est urgent de le ressaisir le plus tôt possible, avant qu’aucun acte soit venu constituer une position prise et un fait acquis.

Un autre argument est celui-ci : si vous retranchez aux facultés, dit-on, le droit de délivrer les grades, vous leur ôtez les moyens de vivre. Vous leur donnez un titre vain dont elles ne peuvent faire usage. Étrange argument ! L’état vous doit la liberté, non la subsistance. Cet argument rappelle celui des ouvriers en 1848, qui demandaient non-seulement la liberté du travail, mais encore le droit au travail. A quoi nous sert, disaient-ils, d’avoir la liberté de travailler, si nous n’avons pas de travail ? — A quoi nous sert, disent nos adversaires, d’avoir la liberté d’enseigner, si nous n’avons pas d’élèves ? — Donnez-nous du travail pour vivre, disaient les ouvriers. — Donnez-nous des grades qui nous feront vivre, disent nos universités nouvelles. — Partager le budget, voilà ce qu’on demande de part et d’autre, tant il est vrai que tous les partis sont les mêmes et enfantent les mêmes erreurs lorsque leur intérêt est en jeu !

Ces réflexions sont de nature, nous l’espérons, à frapper tous les hommes impartiaux décidés à juger la question en elle-même, indépendamment de tout esprit de parti. Ce n’est pas une question qui soit particulièrement solidaire de la forme actuelle du gouvernement. Tous les gouvernemens, quelle que soit leur forme, ont intérêt à ne pas laisser entamer le droit de l’état. Tous s’y sont refusés et ont, à un moment donné, su opposer des barrières aux prétentions excessives du clergé. La république même aura été sous ce rapport plus libérale que les autres, car elle lui aura donné la liberté d’enseignement à tous les degrés. N’est-ce pas assez ? Faudrait-il qu’on puisse dire que l’on n’a pas craint de mutiler l’état uniquement parce qu’on n’a pas le gouvernement de son choix ?


PAUL JANET.

  1. A la vérité, il y a pour la magistrature une sorte d’épreuve préliminaire, car on n’entre guère immédiatement dans ce qu’on appelle la magistrature assise, laquelle seule est inamovible, sans passer par le parquet ; mais ce n’est là qu’un usage, ce n’est pas une règle absolue. Et d’ailleurs il est bien rare qu’une fois entré dans la place on en soit écarté. C’est quelquefois même pour avoir montré son insuffisance au parquet qu’on obtient, comme on dit, le droit de s’asseoir, c’est-à-dire l’inamovibilité.