La Liberté de la presse au Corps législatif

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La Liberté de la presse au Corps législatif
Revue des Deux Mondes5e période, tome 28 (p. 127-155).
LA
LIBERTÉ DE LA PRESSE
AU CORPS LÉGISLATIF


I

La loi sur la presse, présentée en 1868 au Corps législatif, opérait, malgré ses lacunes et ses dispositions contestables, une complète révolution dans le régime de la presse : désormais elle était affranchie par l’abolition de l’autorisation préalable et la substitution de la justice à l’arbitraire administratif. « Si vous obtenez cela, m’avait dit Peyrat, vous aurez justifié votre politique constitutionnelle. » Je l’avais obtenu, et on n’en savait gré à l’Empereur ni à moi. Il n’y avait pas à s’étonner que l’opposition essayât, par ses amendemens, de gagner mieux et davantage. Mais elle ne s’en tint pas là. Exagérant ce qui manquait, amoindrissant ce qui était donné, elle essaya de discréditer la loi contre laquelle elle ne pouvait cependant pas voter. « Nous sommes tous d’accord, dit Jules Simon, dans le parti de la liberté pour préférer la nouvelle loi à l’ancienne et pour déclarer que la nouvelle ne vaut rien. »

Jules Favre profita de cette loi de concession pour reprendre les plus violentes récriminations, non seulement contre le régime abandonné, mais encore contre l’ensemble de la politique impériale au dedans et au dehors : « Après quinze ans, dit-il, d’un pouvoir qui n’a point été contrôlé par la presse, nous en sommes arrivés, en ce qui concerne nos relations extérieures, à la rupture de toutes nos alliances, à un isolement complet au milieu de l’Europe menaçante. Entre les mains de ceux qui la dirigent, la France a joué, en 1866, le rôle d’une puissance de troisième ordre. Est-il vrai, oui ou non, que la dette publique a été augmentée de moitié, que la Ville de Paris ploie sous le poids de ses engagemens contractés malgré la loi ? Voilà votre prospérité, je l’appelle désastre. » — « Si les gens de l’extrême gauche, écrivait Doudan, avaient du bon sens et de la mesure, nous pourrions cheminer, mais ils manœuvrent la machine constitutionnelle comme auraient pu le faire les sept chefs devant Thèbes, qui n’avaient pas la main légère. Au fond des théories de cette Gauche est caché le goût de la force. Les lentes démarches du droit ont toujours pesé à ces animaux sauvages. On ne peut les atteler. Il est besoin de chevaux généreux, mais dociles, pour conduire le char de la liberté parmi les abîmes qui bordent les chemins ; ils n’ont fait que ruer pendant la discussion de la presse. »

Thiers ne rua point, mais il mordit à belles dents. Lui aussi récrimina sur les fautes commises et sur les malheurs de la patrie impossibles à contester : « Je voterai la loi, mais ne m’obligez pas à dire que la liberté de la presse est rétablie en France. Non, grâce à la manière dont les délits sont punis, grâce à la constitution du tribunal, grâce au défaut de publicité, grâce à tous les moyens d’influence que vous vous êtes réservés, la liberté de la presse reste dans vos mains. C’est une liberté de tolérance, ce n’est pas la liberté véritable. » Son discours ne fut qu’une répétition délayée du beau discours sur les « libertés nécessaires. » On y relève une définition de la liberté assez bizarre et qui ne la rend pas attrayante : « La liberté, c’est une grande loterie organisée par Dieu, et les grandes nations peuvent sans crainte mettre à cette loterie, car, si elles y perdent quelquefois, le plus souvent elles gagnent. » Il fut plus heureux dans une observation qui doit être retenue comme un axiome incontesté. On avait l’usage de distinguer entre la discussion modérée qu’on autorisait et la discussion outrageante qu’on poursuivait ; Thiers repoussa cette distinction par où se peut glisser l’arbitraire le plus despotique, et il dit : « On peut interdire la discussion sur certains points ; mais, quand on l’a accordée, le plus et le moins sont impossibles à déterminer dans les langues humaines. »

Cassagnac profita habilement des ruades et des morsures pour proposer le rejet de la loi et le maintien du système protecteur de l’arbitraire administratif : « Pour qui donc faisons-nous la loi ? la majorité ne l’a point réclamée, l’opposition la combat à outrance ; est donc une conception purement utopique, à laquelle manquent le vœu de la majorité, la gratitude de l’opposition et les aspirations claires et nettes du pays. (Approbation.) Je sais bien que la France des paysans, celle du suffrage universel, qui ne se soucie pas de cette loi, pour ces messieurs, c’est la France des imbéciles. (Rires. Très bien ! ) Je le dis en toute humilité, j’aime mieux être avec les imbéciles qui sauvent l’ordre qu’avec les savans qui le troublent. (Nouvelles marques d’approbation.) Il y a depuis trois jours une nouvelle intervention de rôles que je ne puis, ni ne veux, ni ne dois accepter. Comment ! j’ai pratiqué, servi, honoré la presse toute ma vie, et c’est moi qui suis son adversaire ? Et l’honorable M. Thiers qui a fait la loi de Septembre, c’est-à-dire le régime le plus odieux qui ait jamais été imposé à la presse, c’est lui qui est le patron de la presse ? Comment ! j’ai toute ma vie servi, honoré, pratiqué la presse, et c’est M. Jules Favre, un homme de 1848, de ce régime qui a foulé la presse aux pieds, qui l’a supprimée en un quart d’heure, qui est le patron de la presse ! ! ! allons donc ! » (Applaudissemens sur quelques bancs. Murmures sur les bancs de la Gauche.) L’orateur expliqua que la loi troublerait la société et donnerait aux adversaires du gouvernement une force nouvelle. « Croyez-vous de bonne foi que les concessions que vous offrez aux journaux des anciens partis soient de nature à leur persuader de rallier aux institutions impériales cette clientèle qu’ils n’ont conservée qu’à la condition d’attaquer ces institutions ? (Mouvemens divers.) Cette presse tournera contre le gouvernement les forces que vous lui aurez données, et c’est si naturel que vous n’aurez pas même le droit de vous en plaindre (Mouvement.) Si les lois sévères n’ont pas protégé la société, une loi débonnaire, une loi soliveau ne la protégera pas davantage, (Mouvemens en sens divers.) Je demande que le gouvernement conserve et applique avec modération, comme il la fait, le décret du 7 février 1852. Ce décret a protégé la France et la liberté pendant seize années, il les protégera encore ; il est sanctionné par l’expérience et accepté par le pays. Oui, il protégera encore notre pays, surtout s’il est appliqué avec cet esprit d’impartialité et de libéralisme dont la pensée même du projet actuel est un éclatant témoignage. » (Vives marques d’approbation et applaudissemens. L’orateur en retournant à son banc est entouré et félicité par ses collègues.) L’émotion causée par ce discours avait été profonde parce qu’il exprimait la pensée intime de la grande majorité.

Deux ministres délégués ad hoc soutinrent leur projet de loi. Pinard le fit en jurisconsulte, présenta un exposé d’une ample sérénité et une vigoureuse réfutation des critiques. « J’ai le droit de dire que cette loi est libérale dans son principe, humaine dans sa pénalité, équitable dans sa juridiction, vigilante dans sa procédure. Nous ne redoutons pas l’opposition qui n’est ni radicale ni systématique, mais, pour ces attaques violentes qui jettent le discrédit sur le pouvoir et le déshonneur dans les familles, il faut que la loi soit sévère, et nous disons au grand parti conservateur : Tenez ferme, nous sommes derrière vous pour vous soutenir. (Très bien ! très bien !) Les pouvoirs qui reculent sont aussi coupables que les citoyens qui se révoltent. » (Vives marques d’approbation et applaudissemens.) Baroche discuta plutôt en homme politique. Il refit à Jules Favre la réplique qu’il lui avait faite maintes fois. Il fut moins à son aise vis-à-vis de Cassagnac dont, au fond, il partageait les appréhensions ; il le réfuta mollement, puis finit par dire : « Après avoir examiné, médité, pondéré le projet qui vous est soumis, si vous le trouvez bon, votez-le ; si vous croyez devoir l’améliorer, proposez des amendemens, nous vous suivrons, et soyez sûrs que votre voix, quelle que soit la décision qu’elle prononce, sera respectée de tous et sera certainement la loi du pays. » (Applaudissemens.) C’était dire en termes transparens : Nous ne tenons pas à la loi plus que vous, prenez-en à votre aise avec elle ; si vous la repoussez, nous n’en serons pas fâchés.


II

Les prédictions alarmistes de Cassagnac, que Jules Favre avait justifiées par la violence de ses attaques, avaient produit un véritable bouleversement dans l’esprit hésitant de la majorité. « Il a raison, disait-on au milieu de groupes très animés ; on ne peut pas voter cette détestable loi ; repoussons-la. — La repousser, disaient d’autres, nous est impossible, bien qu’elle soit détestable, car il ne faut pas que le gouvernement fasse de la popularité sur notre dos ; il faut qu’il la retire lui-même. » Persigny circulait dans les groupes en poussant aux résistances extrêmes, mais son opinion n’était pas ce qui pouvait entraîner la majorité. L’essentiel pour elle était de savoir ce que voulait l’Empereur. Rouher seul pouvait manifester cette volonté ; il ne l’avait pas encore fait. Interrogé, il avait répliqué : « Je vous dirai comme Sganarelle : Mariez-vous, vous ferez bien ; ne vous mariez pas, vous ferez mieux encore. » On racontait que les délégués des journaux départementaux étaient venus dire à l’Empereur que la loi nouvelle tuerait leurs journaux. A quoi l’Empereur aurait répondu : « Je ne puis retirer la loi, je la trouve bonne, mais je puis me tromper, je vous engage à voir vos députés. » D’après un chambellan, il aurait encore dit : « Je n’en voudrais nullement à un député qui voterait contre la loi. » Et ces dispositions étaient rendues vraisemblables par la mollesse avec laquelle, à la Chambre, Baroche avait répliqué à Cassagnac.

En réalité, le gouvernement, perplexe, délibérait. Informé, au sortir de la séance du 31 janvier, de l’effet produit parle discours de Cassagnac, l’Empereur avait réuni le soir même aux Tuileries le Conseil des ministres, le Conseil privé et les présidens des deux Chambres. « L’Empereur flotte, » dit Vaillant dans son Carnet. En effet, aucune décision ne fut prise ce jour-là et le Conseil se réunit de nouveau le 2 février[1].

La délibération dura de neuf heures du soir à deux heures du matin. L’Empereur exposa que la loi paraissait déplaire également à la majorité et à la gauche. Fallait-il la retirer ? ou, en la maintenant, la laisser repousser par le Sénat ou le Corps législatif ? ou bien la soutenir résolument ? On fut unanime à penser que maintenir le projet, en insinuant au Sénat ou au Corps législatif de le repousser, serait sans dignité. Ce subterfuge écarté, Rouher opina pour le retrait : on ne devait pas donner à une opposition implacable le seul moyen efficace dont elle manquât encore d’organiser la subversion, lui permettre de battre en brèche les candidatures officielles et d’émietter la majorité gouvernementale ; la majorité n’aurait peut-être pas la décision de repousser ce funeste présent, mais elle saurait gré au gouvernement de ne pas lui imposer l’approbation dont elle avait horreur ; le retrait des lois devrait être suivi d’une dissolution à brève échéance qui, faite à l’aide de candidatures énergiquement soutenues, confirmerait les résolutions du gouvernement et le débarrasserait de tous les bavardages libéraux. — Se tournant vers Persigny, il adjura les amis de l’Empereur de se réconcilier et de s’unir dans un effort commun, car la situation était grave. Persigny se leva, alla vers lui la main tendue, à la grande satisfaction de l’Empereur et de l’Impératrice. Il fit plus que soutenir la proposition de Rouher, il prononça le mot de coup d’Etat. Le président du Sénat, Troplong, fut de l’avis du retrait. Le président du Corps législatif, Schneider, ne le suivit pas : il n’avait pas cru la loi nécessaire, mais maintenant qu’elle était présentée, la retirer serait une grave faute. Pinard, conformément à son programme, appuya Schneider, et Duruy, Magne, Forcade de la Roquette, La Valette firent de même. Walewski défendit l’œuvre du 19 janvier. L’Impératrice se rangea du côté de Rouher dont elle sera désormais inséparable.

L’Empereur n’admit pas que la loi fût retirée, mais il accepta qu’avant de la faire voter, le corps électoral fût consulté par une dissolution. Il lut même une proclamation dans ce sens : « La versatilité de l’Empereur est vraiment inquiétante, écrit Vaillant. Un discours très bien fait de La Valette lui a fait abandonner son projet. Pourvu qu’il n’y revienne pas ! » L’influence de La Valette fut, en effet, décisive. S’il eût soutenu Rouher, il eût probablement entraîné l’Empereur de ce côté ; mais il avait compris quelle faute il avait commise en exécutant mal le programme du 19 janvier ; il jugeait qu’on n’arrêterait plus le mouvement libéral. Persigny avait jeté le mot de coup d’Etat, La Valette le releva disant : « Il est plus facile de parler de coup d’Etat que de le faire ; il n’est possible qu’appelé par une incitation ardente du pays, et elle n’existe pas. Il n’y a donc qu’à compléter les mesures libérales, non à les reprendre ; le retrait des lois porterait à l’Empire un coup plus fort que toutes les attaques des journaux affranchis ; on accuserait l’Empereur de versatilité ; sa parole serait discréditée. — Ces raisons convainquirent l’Empereur, qui renonça à son projet de dissolution, la grande majorité l’approuva, et il fut décidé que les lois seraient maintenues et défendues à le Chambre Roulier éclata en protestations violentes et, au sortir de la séance, il envoya sa démission, ne voulant plus se retrouver avec l’Empereur. Vuitry suivit son chef de file.

« Vous le voyez, me dit Walewski en me faisant le récit que je viens de reproduire, ce que je vous ai toujours prédit se réalise. Tant que la question sera embrouillée, on pourra obtenir par surprise de l’Empereur des décisions équivoques ; quand elle sera claire et qu’il faudra se prononcer par un oui ou par un non, pour ou contre le maintien des actes du 19 janvier, il se prononcera pour. »


III

Cependant, l’article premier venait en discussion. Pinard se rendit aux Tuileries, dans la matinée du 4 février, à dix heures, prendre les instructions de l’Empereur. Elles furent de défendre l’article. A une heure, Schneider se présente à son tour : « Sire, les dispositions des députés sont telles que, si Rouher n’intervient pas personnellement en votre nom, l’article sera repoussé. » — L’Empereur, qui, maintenant, avait pris son parti et désirait un vote favorable, chargea l’Impératrice de prier Rouher de venir causer avec elle. On le trouva occupé à ses préparatifs de départ. Il se décida non sans résistance, sur le conseil de sa femme, à répondre à l’appel. L’Empereur était chez l’Impératrice. Il demande à Rouher de retirer sa démission et d’aller soutenir la loi ; Rouher se défend : ce n’est pas son avis ; il se plaint que l’Empereur écoute ses ennemis et affaiblisse son crédit ; l’Empereur s’excuse et finit par dire d’un ton de doux reproche : « Ainsi donc, vous aussi, vous voulez m’abandonner ! » À ces mots, Rouher se jette dans ses bras en pleurant, l’embrasse et reprend sa démission. Peu d’instans après, il montait à la tribune, pâle, portant sur son visage bouleversé les traces du combat qu’il venait de soutenir, et il disait à l’assemblée haletante d’attention : « Le 19 janvier a été aux yeux de quelques-uns une réalisation prématurée des espérances conçues ; je n’ai aucune difficulté à déclarer que, pour moi, il a été la réalisation inattendue des espérances qui avaient été formulées parmi vous. Nous nous sommes demandé si nous devions ou non maintenir la loi qui vous était proposée. Je n’hésite point à faire une semblable déclaration, car, de tous ceux qui ont pris part à cette délibération intime, il n’en est pas un qui ait éprouvé des émotions plus vives et des préoccupations plus profondes que celui qui vous parle. (Mouvement. Très bien !) Qu’est-il sorti de ces délibérations ? La volonté nette et précise de soutenir énergiquement le projet de loi qui vous est présenté. (Vives marques d’approbation.) Un engagement avait été contracté à la face du pays, et un gouvernement s’expose à s’amoindrir le jour où il recule devant l’engagement qu’il a contracté (Vive approbation)... même lorsque ensuite les circonstances semblent impliquer, dans une certaine mesure, l’inopportunité de la détermination. Quoi ! nous tiendrions compte de difficultés passagères destinées à s’évanouir et à s’éteindre plutôt que de les regarder face à face, plutôt que de dire : Allons ! que la liberté soit complète ! que la presse soit libre ! (Approbation.) Nous ne redoutons pas ses dangers. S’ils existaient, nous croyons avoir la force, la volonté, le courage nécessaires pour les surmonter. (Nouvelles marques d’approbation.) Je ne crois pas à l’apaisement des partis ; je crois encore à leur ardeur, je crois encore à leurs espérances ; mais je demeure convaincu de leur impuissance (Approbation)... parce que j’ai confiance dans la force du chef de l’Etat, dans la force de son gouvernement, dans la force de cette majorité qui représente la France entière. (Très bien ! très bien !) Si j’examine la situation intérieure de ce pays, qu’y vois-je donc qui soit de nature à faire redouter les espérances conçues et les calculs prémédités ? (Très bien ! Bravo !) Aujourd’hui, plus que jamais, il faut qu’elle établisse sa solidarité avec le gouvernement. Et je m’adresse à vous, fraction de la majorité, émue comme je l’ai été des difficultés de la situation ; je m’adresse à vous pour vous dire : Ne nous séparons pas ! faisons ensemble cette loi, restons ensemble dans la voie libérale, restons compacts dans cette tentative grandiose, digne de vous et de nous, afin que nous puissions rester compacts et unis le jour où un danger, se levant, menacerait la sécurité publique. (Applaudissemens prolongés.) Nous ne sommes plus au temps où l’Empire était constitué par un élan de la nation, par le souvenir des dangers récens qui avaient bouleversé la société ; nous ne sommes plus au temps où la cohésion était complète. Des générations se sont élevées, elles ont grandi. Interrogez le présent : des 8 500 000 citoyens qui ont voté l’Empire, qui l’ont créé, il y en a à l’heure actuelle près de 4 000 000 couchés dans la tombe. Oh ! c’est que le temps marche, et que nous ne comptons pas ! C’est que sur cette liste électorale qui est la base de notre droit public, les 4 000 000 d’hommes nouveaux inscrits depuis 1852 n’ont pas les souvenirs et l’expérience que vous avez eus ; ils ont dans le cœur des ardeurs nouvelles ; ils aspirent à une liberté plus étendue. Ne les irritons pas, ne cherchons pas à les contenir ; marchons avec eux pour les guider et les modérer. (Très bien ! très bien ! Applaudissemens.) Donc cette loi qui formule un progrès, qui crée des garanties, votez-la, et ayez confiance en nous. »

Le langage de Rouher, sincère au moment où il le tenait, n’était que la concession sentimentale d’un dévouement digne de respect, mais il n’exprimait pas sa véritable pensée à laquelle il devait fatalement revenir. Quoi qu’il eût dit avec bonne foi au moment où il parlait, il nourrissait toujours l’espérance d’arrêter et même de faire rétrograder le mouvement libéral : il comptait que les élections, faites à l’aide de candidatures officielles vigoureuses, surtout si on convoquait les collèges électoraux à l’improviste, avant le terme légal, rendraient au régime autoritaire toute la force dont il s’était maladroitement dépouillé ; il croyait bien qu’en effet le mouvement libéral était en croissance dans une portion des classes moyennes, mais que la grande masse électorale y était indifférente, et c’était elle qui formait les gros bataillons du suffrage universel.

Cette conception manquait de grandeur et de prévoyance. Il y aurait eu quelque grandeur, celle au moins de l’audace, à retirer les lois, à enjamber les décrets du 24 novembre et du 19 janvier, à revenir à la stricte pratique de la Constitution de 1852, en disant au pays : « Nous n’avons cessé d’accroître les libertés civiles et politiques ; chacune de nos concessions a été suivie d’un redoublement d’hostilité ; on ne dissimule pas qu’on poursuit l’affranchissement de la presse pour mieux nous saper ; à la guerre nous répondons par la guerre ; que le peuple prononce entre son élu et des conspirateurs qui ne prennent plus la peine de déguiser leurs desseins. » Dès qu’on reculait devant cet acte de hardiesse, il n’y avait qu’à sortir d’un demi-libéralisme énervant, qui effrayait les uns sans satisfaire les autres, et à établir spontanément la liberté constitutionnelle totale. Ne s’étant pas résolu à tout reprendre, ne pas se résigner à tout donner n’était pas une habile politique. Depuis les décrets qui assuraient à l’opposition la liberté de parole et la loi qui allait délier la plume des journalistes, l’opposition possédait toutes les facilités suffisantes à son œuvre de renversement. Le total de la liberté n’aurait profité qu’au gouvernement pour lequel elle eût constitué un parapet protecteur contre la fusillade ennemie. En donnant la liberté complète, on eût désagrégé la coalition ennemie ; on l’eût obligée à démasquer ses desseins déloyaux, et le pays aurait cessé de répéter : liberté, parce qu’il aurait compris que liberté signifiait : révolution. On préféra s’en tenir au triste thème du Duc d’Angoulême répondant en 1830 à un fidèle royaliste, Vitrolles, qui le pressait de désarmer l’opinion par des concessions : « La situation n’est pas encore assez désespérée. » Pourquoi faut-il, que, cette fois encore, ce soit de Berlin que nous soit venue la leçon de politique ! « En toutes choses, disait Bismarck au Landtag prussien, il y a deux chemins à prendre ; c’est l’avenir qui décide quelle est la bonne, quelle est la fausse route ; mais un gouvernement suit une voie qui le mène à sa perte s’il fait tantôt ceci, tantôt cela, s’il promet aujourd’hui quelque chose et que demain il ne se souvienne plus de sa promesse. La fluctuation ne lui est pas permise ; la voie une fois choisie il doit marcher en avant, sans regarder ni à droite ni à gauche. Dès qu’il est hésitant, il faiblit, et toute la vie publique en souffre. » (Discours du 28 février 1868.)

Le discours de Rouher décida la majorité et l’article premier ne rencontra que sept opposans : « Les sept sages de la Grèce ! » cria Cassagnac.


IV

Opposition et gouvernement se réclamaient également du droit commun. Le jury, disait l’opposition, c’est le droit commun pour les délits de presse. — Même pour les délits de presse, soutenait le gouvernement, le droit commun c’est la police correctionnelle. Ma thèse fut : Le jury est, en effet, le droit commun, tant qu’on maintiendra des délits spéciaux de presse, mais les tribunaux de police correctionnelle deviendront ce droit commun dès que, les délits de presse abolis, on ne verra plus dans les journaux que des moyens de commettre des crimes ou délits ordinaires. — Tant que vous persisterez dans vos délits d’opinion, dis-je au gouvernement, subissez le jury. — Dès que les délits d’opinion auront été abolis, dis-je à l’opposition, vous ne pouvez rien objecter à la police correctionnelle. Pourquoi, en effet, avait-on accordé aux délits de presse une juridiction privilégiée ? Parce que, par leur nature indéfinissable, ils conservaient un vague menaçant, qui livrait la presse à l’arbitraire du juge. On avait corrigé ce vague et cet arbitraire par le choix d’un juge tout à fait indépendant ; l’indétermination du délit cessait d’être une menace, dès que le choix du juge était une protection. Je soutins donc qu’il fallait abolir absolument tous les délits de presse et ne rendre les journaux responsables que lorsque les opinions seraient devenues des actes. Dans ce cas, ils doivent encourir la responsabilité à laquelle les actes quelconques sont soumis.

De même que l’invention de la poudre a fourni aux hommes un moyen nouveau de commettre un meurtre sans créer pour cela un crime nouveau, de même l’invention de l’imprimerie n’a rien fait de plus que de leur procurer un nouvel instrument de sédition, de diffamation, d’injure, de délits de toute sorte, de tout temps connus et réprimés par la loi. Ainsi l’assassinat est puni, mais on peut assassiner de bien des manières différentes : on peut étrangler, on peut noyer, on peut poignarder. Est-ce qu’on a établi le crime de poignard ? le crime de noyade ? le crime de strangulation ? Non, il n’y a que le crime d’assassinat et peu importe le moyen à l’aide duquel il est commis. Si les journalistes ne peuvent être poursuivis que quand leurs articles deviennent des délits de droit commun, pourquoi ne seraient-ils pas soumis aux tribunaux du droit commun ? Pourquoi leur donnerait-on un juge exceptionnel ? Le jury, en matière de presse, n’avait été introduit, même pour les simples délits, que parce que les délits de presse étaient nécessairement arbitraires ; c’était le palliatif à un mal. Le mal détruit par l’abolition des délits de presse, à quoi bon le palliatif ? Concevez-vous, s’écrie-t-on mélodramatiquement, un écrivain sur le banc des escrocs ? Il me semble que, lorsqu’il comparaît en cour d’assises, il ne s’assied pas sur le banc des honnêtes gens.

Je donnai une forme pratique à cette théorie, qui n’avait pas encore été produite dans les innombrables discussions sur la presse. J’exposai et je discutai tous les points de vue qui se rattachent à cette question complexe ; j’insistai surtout sur ce qui constituait la nouveauté de mon système, l’impossibilité de maintenir des délits d’opinion : « De quelque manière qu’elle se produise, convenable ou inconvenante, modérée ou passionnée, outrageante ou mesurée, une opinion est inviolable ; elle ne peut être répréhensible que lorsqu’elle se convertit en acte ou en complicité d’un acte qualifié par la loi crime ou délit. Ainsi un journaliste écrit : « Je vous engage à brûler la maison d’un tel. » Vous suivez le conseil, vous brûlez ou vous tentez de brûler, vous commettez la voie de fait. Il ne s’agit plus alors d’une opinion, mais bien d’un acte, ou plutôt de la complicité dans un acte qualifié par la loi crime ou délit. Permettre de telles choses, ce ne serait pas constituer la liberté de la presse, ce serait détruire tout le droit pénal. Mais poursuivre une opinion tant qu’elle n’a pas produit un acte délictueux, c’est une entreprise contre la liberté de l’esprit humain, entreprise inutile. Quel a été le résultat de tous les procès de presse ? Dans ses Mémoires, M. Guizot avoue que, sous le gouvernement de Louis-Philippe, on en a fait trop et que ces procès ont été plutôt nuisibles qu’utiles. Il n’est aucun homme d’Etat de ce temps qui ne pense de même, et, pour exprimer cette pensée, l’honorable M. Baroche, en 1862 ou 1863, trouvait une expression d’une véritable beauté lorsqu’il vous a parlé de cette presse triomphante à force d’avoir été condamnée. En effet, si le journaliste est acquitté, le pouvoir est affaibli, si le journaliste est condamné, l’influence de l’écrivain s’augmente du prestige qui s’attache à quiconque souffre persécution pour sa foi.

« Beaucoup de pessimistes affectent de décrier la nature humaine, de la présenter comme incapable de mouvemens élevés. Si j’avais besoin de me réconcilier avec l’humanité, je serais convaincu de l’existence de ses nobles instincts par la prédilection qu’elle témoigne à ceux qui souffrent. Elle subit et adule les victorieux ; elle ne les aime pas. Elle ne reconnaît le don de la vérité qu’à ceux qui ont en même temps le don des larmes. Veut-elle créer une légende, elle ne s’arrête pas à ceux qui marchent à la tête des armées triomphantes devant les multitudes prosternées : elle va au pied d’un bûcher sur lequel on brûle une pauvre et sainte fille du peuple, et elle crée la légende nationale ; elle va dans une rue étroite de Paris, elle y voit un roi frappé par le poignard d’un assassin, et elle crée la légende bourbonienne ; elle va sur un roc solitaire où le plus brillant génie moderne avait été jeté par ses fautes plus encore que par l’adversité ; elle l’entend confesser ses erreurs, et alors elle, qui n’avait pas été séduite par les bataillons en marche, par les drapeaux déployés, par les enseignes guerrières, par les louanges flatteuses des grands corps de l’Etat, par les clameurs de la multitude enivrée, elle s’attendrit devant les souffrances, et elle crée la légende napoléonienne. (Très bien ! très bien !) Vincit qui patitur : savoir souffrir, c’est vaincre. Cessez donc de fabriquer des lois pour punir la pensée, réprimer les opinions, combattre les erreurs : n’entendez-vous pas la voix du temps qui affirme et qui répète que vous ne pouvez rien ? L’erreur n’a d’autre juge, d’autre dominateur que la vérité. Entre l’erreur et la vérité, il y a un combat éternel et les vicissitudes de ce combat, et les défaites et les victoires qui se succèdent, c’est l’histoire même du génie humain. On doit au bien la protection qu’on ne doit pas au mal, mais au mal autant qu’au bien on doit la liberté[2]. Ce n’est que par l’éclat qu’elle répand autour d’elle quand elle se montre que la vérité doit triompher. » (Mouvemens divers et prolongés.)

Je ne concluais pas cependant à la liberté absolue, à la liberté illimitée ; il n’y a rien d’absolu dans le monde. « L’illimité est une chimère et une folie. Oui, sans doute, les limites de la presse existent, très nombreuses et très efficaces ; mais elles ne sont pas dans la répression judiciaire. La limite la plus puissante que trouve la liberté de la presse est dans ce que M. Thiers a appelé avec exactitude l’intégralité des libertés, et ce que j’appellerai, selon une belle expression de M. de Girardin, la pondération des libertés. » Parmi ces libertés, je citai le droit de réunion, les libertés locales, et surtout la liberté parlementaire : « Ces limites à la liberté de la presse étant indiquées, puis-je aller jusqu’à prétendre que la licence disparaîtra, qu’il n’y aura plus de journalistes déréglés et injustes ? Non, certes. Non, ni la pondération des libertés, ni les libertés locales, ni le pouvoir parlementaire, ni les obligations de publicité, rien de tout cela n’empêcherait une partie de la presse d’être licencieuse, de soutenir des thèses condamnables, d’affirmer des faits inexacts, de critiquer avec emportement, d’attaquer sans justice. Mais telle est la condition même de l’existence de la liberté : on ne peut atteindre la licence sans frapper la liberté elle-même. Ceux qui se proposent d’empêcher la licence sans détruire la liberté me rappellent cet enfant qui me demandait un jour s’il ne pourrait pas y avoir une lumière qui ne produirait pas d’ombre. Je vous réponds ce que je lui répondais : « Il n’y a qu’une manière d’empêcher la lumière de produire de l’ombre, c’est de l’éteindre. » (Mouvement.) Me voici arrivé à la dernière conséquence de mes idées et je le dis avec une entière franchise. Il faut opter : ou bien poursuivre la licence, et par là même condamner la liberté, ou bien respecter la liberté, mais alors tolérer la licence. Pour mon compte, je n’hésite pas. L’absence de liberté, c’est l’affaiblissement des caractères, l’énervement de la vie sociale ; c’est l’incrédulité sur tout ce que disent et affirment les agens du pouvoir. Quand la liberté existe, il y a des orages, il y a des jours d’épreuve, des heures de combat ; la vie, pour les hommes qui sont au gouvernement, n’est pas une vie de sybarites, c’est une vie de difficultés et de périls. Mais aussi quel éclat ! quelle noblesse ! quelle grandeur ! quelle vigueur dans les caractères ! quel développement dans l’intelligence ! quelle belle et puissante société ! Vous avez le combat, mais vous avez la sécurité. (Rumeurs.) Vous avez les difficultés, mais vous avez la dignité ; vous avez le péril, mais vous avez la grandeur[3]. »

Ces idées obtinrent peu de succès auprès de mes collègues et mon projet ne fut pas pris en considération.


V

La reprise des travaux législatifs, en mai, fut précédée d’un intermède politique à l’Académie : la réception par Rémusat de Jules Favre, appelé à la succession de Victor Cousin[4]. Cette élection avait été l’œuvre de la coalition ennemie de l’Empire ; Berryer, dont Jules Favre entourait la vieillesse d’une admiration qu’il n’avait pas toujours professée avec le même enthousiasme, en avait été, avec Thiers, le principal promoteur.

Cousin[5] était mort à Cannes où il venait chaque hiver se réchauffer au soleil et retrouver Mérimée, l’hôte habituel du pays. Cette année-là, Barthélémy Saint-Hilaire l’accompagnait. Le 13 janvier 1867, après une mauvaise nuit, il se leva, accablé des fatigues de l’insomnie, et se mit néanmoins à corriger des épreuves. Au déjeuner, une invincible envie de dormir le terrasse ; on le transporte sur une chaise longue, et il tombe dans une léthargie dont il ne se réveille plus. On parla d’appeler Dupanloup qui était à Nice. Mérimée s’y opposa, « parce que l’évêque d’Orléans aurait fait une relation à sa manière. » Le moribond était déjà hors d’état de participer à un acte quelconque, et il n’avait auparavant fait connaître à personne ses intentions pour le moment suprême. Barthélémy Saint-Hilaire le dit, en l’éconduisant, à l’abbé Blampignon, ami de Cousin, qui voulait procéder aux cérémonies de son ministère. Le clergé cependant accompagna le corps à la gare, et il eut des obsèques religieuses à Paris.

La disparition d’un des maîtres de la philosophie du XIXe siècle ne fut pas même soupçonnée par la foule. Elle fut un deuil pour l’élite intellectuelle. Doudan écrivit : « Mme de Sévigné dit quelque part de la mort de son jardinier : « Le jardin en est tout triste. » Cette vie si puissante de M. Cousin, en s’éteignant, rend le jardin tout triste. Il avait, sans doute, l’esprit bien mobile, mais il n’a jamais souffert qu’on lui offrît le prix de ses changemens d’opinions ou de sentimens. Il avait porté dans l’esprit de la philosophie, dans l’enchaînement des vérités morales, quelque chose du génie de Corneille. Il avait donné comme une âme romaine aux abstractions. Il avait réuni l’émotion à la rigueur des démonstrations. Avant lui, et depuis Platon, la philosophie avait toujours eu l’air d’un glacier dans l’ombre. M. Cousin avait éclairé tous les sommets de la métaphysique de cette lumière que vous avez vue de Divonne vers l’heure du coucher du soleil, sur les hauteurs des Alpes. »

Cousin était, en effet, un être de feu, toujours en élaboration intellectuelle ; même au repos, on sentait dans toute sa personne le frémissement d’une vibration prête à résonner. Ses yeux, brasiers ardens, allumés par la combustion intérieure, vous réchauffaient quand ils se posaient sur vous. Je les vois, je les sens encore, ces yeux si particuliers, qui auraient pu, tant ils étaient parlans, dispenser de s’ouvrir des lèvres cependant bien préparées pour l’épanouissement du verbe. Tout foyer doit être pourvu : il alimentait le sien, non seulement par les méditations dont on lisait l’intensité sur le front puissant de sa petite tête ronde, mais il allait partout à la réquisition, et son nez relevé à l’extrémité, le nez de l’investigation, semblait humer toutes les pensées qui traversaient l’air. Il était suprêmement doué de cette éloquence que Cicéron a définie : continuus animi motus. Un auditoire ne lui était pas nécessaire ; il était éloquent pour lui-même ; la source intarissable débordait sans répit. Vous rencontrait-il dans la rue, il vous prenait par le bras, et, revenant de sa porte à la vôtre, de la vôtre à la sienne, il entamait un entretien tel qu’il l’eût tenu au cap Sunium. Que de trésors j’ai recueillis dans ces rencontres heureuses ! Son esprit était largement généralisateur sans qu’il tombât dans les déclamations vagues, parce que ces généralisations s’appuyaient à des faits bien observés. Quelque Mont-Blanc qu’il eût gravi, son regard perçant discernait les arbres de la vallée.

Sa vie morale n’était pas moins relevée que sa vie intellectuelle. Il n’a jamais connu aucune des formes de la vanité, ni celle qui se complaît aux vulgarités du luxe matériel, ni celle qui recherche les adulations. Un compliment l’importunait. Devenu possesseur d’une certaine fortune par son économie et ses profits littéraires, il continua les habitudes d’anachorète de ses années de pauvreté, par détachement, non par avarice. Qui niera, après la lecture de son émouvante étude sur Santa-Rosa, que son cœur fût capable de tendresse ? Il pleurait en annonçant à ses élèves de l’Ecole normale la mort d’Armand Carrel, qu’il ne connaissait pas et qui militait dans un camp opposé au sien. Mais il ne croyait pas que la bonté consistât à larmoyer et ne mettait pas sa sensibilité en devanture, comme tel de ses disciples qui l’a accusé de dureté. On ne compte pas ses traits de serviabilité, d’obligeance, envers ses élèves et ses amis. Adolphe Franck m’a conté que, jeune professeur à Nancy, il se trouva tout à coup obligé par sa santé de quitter son cours pour se rendre à Pise. Il alla prendre congé de Cousin. « Et que deviendront en votre absence, lui dit le Maître, votre jeune femme et vos petits enfans ? Et que deviendrez-vous vous-même, privé des ressources de votre traitement ? Il est des circonstances où il faut se souvenir qu’on a des amis. On me croit pauvre, mais je suis riche ; je puis vous aider ; ne l’oubliez pas ! » Il a comblé Barthélémy Saint-Hilaire et Mignet, qu’il a fini par instituer ses légataires universels. Jules Simon fut un de ses élèves auxquels il a accordé le plus constamment sa protection. Il lui apprit à travailler en l’associant à ses travaux[6] ; il l’introduisit dans la renommée en lui confiant la suppléance de son cours[7] ; il seconda ses premières vues ambitieuses dans une candidature en Bretagne en 1847[8] ; il contribua à son élection à l’Académie des Sciences morales et politiques[9].

En 1830, Cousin abandonna l’enseignement, devint un des huit membres permanens du Conseil de l’Université et, un instant en 1840, ministre de l’Instruction publique. Il fut le vrai directeur de l’enseignement philosophique pendant tout le règne de Louis-Philippe. Il ne faisait rien froidement : il apporta donc de la passion dans ce rôle, passion surtout de justice. Aucune recommandation, d’où qu’elle vînt, n’obtenait accès auprès de lui, et il n’accordait ou ne refusait qu’en tenant compte du mérite, du travail, de l’intérêt de la science. Cette haine du favoritisme lui créa plus d’ennemis qu’une pratique éhontée du népotisme. Après 1852, il prit sa retraite. On le laissa dans son logement de la Sorbonne, occupé jadis par Turgot, dont le seul luxe était sa riche bibliothèque. Ne voulant pas que ce trésor amoureusement amassé se dispersât, il en fit don à l’Université. L’Empereur, en retour, fit placer son nom sur une des rues du quartier Latin, et lui proposa, par son confrère Lebrun, de le nommer membre de la Commission de la Correspondance de Napoléon Ier. Il refusa, mais en se défendant de tout sentiment hostile à l’Empire. En effet, au grand déplaisir de ses amis, il se montra constamment sympathique à l’Empereur. Il était, avec Duchâtel, presque le seul des hommes des anciens partis, ayant éprouvé les terreurs d’attente des années 1850-1851, qui se souvînt. Il sentait gronder encore au fond de la société les passions de haine ou d’ignorance dont Napoléon III avait étouffé l’explosion menaçante, et il ne voulait pas contribuer à leur ouvrir forcément le champ. Aussi fut-il un de ceux qui, au milieu des attaques sectaires, soutinrent mon courage par ses approbations affectueuses.

Dans sa retraite, il abandonna à peu près la philosophie, se contentant de réimprimer et de corriger, pas toujours avec bonheur, ses anciennes œuvres. Il porta surtout son inextinguible passion dans l’histoire et la critique. Là comme partout, il fut génial, créateur ; les manuscrits lui dirent des choses que personne n’avait entendues ; il retrouva le véritable Pascal sous le badigeonnage que les jansénistes avaient étendu sur les Pensées ; avec une intuition divinatoire, il découvrit l’origine et le fondement de la foi de ce sublime désespéré, croyant par scepticisme. Là aussi il a fait école et il a suscité les Régnier, les Boislisle, qui, grâce à la noble ambition des Hachette, ont commencé des éditions critiques de nos classiques, uniques dans toutes les littératures. Ses biographies attachantes des grandes dames du XVIIe siècle reposent sur un fond de forte érudition, et il a déployé dans quelques pages historiques sur la jeunesse de Mazarin l’ampleur simple des meilleurs maîtres. Beau génie dans tous les sens, vaste autant que solide, donnant à tout ce qu’il a touché la sûreté de la science, l’entraînement de la vie et la poésie de l’imagination.


VI

Il ne peut entrer dans mon plan d’exposer en détail sa doctrine philosophique ; je n’en indiquerai que les sommets. Chaque philosophe supérieur, dans le vaste domaine de sa pensée a son Centre, sa Droite, sa Gauche, et, en allant de l’un à l’autre, il reste encore chez lui. Cousin était à sa Gauche dans ses leçons enflammées de 1828 ; il était passé à sa Droite quand il négociait avec Rome les tolérances de l’Index[10]. C’est à son Centre qu’il faut le prendre, après les exagérations et avant les repentirs.

Là on trouve une première idée maîtresse : la philosophie doit être laïque, séculière, indépendante, ne relevant que de la raison. La raison est cette faculté de connaître, révélation intime et permanente de Dieu dont est illuminé tout homme venant en ce monde. Elle est impersonnelle, parce qu’elle n’est dans chaque individu qu’un fragment de la raison universelle, constante, éternelle, la même dans tous les pays et dans tous les temps. Chez tous les êtres qui ne se sont pas dépouillés de la nature humaine et qui ne l’ont pas abolie en eux par la dégradation du vice, elle se manifeste avec une égale autorité, soit par voie d’intuition spontanée, soit par voie de réflexion appliquée, sans interprètes ni commentateurs[11]. Fait-on de la philosophie la servante d’un dogme, elle n’a aucun caractère d’universalité, car différens dogmes se partagent la créance des hommes ; ne relevant que de la raison universelle, elle peut aspirer à formuler les grandes vérités naturelles indépendantes de tous les cultes qui s’élèvent au-dessus de la nuit de nos disputes et brillent dans une région plus haute, comme le phare toujours allumé de l’esprit humain. Elle n’a besoin d’aucun dogme pour constituer une morale et une société. Spontanée ou réfléchie, elle contient en elle les principes nécessaires, qui ont l’évidence fatale des axiomes. De ces lois nécessaires elle tire la notion et les règles de la justice, la distinction du bien et du mal, du devoir, de la liberté et de la responsabilité pénale qui sanctionne la violation du devoir et le mauvais usage de la liberté : elle suffit à l’édification d’un État.

Quand un personnage illustre était appelé au Forum devant la justice du peuple, il se présentait suivi de ses cliens et il disait au juge en les montrant : « Qu’ils témoignent du bien que j’ai fait ! » Chaque fois que ses détracteurs l’appellent au forum du genre humain, la raison peut, elle aussi, se présenter avec ses cliens et dire à ses juges par la voix des Anaxagore, des Socrate, des Platon, des Aristote, des Cicéron, des Epictète, des Marc-Aurèle : « Qui donc, avant la venue de Jésus-Christ, a enseigné aux hommes qu’ils possèdent une âme, une âme libre, capable de faire le mal et capable aussi de faire le bien, à laquelle est préparée une destinée immortelle ? De qui ont-ils reçu ces nobles principes qu’il est plus beau de garder la foi donnée que de la trahir ? qu’il y a de la dignité à maîtriser ses passions, à demeurer tempérant, même au sein des plaisirs permis ? Qui leur a prêché l’oubli des injures et cette tolérance généreuse qui nous engage à pardonner aux autres ce que nous voulons qu’on nous pardonne à nous-même ? Qui leur a appris ces grandes paroles : Un ami est un autre soi-même ; il faut aimer ses amis plus que soi ; il faut aimer sa patrie plus que ses amis, l’humanité plus que sa patrie ? Qui leur a révélé les vérités certaines et nécessaires sur lesquelles reposent la vie et la société, toutes les vertus privées et publiques ? Qui ? si ce n’est moi ! » Par la voix de Bossuet elle dit : « J’ai fondé le grand empire qui a englouti tous les empires et mis l’Univers sous le joug. J’ai suscité le peuple le plus hardi et, en même temps, le plus réglé dans ses conseils, qui a porté au plus haut degré l’art de vaincre et celui plus difficile d’affermir un Etat, créé le Droit éternel et édicté ces lois qui ont paru si saintes que leur majesté subsiste encore malgré la ruine de l’Empire parce que le bon sens, qui est le maître de la vie humaine, y règne partout, qu’on ne voit nulle part une plus belle application des règles de l’équité naturelle[12]. »

Ce magnifique spectacle des œuvres de la raison humaine a inspiré à Thomas d’Aquin sa célèbre définition de la loi : Ordinatio rationis ; à Suarez cette maxime : que « les hommes se conduisent dans les matières civiles par la raison naturelle, non par les révélations ; » à Bossuet, cette pensée : « qu’il est beaucoup plus important de conserver la religion que les royaumes pour maintenir les bonnes mœurs et faire arriver les âmes au salut ; mais non pour maintenir la société civile et ce qui est de l’essence de cette société : car la société civile pourrait subsister et se soutenir, dans un état de perfection, même en supposant la vraie religion anéantie[13]. »

Cousin n’a jamais été infidèle à ce culte de la raison. Il en a fait la règle de sa conduite autant que celle de ses pensées. Dans son long gouvernement de l’Université, il n’a jamais tenu compte des croyances confessionnelles de ses professeurs. Il y avait alors comme un ostracisme qui écartait les juifs des chaires de philosophie. Il distingua l’un d’eux, Adolphe Franck, digne de cette faveur par sa science, son esprit élevé, son talent ; il s’attacha à lui, l’aida de ses conseils, et, le jour où il fut reçu agrégé de philosophie, lui fut un jour de joie personnelle. Il s’écria : « Voilà la philosophie sécularisée ! » Toutefois il dit au jeune professeur : « Quand vous rencontrerez cette grande dame qu’on appelle l’Eglise, saluez-la bien bas. » Par malheur, il compromit sa belle thèse en l’exagérant. Les philosophes positivistes s’arrêtaient trop tôt ; lui ne le fit pas assez vite. Les positivistes ne tenaient compte que des phénomènes de la vie terrestre, des effets ; contre eux, il soutint que la raison toute seule découvre « par delà les limites et sous le voile de l’Univers, une cause cachée, Dieu, et conçoit la touchante et solide espérance qu’après cette vie, l’âme immatérielle, intelligente et libre, sera recueillie par son Auteur. » Mais quelle est la nature et quels sont les attributs de ce Dieu ? pourquoi a-t-il créé la vie et la mort ? quelle sera la forme de cette vie future dont nous avons l’invincible pressentiment ? quels rapports avons-nous avec les mondes qui nous enveloppent ? La raison ne le sait pas, ne peut pas le savoir, ne le saura jamais, malgré tous les progrès de la science ; elle domptera l’Univers ; elle n’escaladera pas le ciel, et ne percera pas le mystère de l’Infini.

Il est des esprits qui se résignent à s’arrêter à la limite infranchissable et qui, stoïques devant les épreuves de la vie comme devant l’inconnu de la mort, s’en tiennent à ces pensées de Cicéron et de Marc-Aurèle qui se complètent l’une par l’autre. Ils disent avec Cicéron : « La mort, il n’en faut tenir nul compte si elle éteint notre âme ; il faut la souhaiter si elle lui ouvre un séjour d’immortalité. Si je me trompe en croyant les âmes immortelles, je me trompe avec plaisir et je ne veux pas qu’on m’arrache une erreur qui fait le charme de ma vie. Que si, au contraire, comme le disent quelques demi-philosophes, je n’ai plus de sentiment après ma mort, je ne crains pas qu’ensevelis comme moi dans le néant, ils se moquent de ma crédulité[14]. » Ils disent encore avec Marc-Aurèle : « Il faut toujours avoir devant les yeux le peu de durée, le peu de prix des choses humaines : hier, ce n’était qu’un germe, demain ce sera de la cendre ; il faut donc se conformer à la nature durant cet instant imperceptible que nous vivons ; il faut partir de la vie avec résignation comme l’olive mûre qui tombe en bénissant la terre qui l’a nourrie et en rendant grâces à l’arbre qui l’a produite[15], » Mais d’autres, plus tourmentés des besoins de certitude, veulent absolument savoir ce que la raison est impuissante à apprendre.

Alors commence le rôle de la religion. Elle dit : A côté de la révélation intime et permanente qui est en toi, il en est une autre accidentelle, extérieure, bien plus divine, celle que m’a apportée un messager d’en haut, qui, pour les uns, s’appelle Moïse, pour les autres Çakya-Mouni, pour les autres Mahomet, pour les autres Jésus-Christ. Dante avait pu, sous la conduite de Virgile, traverser les demeures dolentes de l’enfer et celles qu’éclaire le demi-jour voilé du purgatoire, mais il ne serait pas allé plus loin, si Béatrice n’était venue et, aux sons des idéales mélodies, ne l’avait introduit dans les splendeurs de l’éternelle lumière : la religion est la Béatrice de l’humanité. Cousin n’a pas vu que Virgile et Béatrice ne conduisent pas dans les mêmes demeures et que la philosophie et la religion n’ont ni le même objet ni le même guide : selon lui, ce que la religion exprime sous forme de symboles, la philosophie l’éclairant, le traduit en pensées, en vérités pures et rationnelles. Elle ne détruit pas la foi, elle l’éclairé, la féconde et l’élève du demi-jour du symbole à la pleine lumière de la pensée pure : elle lui tend doucement la main et l’aide à s’élever plus haut encore.

Non, la philosophie n’est pas un perfectionnement de la religion ; elle ne la féconde ni ne l’éclaire. Elle est à côté d’elle et en dehors d’elle, ayant son objet propre, distinct de celui de la religion, ni supérieure ni subordonnée, mais indépendante ; l’une se tient dans l’ordre naturel, l’autre dévoile le monde surnaturel : entre les deux, il y a donc différence et non hostilité. Cependant la religion n’empiète pas, lorsque, désireuse de posséder l’homme tout entier, elle ne laisse pas à la philosophie seule le soin de lui enseigner les vérités naturelles ; qu’elle les fortifié par son dogme en y ajoutant des sanctions divines et en donnant l’enfer comme supplément à la prison. Elle ne sortirait de ses limites que si, méconnaissant qu’une philosophie, même faite par des théologiens, reste une œuvre de la raison, elle imprimait à la science rationnelle, telle qu’elle la conçoit, le caractère d’infaillibilité réservé à ce qui relève de la foi. Mais la philosophie empiète certainement quand, non contente d’affirmer Dieu, elle veut encore l’expliquer, le définir, décrire ses attributs et le mode de son action. Cousin a commis un excès de pouvoir en émettant les propositions suivantes : « La création est un acte nécessaire qui ajoute à la perfection divine ; Dieu est dans la nature aussi bien que dans l’homme, il n’est pas un Dieu abstrait, un roi solitaire, relégué par delà la création sur le trône d’une éternité silencieuse et d’une existence absolue qui ressemble au néant même de l’existence. C’est un Dieu à la fois vrai et réel, à la fois substance et cause, toujours substance et toujours cause, il n’est substance qu’en tant que cause et cause qu’en tant que substance, c’est-à-dire étant cause absolue ; un et plusieurs, éternité et temps ; espace et nombre, essence et vie, individualité et totalité, principe, fin, milieu ; au sommet de l’être et à son plus humble degré ; infini et fini tout ensemble ; triple enfin, c’est-à-dire à la fois Dieu, nature, humanité. »

Qu’en sait-il ? la raison ne lui a rien appris de tout cela. Une définition quelconque de Dieu est anti-philosophique. « Platon estime qu’il y a quelque vice d’impiété à trop s’enquérir de Dieu et du monde et des causes premières des choses[16]. » La raison trouve au plus intime d’elle-même la vision de Dieu comme notre œil perçoit, dans les profondeurs du firmament, les scintillemens des soleils : mais pas plus notre raison que notre œil ne peuvent définir les immensités qu’ils ont perçues. La philosophie a une psychologie, une métaphysique, une logique, une morale ; elle ne peut pas avoir de théodicée ; la théodicée est du domaine exclusif de la religion. Par ces (empiétemens Cousin a compromis cette raison qu’il avait si bien servie, et encouragé l’attaque de ceux qui lui ont refusé tout parce qu’il lui accordait trop. Au lieu d’assurer, entre la philosophie et la religion, la concorde qui fût résultée du cantonnement dans leurs sphères propres, il a allumé une guerre inévitable en leur donnant le même objet à se disputer. En effet deux polémistes catholiques, Gioberti et l’abbé Maret, incriminèrent sa définition de Dieu, homme et monde, de panthéisme, Cousin expliqua, atténua, rectifia, puis capitula et accorda que « Dieu n’est pas le monde, bien qu’il y soit partout présent en esprit et en vérité. « N’eût-il pas mieux valu ne pas s’engager dans ces spéculations extra-philosophiques ?


VII

Dans cette philosophie où il s’est établi en docteur indépendant de toute théologie. Cousin préconise une autre théorie : « Tous les systèmes que la raison conçoit se classent en quatre irréductibles : l’idéalisme, le sensualisme, le scepticisme et le mysticisme. » La lutte de ces systèmes et les alternatives sans cesse renouvelées de leurs succès et de leurs revers constituent toute l’histoire de la philosophie, lutte sans issue, car chacun d’entre eux, à côté de l’erreur, contient une portion de vérité, par quoi il se soutient et se relève des défaites. Ne serait-il pas possible de conclure un traité de paix entre ces formes de la pensée, qui ne sont fausses en partie que parce qu’elles sont incomplètes et que chacune ne saisit qu’un des aspects de la vérité totale difficile à embrasser à la fois dans son ensemble ? Ne serait-il pas possible d’extraire de ces diversités une philosophie unique où chaque système retrouverait ce qu’il y a de vrai en lui et qui, en tenant quelque chose de chacun d’eux, ne serait cependant pas un syncrétisme d’élémens disparates, mais un système original supérieur à tous ceux qu’il a conciliés ? Cousin le crut, et cette idée, qu’il tira de son propre fonds et que l’optimisme d’Hegel ne fit que confirmer, le place, dans la pléiade bienfaisante des prédicateurs de la tolérance, bien au-dessus de Voltaire, car celui-ci a combattu les oppressions doctrinales en raillant indistinctement tous les systèmes ; Cousin les a écartés en prouvant qu’ils étaient tous indistinctement dignes de respect comme dépositaires d’une portion de la vérité.

Sa classification des systèmes philosophiques est vraie[17] : chacun met un long temps à prendre pleine conscience de lui-même, à se formuler et à dégager ses dernières conséquences ; il y faut souvent une succession d’hommes distingués ou même de génies. Mais arrive un moment où il est terminé, et alors il ne varie plus, si ce n’est dans des nuances de terminologie adaptées au temps, qui cachent quelquefois son véritable caractère sans le détruire. Ne croyez pas cependant que quand ces grands systèmes se sont constitués, la philosophie soit finie. Elle le serait, en effet, si l’œuvre de la synthèse ne restait à accomplir et si à d’autres hommes distingués ou de génie n’était encore réservé le dur labeur de planer au-dessus des systèmes exclusifs et d’établir, par leurs conciliations, une philosophie une comme il y a une science une. Cette tâche est sans fin, car cette synthèse se fait et se défait sans cesse, et la poursuivre sans découragement, quoique sans certitude de l’atteindre, c’est désormais la seule mission qui reste à la philosophie.

L’originalité de Cousin est de l’avoir compris et d’avoir « donné pour muse à la philosophie l’amour et non la haine. » Il eut tort seulement de caractériser sa théorie d’un mot : Eclectisme[18], qui paraît impliquer l’acte d’un collectionneur d’idées, qui les place les unes à côté des autres et les coud par une aiguille logique purement empirique. Il eût mieux valu dire : Synthèse, ce qui suppose qu’on sait déjà la vérité pour la reconnaître partout et la distinguer de l’erreur qui est mêlée à chaque système.

Il ne s’est pas tenu au précepte. Il a essayé d’instituer un système « qui sans être aucun de ceux jugés par lui, se rapproche de chacun autant qu’il en diffère, original quoique empruntant ses idées fondamentales : c’est l’idéalisme platonicien ou le spiritualisme. Il l’avait d’abord enveloppé des nuages métaphysiques de la terminologie allemande ; il le ramena à la clarté précise et logique du cartésianisme, sans le rendre cependant exclusif. Du sensualisme qu’il rejette, il garde cette loi fondamentale que si la raison est supérieure aux sens et à l’expérience, elle ne peut se développer sans leur secours, que si la sensation n’est pas le fondement de la connaissance, elle en est la condition indispensable ; si elle ne crée pas les idées, elle les suscite, elle les réveille du sommeil d’attente dont elles ne sortiraient pas sans cet appel extérieur. Il n’admet pas le mysticisme, mais il reconnaît que le sentiment, dont il est l’exagération, est nécessaire au gouvernement de l’homme. Il pense avec Quintilien, avec Vauvenargues, « que la noblesse des sentimens fait la hauteur des pensées ; la voix du cœur, c’est la voix de Dieu ! » À l’aide de cette méthode il édifie autour des trois notions, du Vrai, du Beau et du Bien, une doctrine qui enseigne la spiritualité de l’âme, la liberté et la responsabilité des actions humaines, l’obligation morale, la dignité de la justice, la beauté de la charité et, par delà les limites de ce monde, montre un Dieu auteur et type de l’humanité, qui, après l’avoir faite évidemment pour une fin excellente, ne l’abandonnera pas dans le développement mystérieux de sa destinée. Cette philosophie n’est que la forme laïque de la philosophie chrétienne. Mais cette philosophie chrétienne n’est elle-même que le développement de la philosophie antique ; c’est la philosophie humaine, permanente, nécessaire, indestructible, fixée, développée et perfectionnée. Depuis qu’elle a reçu cette forme supérieure, la philosophie a cependant continué à croître. C’est ainsi qu’elle crée, depuis le XVIIIe siècle, une notion nouvelle à ajouter aux devoirs de la morale, la tolérance, c’est-à-dire le respect de sa propre liberté dans la liberté d’autrui[19].


VIII

La philosophie de Cousin a subi bien des attaques. Je ne place pas au nombre des sérieuses l’étude mesquine de Jules Simon, dénigrement ingrat, très superficiel sur la doctrine elle-même. Pierre Leroux est plus sincère[20], mais pas plus concluant, car toute sa critique part de cette supposition que Cousin a méconnu le sentiment dans la pensée et que c’est la source de ses erreurs. C’est inexact : personne n’a écrit des pages plus belles que celles de Cousin sur le sentiment[21]. Son autre reproche est que Cousin ait méconnu que virtuellement la philosophie est toujours une religion, tantôt une religion qui se continue, tantôt une religion qui se fait. Le tort de Cousin est tout autre : il n’a pas assez séparé la philosophie de la religion, puisqu’il leur a donné le même objet.

La négation la plus vigoureuse, la plus impitoyable a été celle de Taine[22]. Dans des pages d’une beauté littéraire admirable, il lui reproche de manquer de précision, de cohérence, et il n’a pas absolument tort, car même les admirateurs de Cousin ont regretté qu’il ait délaissé la philosophie pour Mme de Longueville et qu’il n’ait pas résumé dans une étude plus complète que le Vrai, le Beau et le Bien ses vues disséminées dans des leçons, dans des fragmens, qui, faits à des époques diverses, manquent de véritable unité doctrinale. Mais le vice principal que Taine dénonce dans l’esprit de Cousin, c’est qu’il n’est qu’un orateur ; un orateur ne peut pas être un philosophe. À ce propos, Taine nous définit l’art de l’orateur : disposer parfaitement les diverses parties de son sujet, en être toujours le maître, s’y mouvoir comme dans son domaine, le présenter avec agrément. Cousin posséda ces dons précieux, un art de composition exquis, la largeur et l’aisance des phrases, un ton familier, un style pur, une imagination riche et mesurée, et, à cause de tout cela, il ne peut être un philosophe. D’où il résulte que pour mériter ce titre, il faut n’être pas orateur, c’est-à-dire, mal composer, présenter ses idées sans agrément, avoir un style plat, manquer d’imagination. De la sorte ni Platon, ni Bossuet, ni Taine lui-même ne seraient des philosophes. Taine éprouve pour l’éloquence une telle antipathie qu’il y voit partout, même en dehors de la philosophie, une marque d’infériorité. Ainsi Racine et Corneille n’ont pas créé un seul personnage tout à fait vivant parce qu’ils ont fait des discours admirables ; et c’est parce que « Shakspeare n’en a pas fait un seul éloquent et concluant que toutes ses figures ont le relief, la vérité, l’animation, l’originalité et l’expression des physionomies réelles. » Il me semble cependant que c’est un discours des plus concluans et des plus éloquens qui aient jamais été prononcés, que celui que Shakspeare, dans Jules César, met sur les lèvres d’Antoine, et je ne comprends pas qu’on nie la vérité, l’originalité, la vie dans le Cid, dans Rodogune, dans Polyeucte, dans Andromaque, dans Phèdre.

En réalité, on peut bien composer, avoir un style pur, de l’imagination et n’être pas éloquent, tandis que maints orateurs ont remué les auditoires bien qu’ils composassent mal, eussent un mauvais style et peu d’imagination. L’éloquence est comme la poésie une certaine disposition de l’âme, qui donne aux idées et aux sentimens, de quelque nature qu’ils soient, le mouvement, la vie, la chaleur, l’émotion. On peut aussi bien être éloquent en expliquant un problème scientifique qu’en soutenant une thèse philosophique et politique. J.-B. Dumas l’était en enseignant la chimie et François Arago l’astronomie. Du reste, le véritable grief du critique, ce n’est pas que Cousin soit orateur, c’est qu’il ait mal employé son éloquence, qu’il ait renversé le sensualisme, méconnu la méthode de Condillac, « un chef-d’œuvre de l’esprit humain, » et n’ait pas compris que la philosophie unique est celle qui supprime Dieu et, à la suite d’une série d’analyses, place la Nature au sommet d’un panthéisme matérialiste[23].

Le panthéisme matérialiste l’a emporté sur l’idéalisme platonicien. Le nom de Cousin n’est plus prononcé qu’avec dédain ou ignoré. Mais ce qu’il avait prédit se réalise : la vigueur droite des âmes s’affaiblit, la notion de la liberté est en train de s’évanouir avec celle du devoir et de la responsabilité ; les scélérats ne sont plus que des philosophes ayant des idées particulières sur la société humaine ; le scepticisme et le trouble qui le suit gagnent de tous côtés et, à la place des générations équilibrées, établies dans une assiette solide, faisant leur part à la raison et à la foi, il n’existe presque plus que des effarés ne sachant être rationalistes qu’en outrageant la foi, et croyans qu’en blasphémant la raison.

Jules Favre manquait d’esprit philosophique autant que d’esprit juridique, et il n’avait pas eu le temps d’approfondir la philosophie dont il devait présenter l’exposé. Il s’en tint à de vagues banalités, à des allusions contre l’Empire, à des déclamations sur le Droit, la Force, le stoïcisme de ceux qui résistent aux despotes, le tout orné des métaphores fanées et des épithètes parasites de l’élégance rhétoricienne. Aucun philosophe ne reconnut Cousin dans le portrait qu’il en fit et l’orateur n’acquit pas le renom d’écrivain. Le discours excellemment écrit de Rémusat l’en consola malicieusement : « Un grand maître dans l’art d’écrire et dans celui de parler (Cicéron) mettait non sans raison l’éloquence au-dessus de l’art d’écrire. Le talent de l’écrivain, en effet, si difficile et si précieux n’est que l’effort tranquille de l’intelligence solitaire. Le talent oratoire, qui vit au milieu de la foule et s’y déploie, réclame ensemble toutes les forces de l’âme. » Il glissa sur sa carrière politique et célébra la facilité incomparable de son improvisation, la correction infaillible de son langage, les richesses de son argumentation, et la faculté de choisir entre les raisons les plus fortes. Ses auditeurs connaissaient sans doute un Jules Favre fort éloquent, mais qui ne ressemblait pas tout à fait à celui-là.

L’Empereur, quoique le nouvel élu Favre fût son ennemi le plus âpre, accueillit sa visite réglementaire avec une très bienveillante courtoisie.


EMILE OLLIVIER.

  1. Dans son Journal, Pinard ne parle que d’une réunion du Conseil privé et du Conseil des ministres le 3 février. Vaillant, dans son Carnet, en note deux, une le 31 janvier, l’autre le 2 février, non le 3. Évidemment il faut suivre le maréchal qui note au jour le jour et dont les informations de fait sont toujours sûres. Dans mon Journal, où j’ai consigné le récit que me fit Walewski de cette crise, je trouve également l’indication des deux Conseils.
  2. Bien entendu pourvu que l’erreur reste à l’état d’opinion et ne se traduise point par des actes scélérats.
  3. Discours du 3 février 1868.
  4. 23 avril 1868.
  5. Né à Paris, dans la Cité, le 28 novembre 1792.
  6. Jules Simon à Cousin : « Je puis dire avec vérité que mon seul désir est de bien remplir mes devoirs, et je saurai que je les remplis bien tant que vous approuverez ma conduite ; Saisset et moi, nous sommes loin sans doute d’avoir tiré de vos leçons tout le profit que de meilleurs esprits en auraient pu tirer ; mais nous y avons puisé un amour sincère et désintéressé de la science. Je ne vous fais donc qu’une prière, c’est que le sujet que vous me désignerez, si vous avez encore cette bonté pour moi, me fournisse l’occasion de vous prouver que je ne redoute pas le travail. (17 janvier 1837.) — Je me suis rappelé bien souvent le temps où je traduisais le XIIe livre de la Métaphysique. Je pouvais alors vous consulter sur ce que je faisais, vous demander des directions, des conseils. La traduction que vous me dictiez du XIIe livre ne rectifiait pas seulement l’ébauche que je faisais chaque semaine ; elle m’éclairait sur tout le reste. Je suis, monsieur, avec la plus vive reconnaissance, et le plus respectueux attachement, votre élève. (10 décembre 1837.)
  7. Simon se plaint qu’il ne lui ait délégué sur ses appointemens que 1 200 francs. Cousin n’en avait pas autant à l’âge de Simon. Vivant de tous temps en anachorète, il trouvait naturel qu’un jeune homme fît de même. Du reste cette suppléance ouvrait tous les accès des profits littéraires.
  8. Dans son volume Premières années, il écrit à ce sujet : « On me demanda des patrons pris dans le monde politique. Il ne fallait pas penser à Cousin et à Saint-Marc Girardin, qui, pour mes nouveaux alliés et pour moi-même, étaient des réactionnaires. » Et il accuse ensuite Cousin de l’avoir combattu au profit de Cormenin. Cousin n’avait point de motifs de combattre un de ses élèves au profit de Cormenin avec lequel il n’avait point de relations et qui était dans le camp opposé. Les lettres de J. Simon de cette époque montrent que non seulement J. Simon pensa à Cousin, mais qu’il le tint au courant de toutes les péripéties de la lutte comme un patron dont on est sûr et qu’on remercie : « J’ai reçu hier une lettre de M. de Rémusat. Je suis désormais autorisé à invoquer son nom, comme j’invoquais déjà le vôtre. A bientôt donc, mon cher Maître. Croyez à mon profond respect et à ma vive affection. Jules Simon. » — « Merci encore une fois, mon cher Maître, de votre appui, de votre amitié. J’espère que vous savez à quel point j’en suis pénétré, car je n’ai aucun espoir de vous le dire comme je le voudrais. Jules Simon. » (Paris, 13 octobre.) — « Mon cher Maître, Me voilà arrivé de ce matin : je vous écris sur-le-champ, non pour vous apprendre ma défaite, qui vous est connue, mais pour vous dire encore une fois combien je vous remercie de l’intérêt que vous avez pris à cette affaire. Je donne cette journée à la paresse et à l’extrême fatigue ; dès demain, j’irai vous voir. Les partis catholique et légitimiste, voyant mon succès assuré, allaient offrir à mon concurrent leurs 129 voix, aimant mieux renoncer à leur candidat, disaient-ils, que de voir passer un de vos amis. » (26 février 1847.)
  9. « Mon cher Maître, J’ai su par M. Mignet et par Barthélémy l’intérêt que vous aviez pris à ma candidature. Je désire vous en remercier, et être le premier à vous annoncer mon élection, qui s’est faite hier dans de très bonnes conditions. M. Troplong a voté pour moi, de sorte que je n’entre pas à l’Académie comme une machine de guerre. Je vous prie de me croire, mon cher Maître, votre dévoué et fidèle élève. » — Les originaux de toutes ces lettres sont conservés dans les Archives de la Bibliothèque de Cousin à la Sorbonne.
  10. Voyez Empire libéral.
  11. Cette théorie de la raison impersonnelle et universelle remonte aux Stoïciens et à Cicéron. Elle diffère essentiellement de celle de Lamennais malgré l’identité de terminologie. La raison de Cousin n’est universelle que parce qu’elle est en chacun la participation à la raison divine. La raison universelle de Lamennais n’est que l’addition des raisons individuelles dépourvues isolément de toute valeur et à laquelle cette addition en donne une décisive en créant la certitude.
  12. Bossuet, grand toujours et partout, ne l’est jamais autant que dans la partie de son Discours sur l’Histoire universelle consacrée à l’empire romain.
  13. Voyez ces textes dans M. Emile Ollivier : la Révolution, p. 279. La dernière citation, celle de Bossuet, est empruntée à la Défense de la Déclaration du Clergé, livre II, ch. XXXV. — L’Église a constamment maintenu la dignité de la raison contre Luther, contre Baïus, contre Jansénius ; le Concile du Vatican en a déterminé les limites. Les théologiens ont établi autant que les philosophes qu’elle atteint avec sécurité les premiers principes, Dieu, l’immortalité, la distinction du bien et du mal, les récompenses et les peines après la mort, la pratique des vertus morales, la sagesse. Lamennais, qui n’était pas théologien, a voulu, dans le second volume de l’Essai sur l’Indifférence, inaugurer une nouvelle apologétique dont le point de départ était le néant de la raison réduite à vivre de foi ou à expirer dans le vide : il a été condamné. L’abbé Boutard, dans sa remarquable étude sur Lamennais, apprécie avec une égale supériorité l’homme et l’œuvre ; il expose, réfute fortement cette entreprise anti-théologique contre la raison.
  14. De Senectute.
  15. Pensées.
  16. Montaigne.
  17. « N’a-t-on pas vu en effet, après la chute de l’éclectisme, reparaître les quatre systèmes types signalés par Cousin avec leur caractère d’intolérance exclusive et se donnant chacun comme la suprême vérité ? N’avons-nous pas vu, par exemple, renaître le sensualisme et l’empirisme avec leurs négations absolues ; l’idéalisme et ses abstractions creuses, ramenant tout à la pensée vide et non définie ; le scepticisme et le relativisme, la fallacieuse et séduisante doctrine du devenir universel avec son mirage de nuances et de demi-teintes, et même quelques timides essais de mysticisme ? Ainsi les quatre systèmes revenaient, avec une obéissance naïve et inconsciente, exécuter les révolutions prescrites par l’éclectisme. Il n’a pas souvent été donné à un philosophe de voir se vérifier après lui une loi posée par lui. Cousin a eu cette bonne fortune, et sa chute même a été encore pour lui un succès. » Paul Janet. Victor Cousin.
  18. On a défini l’Éclectisme par cette maxime : « Les systèmes sont faux par ce qu’ils ment et vrais par ce qu’ils affirment. » Cette définition est de Leibnitz, non de Cousin.
  19. Voyez sur la Morale Chrétienne et la Morale païenne la belle étude de notre éminent philosophe Brochard.
  20. Réfutation de l’Éclectisme.
  21. Le Vrai, le Beau, le Bien, p. 471.
  22. Les Philosophes classiques du XIXe siècle.
  23. Je parle de Taine tel qu’il se définit dans sa critique de Cousin. Je ne m’occupe pas des transformations qui se sont opérées depuis dans sa pensée.