Aller au contenu

La Liberté religieuse en Russie/02

La bibliothèque libre.
La Liberté religieuse en Russie
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 93 (p. 69-107).
◄  01
LA
LIBERTÉ RELIGIEUSE
EN RUSSIE

II.[1]
LES CULTES NON CHRÉTIENS : JUIFS ET MUSULMANS.

Le territoire russe, sous les premiers successeurs de Pierre le Grand, était encore interdit aux juifs ; la Russie, aujourd’hui, renferme plus de juifs qu’aucun autre état. C’est un héritage de la Pologne, devenue, sur la fin du moyen âge, le centre d’Israël. La moitié peut-être des juifs du globe sont sujets du tsar. Ils sont dans l’empire 3 ou 4 millions ; quelques-uns disent même 5 millions. Leur nombre réel est inconnu ; les données des statistiques sont suspectes. Il y a sans doute plus d’Israélites en Russie que de Suisses en Suisse ou de Hollandais aux Pays-Bas. Ces 4 millions de juifs ne sont pas disséminés sur la surface de l’empire ; la proportion des Israélites aux chrétiens, au milieu desquels ils habitent, est d’autant plus forte que les fils d’Abraham sont parqués, pour la plupart, dans les anciennes provinces polonaises et deux ou trois goubernies voisines. Il y a, dans ces provinces occidentales, 15, 20, parfois 25 pour 100 d’Israélites. Comme ils vivent de préférence dans les villes et les bourgades, la proportion des juifs aux non-juifs est encore plus élevée pour la population urbaine. En mainte ville de Pologne, de Lithuanie, de Petite-Russie, les juifs sont en majorité ; nombre de bourgades, des villes même de 20,000, de 30,000, de 50,000 habitans, telles que Berditchef et Balta, sont de sordides Sion où les chrétiens semblent perdus au milieu des fils de Jacob rassemblés de nouveau en corps de nation.

Les juifs y étant plus nombreux que partout ailleurs, et le gouvernement s’(‘‘lan1 étudié à les cantonner dans une région, la question improprement appelée sémitique devait avoir en Russie plus d’acuité qu’en aucun autre pays, chez elle, tout comme en Allemagne, en Autriche-Hongrie, en Roumanie, en Algérie même, cette question a plusieurs faces ; on peut l’envisager sous trois aspects principaux, dont l’importance relative varie suivant les diverses contrées. C’est, à la fois, une question religieuse, une question nationale, une question économique ou sociale[2]. En Russie, de même que dans le reste de l’Europe, les antipathies religieuses sont aujourd’hui le moindre facteur de l’antisémitisme. Les mouvemens populaires contre les israélites ont beau éclater d’habitude à l’approche de Pâques, ce que le peuple liait dans le juif, c’est moins le non-chrétien que l’étranger et l’exploiteur.


I.

L’Europe n’a pas oublié les émeutes contre les juifs, qui, durant plusieurs semaines, ont déshonoré les premières aimées du règne d’Alexandre III. Ces scènes sauvages n’étaient pas une nouveauté. il fallait cependant remonter loin dans le passé pour rien trouver de comparable, même en Russie. Le juif, depuis qu’il habite les bords du Dniepr ou du Niémen, a exercé des métiers trop odieux au peuple pour n’avoir pas amassé contre lui des haines héréditaires. Sous la domination polonaise, comme sous la domination russe, le juif a été l’instrument historique de toutes les exactions publiques ou privées. Il était la meule sous laquelle le noble ou l’état broyait le peuple. Encore aujourd’hui, en Petite-Russie, le juif est l’agent indirect du fisc. Lorsque, dans les villages le staronoï vient vendre le bétail du contribuable en retard, il amène un juif[3]. À ces ressentimens séculaires contre le fermier des droits du fisc ou du seigneur se joignent les rancunes du débiteur insolvable contre son créancier et les jalousies du trafiquant contre un concurrent plus habile ou plus heureux, sans compter l’âpre mépris des masses pour une race vouée de tout temps à l’exploitation du chrétien.

Malgré tant de fermens de haine, il ne semble pas que les émeutes antisémitiques des débuts du règne d’Alexandre III aient été une explosion toute spontanée des fureurs populaires. Les ressorts du gouvernement impérial ne sont pas assez lâches pour que de pareils mouvemens puissent éclater impunément, ou pour que le peuple ose s’abandonner à ses colères sans y être ou sans s’y croire autorisé. Le soulèvement contre les juifs a été, en partie, le contre-coup de l’agitation antisémitique de l’Allemagne. Ce qui, dans un empire, se bornait à des articles de journaux et à des réclames électorales aboutit, dans l’autre, à des violences contre les propriétés et les personnes. La presse russe avait, elle aussi, entamé une campagne contre les juifs, un de ces corps étrangers que les patriotes moscovites souffrent de sentir dans les chairs de la Russie. Les capitales avaient commencé, la province avait suivi. Le fait était d’autant plus grave que les attaques partaient de feuilles placées sous la dépendance de l’administration, et, en province du moins, soumises à la censure préalable. C’était quelques mois après la fin tragique d’Alexandre II ; le désarroi était partout ; la Russie, affolée et irritée, cherchait instinctivement un bouc émissaire sur lequel faire retomber ses péchés et ses colères. Quelques jeunes Israélites des deux sexes avaient participé aux conspirations contre le tsar libérateur. La presse signala le juif, « ce pelé, ce galeux, » au courroux populaire. Le peuple déchargea sur lui à la fois ses vengeances patriotiques et ses rancunes privées. L’autorité énervée, hallucinée par le spectre des complots, laissa faire ou ferma les yeux, montrant, au début surtout, une faiblesse qui touchait à la complicité. On eût dit que les hommes au pouvoir en ces heures d’angoisse étaient heureux de trouver une diversion aux inquiétudes politiques et aux conspirations terroristes. Indécision ou calcul, ils semblaient s’applaudir de voir le mouvement révolutionnaire brusquement supplanté par un mouvement mi-national, mi-religieux.

En beaucoup de villes, les émeutes antisémitiques eurent lieu à jour fixe, presque partout selon les mêmes procédés, pour ne pas dire suivant le même programme. Cela débutait par l’arrivée de bandes d’agitateurs apportés par les chemins de fer. Souvent on avait, dès la veille, affiché des placards accusant les juifs d’être les fauteurs du nihilisme et les meurtriers de l’empereur Alexandre II. Pour soulever les masses, les meneurs lisaient, dans les rues ou dans les cabarets, des journaux antisémitiques dont ils donnaient les articles comme des ukases enjoignant de battre et de piller les juifs[4]. Ils avaient soin d’ajouter que, si les ukases n’avaient pas été publiés, la faute en était aux autorités, qui avaient été achetées par Israël. C’est un hameçon auquel ce peuple mord presque toujours, surtout quand il s’agit de satisfaire ses convoitises ou ses vengeances. Et, de fait, le bruit se répandit partout qu’un ordre du tsar donnait trois jours pour piller les juifs. En mainte localité, l’incurie de la police et l’indifférence de l’administration, parfois même la passivité des troupes contemplant l’arme au bras le sac du quartier israélite, étaient faites pour confirmer cette injurieuse légende chez un peuple qui, selon la remarque de G. Samarine, n’ajoute foi à l’autorité que lorsque l’autorité emploie la force[5]. Plus d’une fois, les juifs qui tentèrent de se défendre furent arrêtés et désarmés ; ceux qui osaient monter la garde à la porte de leur maison, le revolver à la main, étaient poursuivis pour port d’armes prohibé. À l’inverse des tchinovniks laïques, la plupart des membres du clergé, orthodoxe ou catholique, évêques ou prêtres, s’honorèrent en cherchant à retenir les émeutiers. Quelques-uns essayèrent d’arrêter les pillards en se portant au-devant d’eux avec les saintes images. Des rabbins ou des zadigs trouvèrent un abri sous le toit des popes. Plusieurs prêtres se virent même maltraités pour avoir osé se faire les défenseurs de ces chiens de juifs.

En nombre de villes ou de bourgades on put impunément, durant plusieurs jours, donner la chasse aux juifs. « Après tout, ils ont bien mérité une leçon, » disaient à haute voix certains fonctionnaires. À Kief, les autorités civiles et militaires assistaient à la dévastation des maisons juives comme à un spectacle ; les soldats semblaient escorter les bandes d’émeutiers. Balta, ville de plus de 20,000 âmes, où les juifs étaient en grande majorité, fut livrée au pillage durant trente heures consécutives, comme une place prise d’assaut. Sur plus d’un millier de maisons appartenant à des Israélites, il n’en resta pas quarante intactes. Là, au contraire, où l’administration se montra résolue, le peuple ne bougea pas. Ainsi dans les gouvernemens du nord-ouest, ceux-là mêmes où les juifs sont en plus grand nombre et où ils auraient dû soulever le plus de colères. Pour couper court à toute velléité de désordre, il suffit d’une déclaration du gouverneur-général, Totleben, annonçant qu’il ne tolérerait aucun trouble. On savait le héros de Sébastopol homme à tenir parole : l’antisémitisme resta coi. Dans les provinces du sud-ouest, où les juifs semblaient abandonnés aux vengeances du peuple, il y eut des scènes de désolation. Les maisons qui n’étaient pas marquées d’une croix étaient envahies par la foule. Elle forçait les portes, arrachait les devantures des boutiques et les châssis des croisées ; elle jetait les meubles par les fenêtres, brisait la vaisselle, déchirait le linge avec une joie de détruire, enfantine à la fois et sauvage. La populace se délectait à éventrer les édredons et les lits de plumes ; sur les rues flottait un nuage de neige de duvet. En plusieurs endroits, le plaisir de la destruction l’emporta, chez la foule, sur ses instincts de rapine. Des paysans, arrivés de leurs villages avec des chariots pour emporter leur part de butin, virent les émeutiers les repousser des logemens qu’ils venaient déménager. En certaines bourgades, après avoir brisé le mobilier, on démolit les maisons, enlevant les planchers et les toits, ne laissant debout que les murs en pierre. La fureur populaire n’épargnait ni les synagogues ni les cimetières ; elle se plaisait à profaner les tombes et à souiller les rouleaux de la Thora. La foule s’était d’abord naturellement portée sur les auberges et les débits de boisson. Les tonneaux étaient défoncés, l’eau-de-vie coulait dans les rues, des hommes à plat ventre s’en gorgeaient dans le ruisseau. En plusieurs villes, des femmes délirantes de joie ont fait boire de l’alcool à des enfans de deux ou trois ans « pour qu’ils se souvinssent de ces beaux jours. » D’autres mères amenaient les leurs sur les ruines des maisons juives en leur disant : « Rappelez-vous ce que vous avez vu arriver aux juifs. »

Les colères de la foule s’en prenaient plutôt aux propriétés qu’aux personnes, comme si, en s’attaquant à leurs biens, elle eût cru frapper les juifs dans ce qu’ils a aient de plus sensible. Beaucoup furent maltraités ; plusieurs en restèrent estropiés, quelques-uns en moururent ; presque aucun ne fut tué sur place, aucun massacré ou déchiré. Ce qui ailleurs, chez des nations se disant plus civilisées, eût semblé impossible : le sang ne coula pas. La foule se montra barbare sans se montrer féroce. Il n’y eut pas de carnage, soit douceur naturelle de ce peuple jusqu’en ses vengeances, soit crainte d’outrepasser l’ukase impérial, qui enjoignait de piller et de battre les juifs, non de les tuer. Au milieu même de ces scènes d’horreur, des israélites ont signalé des traits de la native bonté et à la fois de la crédulité du Russe. Au village d’Oriékhof, des paysans étaient tombés chez une pauvre veuve juive qui leur représentait sa misère et leur demandait grâce. Les moujiks n’osant la laisser indemne, de peur de désobéir aux ordres du tsar, se contentèrent de lui priser ses vitres, « afin, disaient-ils, de remplir leur devoir[6]. » Si doux et si docile que semble un peuple, ceux mêmes qui l’ont déchaîné ne savent jamais où s’arrêteront ses fureurs. L’administration, après ses premières complaisances, se mit à craindre que le soulèvement contre les trafiquans juifs ne s’étendît à d’autres classes, à la noblesse, aux propriétaires, aux fonctionnaires. L’antisémitisme risquait de dégénérer en pur mouvement socialiste. Le parti terroriste, à l’affût des troubles, cherchait à faire dévier ces émeutes par obéissance dans un sens révolutionnaire. J’ai eu sous les yeux une circulaire en petit-russien où l’on disait au peuple que le juif n’était pas le seul exploiteur, en appelant son courroux sur la police et les tchinorniks. Les feuilles révolutionnaires clandestines, le Tchernyi Peredel, entre autres, publiaient des proclamations dans le même sens. Il était temps que tout rentrât dans l’ordre. Parmi les patriotes les moins suspects de penchant pour les juifs, quelques-uns, tels que Katkof, osèrent réclamer pour eux la protection de la loi. Le directeur de la Gazette de Moscou sentait que, dans un grand empire, il n’était pas possible de laisser proscrire toute une race et tout un culte. L’administration centrale se décida enfin à intervenir. Les fauteurs des troubles furent arrêtés, beaucoup, il est vrai, pour être bientôt relâchés. On laissa échapper la plupart des meneurs. Les peines infligées furent en général légères, parfois dérisoires, cela dans un pays où, pour la moindre émeute agraire, on pend les paysans en dépit de l’abolition officielle de la peine de mort. Le véritable châtiment sortit des troubles mêmes. Les juifs ruinés ou momentanément disparus, les produits de la campagne, ne trouvant pas d’acheteurs, tombèrent à vil prix, tandis que toutes les denrées renchérissaient dans les villes dont les boutiques avaient été démolies et d’où les commerçans étaient en fuite.


II.

Les juifs de Pologne et de Russie sont, pour la plupart, fort différens des Israélites français. Les juifs de l’Alsace nous en auraient donné quelque idée. Un petit nombre seulement s’est approprié la culture moderne. Vivant en masses compactes, les juifs de la Russie Blanche, de la Petite et de la Nouvelle-Russie forment comme un peuple au milieu du peuple. Ils constituent presque autant une nationalité qu’une religion. Ils se distinguent des chrétiens par toutes leurs habitudes, ils ont leur costume national, la longue houppelande ou lévite, bien comme de tous les marchés du centre de l’Europe[7]. Ils ont leur langue, ce qu’on appelle le jargon, sorte de patois allemand mêlé de quelques mots hébreux. Ils ont leur littérature et leurs journaux, en russe, en polonais, en allemand, en hébreu ; parfois même leurs théâtres et leurs acteurs.

Sauf une élite qui mène extérieurement la vie des gentils, ces millions de fils d’Abraham sont de stricts observateurs de la loi. Ils n’ont pas moins de religion ou moins d’attachement aux rites que les paysans orthodoxes ou catholiques au milieu desquels ils vivent. Beaucoup, parmi les plus pauvres, occupent leurs loisirs à l’étude de la Thora et du Talmud. En dehors de la Schude ou synagogue, qu’ils fréquentent assidûment, ils ont, pour la prière ou l’étude, de sordides oratoires, appelés minjanim ou beth-kamidrasch. Au lieu de sociétés de jeux ou de musique, les petits juifs des villes de l’Ouest fondent des sociétés pour lire et expliquer en commun les livres hébreux. À Vilna, honorée en Lithuanie du titre de « Mère en Israël, » on comptait naguère plus de vingt chevvo-poalim, ou associations d’artisans israélites, ayant chacune ses Klansen ou chapelles. Certains corps de métiers, les bouchers, les tailleurs, les cordonniers, possèdent plusieurs de ces Klansen. Les bouchers de Vilna entretiennent, en outre, une jeschiva ou école supérieure talmudique, fréquentée par une centaine de bocharim ou étudians en talmud. Il en est de même à Varsovie, à Minsk, à Berditchef, dans tous les centres de la vie juive. Ces pieuses associations sont encouragées par l’idée, commune aux Israélites et aux chrétiens, que la prière à plusieurs a plus d’efficacité. On prie d’ordinaire par groupe, par minjan comptant au moins dix adultes mâles, car, chez les juifs comme chez les musulmans, la religion, ou mieux la dévotion, semble plus grande parmi les hommes que parmi les femmes. Les membres de chaque minjan se réunissent avec les instrumens de la prière, les tephilim ou les taleth, trois fois par jour. L’été, les plus zélés s’assemblent dès l’aurore, à deux ou trois heures du matin, pour la première prière, et les juifs, attardés dans les campagnes, ne disent souvent la dernière qu’à minuit. Chaque checro ou association a son maggid, son lecteur, qu’elle entretient à ses frais. Il y a un grand nombre de ces docteurs de divers degrés : maggid, rar, talmid, dont beaucoup, (comme parfois les rabbins eux-mêmes, vivent du travail de leurs mains. Les rabbins sortis d’écoles officielles, nommés ou confirmés par le gouvernement, inspirent souvent peu de confiance. Les juifs les plus fanatiques, les kabbalistes ou khassidim, ont en outre leurs zadigs, sorte de marabouts Israélites qu’ils entourent d’une vénération superstitieuse et que leur crédulité enrichit de ses dons[8].

La vie juive, avec sa culture à part, issue de vingt siècles d’isolement, fleurit ainsi dans les neiges du Nord, protégée contre les influences du dehors par les antipathies et les dédains mêmes des gentils. À côté du moyen âge chrétien, et mieux préservé encore, se retrouve en Russie une sorte de moyen âge juif, tout imbu des traditions et des coutumes des vieux ghettos. Cette vie more judaïco, à la façon des aïeux dont ils ont laissé les os à l’orient et à l’occident, ces trois ou quatre millions d’Israélites la mènent librement sous l’aigle noir moscovite, comme autrefois sous l’aigle blanc de Pologne. Ils ont leurs cimetières et leurs synagogues, qui parfois rivalisent de grandeur et de richesse avec les cathédrales orthodoxes. Ils ont leurs boucheries pour la viande kocher ; ils ont leurs bains pour se purifier, eux et leurs femmes, des impuretés légales. Ils sont organisés en communautés autonomes et ont même gardé le droit de percevoir, sur leurs coreligionnaires, des taxes spéciales destinées à l’entretien de leurs fondations. Leur culte est libre, comme est fibre la pratique de toutes les observances rituelles. La loi n’y met qu’une restriction, imposée à tous les cultes dissidens : ils ne peuvent faire de prosélytes, ni s’opposer au prosélytisme des orthodoxes parmi eux. En 1887, à Varsovie, un père et une mère étaient poursuivis en justice pour avoir tenté de disputer à l’orthodoxie leur fille, Mme Lysakof. La même année, à Kharkof, un vieux juif, nommé Tichtenstein, était arrêté pour avoir Fréquenté la synagogue après s’être laissé autrefois baptiser. Il n’y a guère d’années sans quelque procès de ce genre. De semblables affaires, inouïes ailleurs, sont ordinaires en Russie. C’est le droit commun, et les tribunaux appliquent la loi aux juifs comme aux protestans et aux catholiques.

S’ils jouissent de la liberté religieuse, — autant du moins qu’elle est compatible avec la législation russe, — les Israélites sont loin de posséder la liberté et l’égalité civiles. À cet égard, ils sont dans une position manifestement inférieure à celle des chrétiens, des mahométans, des païens même.

Les juifs, sujets du tsar, sont soumis à une législation spéciale inspirée de défiances en partie religieuses, en partie nationales et économiques. Cette législation, fort compliquée, embrasse plus de mille articles de lois dispersés dans les quinze volumes du Svod Zakonof, le Digeste russe[9]. Ces lois sans cesse remaniées, un jour abrogées pour être remises en vigueur le lendemain, forment un chaos presque inextricable. Elles ne sont pas les mêmes pour l’empire et pour le royaume de Pologne, où les juifs ont bénéficié de la tolérance polonaise et des traditions françaises du grand-duché de Varsovie. Aux lois viennent encore s’ajouter des instructions ministérielles et des circulaires secrètes qui les complètent et les modifient, tantôt les adoucissant, tantôt les aggravant. Voilà plus d’un siècle que les partages de la Pologne ont posé à la Russie cette question juive, et la Russie n’a pas encore su la résoudre. L’incohérence de la législation actuelle est reconnue de tous ; chaque règne en promet la refonte. Alexandre III, après Alexandre II, avait confié l’étude de cette réforme à une grande commission qui a siégé, des années, sous la présidence du comte Pahlen. On a annoncé, en 1888, la fin de ses travaux ; puissent-ils ne pas se borner à l’inutile amoncellement d’une montagne de matériaux et donner à la question une solution digne du grand empire et de la magnanimité du souverain ! Nous ne saurions admettre, pour notre part, qu’une commission impériale n’ait été nommée que pour amuser l’Europe et apaiser l’indignation des pays civilisés devant les troubles antisémitiques.


III.

Les juifs sont aujourd’hui traités en étrangers, ou, plus exactement, ils sont traités en régnicoles quant aux obligations, en étrangers quant aux droits. Ce principe a beau n’être pas énoncé dans la législation, le législateur s’en est constamment inspiré. La loi astreint les juifs à toutes les charges des nationaux, impôts et service militaire compris ; elle leur refuse la plénitude des droits civils.

Les plus élémentaires de toutes les libertés, celle du domicile, celle d’aller et de venir, n’existent pas pour le juif. Il n’est pas maître d’habiter où il veut ; le droit de résider ou de voyager dans toutes les parties de l’empire, droit garanti par la loi à tous les autres sujets du tsar, la loi le dénie aux 4 millions d’israélites. Il a une région ouverte aux juifs : l’ancienne Pologne avec quelques goubernies attenantes de la Petite et de la Nouvelle-Russie. C’est là comme un vaste ghetto où les israélites sont rigoureusement cantonnés. Le reste de l’empire, c’est-à-dire toute la Grande-Russie, toute l’ancienne Moscovie, presque toutes les possessions russes d’Europe et d’Asie leur demeurent fermées. Il n’y a d’exception que pour quelques privilégiés, qui forment une infime minorité. En confinant le juif dans les anciennes provinces polonaises, là où ils l’avaient trouvé déjà installé, les tsars semblent avoir voulu préserver la suinte Russie de la lèpre Israélite. Considérant le juif comme une peste, on l’a enfermé dans les provinces occidentales comme dans un lazaret.

En dedans même du cercle où ils sont cantonnés, il y a des contrées ou des villes que les juifs ne peuvent habiter. C’est ainsi que, depuis 1858, il leur est défendu de résider à moins de cinquante verstes des frontières de l’Autriche ou de la Prusse[10]. Cette interdiction, suggérée par la crainte de la contrebande, n’a pu longtemps être maintenue dans la pratique ; mais elle existe toujours en droit, et parfois la loi est appliquée avec une rigueur d’autant plus cruelle que les dispositions en semblaient tombées en désuétude. Il est des pays où, après avoir laissé les juifs s’établir dans cette bande frontière, on les en a brusquement bannis par ordonnance administrative. Ainsi, en Volhynie, en 1881 : l’expulsion ruinait des milliers de familles ; elle ne fut pas complète. Les pauvres furent impitoyablement chassés, les riches se rachetèrent. Il en est naturellement des juifs comme naguère des raskolniks ; les mesures d’exception en ont fait les tributaires de la police. Israël est pour l’isprarnik, pour le stanovoï, pour l’ouriadnik, pour l’employé ou le tchinovnik de tout rang, une proie sans défense. Les lois restrictives forment un réseau inextricable aux mailles si serrées que le juif, qui en est enveloppé, ne peut guère se mouvoir sans en déchirer une. Le plus habile n’est jamais sûr d’être en règle avec la loi ; la police a toujours barre sur lui. Cela est si vrai qu’un des principaux obstacles à l’émancipation des Israélites est l’intérêt du tchinovnisme et de l’administration à les tenir ainsi dans le filet de la loi.

Au cœur même de la région assignée aux sémites, la métropole de la Russie occidentale, Kief, la ville sainte du Dniepr, revendique le privilège d’être fermée à ces « chiens de juifs. » Il n’y a que les Israélites de certaines catégories qui puissent y résider ; encore ne doivent-ils habiter qu’un faubourg. Les controverses légales suscitées par la présence des juifs à Kief rempliraient plusieurs volumes. C’est un des chapitres les plus embrouillés de cette confuse législation[11]. Il y a quelques années, durant un de mes voyages en Russie, un banquier d’Odessa était descendu dans un des premiers hôtels de Kief. Au vu de son passeport portant la mention : hébreu (evveï), mention obligatoire pour tous les Israélites, l’hôtelier mit le nouvel arrivé à la porte. Chaque année, Kief se glorifie de l’expulsion de plusieurs de ces contempteurs de la foi.

Ces lois sur le domicile des juifs aboutissent aux anomalies les plus choquantes. Elles placent les israélites au-dessous des criminels à qui certaines villes, les capitales notamment, ne sont interdites, à l’expiration de leur peine, que pour un temps donné. Parmi ces parias de l’empire, il en est bien quelques-uns que le législateur admet à résider dans les provinces de l’intérieur. Ce sont, d’un côté, les juifs en possession de grades universitaires ; de l’autre, les marchands de première guilde, autrement dit les négocians qui paient une patente élevée. La même faveur est accordée par la loi aux artisans inscrits dans un corps de métier ; mais cela, seulement pour un séjour temporaire. Aussi fort peu en profitent-ils, car ils n’osent s’établir dans des villes où ils restent toujours sous le coup d’une expulsion. De même un commerçant malheureux perd, en tombant de la première guilde dans la seconde, le droit de résider dans l’intérieur de l’empire. Un artiste ou un savant Israélite dépourvu de diplôme ne peut, légalement, habiter les capitales. À prendre la loi au pied de la lettre, le plus grand sculpteur de la Russie, Antokolsky, correspondant de notre Institut, n’a pas le droit de vivre à Pétersbourg.

Il est naturel que les israélites cherchent à franchir l’espèce de cordon légal derrière lequel on prétend les reléguer. Cela les oblige parfois de recourir aux expédiens les plus bizarres. En voici deux exemples. Un jeune homme qui tenait, de son titre de docteur, le droit de libre résidence fut réduit, pour garder ses vieux parens près de lui à Pétersbourg, à faire inscrire son père comme son valet et sa mère comme sa cuisinière. Une jeune fille, venue à Moscou pour apprendre la sténographie, n’avait trouvé qu’un moyen de ne pas être renvoyée par la police : c’était de prendre une carte de fille publique ; car les prostituées sont les seules juives qui jouissent de la faculté d’habiter où il leur plaît. Cette jeune fille, ayant été soumise à un examen médical, fut expulsée comme n’exerçant pas, effectivement, la profession qui lui permettait le séjour des capitales.

À combien d’abus prêtent de pareils règlemens, on le devine. En Russie, les rigueurs de la législation ont, heureusement, pour correctif la vénalité de l’administration. L’arbitraire tempère les sévérités du code. Les juifs, commis les raskolniks, connaissent ce dicton : La loi est une corde mal tendue, les grands passent dessus, les petits passent dessous. Pour l’exécution des mesures ordonnées contre eux, la police sait octroyer aux intéressés des délais indéfiniment renouvelables. L’application des lois varie suivant les époques et les régions. Tantôt la connivence intéressée de l’administration laisse le riche les tourner ; tantôt des circulaires ministérielles en enjoignent la stricte exécution. Sous le règne d’Alexandre III, après les troubles antisémitiques, des milliers de juifs ont été brusquement chassés de localités où l’on tolérait naguère leur présence ; ainsi à Kief, à Orel, à Moscou même. Ces expulsions, exécutées parfois avec une rudesse barbare, sans même accorder aux intéressés un délai de quelques mois, ont souvent frappé des familles autorisées par la loi à résider dans tout l’empire. En certains districts, le bannissement des juifs a eu pour motif, ou pour prétexte, des craintes religieuses. Parmi les cent et quelques sectes de Russie, il en est une dont les adhérons, appelés judaïsans ou sabbatistes (sonbbotniki), préfèrent le sabbat au dimanche, et l’ancienne loi à la nouvelle. Les instructions judiciaires dirigées contre ces hérétiques ont eu beau montrer que les juifs étaient d’ordinaire étrangers à la diffusion de cette hérésie, il n’en a pas moins suffi, en plus d’une contrée, de la découverte de communautés sabbatistes pour faire chasser tous les juifs du voisinage.

Dans l’étroite région où ils sont internés, les juifs jouissent-ils, au moins, des mêmes droits que les autres sujets du tsar ? Nullement. Ils sont privés de plusieurs droits essentiels. Ces provinces occidentales où ils sont contraints d’habiter, il leur est interdit d’y acheter des terres. Cette prohibition a été édictée ou rétablie en 1864. Quelques-uns avaient profité de l’émancipation des serfs pour se rendre acquéreurs de biens fonciers. On s’en émut et on leur défendit d’acquérir des immeubles ruraux. Beaucoup louaient des propriétés à long bail qu’ils exploitaient à leur compte ou sous-louaient à des paysans. Cette faculté leur a été enlevée, sous Alexandre III, par « le règlement provisoire » de 1882. Il leur est interdit d’affermer des terres, aussi bien que d’en acheter en dehors des villes. Ils ne peuvent pas plus être régisseurs que fermiers. On prétend que, dans leur passion pour le gain, les fermiers juifs épuisent le sol ; mais, à cet égard, les koulaki et les marchands de la Grande-Russie ne leur cèdent en rien. Certes, le juif ménagerait davantage le fonds, s’il en était propriétaire. Aujourd’hui, il peut prêter aux fermiers ou aux paysans, sans toutefois pouvoir prendre hypothèque, ce qui l’oblige à prêter à plus gros intérêts ; il peut acheter les récoltes, spéculer sur les blés, il n’a pas le droit de faire valoir. De par la loi, il ne peut être qu’un courtier. Et de fait, l’on sait que, dans ces campagnes de l’Ouest, toutes les transactions se font par les juifs.

Les juifs, dit-on, ne labourent pas le sol. En leur interdisant l’acquisition de la terre le législateur n’a qu’un but : les empêcher de dépouiller la noblesse et le paysan. Le juif, il est vrai, n’est pas cultivateur. C’est même là une des principales difficultés de la question sémitique dans l’est de l’Europe, où, la vie urbaine étant peu développée encore, l’agriculture est la grande ressource de la population. Pourquoi le juif a-t-il, depuis des siècles, abandonné la charrue ? Toute l’histoire d’Israël l’explique. Voilà bientôt deux mille ans qu’il a été déraciné du sol. Les lois mêmes l’ont, durant tout le moyen âge, emprisonné dans les ghettos des villes. Or l’on sait que les populations urbaines ne retournent jamais aux travaux des champs. Nulle part, le citadin ne s’est refait paysan. C’est là une loi historique ; toute notre civilisation et tout notre développement social ne la confirment que trop. Le juif, à cet égard, ne se distingue pas des autres races. Le dur labeur de la glèbe est de ceux auxquels l’homme ne se remet plus, une fois qu’il l’a quitté. Le juif n’en aurait même pas toujours la force physique. L’énergie musculaire a été affaiblie chez lui ; la vie urbaine, la claustration du ghetto, la pauvreté héréditaire l’ont débilité et anémié depuis des générations. Les statistiques milliaires de la Russie en font foi : ses conseils de révision sont contraints d’exempter proportionnellement plus de Juifs que de Russes, de Polonais ou de Lithuaniens. Un grand nombre des conscrits Israélites n’ont pas la taille, ou n’ont pas la largeur de poitrine réglementaire. La race a été trop longtemps en proie à la misère physiologique, suite inévitable de la misère économique.

Le plus grand service que l’on pût rendre aux juifs du centre et de l’est de l’Europe serait d’en ramener une partie au labour de la terre. La question sémitique serait, par là, à demi résolue. Les israélites le comprennent ; ils ont fait, en divers pays, différens essais dans ce sens, surtout pour les cultures, telles que le jardinage ou la vigne, qui demandent plus d’art et de patience que de force des bras. Cette transformation du juif en cultivateur, le gouvernement russe l’a entreprise d’autorité vers 1810 et 1840. Alexandre Ier, Nicolas surtout, ont fondé, sur plusieurs points, des colonies agricoles d’Israélites. La plupart n’ont guère prospéré. Il est vrai qu’on ne pouvait beaucoup attendre de colonies administratives étroitement réglementées, où les professeurs d’agriculture étaient d’anciens sous-officiers qui l’enseignaient à coups de fouet.

L’interdiction de posséder des terres n’est pas le moyen d’amener les israélites au travail des champs. La défense d’habiter les campagnes l’est encore moins. C’est pourtant ce que la Russie leur a plusieurs fois interdit, ce que le règlement « provisoire, » édicté par l’empereur Alexandre III, en 1882, leur a de nouveau défendu. Depuis 1882, ils ne peuvent plus s’établir en dehors des villes ci, des bourgades. C’est là ce que les conseillers du tsar ont imaginé, pour prévenir le retour des émeutes antisémitiques, comme si ce n’était pas des villes qu’était parti le signal de la chasse aux juifs. Toutes ces mesures contre les Israélites sont à double tranchant ; elles blessent le chrétien qu’elles prétendent protéger, en même temps que le juif qu’elles veulent frapper. En maintes contrées, le prix de vente ou de loyer des terres en a été sensiblement abaissé, tandis que le crédit aux cultivateurs en était renchéri.


IV.

Si l’état cherche à fermer aux juifs les campagnes et l’exploitation rurale, il doit s’efforcer de les retenir à la ville en leur ouvrant tous les métiers urbains, toutes les professions bourgeoises. Non point ; sur ce champ restreint se dressent encore devant eux de nombreuses barrières. Leur activité se heurte à des lois d’exception, à des règlemens ministériels, à des circulaires secrètes. Aux emplois de l’état, les israélites n’ont guère à penser : la loi les déclare incapables de toute fonction publique, sauf quelques rares exceptions. Ils peuvent, par exemple, entrer au service de l’état comme ingénieurs ; mais, en fait, presque aucun juif judaïsant n’y parvient ; pour avoir quelque chance d’être admis, il leur faut commencer par se faire baptiser. Ils peuvent encore être médecins militaires ; mais les règlemens ont eu soin de décider que les juifs ne sauraient remplir plus de 5 pour 100 des postes de ce genre. Quant aux fonctions électives, rétribuées ou gratuites, la loi les écarte de presque toutes. Un israélite ne peut être maire d’une ville ou ancien d’un village. Les juifs ne peuvent jamais former qu’un dixième du jury et un tiers des conseils municipaux, même dans les villes où ils sont en majorité.

Les restrictions légales ou administratives les poursuivent jusque dans les carrières privées. L’administration les a, ainsi, naguère, fait expulser de tous les services des chemins de fer du sud-ouest. Un trait montre de quelle façon les autorités entendent les droits accordés aux israélites. La loi reconnaît aux juifs pourvus du diplôme de pharmacien le droit de résider dans tout l’empire ; la police de Pétersbourg n’en a pas moins fermé les pharmacies tenues par des juifs. Elle a décidé que le droit d’habiter la capitale ne donnait pas au pharmacien celui d’ouvrir une pharmacie. Le plus singulier, c’est que cela est conforme à la jurisprudence habituelle en pareille matière. Vis-à-vis des juifs, l’on s’inspire du maximes contraires aux principes de toute législation : l’on considère que tout ce qui ne leur est pas formellement permis leur est défendu.

Autre exemple des restrictions imposées à leur activité. La loi garantit aux marchands de première guilde le libre séjour dans tout l’empire ; elle les assimile aux négocians de sang russe. L’administration ne leur en interdit pas moins tel ou tel commerce, telle ou telle industrie. C’est ainsi qu’elle leur a défendu le commerce des boissons et l’industrie de la distillerie en dehors de la zone d’habitation des juifs. Un grand nombre d’israélites de l’ouest sont aubergistes, cabaretiers. Ce métier, dont des milliers de familles vivent depuis des siècles, il a été question, sous Alexandre III, de le leur interdire absolument, même dans La région où ils sont libres d’habiter. Si cette prohibition n’a pas été prononcée, on est parfois arrivé, indirectement, au même but par des règlemens sur les cabarets. On reproche au cabaretier juif d’encourager l’ivrognerie ; cela est le fait du cabaretier plutôt que du juif. Les statistiques montrent que les provinces de l’empire où l’on consomme le plus d’alcool et où l’alcoolisme fait le plus de victimes sont celles où il n’y a pas de juifs.

Une ancienne loi d’Alexis Mikhaïlovitch, confirmée en 1835 par l’empereur Nicolas, défendait aux juifs d’avoir à leur service des chrétiens. Pour ce crime le code édictait, jusqu’en 1865, la peine de mort. Cette loi, inspirée par des considérations religieuses, n’était d’ordinaire appliquée qu’aux domestiques. On autorisait les négocians juifs à employer des chrétiens pour leurs affaires. Malgré cela, les autorités ont encore, sous Alexandre III, fait parfois défense aux juifs d’occuper des chrétiens dans leurs établissemens ou leurs fabriques. C’était leur rendre toute industrie impossible. C’était aussi priver de pain les chrétiens employés par les israélites. Pareille mesure ne pouvait durer. L’application de la loi surannée du père de Pierre le Grand a été suspendue en 1887. Un juif peut avoir aujourd’hui des serviteurs chrétiens ; il est seulement tenu, cela à bon droit, de laisser ses domestiques ou ses ouvriers accomplir librement leurs devoirs religieux.

En revanche, comme si le gouvernement impérial ne leur pouvait ouvrir une main sans fermer l’autre, une restriction nouvelle plus pénible peut-être, est venue récemment s’abattre sur les Russes du culte mosaïque. Le gouvernement de l’empereur Alexandre III a entrepris de limiter le nombre des israélites admis dans les collèges et les universités. Quoi de plus propre cependant à rapprocher les juifs des autres classes de la population qu’une éducation commune ? Quoi de mieux fait pour les dépouiller de leurs préjugés traditionnels et les arracher à leur exclusivisme talmudique que l’enseignement classique et les études universitaires ? Ce que l’on est porté à louer chez d’autres races, le goût de l’instruction, se tourne en crime pour les fils de Jacob. En Russie, comme en Allemagne, on leur reproche leur empressement à s’instruire, sans avouer qu’on jalouse leurs succès dans l’humble arène des luttes scolaires. Le fait est que, en certaines villes, la proportion des élèves juifs aux élèves chrétiens était considérable ; les gymnases des deux sexes étaient envahis par les sémites. À Odessa, de tout l’empire la ville où les juifs sont le plus prospères, il y avait, dans les collèges russes, jusqu’à 50 et 70 pour 100 de juifs. Le gouvernement a résolu de mettre fin à ce scandale. Le ministère de l’instruction publique semble avoir vu là un péril pour la culture nationale. Il a été ordonné, en 1887, que dorénavant aucun gymnase ne saurait recevoir plus de 5 pour 100 d’élèves Israélites, même dans les districts et les villes où les juifs forment 25 ou 30 pour 100 de la population. Dans les collèges de l’intérieur de l’empire, dans ceux des deux capitales notamment, le nombre des élèves du culte mosaïque a été abaissé à 3 pour 100.

La mesure prise pour l’enseignement secondaire a été étendue aux universités. Le tant pour 100 des Israélites autorisés à étudier le droit, la médecine, les sciences, a été réduit à un chiffre dérisoire. En 1887, par exemple, 75 jeunes gens s’étaient fait inscrire à l’université de Dorpat, 7 ont été admis. que de souffrances et de colères parmi ces étudians, qui se voient, ainsi, fermer les portes du haut enseignement, et barrer l’accès des rares carrières libérales que la loi proclame leur être librement ouvertes ! On s’est plaint que, parmi les volontaires du « nihilisme, » il s’était rencontré des Israélites des deux sexes. Sont-ce de pareils procédés qui leur feront aimer la Russie et le tsar ? En vérité, les fauteurs de la révolution auraient des complices dans les conseils du souverain qu’ils ne sauraient lui souiller de meilleure mesure pour renforcer le prolétariat intellectuel où se recrutent leurs adhérons. Il ne faut pas oublier que de pareilles restrictions sont plus vexatoires pour un juif qu’elles ne léseraient pour tout autre ; car, d’après la loi russe, lui refuser un diplôme universitaire, c’est lui refuser le droit de libre habitation dans les capitales et dans l’empire. On s’est demandé si la limitation du nombre des israélites dans les collèges et les universités s’adressait à la face ou à la religion. Des jeunes gens repoussés de l’université de Kief, parce que le nombre des étudians israélites était au complet, ont demandé, en 1887, à être admis comme chrétiens. L’administration leur répondit d’abord que la nouvelle loi s’appliquait à tous les jeunes gens d’extraction juive. Le ministère ne paraît pas avoir adopté cette interprétation. Les juifs baptisés ont fini, croyons-nous, par voir s’ouvrir devant eux les portes de l’alma mater de Kief. Rien de plus conforme aux traditions et à l’esprit de la législation russe, qui ne craint pas d’user de vexations légales pour amener à la foi dominante les juifs ou les hétérodoxes. S’en prendre à la religion est peut-être plus humain que s’en prendre à la race ; mais que devient ici la liberté de conscience ? N’est-ce pas la religion qui est directement visée, puisque, pour être apte à faire son droit ou sa médecine, le juif n’a qu’à renier extérieurement la foi de ses pères ? Cela ne rappelle-t-il pas les temps où la théologie veillait, en jalouse gardienne, sur les universités d’Occident ? Cela suggère encore un autre rapprochement. L’empereur Julien eut, lui aussi, dans l’antiquité, l’idée d’interdire les hautes études à certains de ses sujets ; c’étaient alors les chrétiens, et, de toutes les mesures imaginées par l’apostat contre les « galiléens, » celle-là fut regardée comme la plus odieuse.


V.

Toute cette législation spéciale va, manifestement, à l’encontre de son but. Elle tend à fomenter chez les juifs les défauts qu’on est le mieux fondé à leur reprocher. Elle travaille à les rejeter sur eux-mêmes, à les isoler des autres races, à en faire un peuple à part au milieu de la nation.

Quelles sont les accusations le plus souvent et le plus justement lancées contre les juifs ? Elles se ramènent à deux chefs principaux : l’un national, l’autre économique. On reproche aux juifs leur exclusivisme, leur penchant à se tenir séparés des peuples au milieu desquels ils habitent, à former, à travers les âges et les diverses civilisations, une tribu ayant ses coutumes, ses lois, ses intérêts propres. Le reproche peut être souvent mérité, au moins pour les juifs de Russie et d’Orient ; mais les barrières légales élevées entre eux et les chrétiens, les efforts pour les cantonner en certaines provinces, en certains métiers, en certaines écoles, les règlemens pour les éloigner de la haute culture, tout cela ne semble-t-il pas imaginé pour les maintenir dans leur isolement et les enfoncer dans leurs préjugés talmudiques, pour alimenter leurs rancunes contre les goïm et pour refouler en eux l’homme moderne ; pour ne leur laisser d’autre sentiment national que celui du juif, d’autre patrie qu’Israël et leur kahal ?

On leur fait un crime de leur solidarité, de leur tendance à se former en corporation sous l’autorité de leurs chefs ou de leur kahal clandestinement restauré pour l’exploitation des chrétiens. On oublie que cette organisation corporative, on la leur a imposée durant des siècles ; qu’elle était de règle partout avant la révolution ; qu’elle a été rendue plus étroite par les persécutions ou le mauvais vouloir de la société environnante ; que, en Russie même, comme partout au moyen âge, elle a été longtemps maintenue par l’état dans un intérêt fiscal ; que, de Catherine II à Nicolas, les lois russes assujettissaient les juifs au joug de leurs communautés. ; qu’on avait été jusqu’à donner aux consistoires Israélites le droit de désigner les juifs astreints au service militaire ; que, aujourd’hui même après l’abolition officielle du kahal, les communautés juives continuent à percevoir pour leurs besoins des taxes obligatoires appelées taxes de corbeilles (korobotchnyia). Pour que les juifs cessent d’adhérer ainsi fortement les uns aux autres et en quelque sorte de faire masse, il faut au moins que la loi ne les y contraigne point en les isolant des chrétiens.

De même au point de vue économique. Restreindre légalement l’activité des israélites, les écarter des carrières libérales ou scientifiques, leur fermer, systématiquement, tous les débouchés intellectuels, c’est les condamner aux métiers qu’on leur reproche de préférer et qu’on les accuse d’accaparer, après les y avoir enfermés. On se plaint qu’ils soient presque tous marchands, courtiers, changeurs, colporteurs, usuriers, cabaretiers, et l’on repousse vers leur boutique ou leur comptoir tous ceux qui osent essayer d’en sortir. On répète que les juifs sont des parasites, et l’on s’applique à les emprisonner dans ces professions traitées de parasitaires.

Le juif, affirme-t-on, a tout travail productif en aversion ; c’est essentiellement un exploiteur, vivant et s’enrichissant du labeur d’autrui. Cela encore peut être vrai, au moins en un sens. Le juif n’est, le plus souvent, qu’un intermédiaire entre le producteur et le consommateur, et moins il y a de ces intermédiaires, mieux il vaut pour une société. Mais doit-on, pour cela, poser en principe que tout marchand, tout négociant, tout intermédiaire, est un parasite ? et si cela est vrai du juif et du sémite, comment ne le serait-ce pas également du chrétien ou de l’aryen ? Ne sait-on pas que la circulation est une fonction essentielle du corps social, comme de tout corps vivant ?

le juif, dit-on, cherche, par tous les moyens., à s’émanciper du travail manuel. Cela encore est vrai, mais cela est-il propre au sémite ? Il n’a guère fait, en réalité, que prendre les devans sur nous. En combien de pays du monde civilisé ne voit-on pas, aujourd’hui, l’homme des champs, connue l’homme des villes, s’ingénier à s’affranchir du labeur musculaire ! Le dégoût du travail des bras, l’engouement pour « les places, » pour le commerce, pour toutes les professions qui demandent peu d’effort physique, est, hélas ! loin d’être particulier à Israël. Quels que soient, du reste, les inconvéniens de cette répugnance croissante pour le travail musculaire, dans nos sociétés modernes, est-on en droit de professer, avec Tolstoï et tels de nos socialistes, qu’il n’y a de productif, de sain et d’honnête que le travail corporel ? C’est cependant ce que font, implicitement, la plupart des antisémites de Russie et d’Occident.

Le reproche, du reste, tombe mal en Russie. Là, comme partout où ils sont nombreux et réunis en groupes compacts, il s’en faut que tous les juifs vivent de trafic. Le plus grand nombre peut-être de ces fils de Sem sont contraints à vivre du travail de leurs bras, à la sueur de leurs fronts, tout comme de simples fils de Japhet. Dans cet Israël sarmate, il y a peu de métiers manuels qui ne soient exercés par les descendans d’Abraham ; plusieurs, et parfois des plus humbles ou des plus grossiers, sont presque accaparés par eux. Nombre de juifs sont tailleurs, cordonniers, serruriers, menuisiers, corroyeurs, cochers, fumistes, bouchers, couvreurs, peintres, teinturiers. Rien qu’ils préfèrent les métiers exigeant moins de force que d’adresse, beaucoup sont charpentiers, forgerons, maçons, terrassiers. La plupart des maisons de pierre des villes occidentales ont été construites par des mains juives.

Le bien-être des artisans tient fort à cœur aux communautés israélites. J’ai moi-même visité, à Varsovie notamment, des écoles d’apprentissage de divers métiers pour les enfans Israélites. Il ne saurait, malheureusement, suffire de l’instruction technique pour tirer les artisans juifs de la misère. Trop nombreux pour les besoins de la population urbaine ou rurale de l’ouest, ils sont le plus souvent victimes de l’inexorable loi de l’offre et de la demande. Ils se font les uns aux autres une concurrence meurtrière, dont l’ouvrier chrétien ne souffre pas moins qu’eux. Le plus grand nombre travaille à des prix dérisoires. En peu de pays la main-d’œuvre est plus basse ; aussi les neuf dixièmes de ces juifs de Pologne et de Russie sont-ils de pauvres exploiteurs. Entassés dans d’étroits et fétides logemens, sans jour et sans air, souvent plusieurs familles dans la même chambre, et des familles presque toujours nombreuses, ces maigres juifs, mariés à vingt ans, sont en proie à tous les maux et maladies de l’indigence. Leur âme et leur corps ne résistent à l’action délétère de l’extrême pauvreté qu’à force de sobriété, de ténacité et de religion. Aucune classer de la population russe n’est plus misérable que ce prolétariat Israélite.

La vérité est que les juifs étouffent dans l’enceinte légale où ils sont enfermés, et l’accroissement de leur nombre y rend leur existence de plus en plus difficile. Pour vivre, ils auraient besoin qu’on leur ouvrit des pays où la demande pour le travail urbain et les professions bourgeoises fût plus considérable. Il y a, dans tout l’ouest, un excédent manifeste de commerçans, de petits boutiquiers, de petits artisans qui souvent font défaut dans le centre ou l’est de l’empire. Prenez une carte de Russie : dans la région où résident les juifs, les villes, en grande partie peuplées par eux, se pressent en bien plus grand nombre que dans les régions de l’empire qui leur sont fermées. Rien qu’à considérer les tableaux statistiques, il saute aux yeux qu’il y a là un manque d’équilibre, une répartition artificielle de la population urbaine, retenue dans les provinces de l’ouest par la loi, comme par une digue qui l’empêche de se répandre librement sur les contrées voisines. Pour rétablir le niveau, il faut ouvrir au trop-plein de la population juive de nouvelles régions.

La population chrétienne des provinces occidentales n’y est guère moins intéressée. L’empereur Alexandre III a nommé dans les gouvernemens de l’Ouest des commissions chargées d’étudier la question sémitique ; elles se sont prononcées, presque unanimement, pour l’extension, ou mieux, pour la suppression de la ligne d’habitation des juifs. Et comment en serait-il autrement ? Ces provinces sont saturées d’Israélites. On leur a fait entendre, presque officiellement, que les juifs n’étaient que des parasites, des sangsues ou des sauterelles dévastatrices ; elles sont naturellement peu satisfaites de leur avoir été livrées en pâture. En attachant les juifs aux flancs de provinces habitées par des Polonais, des Lithuaniens, des Lettons, des Roumains, des Petits ou des Blancs-Russiens, on dirait que la Russie leur a donné à dévorer les enfans qui lui sont le moins près du cœur.

Malgré tous les inconvéniens de cette accumulation de l’élément juif urbain sur une surface restreinte, il s’en faut, du reste, que l’ouest russe ait été entièrement ravagé et dénudé par ces locustes qui le rongent depuis des siècles. La terre y est encore verte et l’or des épis y reluit au soleil. Plusieurs de ces provinces, en Russie-Blanche notamment, ont beau être parmi les moins fertiles de l’empire, leur développement économique ne le cède pas, en général, à celui des contrées préservées du parasitisme Israélite. Loin de là, plusieurs de ces goubernies de l’ouest sont au premier Rang pour le développement industriel ou agricole, témoin le royaume de Pologne, qui, avec un sol médiocre, est devenu une des régions les plus riches de l’empire.

Contre l’ouverture de l’intérieur de la Russie aux Israélites peuvent se présenter deux objections d’une valeur inégale, l’une d’ordre politique ou national, l’autre d’ordre économique. Au point de vue national, on peut craindre que les juifs, avec les rapides excédens de leur natalité, ne dénationalisent peu à peu les contrées qui leur seront ouvertes. Une pareille appréhension peut se comprendre dans un petit état tel que la Roumanie ; aux Roumains il est permis de redouter que leur nationalité renaissante ne soit submergée sous le flot d’étrangers débordant du dehors. De pareilles terreurs ne sont pas de mise dans la vaste Russie. D’un semblable colosse on ne fera jamais un Israël. Ce sont les juifs, au contraire, qui, en se disséminant sur la surface de l’empire, se laisseront dénationaliser. Plus mince et moins compacte sera la couche sémitique, plus il sera facile de la russifier.

L’objection économique est plus sérieuse. Ouvrir la Grande-Russie aux Israélites, c’est, dit-on, la livrer à l’accaparement des sémites. Le temps est loin où Pierre le Grand prétendait qu’un de ses marchands moscovites valait quatre juifs. Et, cependant, les kouptsy russes ont fait preuve de qualités mercantiles qui semblent les mettre, mieux que toute autre race, en état de lutter avec les israélites. Ils seraient assurément, pour les sémites, de plus redoutables rivaux que le Blanc ou le Petit-Russien. Une chose, en tout cas, semble hors de doute, c’est que, pour la Russie et pour le commerce russe, la concurrence serait le meilleur des stimulans. Elle seule lui saurait donner l’esprit d’initiative qui lui fait trop défaut et dont la rareté est une des causes de l’infériorité de la Russie vis-à-vis de l’autre colosse du monde moderne, l’Amérique.

La richesse publique y gagnerait assurément ; le peuple y perdrait-il ? L’ouvrier et le paysan en seraient-ils plus foulés par l’odieux capital ? Pour qui connaît les conditions de la vie russe, cela est bien invraisemblable. En fait d’exploitation de l’homme par l’homme, l’ouvrier de Russie n’a rien à perdre ; la petite industrie villageoise, en particulier, l’industrie buissonnière (kousternaïa), comme l’appellent les Russes, est l’exploitation organisée des ouvriers par les intermédiaires et les marchands accapareurs. Leurs exactions et leur mauvaise foi dépassent toute limite, affirme M. Rezobrazof. « Ce qui se passe dans certains centres industriels, tels que Pavlovo, le Sheffield russe, défie toute description. C’est un drame poignant qui se déroule tous les lundis, jours du marché. Les hommes ont l’air de bêtes féroces s’entre-dévorant[12]. » Là, au cœur de la Grande-Russie, loin des parasites juifs, les courtiers orthodoxes prélèvent, pour leurs avances ou pour leur commission, 100 pour 100 et plus. De même, trop souvent, dans les campagnes et les communes rurales. Les konlaki et les mangeurs du mir n’ont rien à apprendre des usuriers juifs[13]. Pour être du même sang et de la même religion que leurs frères, les paysans, ils n’ont pas plus de scrupule à les dépouiller. En maintes communes, nombre de moujiks, dévorés par les gros intérêts, ne possèdent plus la terre que nominalement ; ils sont devenus les serfs de leurs créanciers. Pour l’ouvrier, comme pour le moujik, le premier effet de l’ouverture de la Grande-Russie aux juifs serait l’abaissement du taux de l’intérêt.

On dit que les juifs démoralisent le peuple. Que répondent les statistiques ? La proportion des délits et des crimes est, d’ordinaire, plus faible dans les gouvernemens de l’ouest que dans ceux de l’est. Bien mieux, les crimes sont plus rares parmi les Israélites que parmi les chrétiens. C’est, objecte-t-on, que les juifs tournent la loi, comme si les lois russes n’avaient pas l’habitude d’être tournées par tout le monde. Puis les lois qu’éludent les juifs, ce sont surtout les lois spéciales, arbitraires, vexatoires, édictées contre eux ; et, dans ce cas, c’est la loi qui fait le délit. Pour la violer, les juifs ont du reste comme complices l’administration et la police. Dans les capitales mêmes, les autorités savent fermer les yeux, ou regarder faire à travers leurs doigts. Ce qui est démoralisant pour l’administration, aussi bien que pour les juifs, c’est toutes ces lois d’exception d’une application souvent malaisée. On comprend qu’il ne soit pas toujours facile de faire d’une ligne géographique factice une muraille de Chine infranchissable. Le plus simple serait d’abolir toute cette législation tracassière, en soumettant les Israélites aux lois ordinaires, sauf à les leur appliquer dans toute leur rigueur.

Reste la grande, la suprême objection. — Nos juifs de Russie, entend-on répéter à Pétersbourg et à Moscou, ne méritent pas d’être traités en nationaux. Ils se considèrent eux-mêmes comme étrangers. Ils n’aiment pas la patrie russe. Ils n’ont d’autre patrie qu’Israël ou kahal. — Mais quand la Russie, répliquent les juifs, s’est-elle montrée pour nous Marne patrie ? et comment aimer un pays qui vous traite en ennemi ?

Une des preuves du peu de patriotisme des juifs, c’est, assure-t-on, leur répugnance pour le service militaire. L’impôt du sang est une obligation dont ils s’ingénient, de toute façon, à s’exempter. Aucun culte, aucune race ne présente autant de réfractaires. En vérité, c’est le contraire qui nous étonnerait. Voilà des hommes privés de la plupart des droits de leurs compatriotes chrétiens, et l’on voudrait qu’ils apportassent la même abnégation à l’accomplissement du plus pénible des devoirs du citoyen ! c’est demander plus que ne comporte la nature humaine. Imaginez ce que rêvent quelques Israélites d’Orient : un état juif, un nouveau Juda gouverné par des juifs avec des lois juives. Croyez-vous que, si cet Israël ressuscité traitait les chrétiens comme la Russie orthodoxe traite les juifs, les chrétiens, sujets d’Israël se jugeraient tenus en conscience de servir sous les étendards des successeurs de David ? — Chrétien, juif ou musulman, pour se sentir astreint à tous les devoirs du citoyen, il faut en posséder tous les droits. Veut-on exiger des juifs autant que des Russes, qu’on commence par les traiter en Russes.

Il n’était, récemment encore, aucune ruse, aucune fraude dont un juif polonais ne fût capable pour échapper à la conscription. Il faut dire que, pour les israélites talmudistes, stricts observateurs de la loi, la vie militaire est particulièrement dure. Il est malaisé, au camp ou à la caserne, de demeurer fidèle aux minutieuses prescriptions de la loi mosaïque. L’antipathie du juif russe pour le service a été encore accrue par les souvenirs que lui a laissés le système des « cantonistes. » Les premiers soldats levés parmi les israélites étaient des-enfans de dix ans, arrachés pour toujours à leur famille et baptisés de force. Alexandre Ier et Nicolas en usaient avec eux, à peu près comme les Turcs, avant Mahmoud, avec les enfans chrétiens élevés comme janissaires. Naguère encore, l’armée était, pour le juif, une école de prosélytisme contre le judaïsme. Il ne faut pas oublier enfin qu’aux juifs tout avancement est refusé. Ils ne peuvent devenir officiers ; les règlemens ont soin de leur interdire l’accès des écoles militaires. Le soldat juif, qui a servi des années sous les aigles impériales, n’a même pas le droit, une fois libéré, de vivre et de mourir là où il a tenu garnison.

Les conscrits de la classe de 1886 étaient au nombre de 832,000, dont 45,000 israélites, de quoi former tout un corps d’armée. Il y a eu, parmi eux, un peu plus de 4,000 réfractaires, soit environ 10 pour 100. La proportion était autrefois beaucoup plus considérable ; elle montait jusqu’à 30 et 40 pour 100[14]. Pour obvier aux répugnances militaires des israélites et empêcher que les chrétiens n’en fussent indirectement victimes, un ukase de 1876 avait ordonné que les jeunes gens reconnus impropres au service, ou faisant défaut, seraient remplacés par des jeunes gens de même culte. Cette solidarité confessionnelle a semblé insuffisante. Depuis 1886, les familles des réfractaires Israélites sont, en outre, condamnées à des amendes considérables. Pour la classe 1886, ces amendes ne montaient pas à moins de 1,200,000 roubles, soit 3 ou 4 millions de francs. Cet expédient semble n’avoir pas été inefficace ; en 1887, dans les provinces de Mohilef et de Minsk, la proportion des réfractaires israélites était tombée de 68 et 60 pour 100 à 5 et à 16 pour 100. Ce procédé n’en a pas moins le défaut d’être encore une mesure d’exception, appliquée uniquement aux juifs. Or ce n’est point par des lois d’exception que la Russie résoudra la question sémitique.

Le royaume de Pologne en fournirait une preuve. Une loi de 1862, alors que la Pologne avait encore une administration autonome, a assimilé les juifs aux autres habitans du pays. Les provinces de la Vistule n’ont pas eu à s’en repentir. De toutes les régions de l’empire, c’est celle où l’ancienne loi et la nouvelle font le moins mauvais ménage, où les rapports entre israélites et chrétiens sont le moins tendus. Les émeutes contre les juifs y ont été plus rares et, à Varsovie même, elles semblent avoir été provoquées par des étrangers. Les « Polonais du rit mosaïque » se sont montrés reconnaissans à leurs compatriotes catholiques de leur émancipation civile. Ils ont même, à certaines heures, témoigné d’une sorte de patriotisme polonais, d’autant plus méritoire qu’il s’adressait à une cause vaincue. Les Russes, qui accusent le juif d’être incapable de s’attacher à une patrie, se sont parfois plaints de cette tendance des israélites de la Vistule à sympathiser avec les Polonais. Que la Russie les traite en Russes, et les juifs de la Duna et du Dniepr deviendront peu à peu des Russes du rit mosaïque. À Pétersbourg, à Odessa, à Vilna même, beaucoup sont déjà russifiés. Une fois devenu l’égal du chrétien, le juif se rapprocherait d’autant plus volontiers des Russes qu’il a intérêt à se concilier les maîtres de l’empire, et la voix de l’intérêt est de celles qu’entend le sémite.

Le plus grand obstacle à l’assimilation des israélites, c’est, nous ne saurions trop le répéter, les lois d’exception. Cette barrière renversée, les autres s’abaisseraient peu à peu d’elles-mêmes. Ce n’est point qu’on doive, de longtemps, attendre la fusion des israélites et des chrétiens. La fusion, si elle est jamais complète, demandera des siècles. Les rivalités, les jalousies persisteront fatalement encore durant des générations, car il n’y a pas de procédé pour soustraire les états aux compétitions de races, de religions, de classes. Plus vaste est un empire, plus il y est exposé par ses dimensions mêmes. Mais les conflits seront moins violens, lorsque les chrétiens auront appris à traiter les juifs chrétiennement. Le rapprochement sera plus aisé, lorsque la loi n’y mettra pas d’obstacles artificiels.

En Russie, tout comme en France, il n’y a pas d’autre solution que la liberté et l’égalité civiles. Les Russes n’ont pas la ressource, comme autrefois l’Espagne, d’expulser les juifs en masse ; cela n’est plus de notre temps, même en pays autocratique. On a parlé d’émigration ; ce n’est pas non plus une solution. Il faudrait un Moïse pour entraîner tout cet Israël en dehors de cette Égypte, et encore où le conduire ? La presse russe a eu beau les y inviter, la populace a eu beau les y inciter en les molestant, les juifs n’ont pas commencé leur exode. Des milliers sont partis, les millions sont restés[15]. Ils ne veulent ou ne peuvent quitter le sol sur lequel ils sont nés et que leurs pères habitaient des siècles avant que n’y parût le Russe de la Grande-Russie. Les juifs sont là, dans ses provinces frontières, augmentant de nombre tous les ans ; l’intérêt politique seul commanderait à la Russie de ne pas s’en faire des ennemis. Que peut-elle gagner à laisser la désaffection de quatre millions d’Israélites renforcer les résistances allemandes ou polonaises ?

Une dernière réflexion que nous ne faisons pas sans quelque humiliation pour notre temps et pour notre pays. Il est, depuis quelques années en Occident, en France même, des hommes qui, de bonne foi sans doute, réclament des mesures légales contre les juifs. Ces lois d’exception, autrefois générales, voici un empire où elles existent encore. À quoi ont-elles abouti ? Au lieu de supprimer la question sémitique, elles l’ont envenimée. En aucun pays, l’antagonisme entre juifs et chrétiens n’est poussé plus loin. Lois d’un autre âge, elles ont ramené des violences d’un autre âge. L’exemple de la Russie suffirait pour mettre l’Europe civilisée en garde contre les recettes surannées des antisémites.


VI.

La Russie, dont la guerre contre l’Islam a été durant les siècles, la vocation historique, montre plus de bienveillance ou d’équité envers le Coran qu’envers le Talmud. Elle est aujourd’hui une des grandes puissances musulmanes du globe. Elle ne le cède, à cet égard, qu’à la Turquie et à l’Angleterre. Aux cinquante ou soixante millions de mahométans, sujets de la Grande-Bretagne, elle n’en peut encore opposer qu’une dizaine de millions ; mais l’Islam n’est pas seulement la religion dominante d’une notable partie de ses possessions asiatiques, il a, en Europe, conservé des adhérens jusqu’en plein pays russe, jusqu’à l’ouest, dans l’ancienne Lithuanie.

Les musulmans n’ont pas toujours trouvé dans la Russie une souveraine aussi tolérante que la France ou l’Angleterre. Conformément à ses traditions byzantines, elle ne s’est pas fait faute d’essayer, sur les disciples du Prophète, ses méthodes de prosélytisme. Ainsi, du moins, des musulmans d’Europe, des Tatars ou des Tchouvaches soumis à sa domination depuis des siècles. On ne saurait dire que ces tentatives lui aient beaucoup réussi. L’Islam est partout le même ; il ne se laisse guère plus entamer sur le Volga que sur le Nil ou l’Indus. Laissé à lui-même, il continuerait à faire des prosélytes sur les confins de l’Europe et de l’Asie, tout comme aux Indes et au cœur de l’Afrique. Les populations à demi païennes du bassin du Volga, Tchouvaches ou Tchérémisses, montrent souvent plus d’inclination pour Mahomet que pour le Christ. Nombre de Tchouvaches sont allés, ou retournés, au Coran après avoir été baptisés.

La victoire ayant été le signe d’Allah, et le jugement de Dieu, la preuve de la mission du Prophète, on pouvait se demander si, le vrai croyant une fois vaincu par l’infidèle, la force de l’Islam ne serait pas brisée. Cette religion, dont le fatalisme semble l’âme, saurait-elle résister à l’humiliant démenti de la défaite ? Cette foi, dont le mahdisme semble l’essence, saurait-elle se résigner à vivre en paix sous un sceptre chrétien ? Aujourd’hui que, de Java au Maroc, en Asie, en Afrique, en Europe, catholiques, protestans, orthodoxes, se sont partagé tant de terres musulmanes, la question ne manque pas d’intérêt. Aucun état n’y peut mieux répondre que la Russie, car elle est seule à régner sur des musulmans, depuis trois ou quatre siècles. Les Tatars du Volga montrent que le musulman peut rester des siècles assujetti au chrétien sans douter d’Allah ; et en même temps, que le vrai croyant peut devenir un sujet pacifique, ne demandant à ses maîtres infidèles qu’une chose : la liberté de sa foi et de ses mœurs ; car mœurs et religion sont, pour lui, intimement liées, et les nues ne se modifient guère plus que l’autre.

On sait combien peu le musulman se convertit à l’Évangile. Nous en avons naguère donné une des principales raisons : il se juge supérieur au chrétien par le dogme[16]. Il ne croit pas l’être moins par la morale, parce que la morale du Coran est modelée sur ses mœurs. Elle a beau nous sembler relâchée, elle le défend d’un des vices les plus funestes aux peuples modernes. L’interdiction du vin et des boissons alcooliques est, pour le mahométan, un bienfait, dont la comparaison avec ses voisins russes orthodoxes lui fait sentir tout le prix. La propagande chrétienne n’a quelques chances de succès que parmi les populations converties depuis peu au Coran, ou sur lesquelles l’islam n’a pu mettre encore son empreinte indélébile. Les missionnaires fusses avaient fondé des espérances sur les Kirghiz, souvent tièdes mahométans, qui fréquentent peu les mosquées. Ainsi, en Algérie, les jésuites s’étaient flattés de gagner les Kabyles. Même sur ces Kirhiz, la prédication orthodoxe n’a pas eu jusqu’ici beaucoup de prise. Il est douteux qu’elle en ait davantage à l’avenir, car, à mesure qu’ils quittent la vie nomade, les Kirghiz deviennent meilleurs musulmans ; ils se pénètrent des principes du Coran dans les meklabs et les médressés qu’ouvrent dans leurs aouls les mollahs, tatars ou sartes.

Quant aux Tatars qui habitent au milieu des Russes de l’Oka ou du Volga, ils sont généralement réfractaires à toute propagande. Parmi les Tatars de Kazan, 45,000 environ, soit à peine un dixième, sont officiellement comptés comme chrétiens. Leur conversion remonte à diverses époques ; mais, comme autrefois les Moriscos d’Espagne, la plupart sont restés musulmans de cœur et de mœurs. Leur christianisme consiste à ne plus se raser la tête et à porter, comme le paysan russe, une croix sur la poitrine. Le plus grand nombre fête le vendredi, aussi bien que le dimanche. Le pope a beau, dans leurs villages, célébrer l’office en tatar, beaucoup ne vont à l’église que pour être mariés, ou faire baptiser leurs enfans. Encore paient-ils souvent le prêtre pour être dispensés de cette cérémonie. Il n’est pas rare, nous l’avons déjà constaté, de les voir revenir ostensiblement à l’Islam. Pour les soustraire à l’influence des mollahs, l’empereur Nicolas avait cherché à les isoler de leurs congénères musulmans en les réunissant dans des villages séparés. L’intervention des autorités n’empêche pas des mouvemens de retour à Mahomet de se produire périodiquement parmi ces Tatars et ces Tchouvaches. Les rapports de M. Pobedonoslsef à l’empereur Alexandre III ne le dissimulent pas : « Ces apostats, affirmait lui-même le haut-procureur en 1886[17], se montrent sourds aux conseils de leurs chefs spirituels chrétiens. Durant les exhortations auxquelles on les astreint, ils s’efforcent de ne pas songer au sujet dont on leur parle, afin d’éloigner de leur esprit jusqu’à la possibilité d’un doute sur la foi. » Ces musulmans endurcis, l’église, après avoir tenté de les ramener par la douceur, les livre au bras séculier, qui leur applique les rigueurs de la loi. Beaucoup de ces relaps ont été déportés en Sibérie. En 1883, des paysans tatars du village d’Apozof étaient poursuivis, devant le tribunal de Kazan, pour avoir abandonné l’orthodoxie. Les accusés déclaraient avoir toujours été musulmans ; sept d’entre eux n’en furent pas moins condamnés, comme apostats, aux travaux forcés. C’est ainsi que, sous le règne de l’empereur Alexandre III, l’islamisme a encore, en pleine Russie d’Europe, ses martyrs ou ses confesseurs.

De tels actes ont fait des Tatars de Kazan les plus zélés, et aussi les plus fanatiques, des musulmans russes. C’est l’effet ordinaire de la contrainte. Cela est d’autant plus regrettable que ces Tatars sont fort considérés de leurs coreligionnaires. Ils fournissent un grand nombre de mollahs pour tout l’empire. Le gouvernement cherche à restreindre leur influence ; il eût été plus simple de ne pas se les aliéner par une intolérance inutile. On connaît la solidarité du monde musulman. Les procédés de la Russie envers les Tatars du Volga sont peu propres à lui gagner la confiance des mahométans du dedans et du dehors. Le Tatar de Kazan se rencontre, à La Mecque, avec le Sarte de Samarcande, avec le Turc d’Erzeroum et l’Afghan de Caboul. La Russie, il est vrai, n’a garde de faire du prosélytisme parmi ses musulmans d’Asie, dans ses nouvelles conquêtes aralo-caspiennes surtout. Le Turkestan est fermé à ses missions. Elle serait encore mieux avisée en ne permettant pas, aux cent mille pèlerins qui se rassemblent chaque année, sur le mont Arafat, de dire qu’il est une contrée de ses états où le tsar persécute les vrais croyans. Heureusement pour elle, la Russie, en Asie, n’est pas seulement en comparaison avec la Turquie et l’Angleterre, mais encore avec la Chine. Or, de ce côté, la comparaison ne peut tourner qu’au profit des Russes. Pour remercier Allah d’être sujets du tsar blanc, les musulmans du Turkestan n’ont qu’à se rappeler comment les Célestes ont traité leurs frères de Kachgar.

Au Caucase et dans l’Asie centrale, plus encore que sur le Volga on en Crimée, l’Islam est équipé pour la lutte. Presque partout, les musulmans ont un clergé nombreux, zélé, instruit, si l’on peut employer le mot de clergé pour une religion qui n’admet pas d’intermédiaire entre le croyant et Dieu. Les mollahs, dans leurs mosquées et leurs écoles, ne se lassent pas d’affermir la foi du Prophète. Ces mollahs sont généralement les hommes les plus instruits de leurs communautés. Ils sont souvent, à cet égard, supérieurs aux popes russes. Beaucoup sont versés dans les lettres orientales. La plupart de leurs mosquées et de leurs écoles sont, comme dans tout l’Orient musulman, entretenues avec des biens vakoufs. Il y a, au Turkestan seul, quatre ou cinq mille mektabs ou écoles élémentaires musulmanes, sans compter quelques centaines de médressés ou écoles plus relevées. Les mollahs, selon l’habitude de l’Islam, sont à la fois prédicateurs et instituteurs ; ils font fonctions de juges ou d’arbitres, car les musulmans ont, en Europe même, conservé leur statut personnel, presque inséparable de leur religion. Le gouvernement n’a eu garde de se désintéresser de la direction d’un clergé investi d’une telle influence. Il a placé à sa tête un cheik-ul-islam ou moufti, résidant à Orenbourg. Il y a aussi, en Crimée, un moufti pour les Tatars de la Tauride. Les chiites du Caucase, qui sont près d’un million, ont, comme les sunnites, leur moufti désigné par le gouvernement. D’après la loi, ces hauts dignitaires doivent être choisis par les communautés musulmanes, dont le gouvernement n’a qu’à confirmer le choix ; mais, en fait, le moufti est, d’habitude, nommé par ukase. Ses fonctions sont surtout administratives et judiciaires ; il est le juge suprême pour les litiges civils ou religieux de ses coreligionnaires. Près de lui siège une sorte de synode islamique, dont les membres sont élus par les mollahs. On nomme, d’ordinaire, comme mouftis des musulmans élevés à l’européenne et ayant passé par le service russe. Le moufti actuel d’Orenbourg a servi dans la garde impériale.

En dehors du Caucase, où Schamyl et les Tcherkesses lui ont opposé une résistance acharnée, les musulmans de l’Asie russe se sont facilement résignés à la domination du tsar. À cela il y a plusieurs raisons. Les tribus les plus rebelles à la conquête chrétienne ont émigré en terre musulmane. Ainsi, à plusieurs reprises au Caucase et en Crimée, et récemment à Kars et à Batoum. Puis, le fanatisme ne semble pas avoir, dans cette partie de l’Asie, la même énergie ou le même empire qu’en Afrique. La mosquée n’y semble pas dominée par la zaouia, et les mollahs par les marabouts ou les confréries de khotians, comme en pays arabes. À Samarcande, à Boukhara même, ces citadelles de l’Islam, le vrai croyant a accepté la souveraineté ou la suzeraineté du tsar blanc. Chez lui, le fanatisme, là où il persiste, a du reste pour correctif le fatalisme. Le Sarte, l’Ouzbek, et jusqu’à l’ancien alamanntchik turkmène, ne sont pas insensibles aux bienfaits de la domination russe : elle a mis fin à l’anarchie sanglante de la steppe ; elle a apporté à ses oasis la paix, la sécurité, le bien-être. Le Russe est un maître qui se fait aisément comprendre des Orientaux, peut-être parce que, entre eux et lui, la nature, le tempérament national, les mœurs, l’éducation, ont mis moins d’intervalle. Puis, il faut bien le dire, les musulmans de Russie ont des avantages sur nos Arabes ou nos Kabyles d’Algérie. S’ils ne possèdent pas de droits politiques, leur voisin chrétien n’en a pas non plus. Ils ne se sentent pas assujettis à une autre race ; le Russe est leur cosujet et non leur maître. Ils ont gardé la propriété de leurs champs ; ils ne sont pas astreints à des impôts plus lourds que les colons chrétiens. Ils peuvent, comme les Russes, être appelés à des emplois civils et militaires. Les fonctions électives leur sont ouvertes ; si, connue les juifs, ils ne peuvent, en Europe, former plus du tiers d’un conseil municipal, ils n’y entrent pas comme simples assesseurs, mais sur un pied d’égalité avec les chrétiens. On voit que la France pourrait prendre leçon de la Russie.

La question la plus délicate était celle du service militaire. Dans la Russie d’Europe, les musulmans sont astreints au service, comme les chrétiens et les juifs ; ils sont confondus avec eux dans les mêmes régimens. En Asie, ils sont d’ordinaire exemptés ; s’ils servent, c’est dans des corps spéciaux recrutés parmi leurs coreligionnaires. La loi de 1886, qui a étendu le service obligatoire au Caucase, a temporairement libéré les musulmans de tout recrutement. Ils peuvent servir comme volontaires ; sinon l’impôt du sang est, pour eux, converti en taxe pécuniaire. C’est l’inverse de ce qu’on voit en Turquie, où les musulmans sont seuls à servir, avec cette différence, à l’avantage des musulmans du Caucase, qu’ils ont le choix entre l’armée et le rachat par argent. Si résignés qu’ils soient à la domination russe, cette précaution n’était pas inutile, ne fût-ce que pour avoir des troupes sûres. Les musulmans qui vivent en sujets paisibles du tsar orthodoxe répugnent encore souvent à servir sous ses aigles. En Europe même, c’est, après les juifs, parmi eux qu’il y a le plus de réfractaires. La loi sur l’obligation du service a failli, sous Alexandre II, amener l’émigration des derniers Tatars de Crimée[18]. Sous Alexandre III, en 1886, la seule appréhension d’être contraints au service provoqua chez une tribu du Caucase, les Tchétchènes, une émotion qui, sans les précautions de l’autorité, eût pu dégénérer en insurrection. Le gouvernement avait exigé de ces montagnards la liste de leurs familles ; la plupart des aouls la refusèrent, craignant de fournir des listes de recrutement. Parmi les récalcitrans, les uns proposaient de se transporter en masse chez les Turcs, d’autres annonçaient déjà la prochaine apparition, sur le plateau de la Tchetchnia, d’un iman qui devait se mettre à la tête des vrais croyans. Pour venir à bout du crédule entêtement des Tchétchènes, il fallut une expédition militaire de dix bataillons et de quinze escadrons dans les gorges du Caucase.

Si bien assise que soit la domination russe des deux côtés de la Caspienne, il y a donc quelque exagération à dire que l’assimilation des musulmans est faite. Ce qui est vrai, c’est que le tsar n’a rien à redouter de ses sujets mahométans, même en cas de conflit avec le kalife. On l’a bien vu par la dernière guerre d’Orient. Les musulmans de l’empire avaient envoyé au tsar des adresses de dévoûment, offrant leurs bras pour réprimer les barbaries de leurs coreligionnaires turcs en Bulgarie. Les mosquées appelaient les bénédictions d’Allah sur les armes chrétiennes, et de nombreux irréguliers musulmans combattaient, à côté des Cosaques, contre leurs anciens compatriotes tcherkesses émigrés dans les états du sultan. Pour ébranler la fidélité des musulmans du Caucase, il faudrait que le croissant reparût en vainqueur sur leurs montagnes. La Russie est sûre d’eux tant qu’ils croiront à sa force.

Il en est de même, croyons-nous, sur l’autre rive de la Caspienne, des Turkmènes conquis par le railway d’Annenkof plus encore que par l’épée de Skobelef. Le Tekké de Merv semble prêt à porter les armes au sud de l’Asie pour ses nouveaux maîtres. Le vainqueur a eu l’art de s’attacher les plus belliqueux des vaincus en leur faisant une place dans ses rangs. Les anciens chefs des Tekkés, revêtus d’élégans uniformes russes, ont reçu des grades dans l’armée impériale ; plusieurs ont sous leurs ordres des chrétiens, aussi bien que des musulmans. Ali-khan, devenu le colonel Alikhanof, est le chef d’un district étendu. Il commande à ces Russes qu’il combattait, à Geok-Tépé, une dizaine d’années plus tôt. Cela est d’un grand exemple ; cela se sait dans les bazars de Dehli et de Lahore, où les musulmans de l’Inde se plaignent de ne pouvoir arriver aux hauts emplois civils et militaires. Suit-il de là que, en cas de duel avec l’Angleterre, la Russie pourrait compter sur un soulèvement de l’Islam et retourner le fanatisme musulman contre les dominateurs de l’Inde ? Il est permis d’en douter : ses procédés de prosélytisme sur le Volga le lui rendent malaisé. Si jamais elle vient à lancer le Turkmène et l’Afghan sur les défilés de l’Hindou-Kousch, ce sera en leur montrant les plaines du Gange à piller. Skobelef annonçait que, un jour prochain, l’Angleterre mènerait l’Islam à l’assaut des frontières asiatiques de la Russie. On se représente mal les tsars orthodoxes arborant le drapeau vert du Prophète pour rallier autour d’eux les musulmans de l’Asie ; l’Angleterre, même avec l’aide du sultan, n’y réussirait peut-être pas mieux. Les deux puissances chrétiennes pourraient entraîner chacune ses musulmans. Ce que ni le Russe ni l’Anglais ne doivent ignorer, c’est que, s’il consent à servir le cafir, le mahométan n’est fidèle qu’à la victoire.


VII.

Le bouddhisme, en Europe du moins, n’offre pas la même force de résistance que l’islamisme. De toutes les religions professées dans l’empire russe, c’est, croyons-nous, la seule dont le nombre des adhérens diminue. Cela tient moins peut-être aux mystérieuses affinités de formes ou d’esprit, si souvent signalées entre le christianisme et le lamaïsme, qu’à l’isolement des tribus qui avaient apporté en Russie la foi du Bouddha. Coupés de leurs coreligionnaires asiatiques, les Kalmouks du Bas-Volga, naguère encore tous bouddhistes, sont déjà en grande partie baptisés. Le lamaïsme sera peut-être, au XXe siècle, entièrement refoulé on Asie, et les vents d’Europe auront cessé de faire tourner ses moulins à prières. Le corps du dernier lama des Kalmouks a été brûlé en grande pompe dans la steppe, près de Vetlianka, en décembre 1886. On ne lui a pas donné de successeur. La dignité de lama, jusque-là reconnue par l’état, a été officiellement abolie, et le lamaïsme kalmouk ainsi décapité.

La propagande orthodoxe s’attaque au bouddhisme en Asie aussi bien qu’en Europe ; mais en Asie, sur l’Altaï, et aux bords du lac Baïkal, le lamaïsme, appuyé sur les bouddhistes de la Mongolie, tient résolument tête aux assaillans. Dans la Russie d’Asie, comme dans la Russie d’Europe, les bouddhistes, encore au nombre de quelques centaines de mille, sont presque tous de race mongole. Des plus féroces des hordes de Gengis-Khan, les disciples de Çâkya-Mouni ont fait le peuple le plus doux. La prédication religieuse, qui a accompli tant de miracles, n’a peut-être jamais opéré une aussi complète métamorphose. Tandis que l’Islam a laissé aux populations finno-turques voisines leurs instincts pillards ou guerriers, le bouddhisme n’a pas seulement apprivoisé la barbarie des Mongols, il les a pour ainsi dire émasculés.

Le bouddhisme ne s’est peut-être pas autant corrompu dans les glaces du Nord qu’au Tonkin ou au Japon. Les Bouriates de Sibérie ont parfois des lamas instruits, versés dans les livres sacrés. Ils possèdent une hiérarchie fortement organisée, qui dispose d’une grande autorité et jouit de revenus élevés. À sa tête est un grand-lama, le khambo-lama, auquel est attribué un domaine de 500 hectares ; il prélève, en outre, une sorte de dîme sur les 35 datsans ou diocèses qui relèvent de lui. Les chefs de chaque datsan, appelés schiretouî, et, au-dessous d’eux, les simples lamas, ont également une dotation territoriale avec une part de la dîme. Le datsan du lac Goussino possédait, récemment encore, une sorte de séminaire bouddhiste contenant une quarantaine d’élèves, pourvus chacun de quinze désiatines de terre.

Ce clergé lutte énergiquement contre la propagande orthodoxe. Il lui dispute les indigènes chamanistes que souvent le lama ravit aux missionnaires de l’Évangile. Comme ces derniers, les apôtres du Bouddha procèdent, solennellement, à la destruction des idoles et des ustensiles des chamans. Sans les obstacles mis par le gouvernement au prosélytisme des lamas, le chamanisme aurait bientôt disparu de l’Altaï et du Baïkal. Au lama, le pope préfère le sorcier, le trouvant moins difficile à vaincre.

Pour conquérir les bouddhistes, la propagande orthodoxe et l’administration impériale travaillent à désagréger peu à peu leur clergé et, aussi, leurs tribus. Les missionnaires ont fait interdire l’ouverture de nouvelles pagodes ; ils prétendent même parfois fermer les anciennes. En même temps, l’on cherche à réduire le nombre des lamas et à diminuer leur autorité. On s’efforce de soustraire les Bouriates convertis au pouvoir de leurs chefs païens, pendant qu’on encourage, de toute manière, le baptême des chefs. Les lamas, du reste, ne respectent pas toujours la défense d’ouvrir de nouvelles pagodes ; ils en érigent jusque dans les oulouss ou campemens des nomades baptisés. Il n’est pas rare qu’ils réussissent à ramener à eux leurs anciens coreligionnaires. La foi de nombre de Bouriates est telle que beaucoup déclinent nettement toute controverse avec les popes. À l’inverse des musulmans, les bouddhistes peuvent cependant faire d’excellens chrétiens. Il en est qui paraissent avoir abandonné, en toute conviction, Siddhârta pour Jésus. D’anciens lamas, hommes instruits dans les lettres mongoles, se sont faits prêtres et sont devenus, à leur tour, de zélés missionnaires du Christ. Une des choses qui paraissent le plus frapper ces Asiatiques, dressés par le bouddhisme même à l’admiration des rites, c’est la beauté des cérémonies chrétiennes. À en croire certains récits, la messe et les chœurs, qu’on a soin de chanter en mongol, feraient plus de conversions que la prédication.

Entre le mysticisme slave et le bouddhisme, on a eu beau découvrir de secrètes affinités, la doctrine hindoue n’a pas exercé, sur les compatriotes de Tolstoï et de Dostoïevsky, la même fascination que sur les Anglais, les Américains, les Allemands. Si, à l’exemple de leurs deux grands romanciers[19], certains Russes semblent imbus d’une sorte de bouddhisme latent, c’est d’instinct et à leur insu. La foi du Bouddha, qui a gagné des adeptes en Angleterre et en Amérique, n’a pas fait de prosélytes en Russie. Je ne connais guère qu’une exception, une femme. Mme Blavatsky. Non contente de proclamer la supériorité du bouddhisme, cette Russe y a cherché le « syncrétisme » de l’Orient et de l’Occident, de la science moderne et de la théurgie antique. Après avoir épuisé les plaisirs de la vie mondaine, Mme Blavatsky a parcouru l’Inde ; elle s’y est abouchée avec les brahmanes et les fakirs, et en a rapporté les principes d’une théosophie hermétique qui compte des initiés dans les deux mondes[20].


VIII.

Nous voici au terme de cette longue enquête sur l’état moral et religieux du vaste empire. Il est temps de conclure ; mais est-ce bien nécessaire ? La conclusion sort elle-même des faits. Faut-il nous poser, pour les institutions religieuses de la Russie, la même question que pour ses institutions politiques[21] ? Est-ce la peine de nous demander si, près de deux siècles après Pierre le Grand, la Russie est vraiment un état moderne ? La réponse n’est pas douteuse. En religion, non moins qu’en politique, la Russie se montre un état d’ancien régime. Elle l’est par ses mœurs, elle l’est par ses lois. Le principe de la liberté de conscience, accepté par tous les états civilisés, n’est pas encore reçu chez elle. À cet égard, nous la retrouvons, cette grande Russie, au-dessous de tous les états de l’Europe et de l’Amérique, infériorité d’autant plus regrettable que la liberté religieuse est peut-être le signe le plus sûr du développement intellectuel d’un peuple. Elle en est, en religion, tout comme en politique, aux vieilles maximes, aux vieux procédés, à l’ingérence de l’état dans les consciences, à la contrainte légale. Il serait injuste de dire qu’elle en est toujours au moyen âge ; mais comparée à autrui, elle est toujours en arrière ; et, ce qui est plus humiliant, si on la compare à elle-même, elle est peut-être, en fait de tolérance, plus arriérée à la fin du XIXe siècle qu’elle ne l’était à la fin du XVIIIe siècle.

Cet empire, qui réunit chez lui les cultes de l’Asie aux cultes de l’Europe, cherche encore l’unité de l’état dans l’unité de la religion. Par là, ce peuple, qui nous paraît si jeune, nous fait remonter à Philippe II ou à Ferdinand d’Autriche, ou mieux, à travers Byzance, jusqu’à la société païenne et à la cité antique, car c’est là une conception vieille de quelque deux mille ans. Cette notion archaïque est chez lui un trait d’enfance. L’idée d’Unité a sa grandeur, quoique trop souvent elle ne soit qu’un fantôme décevant ; on comprend qu’elle ait pu être le rêve de grands esprits et de grands peuples. C’est le droit et l’honneur d’une église que de la poursuivre ; mais, si l’unité spirituelle a du prix, c’est quand elle est réelle. Il faut que ce soit une unité vivante et libre, fondée sur la conscience et sur l’amour, et non point une unité extérieure, factice, apparente, maintenue par la force ou la crainte. Des anciens inquisiteurs à nos modernes jacobins, peu d’idées ont fait plus de mal à l’humanité que cette spécieuse notion de l’unité morale de l’état éternel prétexte à tyrannie. L’unité de l’état moderne ne peut être cherchée que dans la libre satisfaction des besoins moraux et matériels des peuples.

La religion semble, pour la Russie, une sorte d’uniforme qu’elle prétend imposer à tous les esprits, sans égard aux différences de races, de tempéramens, d’habitudes. Autant vaudrait faire endosser à tous ses sujets, du Lapon au Géorgien, la chemise rouge ou le touloup de peau de mouton du moujik. L’empire russe est trop vaste, il touche à trop de climats, il s’étend sur trop de races pour que l’âme ou le corps se plie à une pareille uniformité. Depuis sa grande expansion territoriale et depuis le déchirement intérieur de son église, l’unité religieuse ne saurait plus être en Russie qu’une fiction légale. La multiplicité s’est introduite chez elle ; le plus sage serait de le reconnaître, et, ayant perdu le bénéfice de l’unité, de recueillir, pour l’intelligence nationale, pour l’état et pour la religion elle-même, le profit de la variété.

À la liberté, l’église nationale gagnerait en profondeur plus qu’elle ne perdrait en superficie. Le nom de Russe et le titre d’orthodoxe sont trop liés par l’histoire pour qu’elle ait à redouter des désertions en masse du peuple ou de « l’intelligence. » Au prix de quelques délections, dont la plupart ne lui enlèverait que des âmes qui ne lui appartiennent point, l’orthodoxie officielle se purifierait des souillures qui la déshonorent et se relèverait des abaissemens qui l’avilissent. L’intérêt de l’orthodoxie et celui des autres cultes sont moins en opposition que ne l’imaginent les bureaucrates ; la dignité de l’une ne saurait croître qu’avec l’émancipation des autres. Les différentes confessions sont, malgré elles, solidaires. L’église d’état trouverait dans l’émulation et dans la lutte un aiguillon qui vaudrait pour elle tous les privilèges. C’est au temps où le protestantisme a été, chez nous, le plus libre que l’église de France a jeté le plus vif éclat ; c’est à la révocation de l’édit de Nantes et à la destruction de Port-Royal qu’a commencé sa décadence. Un clergé qui garde ses ouailles emprisonnées dans les murailles de la loi a, pour les retenir au bercail, moins besoin de science et de vertu.

La plus grande infériorité de la Russie, celle qui est en quelque sorte le signe des autres, c’est le défaut de liberté religieuse. Il est plus choquant que le défaut de liberté politique, parce que la liberté religieuse est, à la fois, plus essentielle et plus facile à établir. De toutes les libertés dites modernes, c’est la plus précieuse à l’individu, la moins redoutable à l’état ; c’est la seule peut-être qui n’ait pas donné de mécomptes, là du moins où elle n’a pas été dénaturée par le fanatisme à rebours d’inconséquens libres penseurs. On comprend qu’un tsar, investi par l’histoire d’un pouvoir omnipotent, hésite à s’en dessaisir. Si lourd que lui pèse sa toute-puissance, il ne s’en peut décharger d’un coup ; il ne peut la partager avec la nation sans travail et sans luttes, sans combinaisons compliquées, sans mille difficultés d’organisation. Un changement de régime politique est forcément un saut dans les ténèbres ; quelque désirable, quelque fatal qu’il puisse sembler, il comporte, pour le prince et pour l’état, des risques contre lesquels aucune science humaine ne les saurait assurer. Tout autre est la liberté religieuse ; elle n’a que des avantages ; elle n’entraîne aucun bouleversement dans les institutions, aucun péril pour l’état. Elle met la conscience du souverain en repos sans rien coûter à son pouvoir. Bien mieux, à l’inverse des libertés politiques, elle s’apprend sans apprentissage.

Tout cela est manifeste, et cependant il peut se faire que cette inoffensive liberté soit l’une des dernières octroyées aux Russes ; que, chez eux, comme en tant d’autres pays, en Angleterre, aux États-Unis, en Hollande, en Suisse, en Espagne, en France, elle ne soit obtenue qu’au prix de longues luttes ; que, loin de précéder les libertés politiques, elle ne vienne qu’après elles et sous leur couvert. À l’encontre du préjugé courant, l’histoire des derniers siècles nous montre que, dans la plupart des états des deux mondes, la liberté de penser et la liberté des cultes n’ont été reconnues qu’à la faveur des libertés politiques ; que, là même où elles ont survécu à ces dernières, elles sont postérieures en date. Le fait est si général que nous avons été tenté d’y voir une sorte de loi de l’histoire[22]. Peu importe que, au point de vue logique, la liberté religieuse, ou mieux la liberté de penser, semble la liberté initiale, la source génératrice d’où découlent toutes les libertés publiques. Veut-on établir entre elles une filiation historique, voir dans l’une la mère de l’autre, c’est à la liberté politique qu’on est contraint de donner ce titre, sous peine d’intervertir l’ordre des âges et de faire naître la fille avant la mère. À cette loi, je ne connais guère, dans l’Europe moderne, qu’une exception : la Prusse. La tolérance est entrée dans les fondations de la monarchie prussienne. Berlin n’a pas eu à s’en repentir. En sera-t-il de la Russie autocratique comme de la Prusse de Frédéric II ? Rien ne l’assure. Il ne faudrait, pour cela, que la volonté d’un tsar ; mais rien ne dit que ce tsar se rencontrera. Et, si elle ne vient pas de la libre initiative d’un autocrate, l’émancipation de la conscience russe peut se faire attendre un siècle et plus ; les défiances ou les préventions nationales risquent de la retarder pour des générations. C’est une de ces réformes dont l’accomplissement est moins malaisé à un prince qu’à un peuple.

Il semble que, après l’empereur Alexandre II et l’émancipation des serfs, il n’y ait plus, pour un souverain russe, de gloire facile à cueillir ; qu’un autocrate ne puisse plus innover sans entamer l’autocratie, partant sans ébranler les fondemens de l’empire. Nous l’avons dit nous-même : nous nous trompions ; nous ne songions qu’aux réformes politiques. À la portée de la main du tsar, il reste une gloire aisée à conquérir, une tâche noble entre toutes : l’émancipation des consciences. Elle n’exige ni génie ni labeurs ; il n’y faut qu’un acte de volonté. Un trait de plume y suffirait. C’est l’unique réforme qui puisse s’accomplir par ordre, la seule liberté qui se puisse décréter. Il n’est, pour cela, besoin ni de longues études, ni de savantes institutions, ni de charte ou de statuts, ni d’assemblées et de fastidieuses délibérations ; une parole du tsar et c’est assez. C’est la seule réforme que, avec son omnipotence, il puisse faire seul, comme d’un coup de baguette. Que faut-il pour cela ? un édit de tolérance, déclarant qu’aucun sujet russe ne saurait être poursuivi pour ses opinions religieuses. Il n’est même pas nécessaire d’altérer la constitution de l’église, de toucher à ses privilèges légaux, de modifier sa situation dans l’état. L’exemple de l’Angleterre montre qu’une église d’état n’est pas forcément incompatible avec la pleine liberté religieuse. Autre avantage dans un pays autocratique : cette liberté n’est pas non plus incompatible avec le maintien du pouvoir absolu. Elle n’affecte qu’un domaine où, prince ou peuple, la puissance civile est notoirement incompétente.

L’émancipation religieuse et intellectuelle de la Russie suffirait à l’illustration d’un règne et à l’éternelle renommée d’un prince. Ce ne serait assurément pas une œuvre moins haute que l’émancipation des serfs et, à l’inverse de cette dernière, elle ne coûterait rien à personne. Sur les 115 ou 120 millions de sujets que va compter l’empire des tsars, 45 ou 50 millions en bénéficieraient personnellement, sans qu’aucun en fût victime. Et pourtant, si facile, si bienfaisante, si glorieuse que soit cette réforme, il n’est pas sûr, encore une fois, qu’il se trouve un prince pour l’entreprendre. Cela paraît si simple ; il semble que, pour la décréter, il suffise d’un esprit droit, d’un cœur élevé, d’une conscience respectueuse des consciences. Hélas ! s’il en était ainsi, elle serait déjà effectuée. Alexandre III se fût hâté de l’ordonner, ou mieux, Alexandre II ne lui en eût pas laissé l’honneur. Par malheur pour la Russie, cette réforme, en apparence si aisée, ne serait rien moins, dans l’état actuel des institutions et des mœurs, qu’une révolution. Elle a contre elle la tradition nationale, les mœurs officielles, l’intérêt de la bureaucratie, le préjugé public. Ce pays, où l’autocratie peut tout, attendra peut-être cent ans le souverain ou le ministre qui osera. Il n’y faudrait guère moins que l’énergie de volonté ou l’indépendance d’esprit d’un Henri IV, d’un Pierre le Grand, d’un Frédéric II. Ce n’est qu’un acte, mais c’est un acte qu’il est difficile de demander à l’élève d’un Pobédonostsef ; son cœur l’y pousserait, qu’il se trouverait autour de lui des conseillers pour lui en faire un péché religieux et un crime politique. Tout ce qu’on peut espérer à brève échéance, c’est la suppression des lois ou des mesures qui équivalent à une persécution directe ; et cela même, il serait téméraire d’y trop compter. C’en serait assez pourtant pour faire honneur à un tsar russe, car on ne saurait, de longtemps, appliquer à la Russie la même mesure qu’aux états de l’Occident.

À l’affranchissement de la conscience russe s’opposent deux choses : l’exclusivisme national et la raison d’état. Toutes deux sont souvent des conseillères à courte vue. Qu’on regarde les intérêts de l’état russe au dedans ou au dehors, la balance des avantages penche, décidément, du côté de l’émancipation religieuse. Les religions sont des forces vivantes dont la sève n’est pas encore desséchée et qu’il est mauvais d’avoir contre soi. Un état aussi vaste que la Russie, un empire auquel toutes les ambitions semblent permises, a-t-il intérêt à froisser, simultanément, toutes les grandes religions du globe, à blesser, dans leurs coreligionnaires, le catholique, le protestant, le juif ? Catholicisme, protestantisme, judaïsme (nous pourrions ajouter l’islamisme), représentent trois influences de taille et de vigueur inégales, qui, toutes trois, jouent encore un rôle dans les affaires humaines. Une politique prévoyante ne les saurait traiter en quantités négligeables. La Russie a-t-elle intérêt à s’aliéner, dans le monde entier, les missions catholiques, les sociétés bibliques, la banque juive ? Qu’on veuille bien y réfléchir, on trouvera que son exclusivisme confessionnel a été une des causes de son isolement politique et de son infériorité économique. Le Russe est trop porté à mettre sa confiance dans la force matérielle ; il ne redoute pas assez d’avoir contre lui les forces morales. Ses intérêts matériels eux-mêmes n’auraient qu’à gagner à une politique plus tolérante. La Russie traiterait mieux les juifs que le crédit russe serait coté plus haut sur les Bourses européennes. Katkof le sentait : c’était une des raisons de sa répulsion pour l’antisémitisme.

Qu’on laisse de côté les droits de la conscience, l’intérêt de la civilisation et de la pensée nationale, l’homme d’état le plus réaliste reste en présence de cette vérité : une politique confessionnelle peut être bonne pour un petit état, d’une structure nationale et géographique peu compliquée, sans grandes vues, sans large champ d’action ; elle ne saurait convenir à un grand état, à une Weltmacht. Ce n’est point une politique impériale. Rome l’avait compris, quand elle accueillait dans son Panthéon les dieux de toutes les nations. Les droits de la conscience et de l’humanité sont d’accord avec l’intérêt bien entendu de la puissance russe ; mais c’est peut-être se montrer exigeant, vis-à-vis d’un peuple ou d’un état, que de lui demander ce qui est de son intérêt le mieux entendu.


ANATOLE LEROY-BEAULIEU.

  1. Voyez la Revue du 15 mars.
  2. Cette question israélite ou sémitique, aujourd’hui soulevée en tant de pays, est trop complexe pour que nous puissions l’embrasser en quelques pages. Nous comptons la reprendre un jour, à cette place, en étudiant le judaïsme contemporain et le rôle des juifs dans le monde moderne.
  3. C’est une des raisons pour lesquelles les juifs sont particulièrement détestés des femmes et des jeunes filles, auxquelles, d’après la coutume, appartiennent, le plus souvent les oies, les poules.
  4. Une fausse interprétation du manifeste d’Alexandre III servait, les desseins des agitateurs. Le nouvel empereur invitait le peuple à repousser de son sein les rebelles, kramolniki. les Petits-Russiens, confondant cette expression russe avec leur mot kramotniki, boutiquiers, s’imaginèrent que le tsar désignait à leur colère les marchands juifs.
  5. Voyez l’Empire des tsars et les Russes, t. Ier, liv. VII, chap. II.
  6. Rousski Evreï, 15 juin 1881.
  7. Dans les provinces russes, comme en d’autres contrées, le costume des juifs n’est, le plus souvent, que l’ancien costume des gens du pays. Il a été autrefois imposé aux juifs, qui l’ont conservé alors qu’on le modifiait autour d’eux.
  8. Nous ne pouvons parler ici des karaïm, juifs non talmudistes, dont il ne reste que quelques milliers, habitant pour la plupart la Crimée. Ces karaïm se distinguent des autres juifs par toutes leurs habitudes ; ils sont beaucoup mieux vus des chrétiens ou des musulmans ; ils sont aussi mieux traités par la législation russe.
  9. Voyez le Svod ouzakonenii o Evreiakh. Saibt-Pétersbourg, 1885, par M. E. Levine ; cf. Orchanski, Rousskoe zakonodatelstvo o Evreiakh. Pour la situation des israélites avant la domination russe, voyez Huppe, Verfassung der Republik Polen, VIII, 5.
  10. La verste, on le sait, vaut, un peu plus d’un kilomètre. Dans le royaume de Pologne, cette prohibition ne s’étendait qu’à 25 verstes ; elle a, si nous ne nous trompons, été supprimée.
  11. D’autres villes, Vilna notamment, ont parfois prétendu au droit de reléguer les juifs dans un quartier déterminé. Là même où ils n’y sont pas tenus par la loi, les juifs ont, le plus souvent, un quartier qu’ils habitent de préférence et qui forme comme une ville israélite à côté de la ville chrétienne.
  12. Vladimir Bezobrazof, Etudes sur l’économie nationale de la Russie, t. II, 2e partie, p. 173-174, cf. Ire partie, p. 262.
  13. Voyez l’Empire des tsars et les Russes, t. Ier, liv. VIII, chap. IV.
  14. Les israélites prétendant que le grand nombre des réfractaires de leur culte tient à ce qu’on appelle plus d’Israélites que de raison. Les listes d’appel comprendraient des jeunes gens inscrits déjà ailleurs, ou ayant déjà servi, ou étant morts. À prendre les chiffres des appels, la population juive de l’empire serait, disent ses avocats, d’au moins 5 millions, tandis qu’elle n’égale pas 4. Il faut l’imperfection des registres de l’état civil russe pour expliquer de pareilles contestations. Les rabbins qui tiennent les registres de l’état civil de leurs coreligionnaires sont accusés de se prêter parfois à des fraudes.
  15. L’antisémitisme a déterminé un courant régulier d’émigration vers les États-Unis. Chaque année, quelques milliers de juifs russes s’embarquent pour New-York ; mais cette émigration augmente le nombre des juifs d’Amérique, sans affecter sensiblement celui des israélites de Russie.
  16. Voyez l’Empire des tsars et les Russes, t. Ier, liv. II, ch. III, p. 82, 89 de la 2e édition.
  17. Rapport sur l’année 1883, publié en 1886.
  18. Pour retenir les anciens maîtres de la Crimée, il fallut faire garder les côtes de la presqu’île taurique, pendant que le prince Voronzof parlementait avec eux. Le gouvernement leur accorda, comme aux Bachkirs de l’Oural, le droit de servir dans des escadrons particuliers, ce qui leur rendait plus facile l’accomplissement de toutes les observances du Coran.
  19. Pour Tolstoï, voyez la Revue du 15 septembre 1888. Pour Dostoievsky, voyez, à la fin des Frères Karamazof, l’apparition du moine Zosime en rêve au jeune Alexis, là où le starets enseigne que, les animaux, le bœuf, le cheval étant sans péché, le Christ est avec eux avant d’être avec l’homme.
  20. Mme Blavatsky a fait paraître dans le Vestnik Evropy, sous le pseudonyme de Radda-Bay, des études sur les sciences occultes des Indous. Depuis, elle a été l’une des fondatrices, et en quelque sorte la prophétesse de la « Société théosophique, » qui a eu successivement pour organes : the Theosophist de Madras, l’Aurore du jour nouveau, le Lotus, publié à Paris depuis 1888.
  21. Voyez l’Empire des tsars et les Russes, t. II, liv. VI, ch. III.
  22. Les Catholiques libéraux, l’Église et le Libéralisme, p. 36-37.