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La Libre Pensée au moyen âge

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LA LIBRE PENSÉE
AU MOYEN ÂGE

TRAVAUX RÉCENS SUR ABÉLARD.

Le fondateur de la philosophie du moyen âge a été depuis quelques années en Europe l’objet de travaux aussi brillans que variés. M. Victor Cousin, en publiant les œuvres complètes d’Abélard[1], a provoqué un mouvement d’études qui nous a valu de précieux documens sur l’histoire de la libre pensée. Ce n’est pas seulement la France qui a répondu à cette généreuse impulsion. Il était naturel sans doute que la patrie d’Abélard conservât la prééminence dans cette espèce de concours : c’est à elle qu’il appartenait d’élever le plus haut la voix pour rendre hommage au vieux maître, et M. Charles de Rémusat, dans un ouvrage célèbre, a noblement acquitté notre dette ; mais le mouvement ne devait pas s’arrêter là. Deux théologiens allemands, M. Ernest Henke et M. George Lindenkohl, ont publié en 1851 une édition nouvelle du Sic et Non, et bien qu’ils ne dissimulent pas leur intention de compléter, de rectifier même, d’après le manuscrit de Munich, le texte publié en 1836 par M. Cousin, ils proclament en même temps tout ce qu’ils doivent à leur illustre devancier, a au successeur de Pierre Abélard dans l’Université de Paris, à celui qui a réveillé en France les études philosophiques et les a remises en honneur[2]. » En même temps que paraissait à Marbourg l’édition du Sic et Non donnée par MM. Henke et Lindenkohl, un écrivain italien, M. Luigi Tosti, publiait à Naples une curieuse étude historique sur Abélard et son époque : Storia di Abelardo e dei suoi tempi. Un tel ensemble de recherches commencées il y a vingt-cinq ans mérite assurément qu’on le résume et qu’on cherche à en dégager les principaux résultats.

C’est en 1836 que M. Cousin fut chargé de publier dans la grande collection des Documens inédits sur l’histoire de France plusieurs manuscrits d’Abélard, parmi lesquels le plus important est celui qui porte le titre de Sic et Non. Jusque-là l’éloquent professeur de la Sorbonne ne paraissait pas attacher beaucoup d’importance au rôle et aux écrits de l’adversaire de saint Bernard ; dans ses brillantes leçons de 1829 sur l’histoire générale de la philosophie, il en parle assez dédaigneusement. « Le grand mérite d’Abélard, dit-il, est d’avoir été beaucoup plus instruit qu’on ne l’était de son temps, et d’avoir joint l’étude de Cicéron à celle de saint Augustin. Dans ce siècle de grossièreté et de pédanterie, Abélard est une sorte de bel-esprit classique ;… mais il n’est pas seulement remarquable par le goût, il l’est aussi par la dialectique et par les progrès qu’il fit faire à la forme philosophique. » Ainsi un bel-esprit, un homme plus lettré que ses grossiers contemporains, en même temps un dialecticien entre les mains duquel se développa la forme philosophique, voilà tout Abélard. Il est vrai que ce n’est pas là un médiocre éloge, si l’on songe aux obstacles qui arrêtaient sans cesse le dialecticien du XIIe siècle, aux efforts qu’il dut faire, à l’audace d’esprit qu’il fut obligé de déployer pour assurer ce premier développement de la pensée libre. Qu’il y a loin pourtant de ces paroles aux pages éloquentes où l’éditeur du Sic et Non proclame l’importance de la philosophie scolastique et apprécie le rôle si considérable d Abélard dans les batailles intellectuelles de cette époque ! Sept ans plus tard, M. Cousin associait tous les événemens du moyen âge à la fortune d’une simple question métaphysique ; le problème, en apparence si fastidieux, des genres et des espèces devenait chez l’historien des idées l’explication des plus grands faits, des plus profondes révolutions de l’histoire. « C’est ici, s’écrie-t-il, qu’il faut se donner le spectacle de la puissance des principes. Un problème, digne à peine, ce semble, d’occuper les rêveries des philosophes, donne naissance à divers systèmes de métaphysique. Ces systèmes troublent les écoles : mais d’abord ils ne troublent que les écoles. Bientôt de la métaphysique ils passent dans la religion et de la religion dans l’état. Les voilà sur la scène de l’histoire; ils interviennent dans les événemens de ce monde, suscitent des conciles, occupent des rois. Un Guillaume le Conquérant est mis en mouvement par le clergé d’Angleterre contre le nominaliste Roscelin, et Louis VII préside l’assemblée où saint Bernard, le héros du siècle, porte la parole contre le conceptualiste Abélard, le maître d’Arnaud de Brescia. Encore n’est-ce là qu’un épisode. Laissez marcher le temps : le conceptualisme, qui pendant près de deux siècles a retenu dans son sein le nominalisme, le laisse échapper enfin, et cette nouvelle conséquence ou plutôt cette conséquence renouvelée du même principe, trouvant des temps plus favorables, jette un bien autre éclat, soulève de bien autres tempêtes. Un autre Roscelin, Okkam, en appliquant encore une fois le nominalisme à la théologie et par la théologie à la politique, fait échec au pape, met dans sa querelle un roi et un empereur, et, s’abritant contre les foudres de Rome sous les ailes de l’aigle impériale, il peut dire avec un légitime orgueil au chef du saint-empire : « Défends-moi avec ton épée; moi, je te défendrai avec ma plume. Tu me defende gladio, ego te defendam calamo. » Abandonné par le roi de France, secouru par l’empereur d’Allemagne, l’indompté franciscain, échappé au cachot de Roger Bacon, meurt dans l’exil à Munich: mais il a enseigné à Paris, et cette terre n’a jamais laissé périr aucun des germes qui lui ont été confiés. L’Université de Paris embrasse la doctrine proscrite; le nominalisme victorieux répand l’esprit d’indépendance; cet esprit nouveau produit les conciles de Constance et de Bâle, où siègent les grands nominalistes Pierre d’Ailly, Jean Gerson, ces pères de l’église gallicane, sages réformateurs dont la voix n’est pas écoutée, et que remplace bientôt cet autre nominaliste qui s’appelle Luther. Il ne faut donc pas tant plaisanter avec la métaphysique, car la métaphysique, ce sont les principes premiers et derniers de toutes choses. La philosophie scolastique a donc aussi sa grandeur; elle mérite l’intérêt de l’histoire et par elle-même et par les événemens auxquels elle se lie, et quelque chose de cet intérêt doit se réfléchir jusque sur son enfance si obscure et si négligée. La première époque de la philosophie scolastique est une époque de barbarie à la fois et de lumière; c’est Charlemagne qui l’ouvre, ce sont les écoles carlovingiennes qui la remplissent: tout son trésor est l’Aristote de Boèce, tout son travail est la glose, et son résultat une première polémique où luttent déjà toutes les opinions. Abélard résume cette polémique et couronne cette époque. À ce titre, il mérite d’être sérieusement étudié... »

L’éloquent écrivain donnait ici l’exemple en même temps que le précepte ; la belle page que nous venons de citer est empruntée à cette introduction du Sic et Non qui a jeté tout à coup une si vive lumière sur la philosophie du moyen âge. Qu’est-ce donc que cet ouvrage, le Sic et Non? Une vaste collection de textes empruntés à l’Écriture et aux pères, collection étrange et dont la pensée seule est singulièrement hardie, car il résulte de cet assemblage d’opinions que sur maintes questions théologiques les évangélistes, les apôtres, les pères, les docteurs ont donné des réponses différentes. Abélard pose les problèmes et cite les solutions contraires que lui fournissent ses lectures; d’un côté se trouvent l’affirmation, de l’autre la négation, et toutes les deux ont pour elles des autorités considérables. En un mot, le oui et le non, le pour et le contre, sont confrontés par le maître; de là le titre de cette singulière compilation, comme il l’appelle. Sic et Non. Il n’y a donc pas d’unité dans l’enseignement de l’église? Il n’y a donc rien de certain dans la tradition? L’unité existe, la certitude aussi, mais il faut les conquérir; comment? Par la dialectique. Voilà le sens du livre, voilà la portée de cette entreprise. Abélard ne donne pas lui-même l’exemple de cette recherche qu’il recommande ici; il ne révèle pas à son lecteur la solution des antinomies qu’il prend plaisir à ranger en bataille; cette récompense était réservée sans douté aux innombrables auditeurs qu’il réunissait autour de sa chaire, et qu’il entraîna jusque dans les thébaïdes de son exil. M. Cousin a dit spirituellement que ce livre était « la table des matières de ses traités dogmatiques de théologie et de morale; » on peut y voir aussi une sorte de programme de ses plus audacieuses leçons. Avec quelle curiosité les jeunes théologiens du XIIe siècle ne devaient-ils pas se porter aux leçons d’un dialecticien qui, après avoir accumulé ainsi de telles difficultés, se faisait fort de les résoudre !

Il ne faut pas vouloir rapprocher des périodes que séparent des abîmes; comment ne pas remarquer toutefois de curieuses analogies, en même temps que des différences frappantes, entre les antinomies d’Abélard et celles d’Emmanuel Kant? Abélard nous montre dans la tradition chrétienne des affirmations qui s’excluent, et cependant, malgré cet antagonisme d’autorités diverses qui semblent condamner l’esprit au doute, il conduit ses auditeurs ou promet de les conduire à une solution qui satisfera leur pensée et confirmera leurs croyances. Kant signale dans nos facultés mêmes des tendances opposées, des lois contradictoires, tellement que nous sommes réduits, si son système est vrai, à une incertitude absolue sur toutes choses, et ce même homme, appuyé sur le sentiment moral, va reconstruire à sa manière l’édifice qu’il vient de détruire. Les antinomies de Kant portent sur les facultés de l’entendement humain, c’est-à-dire sur la vie même de l’esprit, et c’est là ce qui donne à sa philosophie un caractère si désespérant pour ceux qui en subissent les formules sans pouvoir en admettre le correctif. Les antinomies d’Abélard offraient-elles des difficultés moins redoutables aux hommes du moyen âge ? Elles portaient sur l’Écriture sainte, sur le texte des Évangiles, sur les décisions des Pères, c’est-à-dire sur ce qui était alors le fondement de la vie intellectuelle et morale. Du scepticisme de Kant est sorti un immense effort de la pensée philosophique, et l’assembleur d’antinomies a eu pour héritiers les intrépides constructeurs de systèmes qui ont prétendu à la science universelle ; du doute provisoire d’Abélard est né le vigoureux élan de la dialectique du moyen âge, et les successeurs de l’homme qui ne voyait que des contradictions dans les textes consacrés ont trouvé dans ces textes mêmes une parfaite conformité avec la philosophie d’Aristote. On a souvent comparé Abélard avec Descartes : si l’on songe aux antinomies du Sic et Non, il n’est peut-être pas hors de propos de signaler aussi ses rapports indirects avec Emmanuel Kant.

Il y a des rapprochemens plus curieux, à faire entre Abélard et certains écrivains de l’Allemagne, bien que le précurseur de Descartes soit une physionomie toute française. Il est vrai que les Allemands dont je parle n’ont fait eux-mêmes que reprendre des idées françaises et les développer avec vigueur. En confiant à la dialectique le soin de résoudre les antinomies des Écritures, Abélard devait être amené nécessairement à fonder ou du moins à provoquer une science nouvelle, la critique des livres saints. C’est là en effet une des choses qui donnent au Sic et Non une importance particulière. Les bénédictins Martène et Durand, expliquant pourquoi ils ne publient pas le Sic et Non dans leur Thesaurus avec l’Hexameron et la Theologia christiana, disent que cet ouvrage est indigne de voir le jour, et qu’il mérite d’être condamné aux ténèbres éternelles. D’où vient une telle colère chez les doux et pieux érudits ? Rien de plus simple : ils venaient d’entendre la grande voix de Bossuet foudroyant Richard Simon, et ils retrouvaient chez le théologien du XIIe siècle les principes de cette science qui effrayait l’évêque de Meaux. Oui, ce savant, cet audacieux Richard Simon que Bossuet a combattu avec tant de colère et d’épouvante, ces théologiens de Berlin ou de Halle, de Goettingue ou de Tubingue, qui depuis plus d’un demi-siècle ont renouvelé le champ de la tradition évangélique avec une curiosité si ardente, quelquefois même avec une émotion si religieuse, ont eu pour précurseur en ces périlleux domaines le grand orateur philosophique de la montagne Sainte-Geneviève. L’exégèse allemande, si fière des hommes éminens qu’elle a produits, des laborieuses écoles qu’elle a fondées, et qui, tout mis en balance, accepte résolument les dangers de la critique en échange du bien qu’elle en tire, l’exégèse allemande ne se rappelle pas assez qu’elle est née en France au XIIe siècle, et qu’elle y a grandi au XVIIe. Quant à ceux qui lui opposent parmi nous une fin de non-recevoir en la traitant de rêverie germanique, ils oublient tout simplement quelques-unes des plus vives pages de notre histoire. À force de circonscrire l’esprit français, on le rapetisse et le dénature. Vouloir absolument lui donner une correction irréprochable, c’est lui enlever une part de sa vie. La vérité est qu’aux grandes époques de notre développement intellectuel, aux époques de fortes croyances et d’énergie philosophique, le génie de notre pays n’a pas craint d’examiner l’objet de sa foi et de lire avec les yeux de l’esprit les textes les plus sacrés. Le silence sur ce point ne saurait être une preuve de soumission, c’est un signe de tiédeur et d’indifférence, quand ce n’est pas un signe de dédain. Il est naturel, à mon avis, que la science des Schleiermacher et des de Wette, des Baur et des Ewald, soit née dans la France de saint Bernard. Saint Bernard l’a condamnée : qu’importe ? Cette apparition extraordinaire de l’exégèse à côté du moine de Clairvaux n’en est pas moins un témoignage de vitalité religieuse aussi remarquable à sa manière que les triomphes du puissant thaumaturge. Il est impossible d’ailleurs de ne pas être touché quand on voit des principes si sages, des recommandations si naïvement, si tendrement chrétiennes, unis chez Abélard aux premières hardiesses de la pensée. Il ne craint pas de dire que certains passages ont dû être altérés dans tel ou tel Évangile par l’ignorance des copistes ; il ose affirmer que le langage du Sauveur, en face d’une multitude grossière, a dû être nécessairement un langage figuré, et que c’est à la théologie d’interpréter ces figures ; mais quelle circonspection, et surtout quelle tendresse dans ses conseils, lorsqu’il exige de l’interprète des livres saints la piété du cœur, l’humilité de l’esprit, et principalement cette charité « qui croit tout, espère tout, souffre tout, et ne soupçonne pas facilement le mal chez ceux qu’elle aime ! » Quæ omnia credit, omnia sperat, omnia suffert, nec facile vitia eorum quos amplectitur suspicatur.

Il semble que l’auteur du Sic et Non abandonne ici les principes qu’il vient de proclamer, car enfin, si les traditions religieuses ne peuvent être interprétées qu’avec une charité qui croit tout et souffre tout que deviennent les droits de la critique ? Prenez garde ; Abélard manque souvent de précision dans le langage, et, gêné d’ailleurs par les entraves de son temps, il a besoin, lui aussi, d’un interprète charitable qui mette sa pensée en lumière. Si je comprends bien l’enchaînement de ses idées dans ce prologue, je crois découvrir ici un principe très important, et qu’il n’est pas inutile de rappeler A l’exégèse de nos jours. Abélard a voulu dire que, pour faire efficacement cette critique des livres saints, il fallait y être préparé par un vif sentiment de la vérité religieuse. La première condition en telle matière, c’est la piété, l’humilité, la charité, c’est-à-dire une complète initiation à la vie chrétienne. Comment décider que le texte a été altéré, comment oser entreprendre l’interprétation de telle ou telle figure, si la conscience du chrétien ne vient pas continuellement en aide au savoir du critique? Une fois cette condition remplie, Abélard n’hésite plus à défendre la liberté de l’interprète; il va même jusqu’à revendiquer ce que Bayle appellera plus tard le droit de la conscience errante. « Dieu, dit-il, qui sonde les cœurs et les reins, juge moins les actes que les intentions. Quiconque dit ce qu’il croit la vérité simplement, sans fraude, sans duplicité, est absous devant lui. » Ne semble-t-il pas qu’on entende parler un homme de nos jours? Et ne croirait-on pas avoir affaire à un disciple de Descartes, quand on voit le théologien du XIIe siècle faire du doute provisoire la condition de la science? « C’est le doute, s’écrie-t-il, qui conduit à la recherche, et la recherche à la vérité. » Il y a en un mot dans ce prologue un mélange d’ardeur et de retenue, de hardiesse et de circonspection, qui donne un singulier charme à ce premier essor de la pensée libre.

J’ai dit que l’Allemagne oubliait trop aisément l’origine toute française de cette science nouvelle appelée la critique des livres saints; la publication des œuvres inédites d’Abélard par M. Victor Cousin, surtout la publication du Sic et Non, eut pour effet de rappeler à nos voisins ces titres de la France. M. Cousin avait publié le Sic et Non d’après un manuscrit d’Avranches et un manuscrit de Tours; un autre manuscrit de cet ouvrage se trouve à la bibliothèque de Munich, et l’illustre éditeur n’avait pu en faire usage. Deux Allemands, deux théologiens, M. Henke et Lindenkohl, comparant le texte donné par M. Cousin avec le manuscrit de Munich, furent frappés de certaines lacunes dans l’édition française. M. Cousin du reste avait indiqué lui-même ces lacunes. Pour des œuvres si éloignées de nous et qui contiennent tant de fatras au milieu de pages intéressantes, le respect superstitieux du texte n’est certainement pas une obligation absolue. Sans doute il ne faut rien modifier dans l’œuvre qu’on édite; mais est-il nécessaire de la donner tout entière? M Cousin ne le pensa pas, et il prévint loyalement son lecteur des suppressions qu’il avait faites. « Nous avons publié, dit-il, intégralement toutes les questions qui présentent encore aujourd’hui quelque intérêt, et nous avons eu soin de donner le titre de toutes les autres et de marquer leur place, afin qu’on eût une idée exacte de cette singulière composition. » MM. Lindenkohl et Henke, dans leur scrupuleuse exactitude, crurent qu’il y avait lieu de publier le manuscrit de Munich en indiquant les endroits où ce manuscrit diffère de ceux de Tours et d’Avranches, et surtout en rétablissant les passages supprimés par l’éditeur français. Cette édition allemande du Sic et Non a paru à Marbourg en 1851; elle a été exécutée avec soin, avec amour, et si elle fait grand honneur aux deux théologiens d’outre-Rhin, elle n’est pas un moindre titre pour l’auteur de l’édition princeps, sans les travaux duquel l’ouvrage n’eût pas vu le jour. Quant aux passages que M. Cousin avait cru devoir omettre tout en les signalant, et que les consciencieux Allemands ont restitués avec un religieux respect, je m’assure que le lecteur ne donnera pas tort à l’éditeur français. J’ai collationné ces pages, et je n’y ai rien trouvé qui justifiât les réclamations des nouveaux éditeurs. Ce n’est donc pas là qu’est l’intérêt de l’édition de Marbourg, et je ne me serais pas arrêté à ce détail, si les deux théologiens allemands n’y avaient attaché une importance légèrement emphatique. L’intérêt de leur travail à nos yeux, c’est l’impression qu’ils ont reçue en lisant le manifeste d’Abélard, c’est l’inspiration qui les a soutenus dans leurs recherches. Pour ces compatriotes de Schleiermacher, de Baur et d’Ewald, Abélard est le promoteur de la critique des livres saints, et s’ils publient avec tant de soin ce recueil d’antinomies intitulé le Pour et le Contre, c’est que le critique du XIIe siècle peut encore, à leur avis, exercer une action salutaire sur les critiques du XIXe.

Recueillons ce précieux témoignage de la théologie germanique. M. Cousin, de son regard sûr et perçant, avait parfaitement démêlé ce caractère si important du Sic et Non. «Au premier coup d’œil, dit-il, c’est ici une pure compilation d’autorités contraires; mais en réalité c’est une construction de problèmes et d’antinomies théologiques puissamment établis, qui condamnent l’esprit à un doute salutaire, le prémunissent contre le danger de toute solution étroite et précipitée, et le préparent à des solutions meilleures. » M. Ernest Henke, dans la préface de l’édition de Marbourg, développe cette pensée de M. Cousin, et la rend sienne en l’appliquant à la situation actuelle des églises protestantes en Allemagne. « Sans doute, dit le prudent théologien, les intentions qui ont dicté ce livre à Abélard ne sont pas exemptes de tout blâme; cette ardeur à trouver des dissentimens chez les chefs de la foi et à les mettre en lumière est la marque d’un esprit partial, qui prend plaisir au mal d’autrui; il faut bien reconnaître d’ailleurs que le XIXe siècle ne ressemble en rien au XIIe et que si, au temps d’Abélard, il n’était pas inutile d’éveiller les âmes engourdies, de les troubler dans leur somnolence, de les accoutumer enfin à s’approprier librement et hardiment la foi, ce n’est ni la foi aveugle ni la pusillanimité servile qu’il est urgent de guérir chez les théologiens de nos jours. Leur mal est plutôt le mal contraire. Ce remède périlleux, je veux dire la critique et le doute, qui, prudemment administré, est profitable aux intelligences atteintes de superstition, on le prend aujourd’hui à haute dose ; on ne s’en sert plus comme d’un poison dont l’emploi discret peut produire des effets salutaires, on le boit comme l’eau vive qui doit rafraîchir les âmes altérées. Et pourtant, continue M. Henke, on voit à toutes les époques reparaître les mêmes maladies sous des formes différentes ; la paresse de l’esprit, la langueur dans l’amour et la recherche des choses divines, cette espèce de lâcheté morale qui nous rend sourds aux avertissemens de la conscience, ce sont là des vices propres à tous les temps. Et combien ces vices deviennent plus dangereux quand certains hommes viennent les ériger en vertus, quand ces mauvais conseillers persuadent à la foule ignorante que, bien loin de vouloir guérir ce mal, il le faut entretenir avec soin ! »

« Voilà notre mal, s’écrie encore M. Henke ; il a fait irruption de l’état dans l’église, et déjà une nouvelle barbarie nous menace. Comme cet empereur du VIe siècle qui, fermant les écoles de philosophie et ne laissant subsister que les monastères, crut avoir beaucoup fait pour la préparation des futurs ministres de l’église, certaines écoles de notre pays en sont venues à proclamer que ni le travail, ni le zèle, ni l’application aux études philosophiques et théologiques ne sont la vraie préparation au saint ministère. Où est-elle donc, cette préparation ? Apparemment dans l’habitude de vociférer avec passion et de calomnier avec audace ! C’est pourquoi ils condamnent la recherche ardente de la vérité, cette nourrice d’orgueil, et le désir de connaître les systèmes des penseurs, cette source d’inquiétude pour l’esprit. Oh ! que l’inertie vaut bien mieux ! Avec elle, ni mouvement d’orgueil à redouter, ni troubles intérieurs. Tout se réduit à un précepte unique : accepter avec soumission les formules proclamées par les hommes qui disposent du pouvoir au sein de l’église, et mépriser ceux qui veulent examiner ces formules, en un mot éteindre en soi l’amour de la vérité. Ce seul sacrifice équivaut à toutes les vertus et en expie l’absence. Le mal dont il s’agit a jeté de trop profondes racines sur notre sol pour qu’il soit possible de l’extirper du premier coup ; il peut arriver cependant, au XIXe siècle comme au XIIe que le livre d’Abélard y apporte quelque remède. Écrit dans une époque presque entièrement privée de ces ressources littéraires dont nous sommes si abondamment pourvus aujourd’hui, il nous offre les commencemens de plusieurs sciences tout à fait inconnues jusqu’alors, je veux dire la critique sacrée, l’histoire des dogmes, la théologie biblique, et enfin la dogmatique élevée sur cette triple base ; non-seulement donc il pourra recommander aux théologiens de nos jours la science de l’histoire et l’étude attentive des matériaux bien autrement riches dont elle dispose aujourd’hui, non-seulement il leur offrira une anthologie des pères de l’église rassemblée d’une main ingénieuse, mais il leur rappellera que l’auteur l’a surtout composée pour provoquer ses lecteurs à la recherche du vrai et aiguiser leur intelligence par cette recherche. »

Une telle page mérite d’être conservée; nous la recommandons à ceux qui écriront un jour l’histoire de la critique religieuse au XIXe siècle. L’auteur, théologien pieux autant que libéral, a éprouvé naïvement en face de cette résurrection d’Abélard ce que bien des esprits ont éprouvé, il y a six cents ans, à la voix d’Abélard en personne. Abélard éveillait les esprits, et, les prémunissant contre toute solution étroite et prématurée, il les préparait à une foi non-seulement plus haute, plus lumineuse, mais plus vivante et plus efficace, puisqu’elle était le produit de leurs efforts. M. Henke connaît les dangers de ce qu’on appelle la critique; il sait qu’on peut abuser de tout, et que le remède peut se changer en poison, comme le poison peut devenir un remède; mais, chrétien convaincu, le pire de tous les maux à son avis, c’est la torpeur de l’âme, et par ce mot il entend surtout la pusillanimité des esprits qui craignent pour leur foi le moindre rayon de lumière. Aussi, maintenant que les excès de la critique ont ramené les églises protestantes d’Allemagne sous le joug d’un dogmatisme intolérant, maintenant qu’on voit des consistoires proscrire la science à tort et à travers, le pieux théologien de Marbourg ne craint pas d’invoquer l’assistance d’Abélard. « Il a réveillé les consciences de son temps, s’écrie M. Henke; il peut encore réveiller les nôtres. »

On ne s’attendait pas à cette justification d’Abélard au nom de la foi chrétienne et du réveil des âmes. Parmi les ouvrages qu’a suscités la publication de M. Cousin, si la première place appartient sans conteste à l’Abélard de M. de Rémusat, je n’hésite pas à donner la seconde à l’édition du Sic et non de MM. Ernest Henke et George Lindenkohl. Critique pénétrant, cœur libéral, intelligence initiée à tous les secrets de la dialectique, à tous les problèmes de la philosophie, M. de Rémusat a surtout cherché dans Abélard le dialecticien et le philosophe : il est naturel que des théologiens, et des théologiens allemands, aient vu dans ses œuvres, par-dessus toute autre chose, le promoteur de la critique théologique. L’ouvrage de M. de Rémusat, en même temps qu’il contenait une vive peinture du XIIe siècle, sert à faire apprécier l’école historique du XIXe le Sic et Non publié à Marbourg, hommage rendu à la théologie du moyen âge, a aussi sa place marquée dans la critique religieuse de notre époque. Enfin, par des mérites très opposés, ces deux ouvrages si différens se rattachent également à l’influence de M. Cousin; il est probable que ni l’un ni l’autre n’aurait vu le jour, au moins dans la forme qu’ils ont revêtue, si les Œuvres inédites d’Abélard n’avaient vu le jour en 1836.

La publication du Sic et Non éclairait donc d’une lumière inattendue la philosophie du XIIe siècle ; on ne peut pas dire cependant que la doctrine d’Abélard fût dès lors complètement dévoilée. Outre le Sic et Non, le volume des Œuvres inédites publié en 1836 contenait sans doute des pages importantes, plusieurs traités de logique, des commentaires sur Porphyre, en un mot toute une série de fragmens qui formaient dans leur ensemble un exposé assez complet de la dialectique du maître : où étaient sa théologie, sa psychologie et sa morale? Ces autres écrits si curieux, qui, avec le Sic et Non et les traités de dialectique, formaient les œuvres complètes de l’adversaire de saint Bernard, étaient enfouis alors dans une édition incorrecte et confuse donnée au commencement du XVIIe siècle par le conseiller d’état Adrien d’Amboise. Si l’on en croit une note communiquée à Bayle par un anonyme, et insérée dans le Dictionnaire du célèbre critique (article Amboise), cette édition de 1616 serait l’œuvre de Duchesne, qui en aurait fait don au conseiller d’état. Il paraît certain que toute une partie de cette édition porte le nom de Duchesne, tandis que la première page des autres exemplaires en attribue la publication au conseiller d’Amboise. C’est ainsi que chacun de ces deux personnages, l’érudit et le magistrat, est indiqué tour à tour comme l’éditeur des œuvres d’Abélard par les écrivains qui ont eu à s’occuper de ces matières. Quoi qu’il en soit, l’édition de 1616, intéressante à bien des titres, puisqu’elle contient entre autres documens les mémoires d’Abélard sur sa vie et ses malheurs, n’était en définitive qu’un assemblage informe. Cent ans après, en 1717, les deux bénédictins Martène et Durand publiaient dans leur Thésaurus novus anccdotorum deux autres ouvrages d’Abélard qui n’avaient pas encore vu le jour, la Theologia christiana et l’Hexameron. Quelques années plus tard, un bénédictin allemand, continuateur de Martène et Durand, dom Bernard Pez, faisant imprimer à Augsbourg (1721-1729), sous le titre de Thesaurus anecdotorum novissimus, un vaste recueil de documens relatifs à l’histoire de l’église, y insérait au tome troisième un traité psychologique d’Abélard intitulé : Ethica, seu liber dictus: scito te ipsum. Enfin en 1831 M. F.-H. Rheinwald éditait à Berlin le curieux dialogue où le théologien du XIIe siècle, en son audacieuse candeur, n’avait pas craint de mettre aux prises un philosophe, un Juif et un chrétien, Dialogus inter philosophum, Judœum et christianum. Il fallait donc s’adresser à la fois aux savans de France et d’Allemagne pour connaître les œuvres d’Abélard. De l’édition de Duchesne ou d’Amboise il fallait passer aux in-folio des bénédictins, et ce que n’avaient pas donné les imprimeries parisiennes, on était obligé de le demander à Augsbourg ou à Berlin. M. Cousin, au moment même où il publiait les œuvres inédites du vieux maître, comprit bien qu’il n’importait pas moins de rassembler ses écrits déjà imprimés, il est vrai, mais plutôt enfouis que mis au jour dans les collections bénédictines. « J’appelle de tous mes vœux, je seconderais de tous les moyens qui sont en moi une édition complète des œuvres de Pierre Abélard. Si j’étais plus jeune, je n’hésiterais point à l’entreprendre, et je signale ce travail à la fois patriotique et philosophique à quelqu’un de ces jeunes professeurs, pleins de zèle et de talent, auxquels j’ai ouvert la carrière et que j’y suis avec tant d’intérêt. »

Si j’étais plus jeune ! M. Cousin écrivait cela en 1836, et treize ans plus tard, commençant à réaliser son vœu, il donnait au monde savant, avec le concours de MM. Charles Jourdain et Eugène Despois, le premier volume des œuvres complètes de Pierre Abélard. Malheureusement la révolution de 1848 venait d’éclater au moment où s’achevait l’impression de ce volume in-quarto, entreprise en des temps plus calmes, destinée à des loisirs plus studieux; les secours sur lesquels M. Cousin pouvait compter, dans une société paisible et de la part d’un gouvernement ami des lettres, se trouvaient ajournés pour longtemps. Quand la société même était mise en question, il y avait autre chose à faire pour les particuliers et pour l’état que de s’intéresser à l’érection d’un monument philosophique. M. Cousin ne se découragea point : seul ou presque seul, il se chargea de cette œuvre nationale, et il a eu l’insigne honneur de l’accomplir. Le second volume a paru en 1859; ajoutez-y les Œuvres inédites publiées en 1836, et vous avez en trois volumes in-quarto tout ce qui existe aujourd’hui des écrits d’Abélard.

Le premier volume s’ouvre par les lettres d’Abélard, et la première de toutes est celle qu’il écrit du monastère de Saint-Gildas à un ami inconnu pour se consoler et se fortifier lui-même par le récit de ses malheurs. On peut voir dès le début avec quel soin scrupuleux M. Cousin s’est acquitté de sa tâche. Le texte donné par Amboise et Duchesne en 1616, celui que l’Anglais Rawlinson a publié en 1718, et que le savant Orelli a si violemment condamné comme l’œuvre d’un faussaire, enfin le texte d’Orelli lui-même, ont été confrontés, examinés, discutés par l’éditeur, comme s’il s’agissait d’un des maîtres de la littérature ancienne. Bien des écrivains, depuis dom Gervaise, ont traduit les lettres d’Abélard et d’Héloïse. M. Cousin cite les traductions de Bastien, de Longchamps, de Turlot, de M. Oddoul; on peut ajouter à cette liste l’élégante étude de M. Paul Tiby : Deux couvens au moyen âge, ou l’abbaye de Saint-Gildas et le Paradet au temps d’Abélard et d’Héloïse[3]; mais, quelque intérêt que puissent présenter ces travaux, les traducteurs, y compris le bénédictin Gervaise, ne s’étaient pas inquiétés des altérations du texte, et l’on peut dire qu’avant l’édition de M. Cousin la plus grande incertitude régnait sur maintes parties de ces lettres. Entre les affirmations hasardeuses de Rawlinson et les critiques défiantes d’Orelli, quel moyen de se décider? Il fallait pour cela un philosophe et un philologue, un homme qui connût bien la littérature du XIIe siècle et la langue particulière d’Abélard. Nul n’était mieux désigné que M. Cousin pour ce rôle d’arbitre; il l’a rempli en effet avec une sûreté magistrale, donnant raison ou tort à Orelli selon l’occurrence, repoussant comme lui les interpolations évidentes de Rawlinson, mais rompant sans hésiter avec ce censeur irritable quand sa critique soupçonneuse transforme en œuvres apocryphes toute une série de lettres où chaque mot révèle la main d’Abélard. Les précieuses notes de Duchesne ont été conservées comme elles méritaient de l’être. Les variantes des divers manuscrits sont indiquées au bas de chaque page, des introductions particulières précèdent chacun des traités, et servent de guide au lecteur; en un mot, rien n’a été omis de ce qui pouvait faciliter l’étude de ces curieux documens, et introduire les esprits studieux dans les arcanes du moyen âge.

Héloïse, on peut le dire, remplit le premier volume. Ces lettres touchantes, tant de fois traduites, mais dont il faut désespérer de rendre la grâce et la passion, les voici dans la langue même où la malheureuse femme épanchait ses douleurs. Dès les premiers mots, elle se peint tout entière : Unico suo post Christum unica sua in Christo. Ce maître, cet ami, cet époux, qu’elle ne sait plus comment nommer, elle l’appelle toujours : unice meus. Quelle ardeur et quelle chasteté tout ensemble! Son amour épuré n’en brûle pas de flammes moins vives. Bien loin de là, puisqu’elle aime en Dieu désormais, pourquoi ne laisserait-elle pas un libre cours aux sentimens de son âme? Purifier son affection afin de s’y livrer sans scrupule, telle fut la destinée d’Héloïse. C’est sur l’autel que son cœur se consume. Jamais le dévouement d’une âme à une autre âme, jamais l’abandon, le sacrifice, l’amour enfin n’a éclaté sous des formes plus sincères et plus vives. Le langage même dont se sert Héloïse, ces recherches, ces prétentions scolastiques, qui ne sont pas sans élégance sur ses lèvres, ne croyez pas que ce soit seulement le ton général du XIIe siècle; c’est le style d’Abélard, et, dans l’emploi qu’en fait l’abbesse du Paraclet, on sent encore le désir de rendre hommage à ce maître, qui est à ses yeux le maître unique après Jésus. L’humilité d’un cœur qui s’est donné à jamais apparaît à chaque ligne de ces pages trempées de larmes. On trouve parfois qu’elle s’humilie trop lorsqu’on lit les réponses d’Abélard ; mais ce contraste même la relève, et son abaissement lui assure une dignité immortelle. « Héloïse, a dit M. de Rémusat, est la première des femmes. » Il faut lire dans le texte donné par M. Cousin cette correspondance incomparable, et si l’on songe au milieu de quel monde apparut un amour si complet, si dévoué, si résigné au sacrifice, si délicatement purifié, si ardemment associé aux extases de la vie religieuse, on ne trouvera pas que l’historien d’Héloïse ait placé trop haut cette merveilleuse figure.

C’est à Héloïse encore que se rapportent les autres ouvrages renfermés dans le premier volume, ici tout un recueil de vers, là toute une série de sermons pour les principales fêtes de l’année. Amboise, au XVIIe siècle, avait eu en sa possession un grand nombre d’hymnes ou de séquences composées par Abélard pour l’abbesse du Paraclet, et, bien qu’il y trouvât une tendre inspiration chrétienne, il avait négligé, on ne sait pourquoi, de les insérer dans son édition. Un savant belge, M. OEhler, les a retrouvées à Bruxelles il y a quelques années, et il songeait à les publier quand la-mort l’emporta : peu s’en fallut que ce secret ne disparût avec lui; mais M. Cousin veillait sur l’intéressante découverte, il s’empressa d’acquérir les copies fidèlement prises par M. OEhler, et on peut lire dans les Œuvres complètes d’Abélard quatre-vingt-treize hymnes que l’on croyait perdues. Le principal intérêt de ces poésies assurément, ce sont les circonstances où elles sont nées ; Héloïse les avait demandées à Abélard pour les faire chanter à ses religieuses. La collection de ses sermons n’a pas une moindre valeur; d’après le Sic et Non et les traités de dialectique, on se représente aisément le grand orateur tenant suspendue à ses lèvres la foule immense des jeunes théologiens avides de lumières nouvelles, avides surtout de combats spirituels et d’émotions philosophiques; on se figure moins bien ce roi de l’école cherchant à édifier une communauté de femmes. La dialectique domine dans ces sermons, une dialectique souvent bizarre, confuse, pédantesque, hérissée de citations sans fin; on y rencontre pourtant quelques mouvemens du cœur, et c’est là en définitive un curieux épisode dans l’histoire de la prédication au moyen âge. Le sermon sur saint Jean-Baptiste est remarquable entre tous par la hardiesse des pensées et la vivacité des peintures. Je ne m’étonne pas d’y trouver une amère satire de la société monacale du XIIe siècle, puisque saint Bernard a poursuivi d’anathèmes bien autrement redoutables certains couvens de son époque; mais on peut être surpris qu’Abélard traite si longuement un pareil sujet devant les sœurs d’Héloïse. « Quel collecteur d’impôts, s’écrie-t-il, est plus avide, plus rapace, plus acharné à sa proie, que le ventre des moines? » C’est à des hommes du moins que parlait saint Bernard quand il traçait des tableaux de ce genre, et la satire était justifiée chez lui par les nécessités de l’enseignement moral. Le panégyrique de saint Paul, qui fait partie de ces curieux sermons, ne doit pas être lu sans doute à côté de celui de Bossuet; on y trouve cependant des accens assez fiers, la grandeur du sujet a manifestement élevé le ton de l’orateur. Si l’évêque de Meaux appelle saint Paul « le principal coopérateur de la grâce de Jésus-Christ dans l’établissement de l’église, » Abélard exprime la même pensée par ces mots énergiques : « La conversion de saint Paul a été la conversion du monde. » Signalons aussi les sermons sur la Pentecôte, dont la fête était célébrée au Paraclet avec une piété particulière. Il y a jusqu’à cinq sermons consacrés au Saint-Esprit; on y sent un enthousiasme philosophique autant que religieux, et si l’âme du dialecticien a fait éclater quelque part un désir d’édification sincère, c’est peut-être dans ces pages qu’il faut en chercher la trace.

« O ma sœur Héloïse, chère autrefois dans le siècle, très chère maintenant en Jésus-Christ, la logique m’a rendu odieux au monde ! » Ainsi parle Abélard dans la lettre qui termine le premier volume des œuvres complètes ; le second volume contient tous les écrits qui ont attiré sur la tête du logicien de si violens orages. Après l’Introduction à la Théologie, voici les ouvrages condamnés par le concile de Sens. Le premier est le Commentaire sur l’Epitre aux Romains, où l’audacieux interprète des mystères, voulant expliquer le dogme de l’incarnation, le dénature et le détruit. « Quoi ! s’écrie-t-il, la mort du Christ serait un moyen de satisfaire la justice de Dieu et de le réconcilier avec le genre humain ! Cette mort au contraire, aggravant les crimes de l’homme, ne devait-elle pas accroître la colère divine? Si la désobéissance d’Adam a été un péché si funeste que la mort seule du Christ ait pu l’expier, quelle expiation faudra-t-il pour racheter l’homicide du Christ? » Voilà une objection bien hardie pour un théologien du temps de saint Bernard. Prenez garde, Abélard ne parle pas ici en son nom : il pose une objection et prétend la réfuter; mais l’attaque est si vive et la réponse si faible, que l’intention du philosophe devait être plus que suspecte à ses contemporains. Le livre Scito te ipsum contient des opinions qui devaient scandaliser plus gravement encore les hommes du XIIe siècle. — C’est l’intention seule, dit Abélard, qui fait le mérite ou le démérite d’un acte. Si les hommes qui ont crucifié Jésus et persécuté les martyrs obéissaient à leur conscience, ils n’étaient pas coupables. — Étranges subtilités de ce dialecticien, qui, menacé lui-même par l’intolérance très convaincue de son époque, prépare des excuses à tous les intolérans, fournit des armes à tous les fanatiques! Grâce à M. Cousin, nous pouvons suivre aisément dans le texte même les bizarres erreurs de cette pensée, chez qui l’inexpérience, unie à de généreuses hardiesses, produit de si étonnans contrastes.

Oui, hardiesse naïve et inexpérience profonde, tel est, ce me semble, le touchant et tragique spectacle que présente la destinée d’Abélard. Quand on lit attentivement ses œuvres, il est impossible de ne pas être ému de sentimens contradictoires. On respecte cet homme qui se lève courageusement pour revendiquer le droit du libre examen; on s’intéresse à cette tentative qui marque une date solennelle dans l’histoire de la pensée humaine; on comprend que ce champion, seul contre tout un monde, est le représentant de nos intérêts les plus chers, et on lui souhaite autant de génie que d’ardeur; mais quelle déception, s’il s’embarrasse dans sa dialectique, s’il a tout à coup le sentiment de sa faiblesse, s’il se trouble en face de son œuvre, si ses meilleures intentions lui sont un piège! C’est un drame pénible assurément que la condamnation d’Abélard au concile de Soissons et surtout au concile de Sens ; les violences de saint Bernard, l’abattement du novateur, l’autorité étouffant la liberté, la foi écrasant la raison, quel douloureux tableau! Il y en a un plus douloureux encore, c’est cette disproportion que nous venons de voir entre le candide élan du penseur et ses véritables forces. Qu’un novateur soit vaincu, qu’un réformateur soit condamné à l’impuissance politique et sociale, telle est la destinée commune. La tragédie qui m’émeut le plus en de semblables épisodes, c’est celle qui se passe au fond de l’âme et dont le monde ne se doute pas, c’est l’impuissance morale d’un esprit inférieur à ses desseins, c’est l’erreur souvent grossière déparant les plus nobles pensées, c’est enfin le désarroi d’une conscience généreuse et la déroute d’une grande cause.

Et pourtant il est bon que cette tentative ait eu lieu. Si le génie d’Abélard n’a pas égalé sa bonne volonté, si de regrettables erreurs ont compromis ses efforts, il n’en a pas moins pressenti et préparé l’avenir. Qui donc en effet est sorti vainqueur de cette lutte? Saint Bernard, dites-vous? Non, il a réduit Abélard au silence, mais il n’a pas été vainqueur, car ce n’est pas la personne d’Abélard qu’il poursuivait, c’était la liberté philosophique, et cette liberté est invincible. D’Abélard à Descartes, de Descartes jusqu’à nous, ce principe, qui semble étouffé par le concile de Sens, s’affermit de siècle en siècle. Déjà, du vivant même d’Abélard, l’illustre vaincu, enfermé à Cluny, pouvait compter avec orgueil tous ses disciples, qui occupaient les premières places de l’église. C’étaient des évêques, des cardinaux, ce furent même des papes; c’étaient aussi les plus grands docteurs du XIIe siècle, Gilbert de La Porée, Alain des Iles, Hugues de Saint-Victor, Pierre Lombard, Jean de Salisbury. On voit bien qu’il n’était pas vaincu : la liberté est immortelle ! Est-ce donc l’autorité qui a souffert dans cette lutte? Pas davantage. Liberté et autorité, foi et raison, ce sont là des besoins de l’âme, besoins qui se concilient difficilement, forces opposées qu’il faut accorder, qu’il faut pacifier au moins, mais qu’il est impossible de faire disparaître. Il y a des époques où l’une de ces deux tendances de l’esprit de l’homme prend le dessus et opprime l’autre. Tantôt c’est la foi, une foi aveugle qui est sans pitié pour la raison, tantôt c’est la raison, une fausse raison qui outrage et opprime la foi : luttes impies, et dont la dernière heure peut-être n’a pas encore sonné. L’infirmité de l’humaine nature peut-elle se promettre, hélas! l’équilibre complet de ces deux puissances? Les siècles qui ont le plus approché de cet équilibre sont les siècles privilégiés de l’histoire; c’est par exemple, non pas le siècle tout entier de Bossuet et de Descartes, de Pascal et de Fénelon, mais une bien courte période de cet âge, et encore, dans cet espace si limité, que de conflits secrets, que d’inquiétudes réciproques! L’union complète de ces deux instincts aussi sacrés l’un que l’autre, l’harmonieux développement de la raison et de la foi, du christianisme et de la science, serait la perfection de la vie individuelle et l’idéal des sociétés humaines : — idéal chimérique, dira-t-on, idéal impossible à réaliser, qu’importe? Quelqu’un l’a dit avec autant de profondeur que de grâce, « il n’y a que des commencemens dans la vie. » Parce que l’une des œuvres que la Providence nous impose ne doit pas trouver son couronnement ici-bas, est-ce un motif pour ne pas l’entreprendre? Abélard est le premier qui, à ses risques et périls, ait donné ce grand exemple. Sachons-le bien, l’histoire de saint Bernard et d’Abélard ne fait que produire sur une scène dramatique ce qui se passe obscurément au fond de bien des consciences. Or, quand on voit ces deux dispositions, ces deux forces, le besoin de croire et le besoin de comprendre, si énergiquement personnifiées par des champions comme ceux-là, on s’aperçoit bien vite qu’elles sont de droit divin toutes les deux. Nous sommes donc tenus de les concilier en nous, car elles ne disparaîtront pas au gré de nos passions étroites; c’est Dieu qui les a mises dans nos cœurs, elles dureront autant que durera l’humanité.

Une autre idée me frappe encore quand j’étudie ces premières tentatives de la libre pensée au moyen âge : comment se fait-il que des théologiens de nos jours, des théologiens animés d’inspirations toutes chrétiennes, aient trouvé dans ces œuvres d’Abélard, si gravement suspectes autrefois, une source d’édification religieuse ? Comment ces ouvrages, condamnés avec tant de violence au XIIe siècle, peuvent-ils, d’après MM. Henke et Lindenkohl, fournir à notre époque des indications salutaires? S’il ne s’agit que de chercher des encouragemens à l’esprit d’examen, nous n’avons pas besoin de remonter si haut; cet esprit n’a que faire d’excitations nouvelles, il est mêlé depuis trois siècles à l’air que nous respirons : in illo vivimus, movemur et sumus. Ce qu’il y a ici de nouveau et ce qui peut devenir un exemple fécond, c’est l’union de la liberté avec un fonds de croyances positives, en d’autres termes le mouvement au sein de la vie. Trop souvent chez les modernes la liberté de penser se nourrit de pures négations et finit par s’agiter dans le vide. Donnée à l’homme pour enrichir son âme, elle ne sait que l’appauvrir. On voit de fiers esprits s’habituer au doute, à l’indifférence, à l’inertie, et s’y trouver à l’aise pourvu qu’ils puissent se dire que leur pensée est libre; ils ne s’aperçoivent pas que c’est la liberté des fantômes. Un poète inspiré qui est aussi un penseur énergique, M. Edgar Quinet, a vivement peint cette situation morale dans les légendes de Merlin l’Enchanteur; ce singulier roi Épistrophius, si libre, si joyeux, si triomphant au milieu de son empire plein de ruines et de poussière, m’apparaît comme la fidèle image de ces vainqueurs, pour lesquels la liberté de penser est le droit de ne penser plus. Si l’on veut bien réfléchir à certaines tendances de notre époque, on verra que c’est là précisément une de nos plus sérieuses maladies. Aussi comment s’étonner de l’abaissement des caractères au moment même où l’on vante avec le plus d’emphase les conquêtes de la libre pensée ? Les esprits que la liberté mal comprise a dépouillés de fortes convictions morales appartiennent au premier qui s’en empare. La vraie liberté de l’âme au contraire se meut et se développe au sein des croyances de l’âme : elle vivifie ces croyances en les épurant, elle les féconde en se les rendant propres ; elle sait que la foi fait la vie; elle n’oublie pas que la religion est l’objet le plus élevé sur lequel puisse s’exercer son action, et, loin de s’en détourner avec insouciance, elle s’y applique avec ardeur, elle crée des hommes enfin capables de soutenir les plus terribles luttes. Telle fut la libre pensée au moyen âge, tel est son premier représentant, l’héroïque et malheureux auteur du Sic et Non. Voilà pourquoi, malgré tant de pages confuses, tant de verbiage, tant de fatras, la plupart des écrits d’Abélard nous offrent encore aujourd’hui un tout autre intérêt que celui de l’érudition. Il y a bien plus ici que des problèmes de scolastique; il y a une leçon de courage, un souffle de vie morale, un sursum corda en pratique, et ce n’est pas, j’en suis sûr, par un vain caprice d’antiquaire que le chef de la philosophie française au XIXe siècle a consacré de longues veilles à élever, comme un monument national, l’édition complète des œuvres où revivent ces grands souvenirs.


SAINT-RENE TAILLANDIER.

  1. Petri Abœlardi opera, hactenus seorsim edita nunc primum in unum collegit... Victor Cousin, adjuvantibus C. Jourdain et E. Despois. — Tomus prior, Parisiis 1849. Tomus posterior, 1859.
  2. Vir celeberrimus Victor Cousin, ipsius Petri in cathedra philosophica successor et languescentis in Gallia philosophici studii hoc tempore stator et vindex. Voyez l’ouvrage intitulé Petri Abœlardi Sic et Non primum integrum ediderunt Ernestus Ludov, Theod. Henke et Georgius Steph. Lindenkohl ; un vol. in-8o, Marbourg 1851.
  3. Paris, Techener, 1831.