La Liguidation des congrégations

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La liquidation des congrégations
Louis Delzons

Revue des Deux Mondes tome 43, 1908


LA
LIQUIDATION DES CONGRÉGATIONS


I

Le Milliard des Congrégations ! Le mot fut lancé en 1900, et voici qu’un peu oublié, il reprend aujourd’hui une force nouvelle. Seulement, il n’a plus le même sens. C’était en 1900 comme un appât jeté aux appétits de la foule, un mot plein de promesses, et qui enfermait l’espoir des retraites ouvrières. Il est ironique désormais, lourd de menaces, gros de colères. Et ceux qui s’en sont le plus servis naguère voudraient bien aujourd’hui qu’il n’eût jamais été prononcé. Il est remarquable au surplus que, dupée par la magie d’un mot, l’opinion publique se soit longtemps désintéressée d’un événement aussi grave dans l’histoire du pays que la fin, la ruine de toutes les congrégations. Lors du vote de la loi, en 1901, les souffrances qui se préparaient pour les individus, aussi bien que les excès qui se consommaient au préjudice du Droit, étaient restés pour l’opinion imprécis et lointains. Ensuite, l’exécution commença ; de gré ou de force les couvens furent ouverts ; religieux et religieuses se trouvèrent comme précipités dans la vie du siècle ; autour des bâtimens vides et clos s’engagea une lutte judiciaire sans précédens. Mais il sembla que tout ce mouvement s’enveloppait d’un brouillard qui en masquait l’ampleur, qui en voilait le détail. Par instans, il est vrai, les plus indifférens paraissaient soupçonner qu’un événement exceptionnel, juridique, moral, économique, social, était en train de s’accomplir. Mais, à peine fixée, l’attention se détournait. Elle est aujourd’hui, dans le Parlement, dans la Presse, dans le public, excitée de nouveau. Elle l’est par l’aventure fantastique du milliard, et le Sénat là-dessus a manifesté énergiquement sa volonté d’y voir clair. C’est à coup sûr le moment de voir aussi ce que fut l’exécution des deux lois qui frappèrent successivement, en 1901 les congrégations non autorisées, puis, en 1904, les congrégations enseignantes.

Les congrégations, on l’a dit avec raison, furent des victimes de l’Affaire. En 1899, la loi de dessaisissement venait d’être votée. Waldeck-Rousseau, qui l’avait combattue au Sénat, s’en montrait non pas seulement irrité, mais exaspéré. Au Palais, dans les embrasures de la Galerie marchande, dans le vestibule de la première Chambre de la Cour où il causait volontiers enfumant durant les suspensions, il parlait de la bataille alors si violente avec une amertume plus froide que d’ordinaire. Il dit un jour à un de ses confrères, curieux de son opinion : « Il faut s’attendre à tout, puisque ce sont les Jésuites qui inspirent et mènent cette campagne ! » En cette forme, l’affirmation paraissait comporter des réserves. Il répondit simplement : « Regardez autour de vous ; entre tous ceux qui luttent contre la révision, vous reconnaîtrez le lien d’un même esprit, de leur esprit à eux. » Il parlait avec une telle conviction qu’il était inutile d’insister. « D’ailleurs, ajouta-t-il, outre le rôle néfaste que ces gens-là jouent à cette heure, les dangers de l’envahissement congréganiste sont tels aujourd’hui, et l’extension de la mainmorte immobilière si formidable, qu’un gouvernement soucieux de gouverner ne devrait pas avoir de plus pressant souci que de régler le sort et la condition juridique des congrégations. — Régler ? comment l’entendez-vous ? — D’une part, assurer par le seul moyen efficace, c’est-à-dire par la dispersion des biens, la dispersion des congrégations politiques qui sont un danger pour la République ; d’autre part, établir un statut qui permettra de donner aux congrégations exclusivement religieuses une existence légale, au lieu de la vie juridique incertaine qu’elles ont à présent. » Quelques mois plus tard, Waldeck-Rousseau était président du Conseil. Le 14 octobre 1900, il lançait dans le discours de Toulouse le mot du milliard. En 1901, il faisait voter la loi sur les congrégations. Si j’ai cité les propos qu’il tenait en 1899, dans une conversation familière du Palais, c’est qu’on peut y trouver à la fois les raisons qui le décidèrent à présenter sa loi et le caractère qu’il entendait lui donner. La crainte de la mainmorte était en lui une raison ancienne et traditionnelle d’agir contre les congrégations, et du même ordre apparaît son souci de juriste, de substituer à leur situation de fait un statut légal. La conviction que les Jésuites avaient mené l’Affaire fut la raison prochaine et décisive. Quant aux desseins qu’il annonçait, la loi de 1901 en assure d’abord la première partie ; elle assure la dispersion des personnes par « le seul moyen efficace, » la dispersion des biens ; c’est une loi de défiance et de haine. Mais, en même temps, elle offre un statut aux congrégations qui se seront fait autoriser. C’est bien ainsi l’idée tout entière qui semble avoir pris forme.

Il restait cependant, pour que la loi à son tour vécût tout entière, telle qu’il l’avait voulue, une œuvre essentielle à accomplir. Il y avait un devoir d’honneur, de dignité, de conscience, à examiner en toute impartialité les demandes d’autorisation que, sur la foi des promesses législatives, la plupart des congrégations s’étaient empressées de déposer. Mais déjà Waldeck-Rousseau avait quitté le pouvoir. Croyait-il alors, comme on l’a dit, qu’avant six mois il y serait rappelé ? Eut-il au contraire une défaillance, après les élections de 1902, en face d’une Chambre qu’il ne se sentait pas sûr de gouverner ?… On sait ce qui advint. M. Combes succéda à Waldeck-Rousseau et fit rejeter en bloc toutes les demandes. La loi demeura sans doute entière, mais inerte et comme morte dans sa seconde partie, celle du statut, vivante seulement dans la première, celle qui frappait les congrégations par la dispersion de leur patrimoine. Un tel résultat pèse lourdement sur la mémoire de Waldeck-Rousseau. Pour approcher de l’équité, ou seulement de l’équilibre, sa loi aurait dû être appliquée dans l’une et l’autre de ses parties : or, elle était ainsi faite que l’une pouvait être appliquée sans l’autre ; c’est dire qu’il n’aurait dû laisser à personne, à M. Combes moins qu’à quiconque, le soin de cette application.

Après le vote de la Chambre en 1903, la loi n’est donc plus qu’une loi contre les congrégations. Ce n’est pas ici le lieu de revenir, pour en montrer la rigueur et l’abus, sur telles de ses dispositions. Il suffira de rappeler ses caractères essentiels.

La congrégation est inexistante : elle n’est pas, elle n’a jamais été propriétaire des biens sur lesquels elle exerce le droit de propriété. Tout ce qu’elle a fait est nul. Bien plus, sont également nuls comme étant faits par elle, sous le couvert de prête-noms, les actes de certaines personnes, à savoir le congréganiste, la société composée en tout ou en partie de congréganistes, le « propriétaire de tout immeuble occupé par la congrégation, après que celle-ci aura été déclarée illicite. » Toutefois, contre la présomption de la loi ces personnes sont admises à prouver qu’elles ont agi pour elles-mêmes et non pour la congrégation. Rien de plus dur que ces principes et ces règles. La congrégation est recherchée, atteinte, frappée avec la plus extrême rigueur. Rien de ce qu’elle a fait ou de ce qu’on a fait pour elle ne peut subsister. En fin de compte, l’Etat met la main sur son patrimoine. La liquidation achevée, l’actif net est en effet réparti entre les ayans droit, ce qui signifie simplement que l’Etat s’en empare comme d’un bien sans maître.

Mais si la congrégation est ainsi anéantie et dépossédée, en revanche, les droits individuels sont relativement respectés, chez les congréganistes, chez les donateurs et les héritiers des testateurs, chez les créanciers. Aux congréganistes devaient être restitués, d’une part, « les biens et valeurs… leur appartenant antérieurement à leur entrée dans la congrégation, » d’autre part les successions ab intestat, les donations et les legs qu’ils avaient recueillis depuis : une seule réserve concernait les dons et les legs ; s’ils étaient faits autrement qu’en ligne directe, le congréganiste devait prouver qu’il n’avait pas été le prête-nom de la congrégation. — Aux tiers, donateurs et héritiers de testateurs, était reconnu le droit de revendiquer dans les six mois les biens et valeurs par eux donnés ou légués. L’ensemble des biens détenus par la congrégation se trouvait ainsi réduit à ceux qui ne pouvaient être réclamés ni par les congréganistes, ni par les tiers. — Restait le passif. Durant la longue période où elles avaient joui de la tolérance du gouvernement, les congrégations, nulles en droit, avaient existé en fait : elles avaient contracté ; elles avaient des dettes sans doute. Ces dettes devaient être payées. — Enfin, grâce à un amendement de M. Trarieux, il était prévu que des pensions alimentaires pourraient être accordées à des congréganistes indigens.

De toutes ces règles, spéciales à la congrégation, spéciales aux tiers, résultaient un ensemble démesures qui constituaient la tâche d’exécution du liquidateur. Tout d’abord, le tribunal nommait ce liquidateur ; donc, pas de liquidation amiable ; la liquidation était toujours et nécessairement judiciaire. Une fois nommé, le liquidateur avait à accomplir quatre séries d’opérations. Il prenait possession des biens « détenus » par la congrégation. Il discutait les réclamations des personnes présumées prête-noms qui voulaient combattre cette présomption. Il provoquait les revendications individuelles des congréganîstes, des donateurs et des héritiers des testateurs. Il vendait en justice les immeubles non revendiqués, et sur le produit de ces ventes ainsi que sur les valeurs mobilières, le tout déposé à la Caisse des Dépôts et Consignations, il prélevait les sommes nécessaires pour payer les dettes. Quant aux allocations en capital ou en rentes viagères, attribuées aux congréganîstes indigens, les demandes étaient instruites par voie administrative, et les sommes allouées payables sur les fonds en dépôt à la Caisse.

Stricte envers la congrégation elle-même, respectueuse envers les individus, congréganistes ou autres, la liquidation devait poursuivre un double but, assurer suivant la volonté formelle du législateur la dispersion du patrimoine de la congrégation assurer en même temps par la restitution des biens apportés, donnés ou légués, et par le paiement des créanciers, la garantie des droits individuels auxquels la loi de 1901 ne touchait pas. Ainsi exécutée, la loi de 1901 n’en demeurait pas moins, par la manœuvre de M. Combes, une loi excessive et violente ; mais excès et violences étaient, si l’on peut dire, limités d’avance et quant à leur sphère d’action, et quant à leur but : dépasser ces limites, exécuter non pas seulement contre la congrégation, mais contre les tiers, poursuivre, vexer, inquiéter, sous prétexte de congrégation, tous ceux que la loi elle-même avait mis hors de page, en un mot, de cette loi d’exception faire une loi générale, c’était bien, semble-t-il, l’abus dont les liquidateurs devaient se garder. C’est précisément l’abus qu’ils n’ont cessé de commettre.


II

La loi entre en vigueur. Partout, des jugemens ont nommé des liquidateurs aux congrégations non autorisées, et partout ces liquidateurs doivent se mettre en possession des biens détenus, ce qui comporte l’apposition des scellés, l’inventaire, la remise des ciels. Tout de suite on va savoir comment la loi sera exécutée. Elle ne parle en effet que de biens « détenus » par la congrégation, — par elle-même ou ses prête-noms ; — et si le liquidateur a le devoir et le droit d’appréhender ces biens en dépossédant ceux qui les détiennent, c’est uniquement quand il trouve en face de lui, comme détenteurs, soit la congrégation elle-même, soit ces personnes interposées que sont ou le congréganiste ou la Société composée, même en partie, de congréganistes. Dans tout autre cas, toute mesure de dépossession lui est interdite.

Or, que se passe-t-il ? Le liquidateur consulte le tableau dressé par l’administration des Contributions directes et l’Annuaire du Clergé français. Il y voit que la congrégation possède des établissemens dans tels départemens, dans telles communes. Il se présente ou fait présenter un mandataire. Ce sont par exemple des Carmélites. Les religieuses protestent, et sur leur protestation on va en référé devant le président du Tribunal. Là il apparaît que les religieuses ont acheté leurs immeubles en se donnant comme religieuses et pour le compte de la congrégation. Pas de doute que le liquidateur ne soit en présence de biens « détenus » par la congrégation et qu’il n’ait le droit de les appréhender. — Voici un autre cas. Le liquidateur des Jésuites se présente à Cannes, à l’établissement de la rue de Fréjus. Même résistance ; même procédure de référé. Le propriétaire, cette fois, est un prêtre, l’abbé F… Mais l’abbé F… est jésuite. La loi l’a présumé personne interposée au profit de la congrégation. Pas de doute encore que le liquidateur ne soit dans son droit, dans son rôle en prenant possession, sauf à l’abbé F… à former contre lui une action en revendication et à la justifier en prouvant qu’il est propriétaire, qu’il a acquis l’immeuble en son nom personnel. — Voici enfin un troisième cas. Le liquidateur des clercs de Saint-Viateur se présente à Peyrusse, dans une école privée qui était desservie par ces religieux. Le propriétaire ici est une dame B…, dont l’acte d’acquisition est de 1892. Il n’y a ni congrégation, ni personne interposée, et le liquidateur, le premier, reconnaît la sincérité de l’acte authentique de 1892. Cependant il prétend avoir le droit, de par son titre, de se mettre en possession… De même, dans des conditions à peu près pareilles, le liquidateur des frères de la Sainte-Famille de Belley trouve un prêtre, l’abbé S…, qui n’a jamais été congréganiste, et qui prouve qu’ayant acheté de ses deniers des immeubles, il les a loués au supérieur général des frères. Le liquidateur cependant prétend appréhender les immeubles. Car ici, comme dans le cas de la dame B.., la congrégation occupait matériellement les lieux, lors de la promulgation de la loi ; donc, disent les liquidateurs, la congrégation détenait ces biens.

On voit jusqu’où se portait, tout de suite, la rigueur de l’exécution. La dame B…, l’abbé S…, — ce ne sont, bien en tendu, que des exemples qui se multiplient par centaines, — étaient propriétaires en vertu de titres réguliers : ils n’étaient point de ces personnes que la loi présume interposées ; leurs biens devaient donc rester hors de la liquidation. Cependant, le liquidateur prétend s’en emparer. Pourquoi ? parce que ces biens ont été matériellement occupés par la congrégation, et que, d’après le liquidateur, occupation matérielle signifie détention, et que les biens occupés sont des biens détenus.

Il est inutile de faire ressortir la dureté de cette interprétation et son étroitesse. Les titres de propriété, les contrats anciens, sont tenus pour inexistans, et la vieille maxime « Foi est due aux titres » n’a plus de sens. Le fait matériel est regardé en lui-même, et ne vaut que par lui-même, sans qu’on se donne la peine d’en rechercher la signification juridique. Le liquidateur n’ignore point assurément que, dans la vie courante et dans les rapports du droit commun, il ne suffit pas d’occuper une maison pour en être propriétaire, et qu’on n’a jamais dit du locataire qu’il « détenait » l’immeuble loué. Mais le droit commun est écarté : la loi de 1901 a tout changé. Du moins que dit-elle, cette loi ? Et puisqu’elle a parlé de biens détenus, que trouve-t-on dans les discussions de la Chambre et du Sénat qui fixe l’étendue de ce mot conformément aux prétentions des liquidateurs ? Est-ce le fait matériel de l’occupation que ministre, rapporteurs, députés et sénateurs ont eu en vue ? Quand ils ont décidé que la liquidation, avec toutes ses conséquences, porterait sur les biens détenus, ont-ils entendu qu’il suffirait que la congrégation fût installée dans une maison au jour de la promulgation de la loi ? Là-dessus les travaux préparatoires sont aussi nets que possible. Ce n’est pas l’occupation matérielle, c’est la propriété seule qui a toujours été en question, et quand on a parlé de biens détenus, ce fut toujours avec cette précision : « les biens que la congrégation détenait comme le ferait un propriétaire. » Dans la séance du 27 mars 1901, M. Zevaës présenta un amendement qui proposait de mettre sous séquestre, notamment : « tous les biens occupés par les congrégations religieuses à titre de locataires ou autrement. » L’amendement fut repoussé : la Chambre s’en tint à l’idée de propriété. C’est cette idée qu’on retrouve sans cesse dans le rapport et les discours de M. Trouillot à la Chambre, que M. Vallé, rapporteur au Sénat, reprend à son tour. La liquidation ne comprend que les biens dont la congrégation serait propriétaire si, au lieu d’être nulle, elle existait.

La loi parlait donc un langage clair. Quand la Cour de cassation, après référés, appels d’ordonnances, pourvoi contre les arrêts, eut enfin à se prononcer, elle parla le même langage.

« Attendu, dit-elle, que, dans le cas où il y a litige sur le point de savoir si un bien doit être considéré comme ayant été détenu par la congrégation, au sens de la loi du 1er juillet 1901, c’est-à-dire s’il était au nombre des biens dont la congrégation, par interposition de personnes, jouissait ou disposait de la même manière que si elle en eût été légalement propriétaire, le juge des référés, incompétent pour apprécier la validité des titres produits par des tiers étrangers à la congrégation qui, réguliers et sérieux en apparence, tendraient à faire exclure le bien de la masse à liquider, doit se borner à renvoyer les parties à se pourvoir au principal ; mais qu’il lui appartient en même temps, et en attendant la solution du litige sur le fond, de prescrire toutes mesures propres à concilier provisoirement l’exercice des droits respectivement invoqués par les parties, c’est-à-dire la jouissance des tiers conforme à leurs titres et la prise de possession à laquelle le liquidateur prétend en vertu du jugement qui l’a nommé ; — attendu qu’il rentre en conséquence dans son office d’ordonner les mesures telles que descriptions des lieux, inventaires ou autres analogues, de nature à déterminer la consistance du bien et à en assurer la conservation sans nuire à la jouissance du tiers ; que c’est ensuite au liquidateur qu’incombe la charge d’attaquer devant les juges du fond la validité des titres de propriété qui lui sont opposés et de faire décider si le bien doit être effectivement compris dans la masse à liquider. »

La Cour suprême donnait dans les meilleurs termes la ligne de conduite à suivre. Quand le liquidateur se trouve en présence, non de la congrégation ou d’une personne interposée, mais d’un tiers, propriétaire régulier en apparence, il doit se borner à des mesures conservatoires, qui respectent la jouissance de ce tiers ; donc ni scellés, ni remise des clefs, rien qu’une description de lieux pour les immeubles, un inventaire pour les meubles. Ensuite, c’est au liquidateur, s’il croit les apparences trompeuses et que le tiers n’est propriétaire que pour la congrégation, à l’attaquer en justice et à faire décider que le bien est en réalité bien détenu.

Cet arrêt, si net et si ferme, n’a eu qu’un tort, c’est d’être rendu le 20 décembre 1905. À cette date, depuis longtemps le mal était fait. Les liquidateurs avaient prétendu déposséder tous les tiers propriétaires de biens simplement « occupés ; » et leur prétention avait trouvé auprès des juges de référés, et auprès de certaines Cours, un accueil favorable. Un trouble grave avait été causé à la propriété, et une première fournée de procès, procès inutiles et qui n’auraient jamais dû naître, était sortie de cette interprétation abusive de la loi contre des citoyens.

Malheureusement, ce premier abus en entraîna tout de suite un autre : après les procès sur la prise de possession, vinrent aussitôt les procès sur la propriété. Les tiers, dépossédés, ayant subi les scellés, ayant dû remettre les clefs, ne pouvaient cependant pas se laisser dépouiller de leurs biens. Partout donc, ils assignèrent les liquidateurs en revendication : ils réclamèrent ce qui leur appartenait, en vertu des titres les plus réguliers, ce qui n’avait jamais cessé de leur appartenir. C’était le renversement des rôles. Dans une application régulière de la loi, le liquidateur, respectueux, comme cette loi, des droits des tiers, aurait pris des mesures conservatoires, puis aurait attaqué les titres qui lui paraissaient suspects. Cette procédure, outre qu’elle était encore une fois la seule régulière, avait de multiples avantages : elle laissait les tiers paisibles dans leur jouissance ; elle leur donnait, dans les procès sur les titres, le rôle de défendeurs qui est le meilleur ; enfin elle obligeait le liquidateur, avant d’engager ces procès, à examiner les titres, à reconnaître le plus souvent leur sincérité, en un mot à faire un choix, et le nombre des procès se serait réduit certainement à un petit nombre. C’était la vérité juridique ; c’était l’intérêt de tous ces citoyens étrangers aux congrégations ; c’était l’équité même. Il a été procédé au rebours de ces raisons. Dépossédés d’abord de leurs biens, les tiers ont dû bon gré mal gré prendre le rôle de demandeurs en revendication de leur propriété, et c’est partout que ces procès en revendication se sont engagés. Quand le garde des Sceaux, dans son rapport, fait valoir que les liquidateurs n’ont pas provoqué les procès, puisqu’ils y ont été défendeurs, il joue sur les mots. C’est l’erreur initiale des liquidateurs et la prise de possession de tous les biens occupés qui ont à la fois provoqué les procès en revendication et donné aux liquidateurs le rôle défensif qu’ils n’auraient point dû avoir.

Ainsi, de prime abord, la distinction essentielle de la loi entre la congrégation et les tiers est méconnue. Ces derniers subissent tout de suite les rigueurs réservées à la congrégation seule.


III

La loi faisait au congréganiste une situation nette. Elle le considérait tour à tour comme congréganiste et comme individu. Comme congréganiste, il était suspect : sur tous ses actes pesait la présomption qu’il les avait accomplis pour la congrégation ; ainsi les dons et legs qu’il avait reçus autrement qu’en ligne directe depuis son entrée dans la congrégation, et de même les achats, ventes, échanges, etc. qu’il avait consentis étaient frappés de nullité, comme si la congrégation elle-même en avait été l’auteur, sauf son droit de prouver qu’il avait reçu personnellement dons et legs, qu’il avait acheté, vendu, etc. pour son propre compte. Au contraire, comme individu, le congréganiste, on l’a vu, pouvait reprendre tous ses biens personnels, c’est-à-dire ceux qu’il possédait avant son entrée dans la congrégation, et ceux qu’il avait recueillis depuis, soit par succession ab intestat, soit par donation ou legs en ligne directe.

Pour les biens apportés par le congréganiste, les successions ab intestat, les dons et legs en ligne directe, la loi disait qu’ils seraient « restitués. » Et il ne semblait pas qu’il dût y avoir ni lenteurs, ni difficultés. Le congréganiste justifiait-il, soit pour un immeuble, soit pour des valeurs mobilières, soit pour une somme d’argent, qu’il en était propriétaire avant son entrée dans la congrégation et qu’à ce moment, il en avait fait apport ? Prouvait-il de la même manière qu’il en avait hérité depuis, ou qu’il en avait été gratifié par dons ou legs de ses parens, de ses grands-parens ? Telle était l’unique condition de la loi. Tel devait être par suite l’unique souci du liquidateur. Or la jurisprudence révèle qu’aux solutions simples et rapides ainsi prescrites, on a préféré la résistance fondée sur des subtilités juridiques que n’autorisaient ni le texte, ni les travaux préparatoires. Le congréganiste a fait sa preuve ; il a bien apporté, reçu par succession, ou par dons et legs en ligne directe ; mais c’est une somme d’argent, ce sont des valeurs mobilières qui ne se retrouvent pas en nature dans l’actif de la liquidation. Le liquidateur résiste : « La loi, dit-il, a parlé de restitution, de revendication : elle a donc entendu que le bien devait se retrouver en nature : s’il en est autrement, la liquidation ne peut pas restituer, et le congréganiste ne peut pas revendiquer. »

Ici, comme pour les biens détenus, puisque la loi paraissait obscure, il fallait chercher dans les travaux préparatoires la pensée vraie de ceux qui l’ont faite. Devant la Chambre, M. Beauregard, dans la séance du 27 mars 1901, avait précisément posé cette question : « Le bien revendiqué doit-il se retrouver en nature ? » Et il avait répondu : « Je ne veux pas le croire, ce serait une énormité. » Il ajoutait : « Il faut nous dire si, comme je le pense, vous permettez la reprise d’une valeur équivalente. » M. Trouillot, rapporteur, ainsi interpellé, s’était expliqué fort nettement : refuser une restitution, parce que le bien ne se retrouverait pas en nature… « ai-je vraiment besoin de dire que rien dans notre texte n’autoriserait une semblable interprétation ? Le mot même valeurs que nous employons dissipe toute équivoque. » Et dans son ouvrage, en collaboration avec M. Chapsal, sur la loi de 1901, M. Trouillot écrivait dans le même sens : « Lorsque les biens ne se retrouvent pas en nature, il va de soi que les anciens congréganistes pourront reprendre leur équivalent en argent… » Le texte le plus simple et le plus clair, les commentaires les plus précis des auteurs mêmes de la loi, rien ne compte. C’était une « énormité, » « rien n’autorisait » cette interprétation. On passe outre. Il faut plaider, plaider jusqu’en cassation. La Cour suprême décide une fois de plus que la loi a été méconnue par les liquidateurs : la loi a donné au congréganiste le droit de reprendre certains biens, mais elle n’a dit nulle part que ces biens devaient se retrouver en nature : s’ils ne se retrouvent pas, le congréganiste en recevra la valeur… N’était-il pas possible, ici encore, d’exécuter la loi sans y rien ajouter, et de tels procès ne furent-ils pas aussi vexatoires qu’inutiles ?

Pour la même catégorie de biens, cet esprit de rigueur étroite qui dénature la loi s’est exercé, d’une autre manière, aux dépens du congréganiste. Il avait droit ici à la restitution. Aucune présomption ne pesait sur lui. Relativement à ces biens, la loi le considérait comme un citoyen. La loi, oui, mais non le liquidateur, qui ne cesse de voir en lui le congréganiste, le prête-nom de la congrégation. D’étranges procès résultent de cette confusion. Voici une circonstance fréquente : un religieux, une religieuse, appartenant à une famille riche, d’humeur sans doute indépendante et autoritaire, passent quelque temps dans une congrégation, puis obtiennent des pouvoirs ecclésiastiques de quitter leur ordre, soit pour entrer dans un autre, soit pour en fonder un nouveau dont il arrive qu’ils deviennent les supérieurs. C’est leur fortune qui a servi à cette fondation ou qu’ils ont apportée dans leur nouvelle congrégation. De toute évidence, ils en étaient propriétaires avant leur entrée : ils ont donc droit à la restitution. On la leur conteste, on la leur refuse : on plaide contre eux tous moyens. Mme D…, ayant ainsi quitté la congrégation des dominicaines de P… pour en fonder une autre, se voit opposer que sa fortune personnelle appartient à l’un ou à l’autre de ces ordres. Il faut une décision de justice pour répondre que Mme D… n’a pas été le prête-nom du premier, puisqu’elle lui a retiré ses biens, et qu’elle ne l’est pas non plus du second, puisque la loi elle-même reconnaît au congréganiste la propriété de ses apports… L’abbé M… quitte la congrégation des Pères du Saint-Sacrement, en 1888, pour entrer, en 1891, dans celle des Bernardins. En 1889, il acquiert le pavillon du Pont-Colbert où il fait d’importans travaux ; pour le prix d’achat et les travaux, sa mère lui ouvre un crédit de 500 000 francs. Aujourd’hui, il réclame la restitution de son immeuble : c’était un apport. Que lui répond-on ? D’abord qu’il a été en 1889 personne interposée de la congrégation. « Mais en 1889, je ne faisais partie d’aucun ordre : j’étais un citoyen : j’en garde tous les droits ; la loi le dit. » Eh bien ! ils étaient, lui et sa mère, personnes interposées d’un inconnu présumé incapable… Il faut qu’une Cour d’appel entende soutenir cette prétention. Il est vrai que cela se passe à Nîmes. La Cour répond que « cette assertion ne constitue qu’une hypothèse gratuite qui n’est assortie d’aucun semblant de justification. » Dès lors que ce n’est plus la loi elle-même qu’on exécute, mais, sous prétexte de la loi, une entreprise systématique de spoliation, à l’encontre de tous ceux qui touchent ou ont touché à la congrégation, il n’est point de limites à l’arbitraire ou à la fantaisie juridique, la pire de toutes. Avant tout, on résiste, on plaide.

Si tous les congréganistes n’avaient pas la fortune de l’abbé D…, un très grand nombre, en entrant dans leur ordre, avaient dû fournir ce qu’on appelle l’aumône ou la dot moniale. Les congrégations dissoutes, ils en ont demandé la restitution. Ces dots ne rentraient pas dans la catégorie des biens personnels, et la loi de 1901 n’en disait rien. Mais le droit commun avait fixé leur caractère qui est des plus simples : le congréganiste a passé avec la congrégation un de ces contrats, que la langue du droit définit « synallagmatiques » et « à titre onéreux, » c’est-à-dire où les deux parties prennent des engagemens réciproques, et où l’engagement de l’une est le prix de celui de l’autre. Le congréganiste apportait sa dot ; en retour, la congrégation promettait, le temps qu’il vivrait, de subvenir à ses besoins. Or, un tel contrat comporte cette naturelle conséquence, que si l’une des parties vient à rompre son engagement, l’autre se trouve du même coup déliée ; si la subvention n’est plus fournie, l’argent versé dont elle était le prix doit être rendu. Ce sont des principes élémentaires du droit commun, et qui s’appliquent journellement. Il suffisait de les appliquer à ce contrat du congréganiste avec la congrégation, qui n’a d’ailleurs en soi rien de religieux et qu’on rencontre fréquemment entre particuliers sous le nom de « bail à nourriture. » Du moment que la congrégation, anéantie, ne pouvait plus subvenir aux besoins du congréganiste, le contrat était résolu, et la somme versée devait être rendue. Il fallait rendre la dot moniale. Mais cette solution parut trop simple, et l’exécution de la loi était comprise de telle manière, on l’a vu pour les biens personnels, qu’une restitution à des congréganistes semblait exorbitante. Encore une fois, ce fut la lutte ; ce furent les procès à tous les degrés de juridiction. Au congréganiste qui réclamait pour lui-même, en vertu du droit commun, le remboursement de sa dot moniale, on répondit que la loi avait exclu une telle restitution : car en lui accordant sur l’actif net une pension, elle décidait qu’il n’aurait pas d’autre droit. Ce système fut accueilli par la Cour d’Agen ; mais toutes les autres cours, Nancy, Riom, Dijon, le repoussèrent. Le texte de la loi sur les pensions indique clairement que ce sont des pensions alimentaires, des secours aux congréganistes indigens, qui n’ont donc rien à voir avec l’application du droit commun, la résolution du bail à nourriture, la restitution d’un prix d’entretien dont la contre-partie n’est plus fournie. Les travaux préparatoires d’ailleurs sont en ce sens ; M. Trarieux, à qui on doit le paragraphe relatif aux pensions, a dit, en termes aussi nets que possible, qu’il voulait aider les congréganistes dont les moyens d’existence ne seraient pas assurés[1]. Après les Cours d’appel, la Cour de cassation s’est prononcée à son tour pour le droit commun, pour la restitution des dots moniales. Son premier arrêt en ce sens est du 13 mars 1907.

Ainsi, toutes les fois que le congréganiste se présente à la liquidation comme citoyen, comme particulier, soit pour réclamer les droits que la loi de 1901 lui a reconnus formellement en cette qualité, soit pour faire valoir ceux qu’il tient de la loi commune, il se heurte à une résistance obstinée. Il faut qu’il plaide pour ses biens personnels, apports, succession, dons ou legs en ligne directe, qu’il plaide pour sa dot moniale ; et jusqu’en cassation, c’est-à-dire avec les lenteurs et les frais que comporte cette procédure. Est-ce là l’exécution régulière, intelligente, raisonnable des lois de 1901 et de 1904 ? Évidemment non. Ici, outre la confusion initiale entre la congrégation et les individus, outre l’erreur inexcusable de traiter ceux-ci avec la rigueur réservée à celle-là, il apparaît que les liquidateurs ont été guidés par un souci singulier.

Au lieu de disperser le patrimoine des congrégations, ils semblent n’avoir eu d’autre désir que de le maintenir intact. C’est qu’en effet si la loi prescrit, pour anéantir les congrégations, la dispersion de leurs biens, elle dispose ensuite que l’actif net sera réparti entre les ayans droit, c’est-à-dire que, faute d’ayans droit, il appartiendra à l’Etat. Défendre les biens contre toute revendication, accroître autant que possible l’actif net, c’était donc grossir le profit de l’« ayant droit. » Les liquidateurs s’y sont employés de leur mieux. Cette idée leur est-elle venue d’elle-même ? La leur a-t-on suggérée ? Il serait intéressant d’entendre à ce sujet les explications de M. Combes qui était président du Conseil quand les liquidations furent mises en train. En tout cas, ce dessein de diminuer aussi peu que possible le patrimoine des congrégations explique seul la résistance aux réclamations les plus légitimes. Ce n’est plus la loi, c’est encore moins le droit commun qui règlent l’exécution. C’est le désir de garder l’argent. C’est avec ce désir qu’on interprète les textes, sans souci des travaux préparatoires et en usant d’une subtilité abstraite qui évoque le souvenir des pires légistes. Cette manière s’est révélée à l’encontre du congréganiste. Mais c’est contre les créanciers de la congrégation qu’elle est apparue dans toute son expansion et qu’elle a donné tous ses effets.


IV

Quand le vote de la Chambre, au commencement de 1903, frappa de mort les congrégations, elles vivaient une existence illégale, mais connue et tolérée.

Quelques-unes, les plus habiles, méfiantes depuis longtemps, n’avaient rien à elles, ne possédaient rien ni par elles-mêmes, ni par des prête-noms : c’est comme locataires, comme employés de personnes ou de Sociétés entièrement laïques, que leurs membres avaient fondé des établissemens. D’autres, pour couvrir leur irrégularité, agissaient par un prête-nom qui était soit un congréganiste, soit une Société composée en tout ou en partie de congréganistes. D’autres enfin, confiantes dans cette longue tolérance qui les laissait naître, croître, essaimer, n’avaient même pas cherché à tourner la défense du Code pénal, puisque cette défense semblait oubliée par l’Etat ; et elles se manifestaient dans leurs actes telles qu’elles étaient, leur supérieur agissant pour elles comme dans une congrégation autorisée et régulière. Ce n’est pas une des moindres injustices de la loi de 1901 d’avoir frappé ces ordres qui ne s’étaient pas mis en garde contre elle, plus durement que ceux qui avaient de longue date manœuvré pour rester indemnes. Quoi qu’il en soit, à l’heure où la loi a été mise en mouvement, toutes ces congrégations vivaient. Elles vivaient de la vie matérielle d’abord. Religieux et religieuses devaient manger, se vêtir, se chauffer : les congrégations engageaient des dépenses chez le boulanger, le boucher, l’épicier, des dépenses de vêtement et de chauffage. Tout à coup leur vie s’arrête. Il pouvait arriver et il est arrivé en effet qu’à ce moment certaines de ces dépenses ne fussent pas payées. Le liquidateur, en appréhendant les biens de la congrégation, trouvait tout de suite devant lui une première classe de créanciers, les fournisseurs. — La vie, pour une communauté de religieux ou de religieuses, comporte des contrats plus compliqués et plus importans. La congrégation tendait naturellement à profiter de sa force et à l’accroître en répandant hors de sa maison mère des établissemens nouveaux. Mais, pour créer ainsi des maisons filiales, il fallait de l’argent. La congrégation cherchait des capitaux, et trouvait à emprunter. Elle empruntait parfois par elle-même ou par son supérieur ; et le plus souvent sous le couvert d’un prête-nom. Les sommes ainsi prêtées n’étaient pas encore remboursées au jour où la congrégation a disparu. Le liquidateur trouve ici une seconde classe de créanciers. — Il en était une troisième dont l’existence seule montre jusqu’où la tolérance du gouvernement avait porté la confiance générale. Les emprunts des congrégations étaient presque toujours destinés à des constructions. C’était une nécessité de leur développement : c’était aussi bien leur goût. Elles pouvaient donc tenter les prêteurs en leur offrant la garantie la plus sûre que connaisse le Code civil ; celle d’une hypothèque sur les terrains, sur les constructions neuves. C’est sur une telle garantie que le Crédit foncier fait ses prêts. Sollicité par les personnes qui, comme propriétaires apparens, agissaient au nom de la congrégation, il n’hésita pas à avancer des sommes considérables, protégées par des hypothèques. Avec lui, des particuliers qui n’étaient spécialement ni cléricaux, ni anticléricaux, mais qui voulaient placer leur argent, estimèrent que la garantie offerte par les propriétaires apparens était bonne, et donnèrent leurs capitaux contre hypothèque Ainsi, par la nature même du patrimoine des congrégations, et par la confiance dont un établissement officiel, si difficile toujours, donna l’exemple, le prêt hypothécaire se généralisa. Et ce fut une troisième classe de créanciers, que le liquidateur trouva devant lui dès sa prise de possession.

Il était naturel et nécessaire, en face de ces créanciers, que le liquidateur procédât à une vérification des plus sévères. Pour certaines créances, la tâche pouvait être délicate. Pour la plupart, elle était simple. Il était aisé de savoir si la créance était réelle, si les marchandises ou l’argent avaient bien été fournis. Dans le cas du Crédit foncier, on n’en pouvait douter.

Cette besogne de vérification accomplie, avec, si l’on veut, les exigences les plus minutieuses, que restait-il à faire ? Le bon sens, la bonne foi répondent qu’il restait à payer. C’est ce qu’auraient fait les liquidateurs sans doute, s’ils n’avaient eu d’autre souci que d’exécuter la loi et d’assurer la dispersion des biens. Mais ils voulaient retenir l’argent des congrégations ; pour y parvenir, ils ont tenté une entreprise qui, si elle avait réussi, aurait en effet singulièrement grossi « la masse » de leur liquidation. En face de tous ces créanciers, fournisseurs, prêteurs ordinaires, prêteurs hypothécaires, ils ont tenté de faire juger que les congrégations n’avaient point, n’avaient jamais pu avoir de créanciers.

La hardiesse en soi est déjà surprenante ; il semble audacieux de dire à des marchands qui ont fait des fournitures, à des prêteurs qui ont donné leur argent : « Nous avons de quoi vous payer, mais nous ne vous paierons pas. » L’audace, pourtant, dépassait de beaucoup cette mesure, car, dans la jurisprudence comme dans les travaux préparatoires et dans la loi même les liquidateurs trouvaient cette règle d’équité qu’on pourrait dire vulgaire : « Les créanciers d’une congrégation non autorisée doivent être payés. » Dès avant la loi de 1901, la question s’était posée. En 1857, la Cour d’Orléans avait condamné le supérieur et les membres de la congrégation de Picpus, non autorisée, à restituer aux héritiers d’une demoiselle Boulnois une somme de 350 000 francs qu’ils avaient reçue d’elle. Sur pourvoi, la Cour de cassation décidait le 30 décembre 1857, « qu’une communauté religieuse non autorisée, si elle n’a pas d’existence légale et si elle ne présente aucun des caractères d’une personne civile véritable, constitue cependant entre ceux qui ont concouru à sa formation une Société de fait nécessairement responsable, vis-à-vis des tiers, des engagemens par elle pris, soit que ces engagemens résultent de contrats ou de quasi-contrats, soit, à plus forte raison, qu’ils dérivent de délits ou de quasi-délits ; que cette responsabilité, surtout dans ce dernier cas, est basée moins encore sur les principes du contrat de société, que sur les règles ordinaires de l’imputabilité légale et morale ;… qu’autrement la communauté non autorisée… obtiendrait… des immunités à bon droit refusées aux Sociétés régulièrement organisées ou aux communautés religieuses reconnues ;… qu’un privilège aussi exorbitant blesserait également l’ordre public, la morale et la loi. » Les jurisconsultes avaient fait remarquer, à propos de cet arrêt, que l’expression « Société de fait » n’était pas exacte, car la loi ne peut accepter comme telle une Société illicite. Mais, en écartant le mot et l’idée de Société, il restait un « fait, » celui des rapports de la congrégation avec les tiers, et conformément aux principes généraux du droit, c’est ce fait que la Cour suprême consacrait avec raison. La loi de 1901 a pareillement reconnu ce fait : elle a prévu que les congrégations, si longtemps libres de vivre, avaient librement accompli les actes de la vie civile, qu’elles avaient donc un passif ; et elle a prescrit que ce passif fût d’abord payé. M. Trouillot l’indiquait devant la Chambre : il parlait, dans son commentaire, des « dettes » de la congrégation. Le décret du 16 août 1901 disait : « Le liquidateur prélève sur les fonds déposés les sommes nécessaires pour payer les dettes et pourvoir aux frais de la liquidation. »

Equité, principes généraux du droit, jurisprudence, déclaration du rapporteur, texte de la loi, la tâche des liquidateurs était-elle d’engager une lutte contre ceux que toutes ces forces défendaient ? Ils l’ont ainsi compris. Et la passion qu’ils mettaient à poursuivre la victoire n’est pas moins étonnante que le système par lequel ils s’efforcèrent de l’emporter. Voici d’abord qui pose l’idée maîtresse : « Pour avoir obéi à d’étroites considérations d’équité, on a assis le crédit des congrégations, on leur a ouvert la faculté de créer un formidable passif hypothécaire qui menace aujourd’hui leur liquidation. » La Cour de cassation ainsi jugée et l’équité flétrie, c’est la logique pure qui doit faire écarter les dettes de la congrégation. Il n’importe en effet que le rapporteur de la loi et la loi même aient parlé d’un passif, si ce passif n’a pas pu naître, ainsi que le raisonnement suffit à le démontrer.

Qu’est-ce que la congrégation ? En droit, c’est le néant, c’est le « non-être, » voilà ce que tout le monde reconnaît. Dès lors, la conséquence s’impose ; le « non-être » ne peut pas contracter des engagemens, et ceux qui ont traité avec ce fantôme juridique ou avec les personnes qui s’interposaient devant lui, ont fait un acte nul : on leur a remis un titre, il est vrai, mais ce titre n’a pas plus de valeur contre la liquidation que s’il venait du premier venu, étranger aux biens liquidés sur lesquels ils veulent se faire payer. C’est en effet, poursuit-on, une autre aberration, aussi illogique que celle qui prétend que le non-être a pu créer un droit : ces créanciers du fantôme de congrégation veulent être remboursés sur des biens qui n’appartiennent et n’ont jamais appartenu ni à la congrégation, ni aux personnes interposées. La loi de 1901 est formelle en ce sens : la congrégation, non seulement au jour de sa mise en vigueur, mais jusque dans le passée est réputée n’avoir jamais été propriétaire, et, de même qu’elle, ses prête-noms, le congréganiste, la Société composée en tout ou en partie de congréganistes. Pareil au fantôme de congrégation, il y avait un fantôme juridique de patrimoine. En droit, les biens qu’on voyait en la possession apparente de la congrégation ou de ses prête-noms, n’étaient pas unis par ce lien de propriété qui fait que tous les biens d’un individu, d’une Société, constituent son patrimoine, offert et soumis comme tel à la garantie de ses créanciers. Ces biens restaient épars d’abord, et en outre, n’appartenant ni à la congrégation ni à ses prête-noms, ils ne pouvaient être recherchés par les prétendus créanciers qui avaient eu l’imprudence et, le plus souvent, la mauvaise foi de traiter avec le non-être : ils étaient, au regard du non-être, bien d’autrui ; suivre le système de la jurisprudence, de l’équité, de M. Trouillot, c’était en réalité payer les dettes nulles du néant juridique de la congrégation avec des biens d’autrui.

Ce système vaut, ce semble, d’être connu, ne fût-ce que pour montrer quel terrible instrument la logique, et spécialement la logique juridique, peut devenir au service d’esprits qui se ferment aux « étroites considérations d’équité. » Toutefois, à ce terme d’un raisonnement où ils pensaient avoir établi la vérité du droit pur, ces mêmes esprits ont un peu dévié vers la réalité. La réalité, c’est qu’après tout les créanciers du non-être ont donné une valeur, que quelqu’un en a profité et s’est enrichi à leurs dépens. Or une très vieille maxime proclame que « nul ne peut s’enrichir aux dépens d’autrui. » Celui qui a procuré l’enrichissement a une action pour se faire rembourser à concurrence de ce bénéfice. Cette action qui nous vient des Romains porte encore aujourd’hui le nom qu’ils lui ont donné : De in rem verso. Les liquidateurs la concèdent aux créanciers de la congrégation. Il n’était guère possible de la refuser, et ils y trouvent, pour le but qu’ils poursuivent, des avantages essentiels. Tout d’abord, le créancier qui veut réussir n’a pas seulement à prouver qu’il a enrichi les biens du non-être à ses dépens ; il doit établir en outre que cette masse reste enrichie quand elle parvient aux mains du liquidateur. Or si cette preuve est parfois possible, par exemple à l’architecte, aux entrepreneurs, aux ouvriers d’un bâtiment, elle est le plus souvent très difficile. Elle est notamment impossible aux fournisseurs ; en quoi les biens du non-être se trouvent-ils enrichis, parce que religieux ou religieuses se sont nourris, se sont chauffés ? Mais cette action a une autre et bien plus grande conséquence. Elle fait écarter du coup toutes les hypothèques : une hypothèque ne peut résulter que d’un contrat, et le non-être n’a pu passer de contrat ; une hypothèque ne peut être consentie que par le propriétaire, et ni le non-être ni ses personnes interposées n’étaient propriétaires ; enfin elle garantit une créance, et il n’y a pas de créance, il n’y a que l’action de l’enrichissement sans cause. Les hypothèques tombent, tandis que la plupart des prêteurs, « toujours imprudens ou de mauvaise foi, » n’arrivent pas à prouver que l’enrichissement subsiste. Ainsi la masse de la liquidation, au lieu de disparaître aux mains de ces créanciers, reste intacte aux mains des liquidateurs d’abord, puis au profit de l’État.

Ce système a échoué devant les tribunaux. Presque tous se sont inspirés de l’idée que les lois de 1901 et de 1904 étaient faites contre les congrégations, non pas contre les tiers. Statuant sur les réclamations des fournisseurs, les jugemens les admettent sans hésiter. Un de ces jugemens s’exprime ainsi : « Attendu qu’il s’agit du paiement de fournitures ayant un caractère absolument alimentaire, c’est-à-dire d’achats de farines destinées à la confection du pain indispensable à l’existence même des membres de la communauté ; qu’on ne saurait dénier à ces derniers le droit de vivre et d’acheter de quoi se nourrir ( ce qui ne serait même pas refusé à des étrangers résidant en France) jusqu’au moment où l’autorisation par eux demandée leur ayant été refusée, ils se verraient expulsés… » Les liquidateurs sont donc condamnés à payer les fournisseurs. Ils sont condamnés de même à payer les créanciers ordinaires. Contre les créanciers hypothécaires, la lutte se poursuit ardemment, et la Cour de cassation enfin, au mois de juillet 1907, est appelée à dire le dernier mot dans un débat qui tenait en suspens de si graves intérêts. Le procureur général se prononce nettement contre le système des liquidateurs. « La loi de 1901 n’a pas entendu faire de mathématiques juridiques ; elle a voulu tenir compte des faits acquis, de la situation qu’il nous faut dénouer en conciliant, autant qu’il se pourra, avec les règles strictes du droit les exigences non moins impérieuses de l’équité… » La Cour, rejetant le pourvoi du liquidateur contre un arrêt de Bourges, a définitivement consacré la validité des hypothèques. Les motifs ? C’est simplement la bonne foi, raison supérieure à la logique, et qui, dans notre droit, a toujours obligé de respecter ceux qui pouvaient l’invoquer. La jurisprudence antérieure à la loi de 1901 la protégeait dans la personne des créanciers de congrégations non autorisées. La loi de 1901, si dure contre la congrégation elle-même, a dit à son tour qu’elle voulait la respecter. Un des principaux auteurs de cette loi l’a répété dans son livre. Elle n’a cessé, ainsi, de défendre ces personnes étrangères à la congrégation. Elle commande au juge de voir les faits tels qu’ils ont existé : une collectivité de religieux ou de religieuses jouissant en commun de certains biens, s’engageant sur ces biens à cause de leur communauté d’existence ; d’autre part, les propriétaires apparens du patrimoine des congrégations vendant ou hypothéquant ce patrimoine à des tiers, qui, en retour, confians dans l’apparence, donnent leur argent. Voilà ce que la Cour suprême constate comme tout le monde l’avait pu faire. Et l’ayant constaté, elle déclare que tous les actes ainsi faits sous le couvert de la bonne foi demeurent inattaquables.

L’arrêt du 17 juillet 1907 ne laisse plus aucune incertitude sur l’issue de la lutte entreprise par les liquidateurs contre les créanciers. En ce sens, si les procès continuent, la lutte est terminée. Elle ne peut être appréciée de diverses manières. Dès l’abord, les liquidateurs répondaient aux réclamations des créanciers qu’ils ne pouvaient eux-mêmes reconnaître à l’amiable aucune créance et qu’il fallait un jugement. Etait-ce exact, était-ce conforme à la loi de 1901, alors qu’ils tenaient de cette loi les pouvoirs d’un « administrateur séquestre, » et que de tels administrateurs paient les créanciers sans jugement ? Il est permis de douter. Mais en admettant cette exigence, déjà vexatoire, autre chose est de discuter en justice la bonne foi d’un créancier, la quotité de sa créance, et, si le titre est régulier, si le créancier est de bonne foi, de laisser consacrer par le tribunal un droit incontestable ; autre chose est de lutter contre ce droit avec un acharnement qu’un particulier mettrait à peine à défendre son propre bien. Cela, la loi de 1901 ne le disait pas : elle disait le contraire. Ce qu’on peut conclure, la lutte finie, c’est que les liquidateurs ont agi exactement au rebours de la loi qu’ils étaient chargés d’exécuter.


V

On vient de voir ce que révèlent sur l’exécution de la loi les documens de jurisprudence : tous les tiers qu’elle avait entendu respecter, propriétaires, congréganistes en tant qu’individus, créanciers, ont été victimes de l’erreur qui consistait, au lieu de poursuivre la dispersion des biens, à assurer leur intégralité au profit de l’État : tous ont été gravement atteints dans leurs intérêts et dans leurs droits, qui sont les intérêts et les droits de tout le monde. Le rapport du garde des Sceaux est venu ajouter, à ces documens de jurisprudence, des renseignemens d’un autre ordre qui ont trait à la gestion pécuniaire des liquidateurs. Ce rapport est à coup sûr insuffisant, parce qu’il s’arrête à la fin de l’année 1906 et parce qu’il se borne à des indications générales sur les points où l’on voudrait des détails. Cependant, tel qu’il est, il donne quelques-unes des clartés dont l’opinion était le plus avide.

Tout d’abord, et c’est ce qui a le plus frappé le public, le rapport détruit à jamais la légende du Milliard. Il n’y a jamais eu de Milliard, et on eut le plus grand tort de prendre à la lettre un mot de Waldeck-Rousseau qui n’avait entendu faire qu’une évaluation théorique, qui n’avait jamais pensé et jamais dit que le patrimoine des congrégations en valeur marchande fût d’un Milliard. Cette explication ne mérite pas qu’on s’attarde à la discuter. Ce ne sont pas les congrégations qui ont parlé du milliard ; c’est, après Waldeck-Rousseau, M. Trouillot et tous les orateurs, tous les journaux du parti radical. On avoue aujourd’hui que l’affirmation était une inexactitude, la promesse une ruse : il suffit de prendre acte de ces aveux. Que reste-t-il donc ? Que trouvera-t-on en fin de compte ? On remarquera que la question, si l’on s’en tient à la loi de 1901, ne devrait avoir aucun intérêt. Du moment que les biens seront dispersés, il n’importe que l’actif net soit important ou médiocre. Mais le garde des Sceaux n’oublie pas que cet actif devait assurer les retraites ouvrières, et c’est pourquoi il s’excuse des faibles sommes que lui annoncent les liquidateurs. Ce sont de très faibles sommes. Sur l’ensemble des liquidations qui était de 677, le rapport en donne 115 comme terminées : pour celles de 1906, il y a un excédent d’actif de 550 000 francs, ce qui n’est guère ; pour celles des années antérieures, il y a un excédent de passif de 350 000 francs, ce qui est beaucoup. Il restait 562 liquidations en cours. Les liquidateurs avaient pu réaliser une somme de 32 millions : mais ils en avaient gardé 14 pour l’acquit du passif, et déposé seulement 19 : encore avaient-ils presque aussitôt retiré plus de 4 millions ; de telle manière que l’actif déposé à la Caisse était, à la fin de 1906, de 14 millions.

Voilà pour l’actif. Il est ce qu’il devait être, une fois les restitutions et les reprises opérées, les créanciers payés, — insignifiant. Et il caractérise suffisamment à lui seul la manœuvre qui a consisté à exciter les convoitises sur la richesse congréganiste. Mais, cet actif connu au 31 décembre 1906, il faut mettre en regard les frais qu’on a engagés pour le réaliser. Le rapport, ici, aurait fait œuvre utile en groupant, comme en a l’habitude un syndic ou un administrateur séquestre, tous ces frais, procédure, administration, etc. Les indications sont éparses. Le Trésor, comme on sait, avait avancé aux liquidateurs une somme de 8 268 232 fr. 38, dont une partie, 3 500 000 francs, est aujourd’hui remboursée. Le rapport donne l’emploi de ces avances. On y voit figurer les frais de procédure et d’inventaire, pour 1 597 442 fr. 53, et les « frais matériels » (mandataires, fournisseurs, employés, déplacement et correspondance) pour 1 123 568 fr. 34. Les honoraires d’avocats se sont élevés à 1 000 671 fr. 95. D’autre part, sur les sommes réalisées par les liquidateurs et non déposées, le rapport dit que « l’emploi de 1 667 658 fr. 71 n’a pas été précisé ; » il en est de même d’une somme de 445 416 fr. 91 figurant dans les4 millions retirés de la Caisse : sur ces quatre millions enfin, 854 143fr. 30 ont été employés « aux frais de la liquidation. » En faisant le compte, on trouve au total, pour les frais, 6 688 901 fr. 74.

On a donc dépensé jusqu’en 1906 près de sept millions, pour avoir en argent liquide quatorze millions. Ce résultat frappe par son absurdité. La proportion changera, dit-on, avec le temps : les ventes vont se succéder, l’actif va s’élever. Mais les dépenses s’élèveront aussi. Et il reste que les frais de liquidation et de procès ont déjà coûté près de sept millions. Les frais de liquidation d’abord comptent pour quatre millions, et dans ce chiffre ne sont même pas compris les honoraires des liquidateurs qui seront fixés par jugement, les liquidations finies. Nous nous garderions bien de retenir, en quoi que ce fût, les accusations qui ont été formulées contre l’honnêteté de certains liquidateurs. Mais ne semble-t-il pas qu’ils auraient pu restreindre toutes ces dépenses d’employés, de déplacement et de correspondance ? La Commission d’enquête, éclairée par des documens plus précis que le rapport du garde des Sceaux, dira là-dessus son sentiment. Les frais de procédure et d’inventaire, les honoraires d’avocats atteignent trois millions. La somme paraît énorme. Mieux que toutes les démonstrations, elle accuse l’abus des procès. On a dit que la faute était à la loi qui imposait une liquidation judiciaire, aux congréganistes et à leurs prête-noms qui ont plaidé sans même une apparence de raison. Mais ceci n’explique pas la lutte des liquidateurs contre les propriétaires, les apporteurs ou donateurs, les créanciers. Si la loi elle-même, si l’irritation naturelle des congrégations dépouillées devaient susciter des procès, où d’ailleurs le liquidateur ne supportait que les honoraires de ses avocats, il ne fallait pas en ajouter d’autres. Là fut l’abus. Et le rapport du garde des Sceaux, pour sobre qu’il soit du détail des affaires et des frais, montre de reste, avec son chiffre de trois millions, ce qu’il en coûta de soutenir une lutte d’ailleurs si parfaitement inutile[2].

Le rapport du garde des Sceaux contient un dernier chapitre qui en est comme la conclusion ironique et attristante, c’est celui des secours à d’anciens congréganistes. Les liquidateurs, dit le rapport, se décidèrent, non sans beaucoup d’hésitation, car ils craignaient d’engager leur responsabilité, à donner soit en nature, soit en argent, quelques secours à des congréganistes âgés ou infirmes : 50, 100 francs pour la plupart, exceptionnellement 500 ou 600 francs. Après la loi de 1904, ce fut le ministre des Cultes qui accorda ces secours : il a distribué ainsi 170 445 francs à 402 personnes, soit une moyenne de 424 francs à chacune. Enfin, les allocations sollicitées dans les termes de la loi par des congréganistes indigens n’avaient donné lieu à la fin de 1906 qu’à quatre arrêtés concernant quinze personnes ; les autres attendaient.

On peut croire que ces chiffres très humbles n’ont pas été inscrits dans le rapport après les dépenses énormes d’administration et de frais de justice, ni le retard des pensions exposé après la multiplication des procédures, pour produire un contraste. Mais le contraste est si fort que M. Combes lui-même s’en est dit ému. Il est pénible pour tout le monde de penser que, dans ce pays, des millions ont été dépensés aux liquidations, tandis que des religieux et des religieuses, jetés à la rue, obtiennent à grand’peine ou même n’obtiennent point de quoi ne pas mourir de faim. À ce fait d’inhumanité on ne peut rien ajouter, car il achève de caractériser l’œuvre d’exécution. D’un mot, il est juste de dire que cette exécution a rendu pire une loi mauvaise. Contre les congrégations elle avait une libre carrière : elle n’a pas manqué de la parcourir : c’était son droit. Mais elle n’a cessé dès le premier jour de malmener les individus. Les propriétaires ont été troublés et dépossédés. Les congréganistes ont dû arracher comme par morceaux les droits que la loi leur avait donnés. Les créanciers ont été combattus avec la dernière âpreté. Pour finir, il est révélé qu’à travers cette lutte judiciaire extrêmement coûteuse, les congréganistes sont à peine secourus et que leurs pensions ne sont pas payées. Il eût suffi de beaucoup moins pour créer le malaise général qui a trouvé soudain au Sénat une expression autorisée.

On veut faire disparaître ce malaise, et cela est bien. Mais il faut pour cela deux conditions. A l’avenir, il faut que tous les excès dans l’exécution soient supprimés, que la loi seule soit exécutée et non les fantaisies de juristes passionnés, que les frais soient limités à ce qui est utile et raisonnable. Dans le passé, il faut que les responsabilités soient recherchées, non pas avec le souci détestable qui semble animer M. Combes, d’atteindre tel ou tel adversaire, mais avec le seul désir de satisfaire l’opinion en lui montrant la vérité.

Certains liquidateurs ont commis de lourdes fautes à n’en pas douter, car ils ont poursuivi des procédures abusives, engagé des dépenses excessives et ruineuses, méconnu trop souvent la loi : la loi des congrégations exécutée contre les tiers, c’est bien leur œuvre, l’œuvre qu’ils ont entreprise sans droit, où ils se sont obstinés contre toute raison, et qui n’a échoué que devant la fermeté de la plupart des Tribunaux, des Cours, et de la Cour de cassation. Toutefois il est, au-dessus d’eux, d’autres responsabilités, politiques, administratives. Ils ont poursuivi ce dessein qui — dénaturait la loi — de défendre à tout prix et de conserver intact le patrimoine des congrégations ; mais c’est qu’on avait dit et répété que ce patrimoine valait un milliard, c’est qu’on avait dit et répété que l’Etat devait s’en rendre maître. Ils voulaient réserver de l’argent, le plus d’argent possible, pour l’Etat. On aperçoit ici, dans des effets peut-être imprévus, mais à coup sûr déplorables, la faute qui consiste à créer le mirage du Milliard, la faute qui consiste à confisquer les biens des congrégations. Ces fautes n’entraînent que des responsabilités politiques, il est vrai ; il importe du moins que chacun les voie clairement. Il y a enfin des responsabilités administratives. M. Briand a dit, le 8 février, devant la Commission d’enquête, que les liquidateurs, nommés par jugement, ne relevaient que du tribunal qui les avait désignés. C’est une explication inadmissible. Il est inadmissible qu’une entreprise aussi grave, aussi considérable que celle de la liquidation, se soit engagée, développée, sans que la Chancellerie s’en occupât pour lui imposer soit une surveillance, soit des indications. Elle en avait le droit et le devoir doublement, parce qu’elle a pour mission de veiller à la bonne administration de la justice, parce qu’elle avait à s’inquiéter des intérêts de l’État, bénéficiaire de l’actif, qui aurait profité de toutes ces luttes judiciaires si elles avaient autrement tourné. Ceux qui avaient le droit de parler au nom de l’État ont-ils dirigé les liquidateurs ? Les ont-ils laissés faire ? De toutes manières, représentant à la fois l’autorité, le contrôle et l’intérêt, ils sont les vrais coupables.


Louis DELZONS.


  1. De même, le règlement d’administration publique du 17 juin 1905, qui suivit la loi du 7 juillet 1904, précisa que les pensions n’ont d’autre raison que l’indigence des bénéficiaires.
  2. Dans tout procès, chacune des parties en cause a ses frais, et celle qui succombe doit payer à la fois les siens et ceux de l’adversaire. À cette heure, bien que condamnés aux dépens dans les instances où ils ont échoué, les liquidateurs n’ont pas payé les frais de leurs adversaires. Par conséquent, dans les sommes portées au rapport pour « frais de procédure, » il ne faut voir que les frais de procédure des liquidateurs eux-mêmes, et il faut y ajouter tous les frais de leurs adversaires qu’ils n’ont pas encore payés, mais qu’ils devront payer un jour ou l’autre.