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La Littéraire

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La Littéraire
Antée: revue mensuelle de littérature1905/06-1906/05 (p. 127-143).


LA LITTÉRAIRE


Comme un bruit de pas et de voix s’appro̟chait de la porte, Charlotte se leva et referma son livre avec humeur.

Il était dix heures. La leçon de géographie allait commencer. Mademoiselle Dams entrait déjà, suivie des douze autres élèves de la Littéraire. Charlotte les suivit, pénétra avec elles dans la petite classe joyeuse et claire où le soleil de février émouvait les océans bleus des cartes de géographie. On s’installa. Mademoiselle Dams commença à parler.

C’était une personne pâle, vieillie sans avoir été jeune. Elle était sèche, avec une peau luisante, des cheveux tirés fortement et rassemblés en boule derrière la tête. Ses yeux éteints sous le lorgnon regardaient les élèves tristement.

On ne l’écoutait pas, car son débit était mesquin et ses paroles dénuées d’intérêt. Elle parlait de l’Espagne sans imagination.

Les jeunes filles somnolaient, ne feignaient pas l’attention. Une impression de fatigue et d’accablement affligeait leurs visages ; toutes songeaient à l’examen proche. Car de ces treize adolescentes, la plupart attendaient le diplôme de régente pour s’en faire un gagne-pain.

De ce nombre était Charlotte. Pourtant, ses yeux n’exprimaient pas le souci de ses camarades. Rayonnante de jeunesse et d’exaltation, elle songeait à sa lecture, et ne pouvant rouvrir le volume qu’elle tenait sur ses genoux, elle en regardait la couverture avec amour, supputant les heures à venir, les joies qui l’attendaient encore.

Le livre, grossièrement relié, portait au dos un chiffre indiquant qu’il appartenait à une bibliothèque publique ; c’était l’ouvrage de Léon Tolstoï intitulé : Ma confession.

Charlotte l’avait lu à peu près entièrement. Elle paraphrasait en esprit ce texte qu’elle avait isolé : La foi est la force de la vie.

Il faisait lourd et sourd. Des bouffées d’air sec, dont on sentait le poids, entraient dans la chambre par les bouches de chaleur. La lumière spéciale d’un jour de dégel engourdissait aussi, disposait à la nonchalance. Mais ces enfants de dix-huit ans n’avaient pas le loisir d’être nonchalantes. Charlotte et Ninie Air seules s’en donnaient à cœur joie : Charlotte, entièrement absorbée par les théories humanitaires et tolstoïennes, avec un certain remords, car elle sentait qu’elle perdait un temps infini, qu’elle risquait son diplôme ; l’autre, gaîment, insouciamment, étant d’ailleurs riche et comblée et ne poursuivant ses études que par inclination et pour échapper aux corvées mondaines. Cette petite fille intelligente détestait le flirt et les bals et se déclarait anarchiste ; cela plaisait à Charlotte ; une sympathie rivale reliait les deux jeunes filles, les faisait se sourire doucement, d’un air gai, sans presque tourner la tête, d’un bout à l’autre de la classe.

Elles se firent comprendre par signes qu’elles se retrouveraient à la sortie du cours. Charlotte montra de loin le livre à sa compagne, qui fit un geste d’enthousiasme. Les petites du jardin d’enfants comptaient en chœur, à l’étage inférieur… On entendait la voix de Madame Geerts qui donnait une leçon de physique en année commune. Quatre heures sonnèrent.

Dès que l’institutrice eut quitté la salle, Ninie se précipita vers Charlotte, qui enveloppait des livres et des cahiers dans une toile cirée noire ; elle lui saisit le bras avec exaltation.

« Oh ma chère ! J’ai une masse de choses à te dire !… Figure-toi, je l’ai vu hier !

— Élisée Reclus ?

— Oui. Dépêche-toi, nous retournerons ensemble ; je te raconterai ce qu’il m’a dit.

— Non. C’est dommage. Je ne peux pas rentrer avec toi aujourd’hui. J’attends Madeleine Lisan.

— Ah ! dit la jolie fille. »

Elle fit une petite moue en rattachant dans son chignon des mèches désordonnées de ses beaux cheveux blonds. Elle demanda :

« As-tu vu Madame Abel ?

— Non. Elle a dû venir en retard. J’ai attendu sur le palier jusqu’au dernier moment.

— Pauvre vieille ! Écoute, je m’en vais. Viens tôt, demain, nous causerons.

— À huit heures ?

— Oui. Je serai dans la grande salle.

— Oui. »

Les pupitres claquaient. Les élèves s’écoulaient lentement. Une grande rousse, qui « doublait » l’année, affalée sur sa chaise, déclarait qu’elle n’en pouvait plus ! qu’elle n’en pouvait plus ! Une autre la consolait, essayait de lui éclaircir quelque problème d’algèbre, écrivait à la craie sur le tableau noir. Julia Mikils passa en récitant des vers de Mallarmé. Plantureuse et mystique, le front bien encadré par les bandeaux ouverts, elle avait une belle figure grasse de vierge flamande. Elle était au courant de la littérature moderne, touchait de l’orgue et affectait une excessive originalité. Elle aimait d’étonner et déplaisait à ses compagnes, qui s’exagéraient ses travers.

Puis vinrent Anna Bovie, qui tenait la tête de la Littéraire ; puis Jeanne Dhur, pâle et décharnée, minée d’exaltation et dont la flamme pour Mademoiselle Layton était devenue légendaire.

Charlotte empaqueta ses livres avec lenteur, sortit de la classe la dernière. Elle flâna dans l’escalier, dans l’espoir, vite déçu, de rencontrer Madame Abel. Le vestiaire de la Littéraire était au rez-de-chaussée, à côté du vestiaire de la Scientifique. Charlotte se heurta aux élèves de la Scientifique, ses compagnes de l’année précédente, qui sortaient du laboratoire en ôtant leurs manches de lustrine. En bas, le vestiaire était vide ; Charlotte en fut désappointée, car Madeleine Lisan lui avait promis d’être exacte. Elle songea : « Sans doute elle a été retenue à une leçon… » Bien que n’ayant que dix-neuf ans, comme son amie, Madeleine avait déjà terminé ses études, et elle avait plusieurs élèves.

« Oui, sans doute, elle a été retenue », se répéta Charlotte. Et pour attendre commodément, elle s’assit sur le tabouret qui servait à Madame Abel pour défaire ses snow-boots. Elle s’appuyait ainsi à la fenêtre étroite qui dominait une cour rectangulaire, plantée de marronniers.

Dehors, la nuit tombait ; il faisait un beau temps d’hiver. Bien que la fenêtre fût fermée, l’odeur du froid pénétrait dans la chambre, se mêlait au parfum qu’avaient laissé dans l’air le chapeau de Madame Abel, sa grande mante ourlée de castor et fourrée de violette.

Cette odeur, le souvenir de cette élégance, agitaient Charlotte. Elle se sentait un cœur suspendu, plein de joie. La vie lui parut délicieuse, l’idée de l’examen supportable : Après tout, cela se passerait bien… elle en avait la conviction. Il y avait bien la Botanique… mais bah ! elle en viendrait à bout. Elle avait encore devant elle quatre mois ; en quatre mois, on fait de la besogne. Elle réfléchit qu’elle connaissait à peu près tout le cours d’histoire, une partie du cours de géographie. L’idée des deux leçons types qu’il fallait donner aux bancs vides, devant le jury morne, la tourmentait depuis longtemps, car elle était timide et craignait exagérément le ridicule… Mais elle les préparerait si bien ! Il suffirait d’avoir un peu d’aplomb ; ensuite, elle tiendrait le diplôme et, avec le diplôme, l’indépendance. Elle ne serait plus à charge à personne, au contraire : elle aiderait mère, elle gagnerait sa vie.

Gagner sa vie ! C’était la dignité humaine. Madeleine gagnait sa vie.

La pensée, tout de suite, évoquait la silhouette menue de l’amie, trottant par les rues de neige, avec son caban noir usé entraînant ses faibles épaules, sa toque de faux astrakan, ses gros gants.

Ô chère petite Madeleine, délicate et vaillante ! Charlotte se sentait l’adorer.

« Aimer pour vivre, se dit-elle en songeant à Tolstoi. Mon Dieu ! c’est si facile. Mais qui peut ne pas aimer ?… Détruire l’indifférence, la haine… Quand on aura banni la haine, quand les hommes s’aimeront entièrement, ce sera le bonheur parfait d’un bout à l’autre de l’Univers… Enseigner ce bonheur aux hommes, voilà le but !… Oui, mais comment faire ? »

Les idées bondissaient en elle, sonores et braves, si fortes, semblait-il, que rien ne pourrait les abattre. Elle ferma les yeux, retroussa son menton de ses mains fortement serrées. Et elle s’abîma dans la contemplation d’une humanité idéale, d’un peuple brave et beau comme un dieu guerrier. Elle avait entendu Élisée Reclus parler dans ce sens, à une soirée chez Ninie Air. Il racontait des choses de la Commune, qu’il avait vues, où il s’était trouvé mêlé. Et il s’enthousiasmait. Sa voix chaude et fervente évoquait une ivresse de fête, d’admirables cris, la foule élancée à l’assaut du Droit et de la Justice… Justice, Humanité, Bonheur, les mots usés, banalisés, retrouvaient dans cette bouche ardente leur valeur intégrale, leur impressionnante majesté de vérités sublimes, de lois immuables. Autour du savant, le salon bourgeois se taisait, gêné d’une émotion obscure Charlotte se souvenait de ce silence.

« Lui !… lui… et puis Tolstoï. Tant qu’il y aura sur la terre de tels hommes, comment désespérer ? » songea-t-elle. Car il y avait aussi les moments sombres où l’universelle injustice la bouleversait d’horreur et de dégoût.

Puis elle réfléchit avec épouvante que Tolstoï était vieux, qu’il mourrait. Cette idée la traversa comme un cataclysme. Elle la repoussa, voulant être gaie et contente.

« Et puis, n’y a-t-il pas son œuvre ! »

Elle voulut reprendre sa lecture, mais il faisait trop noir. Elle resta immobile, engourdie de douceur, ne songeant plus à rien qu’aux deux mains de Madame Abel toutes brillantes de joyaux.

Une horloge battait fort, dans la chambre voisine. La nuit descendait précipitamment, commençait à boucher la fenêtre.


Un coup de sonnette, un pas dans le vestibule : c’était Madeleine.

Charlotte se leva vivement, marcha au-devant de son amie. Elle se sentait confuse, embarrassée. Cette amitié toute neuve l’intimidait encore. Elles ne savait pas comment l’accueillir. Madeleine entra. Elles s’embrassèrent. Et, pendant un instant, elles restèrent enlacées, le cœur de Madeleine battant fort contre la poitrine de Charlotte… Elle en eut peur, voulut se dégager. Elles se voyaient à peine. La joue froide de Madeleine, son cœur violent, pressaient Charlotte, lui faisaient mal. Elle se sentait tout à la fois oppressée et ravie, un peu confuse aussi, sans savoir pourquoi. Elle eût voulu se dégager et rester là sa vie entière. Elle ne parlait pas. Les lèvres de Madeleine lui parcouraient tout le visage, se collaient à ses yeux. Elle était effrayée de se sentir brisée, les membres morts, capable de s’endormir brusquement pour un sommeil sans fin.

Cependant, elle se retira ; elle dit gauchement, en s’efforçant de parler d’un ton naturel :

« Comme tu viens tard !

— Je suis en retard ?

— Oh ! ce n’est rien.

— Tu as eu froid peut-être ?

— Oh ! non, non, pas du tout ! Seulement, tu sais, mère m’attend… Il faut nous en aller.

— Allons-nous-en, dit Madeleine. »

Elle parlait à voix presque basse, d’un ton fatigué. Elle avait une petite tête ronde, un petit visage rond et pâle, la bouche amère ; les yeux très grands, très clairs, pleins d’une expression romanesque et mélancolique.

Charlotte lui avait pris la tête dans ses deux mains ; elle sentait les tempes battre à travers les cheveux. Cet attouchement délicat lui laissait aux doigts une chaleur de plumes et de sang, comme d’une blessure d’oiseau. Elle écoutait cette sensation, et le silence coupé par le bruit réglé d’une horloge. Elle s’émerveillait de ce que leur jeunesse créât ce silence, cette solitude vaste, ces montagnes où leurs cœurs enchantés bondissaient dans une sensation de vertige et de fuite.

Elle disait à voix basse :

« Ma chérie, ma chérie… »

Madeleine ne parlait pas. Elle regardait droit devant elle le visage de Charlotte, de ses grands yeux étranges qu’on eût dit rivés dans l’extase.

Cependant, il fallait partir. On entendait les pas lourds du concierge qui parcourait les salles, en éteignant les becs de gaz. Charlotte prit le bras de Madeleine. Elles sortirent.

Dehors, elles se regardèrent encore en souriant, éblouies par les réverbères, les vitrines, les bruits de la rue.

« Où vas-tu, demanda Charlotte.

— Avec toi.

— Tu me reconduis jusqu’à la maison ?

— … Jusqu’aux étangs.

— Allons. »

Elles se mirent en marche d’un pas vif. Le froid dur leur glaçait les joues. Elles riaient doucement du plaisir d’être ensemble, de marcher l’une à côté de l’autre.

Elles se dépêchaient par plaisir, en échangeant des choses insignifiantes. Charlotte attirait les regards. Grande et remplie d’animation, les cheveux châtains fortement attachés au front, elle avait un air de bravoure qui charmait. La joie de vivre était sur son visage si abondante que cela faisait sourire. Ces sourires de hasard, saisis dans les yeux des passants, la remplissaient d’un sentiment allègre.

Elle songeait que tout le monde l’aimait et qu’elle aimait tout le monde… tous les hommes, bons et fraternels ; toute la vaillante et laborieuse humanité, pareille à la ruche et à la fourmilière.

Madeleine lui demanda :

« Qu’as-tu fait aujourd’hui ? »

Elle lui raconta sa journée : les leçons qu’elle avait écoutées, sa lecture et ses réflexions. À son tour, elle interrogea :

« Et toi, qu’as-tu fait ? »

Et Madeleine raconta ce qu’elle avait fait : les petits actes du devoir quotidien, où elle apportait de l’abondance et de la poésie.

Elles avaient traversé les Galeries Saint-Hubert ; elles montaient la rue de la Madeleine, la Montagne de la Cour, encombrée de gens et de voitures. À chaque instant la foule les séparait, coupait une phrase en deux. Mais au faubourg d’Ixelles un calme subit succédait au bruit et à l’agitation. À mesure qu’elles marchaient, ce calme grandissait jusqu’à devenir du silence. Les rues tristes et mal éclairées n’avaient plus que de rares passants.

Elles traversèrent la place Sainte-Croix. Arrivées au bord des étangs, elles s’arrêtèrent, s’interrogeant des yeux.

« En faisons-nous le tour ?

— Oui, dit Madeleine. »

Charlotte hésita un instant, car si elle était à deux pas de sa demeure, Madeleine, qui habitait à l’autre bout de la ville, avait encore un long trajet à faire par des quartiers déserts et dangereux.

Cependant, elle ne résista pas à la tentation de cette promenade qu’elles faisaient presque tous les soirs. Elle prit le bras de son amie, et le serrant très fort jusqu’à la soulever de terre, elle lui fit descendre la berge.

Là, tout était parfaitement silencieux. Pas un souffle, pas un passant. Seule, la silhouette d’un agent de ville qui faisait les cent pas, le visage enfoncé dans son capuchon. L’eau noire et immobile reflétait des astres rigides, des maisons démesurément allongées, des fenêtres éclairées de lueurs que l’eau déformait en éclairs. Le ciel violet, plein de glace et de neige, semblait descendre peu à peu.

Elles s’assirent sur un banc.

« Le beau soir ! » dit Charlotte.

Elle sentit que la petite tête de Madeleine tombait sur son épaule. Et, simultanément, une joie ronde et légère lui tomba dans le cœur. Elle caressa des lèvres la petite toque frisée.

« Ma chérie… ma chérie…

— Ma chérie, dit faiblement Madeleine.

— J’ai… j’ai bien pensé à toi toute la journée. Je t’attendais si impatiemment ! J’ai pensé tant de choses de toi, tant de choses…

— Quoi… Qu’as-tu pensé ?

— Je ne sais pas expliquer… Tu es si bonne… si jolie… je t’aime tant ! Car je t’aime, ma Madeleine. Donne voir tes yeux, tes beaux yeux adorés ? Qu’ils sont grands !

— C’est vrai que tu m’aimes ?

— Oui, oui, c’est vrai.

– Répète encore ; répète ?…

— Je t’aime… je t’aime. »

Elles parlaient à voix basse, presque chuchotée. Elles se tenaient serrées, toutes blotties l’une dans l’autre, grelottant de froid et de douceur. Charlotte, qui n’avait ni gants ni manchon, sentait, comme dans un rêve, l’air glacé lui fendre les mains.

Elle dit, d’une voix rauque de fillette :

« Comme c’est bon d’être jeune, de penser que nous avons encore tant d’années devant nous à être ainsi, à nous aimer… Dis… m’aimeras-tu toujours ?

— C’est toi qui le demandes !

— Oui, moi… pourquoi pas moi ? Réponds.

— Je t’aimerai toute ma vie. Et toi ?

— Toute ma vie. »

Et ne sachant comment exprimer l’ivresse qui lui gonflait le cœur, elle répéta, les yeux dans les étoiles :

« Le beau soir ! Le beau ciel ! »

Des étoiles pâles et enfoncées apparaissaient de-ci de-là. On entendait siffler des trams : on les voyait passer sur la hauteur, pleins de gens taciturnes. Madeleine dit, glissant quelque chose dans la main de Charlotte :

« Tiens, prends cela ; c’est pour toi.

— Des vers ?

— Oui.

— Pour moi seule ?

— Pour toi… avec une dédicace.

— Madeleine…

— Je les ai écrits hier soir, dans la cuisine. Ma tante était déjà couchée. Je me disais : c’est pour Charlotte.

— Oh ! chère… ma petite âme. »

Le cœur de Charlotte battait avec force. Elle prit Madeleine dans ses bras. L’agent qui passait devant elles s’arrêta un instant à les considérer. Charlotte s’écria avec impatience :

« Mais qu’a donc cet homme à nous regarder ainsi ? »

Madeleine ne répondit pas. Les yeux clos, elle se laissait aller. Il y eut un silence, puis elle récita lentement, avec un accent délicieux :

L’ombre des arbres dans la rivière embrumée
Meurt comme de la fumée,
Tandis qu’en l’air, parmi les ramures réelles,
Se plaignent les tourterelles…

Puis il y eut une autre pause — infinie — où les deux jeunes filles écoutèrent des sentiments pareils à la Musique et à la Danse balancer et précipiter leur jeunesse.

« C’est beau, dit enfin Charlotte. C’est de Verlaine ?

— Oui. Quand tu viendras chez moi, je t’en lirai d’autres. Sais-tu que tu n’es pas encore venue chez moi ?

— C’est vrai.

— Quand viendras-tu ?

— Quand tu voudras.

— Jeudi ?… samedi en huit ?

— Samedi en huit plutôt : cela dépendra de mère.

— Comment va-t-elle, ta mère ?

— Aussi bien que possible ; seulement, elle est si délicate.

— Tu sais que c’est très facile de venir chez moi. Tu as le tram à ta porte…

— Écoute ! interrompit Charlotte d’un ton d’effroi. (Six heures sonnaient à l’église Sainte-Croix.)

— Quoi ! déjà six heures !

— Oui ! Comme nous allons être grondées ! »

Elles se levèrent d’un bond et, se tenant par la main, gravirent la berge en courant. Arrivées en haut, elles s’arrêtèrent, riantes et essoufflées.

« Quand te reverrai-je ? demanda Charlotte. Demain.

— Tu viendras encore me chercher ?

— Oui.

— Adieu, ma Madeleine.

— Non, pas adieu ; ne dis pas ce mot-là… Au revoir.

— Au revoir, ma bien-aimée.

— Au revoir, Charlotte, ma petite âme. »

Elles se tenaient par les mains et les yeux.

« Madeleine… Tu penseras à moi ?

— Oui.

— Tu m’écriras ?

— Je t’écrirai ce soir.

— Allons, à demain. »

Elles s’embrassèrent longuement, deux, trois fois. Puis, d’un petit geste d’humilité folle, Charlotte baisa les deux mains de Madeleine. Elles se séparèrent.

Blanche Rousseau.