La Littérature et la vie militaire en Russie - 1812. — Le Caucase. — La Crimée

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LA LITTÉRATURE
ET LA
VIE MILITAIRE EN RUSSIE

1812. — Le Caucase. — La Crimée.


La guerre de Crimée a eu son écho dans la littérature russe ; des écrivains nationaux se sont attachés à reproduire la vie des multitudes armées auxquelles la Russie avait confié la défense de son territoire. Des souvenirs, des impressions de soldats ont été notés, et ne forment pas la part la moins curieuse de ce contingent littéraire où l’intérêt romanesque le dispute souvent à l’intérêt historique. Il y a quelque profit à interroger ces documens, qui ne flattent ni ne rabaissent systématiquement le soldat russe, et dont les auteurs écrivent sous l’empire d’événemens qu’ils ont vus, retraçant des mœurs dont ils connaissent par expérience les grands et les petits côtés. Un de leurs mérites en effet, qui n’est pas le moins singulier, c’est d’appliquer à l’armée le procédé d’analyse calme et réfléchie que Gogol et d’autres romanciers, ses continuateurs, — M. Tourguenief, M. Grigorovitch, — ont appliqué à la population des villes et des campagnes. En s’occupant des récits russes inspirés par la guerre de Crimée, c’est presque aussi un chapitre de l’histoire littéraire de la Russie qu’on est amené à retracer, surtout si, pour mieux comprendre l’intérêt des récens essais de littérature militaire, on les rapproche des essais fort différens qui les ont précédés. La Russie est surtout une grande puissance par ses armées, et on ne doit pas s’étonner qu’elle ait trouvé si vite des écrivains pour les célébrer. Les récits, les tableaux de la vie militaire en Russie, peuvent se grouper autour de trois périodes mémorables, — 1812, — la guerre du Caucase, — la guerre de Crimée. — Sous quels traits, à ces époques diverses, s’offre à nous le soldat du tsar ? Cherchons à dégager sa vraie physionomie des divers portraits, plus ou moins fidèles, que tracent de lui les écrivains russes. En même temps qu’on s’éclairera sur les qualités et les défauts des rudes combattans que la France a rencontrés deux fois devant elle, on pourra constater aussi la marche progressive de la littérature russe dans les voies de l’analyse sévère et de la fidèle reproduction des mœurs nationales.

C’est à Pierre le Grand qu’il faut remonter quand on veut écrire l’histoire des armées russes, quand on veut surtout étudier la vie militaire en Russie dans ses traits distinctifs et permanens. Avant Pierre le Grand, il n’y avait pas d’armée russe proprement dite. Les célèbres streltsy n’étaient guère en réalité qu’une milice bourgeoise ; le gros des troupes se composait d’hommes levés tant bien que mal par les chefs militaires du pays, et ces recrues irrégulières rentraient dans leurs foyers aussitôt après la fin de la campagne qui avait nécessité leur déplacement. Le soldat restait donc paysan, il n’avait pas une physionomie propre, une existence distincte ; s’il méritait l’attention des écrivains populaires, des poètes russes, c’était au même titre que les rustiques travailleurs parmi lesquels on le prenait. Avec Pierre le Grand, avec la création des armées permanentes, les paysans russes devinrent des soldats ; soumis à une discipline impitoyable, ils acquirent des qualités que le paisible travail de la terre n’aurait jamais pu développer en eux. La première, la plus forte impression que traduisent les chants militaires de la Russie d’alors, est celle de la discipline, ou plutôt des punitions sévères qu’entraîne la moindre infraction au régime créé par l’impérieuse volonté du tsar. Faut-il s’étonner que ces chants respirent moins l’enthousiasme guerrier qu’une sorte d’éloignement pour une existence si peu conciliable avec les rêves et les désirs du paysan ? Le bâton, dans les chants militaires russes, apparaît comme une sorte de divinité redoutable et toute-puissante. Il corrige les vivans, et au besoin il ressuscite les morts, ainsi que nous l’apprend une naïve ballade. — Un bohémien, qui s’est fait bûcheron, monte sur un des plus hauts arbres d’une forêt : il est au moment de couper imprudemment la branche sur laquelle il s’est assis, lorsqu’un paysan l’avertit du danger qu’il court ; mais les avis de l’officieux passant ne sont pas écoutés. Le bohémien tombe et se croit mort… — Je suis mort et bien mort, se dit-il ; il est impossible que je sois tombé de cette hauteur sans me tuer. — Et cela disant, le bohémien s’étend tout de son long sur le gazon fleuri, comme pour dormir du sommeil éternel… Qui donc réveillera le pauvre homme ? qui le rendra au sentiment de la vie et de la réalité ? La parole du paysan n’a pas été entendue, mais la parole du soldat ne sera pas dédaignée, surtout si le bâton vient lui servir de commentaire. C’est ce qui arrive. Une troupe de soldats traverse la forêt.


« Le caporal qui conduisait la troupe, ayant aperçu de loin un cadavre, envoya un soldat pour l’examiner. Au lieu d’un mort, le soldat fut bien surpris de trouver un bohémien vivant, et qui le regardait attentivement. — Qui es-tu, lui dit-il, et que fais-tu là ?

« — Ne vois-tu pas, répondit le bohémien, que je suis mort ? Le diable ou un prophète, sous la forme d’un paysan qui passait, m’a prédit que j’allais me tuer, et quelques instans après je suis en effet tombé du haut de ce chêne dont je coupais les branches. Qui donc aurait résisté à une pareille chute ? Je te dis que je suis mort, et je me rappelle fort bien comment cela m’est arrivé.

« Le soldat, qui vit bien à qui il avait affaire, alla tout raconter en riant au caporal. — Venez, enfans, dit celui-ci, le paysan l’a tué, nous allons le ressusciter.

« Ils s’approchèrent du bohémien. — Tu es donc mort ? lui dit le caporal.

« — Oui, l’ami, parfaitement mort, répondit le bohémien.

« — C’est bon, reprit le caporal, nous allons te rappeler à la vie.

« — Oh ! j’en serai bien aise, dit le bohémien ; ma femme doit m’attendre avec impatience.

« — Prenez des verges, cria le caporal à ses soldats, et ressuscitez ce pauvre défunt.

« Les soldats s’empressèrent de commencer le miracle. Les coups tombaient dru sur le bohémien, mais il ne bougeait pas, et ne faisait pas entendre la moindre plainte. — Allons, dit le caporal, cela n’est pas suffisant… Faites du feu, les tisons vaudront peut-être mieux.

« À peine le bohémien eut-il entendu ces paroles, qu’il se redressa et dit amicalement au caporal : — Ami, je crois que tu as réussi. La peau me brûle déjà comme si j’étais tombé dans un sac d’orties. Je crois en vérité que je suis vivant ; je vais m’en assurer.

« Cela dit, il sauta sur ses jambes et se mit à courir du côté de sa maison, pendant que les soldats riaient à gorge déployée. »


À côté des chants populaires, la réforme de Pierre le Grand fit éclore une autre littérature, qui a aussi cherché ses inspirations dans la vie militaire, mais qui est malheureusement dépourvue de toute originalité. La Pétréide de Lomonosof, la Rossiade de Kheraskof, sont des poèmes épiques où le soldat russe n’apparaît guère, mais où des comparses affublés du costume grec ou romain figurent au premier rang. L’instinct de la vérité ne devait reprendre quelque puissance dans la littérature militaire de la Russie qu’avec les grandes épreuves que ce pays eut à surmonter dans les premières années du XIXe siècle. L’armée russe eut dès lors une âme, une conscience, et aussi une physionomie propre : entre elle et les représentans de l’intelligence nationale, des liens purent s’établir. C’est donc en 1812 qu’il faut se placer pour saisir à ses débuts ce curieux mouvement d’études sur le soldat russe, qui s’est poursuivi pendant la guerre du Caucase, et qui a pris une physionomie nouvelle à la suite des terribles combats de la Crimée.

La commotion provoquée par la campagne de 1812 remua la société moscovite dans ses plus intimes profondeurs. La littérature russe se retrempa dès ce moment au souvenir des origines nationales. Quel résultat eut cette crise pour le groupe d’œuvres qui doit nous occuper, — pour ces récits guerriers où interviennent tour à tour la fiction romanesque et les souvenirs ? Ce résultat fut considérable ; le mal pourtant doit être ici constaté à côté du bien. On étudia la vie militaire avec une sympathie réelle, mais sut-on la reproduire avec fidélité ? Jusqu’à ces derniers temps, à vrai dire, les historiens, les conteurs militaires de la Russie ont péché par l’exagération. La guerre de 1812, celle du Caucase, ont rencontré dans les écrivains russes des juges trop passionnés, trop complaisans ; la Crimée a été plus heureuse. En 1812, c’est l’exaltation religieuse et patriotique du soldat russe, ce sont ses aptitudes à la guerre d’embuscades et de surprises que les conteurs militaires de la Russie se plaisent à chanter. Joukovski écrit alors ses hymnes romantiques, et l’esprit religieux de l’armée du tsar est vivement accusé dans les Souvenirs de la Bataille de Borodino, où M. Th. Glinka, qui a servi avec distinction dans cette armée, nous montre les Russes et leur vieux général en chef Koutousof se préparant au combat par la prière.


« Trois semaines environ avant ce jour mémorable, Smolensk avait été attaquée par l’ennemi. Un incendie s’y déclara, et bientôt les remparts et des files entières de maisons devinrent la proie des flammes. Les églises et les cloches s’embrasèrent à leur tour. L’ouragan de feu s’élevait dans les airs en mugissant, et son ardeur était telle que les cloches se fondaient. Les défenseurs de la ville avaient renoncé à lutter contre lui ; il eût été téméraire de s’aventurer dans ces ruelles étroites. Cependant une voix partit du sein de la foule : « Sauvons l’image de Notre-Dame de Smolensk ! » cria subitement quelqu’un des assistans. Aussitôt mille voix répétèrent ces paroles, et l’autorité dut se rendre sur le théâtre de l’incendie. L’image fut arrachée au feu, et l’image ne quitta plus les rangs de l’armée. Lorsque Smolensk retomba dans nos mains, cette sainte relique y fut reportée en grande pompe.

« La veille de la bataille de Borodino, le vieux Koutousof, commandant en chef, donna l’ordre de la faire promener processionnellement sur toute la ligne[1]. Pareille cérémonie avait eu lieu avant le combat de Koulikof, qui affranchit la Russie des Tatars. Le clergé était en grand costume, l’encens fumait, les cierges étincelaient de toutes parts autour de l’image. Les soldats tombaient à genoux sans commandement et se prosternaient devant elle le front dans la poussière, sur ce sol qu’ils allaient arroser de leur sang. Chacun se signait, et çà et là éclataient des sanglots. Le commandant en chef s’avança entouré de son état-major et se prosterna à son tour. Lorsque l’office fut terminé, quelqu’un s’écria : « Voyez cet aigle qui plane dans les airs ! » Le commandant en chef leva les yeux et découvrit sa tête vénérable. Les personnes qui se trouvaient près de lui crièrent hourra ! Cette exclamation fut répétée par toute l’armée. L’aigle continuait à planer, et le général suivait des yeux son vol la tête nue. C’était un beau spectacle, ce vieillard que le ciel semblait avoir conservé pour lui confier le salut du pays, devant lui une image vénérée et une armée entière qui attendait le combat ! La journée avait été brumeuse, et sur le soir une pluie froide commença à tomber. Quelques coups de feu retentirent sur les bords de la Kolotcha ; il s’agissait de faire provision d’eau, et l’ennemi voulait s’y opposer ; mais cet engagement n’eut point de suite, on continua à se préparer pour le lendemain. Toute la troupe, officiers et soldats, mit du linge blanc comme la veille d’un jour de fête. Les feux des bivouacs jetaient une lueur mourante ; partout régnait un silence solennel. Lorsque les quartiers-maîtres crièrent dans les rangs : « Enfans, on apporte de l’eau-de-vie, qui en veut ? allez à la cantine, » personne ne bougea. Quelques hommes répondirent en soupirant : « Merci de l’honneur ! ce n’est pas pour cela que nous nous apprêtons ; demain n’est pas un jour où l’on boit. » D’autres vieux soldats, qui avaient blanchi sous les armes, se signaient et répétaient à demi-voix : « Sainte mère de Dieu ! nous allons combattre pour notre pays, soutiens-nous ! »


L’aptitude des Russes à la guerre de partisans est surtout le côté, avons-nous dit, qui paraît avoir attiré leurs conteurs militaires. Un romancier populaire en Russie, M. Marlinski[2], s’est plu à mettre en scène les corps irréguliers qu’on vit en 1812 se multiplier sur le passage de notre armée et en poursuivre les débris avec une fureur sauvage. On ne peut se défendre d’une pénible impression en lisant certains épisodes des récits militaires de M. Marlinski. Le cœur se serre devant le spectacle des soldats français vaincus par un climat meurtrier et des Russes achevant avec une joie cruelle l’œuvre de destruction commencée par la nature. M. Marlinski raconte les tristes scènes de 1812 avec une impassibilité morne qui surprend et attriste. Quelques pages qu’il intitule Récit d’un officier de partisans méritent cependant d’être citées, car elles sont un hommage à l’armée française aussi bien qu’un curieux indice des sentimens qui animaient en 1812 l’armée russe.


« Nous suivions de près l’armée française, et le 22 novembre je fus chargé d’aller balayer la gauche de la route de Vilna avec une centaine de housards de Soumski, un détachement de dragons et une douzaine de Cosaques du Don. Nous devions nous rejoindre dans un petit bourg nommé Ochmiane. Je donnai l’ordre de monter à cheval, et un quart d’heure après nous galopions dans des chemins de traverse. Le temps était à la gelée, mais un peu brumeux et très favorable, comme on le voit, pour la chasse ou la guerre de partisans. Au reste, le passage des Français avait laissé des traces faciles à découvrir : il nous était indiqué par des caisses défoncées, des voitures vides, des cadavres de chevaux, et, ce qui était plus triste, des monceaux d’hommes surpris par le froid et gelés ; mais nous étions tellement habitués à en rencontrer, que nous ne pensions même pas à les éviter lorsqu’ils se trouvaient sous les pieds de nos chevaux. Les traits de ces malheureux exprimaient tous la souffrance, et en les regardant il m’arriva plus d’une fois de penser aux braves citadins qui, chaudement assis dans leurs demeures, ont coutume de dire que les hommes gelés meurent sans douleur. Les malheureux qui gisaient ainsi sur notre chemin avaient dû éprouver des souffrances d’autant plus vives, qu’ils étaient ordinairement dépouillés de leurs habits, étant encore en vie, par les camarades qui les voyaient tomber ; quelques flocons de neige étaient leur seul vêtement. Ceux qui étaient respectés devaient cette faveur aux lambeaux dont ils étaient couverts. La plupart de ces cadavres étaient couchés autour d’un foyer éteint ; il y en avait aussi qui se tenaient encore assis. Nous en trouvions souvent dont les pieds étaient consumés par le feu, ils n’avaient pas eu la force de s’en écarter ; mais celui de tous qui me frappa le plus était le cadavre d’un vieux grenadier. Nous l’apercevons de loin qui nous regarde appuyé sur son fusil ; nous approchons, — il était mort. L’expression de sa figure était affreuse ; il avait les sourcils contractés par la douleur, et semblait encore grincer des dents. C’était du reste un homme superbe, et sur sa poitrine brillait la décoration de la Légion d’honneur. La neige qui s’étendait à ses pieds était rouge de sang ; il aval été blessé. Pendant que nous le regardions, le lieutenant Bronitski et moi, — un de nos volontaires, Kvartchenko, assesseur de collège, qui avait quitté la plume pour l’épée, vint nous rejoindre et s’écria : — C’est dommage en vérité ; au reste il est mort comme un brave, debout et le fusil à la main,

« Mais nous n’avions pas de temps à perdre, et nous repartîmes dans la direction d’un bois. En jetant les yeux de ce côté, nous distinguâmes bientôt deux cosaques, dont l’un se tenait immobile sur la lisière du bois, pendant que l’autre galopait autour de lui en décrivant un arc de cercle de plus en plus grand. Je savais ce que cela voulait dire, et ayant rassemblé mes hommes, je leur commandai de mettre le sabre à la main. Ces précautions prises, nous attendîmes patiemment le dénoûment de la petite scène qui se jouait devant nous. Que j’aime à voir le soldat russe avant le combat ! Tout en examinant ses pistolets, il dit à son voisin : — Grâce à Dieu, nous les avons donc trouvés. — Puis il se signe dévotement, et enfin, levant la main à la hauteur de ses yeux, il examine tranquillement ce qui se passe dans la plaine et semble compter ses ennemis.

« Au bout de quelques minutes, une fumée bleuâtre sortit du pistolet que tenait le cosaque en vedette, le bruit d’une détonation suivit de près cet avertissement ; mais déjà le cosaque s’avançait vers nous à toute bride, tandis que son compagnon continuait à galoper devant le bois. Plusieurs coups de feu dirigés contre lui se firent entendre, et il se reploya à son tour. « L’ennemi est là, criai-je à ma troupe ; en avant ! — Combien sont-ils, demandai-je aux cosaques lorsqu’ils nous eurent rejoints. — ils doivent être nombreux et ils ont du canon, me répondit l’un d’entre eux.— Tant mieux, s’écria le lieutenant Zarnitski, ils me donneront peut-être une croix de Saint-George. »

« Nous avancions toujours ; déjà nous n’étions plus qu’à une demi-verste du bois, et l’ennemi ne tirait pas. — Qu’est-ce que cela veut dire ? — me demandai-je, et, pour ne pas tomber dans une embuscade, je ne m’engageai dans le bois qu’après avoir reconnu que les tirailleurs ennemis étaient sur le bord de la route. Je fis distribuer aux dragons des chevilles d’enclouage, et nous entrâmes dans le fourré, les cosaques en avant. Nous ne tardâmes pas à joindre les Français. Leurs forces se composaient d’un bataillon d’infanterie avec deux canons. Ils faisaient pitié à voir ; ils étaient épuisés par la fatigue, le froid et la faim ; leurs costumes étaient des plus étranges, mais les nôtres ne l’étaient pas moins. Au lieu d’uniformes, nous portions des soutanes, des sarraux de paysan, des vêtemens de femme ; pour chaussures, nous avions des lapti[3], et plus d’un parmi nous portait une botte à un pied et un lapti à l’autre. Mon fourrier, gaillard bien découplé, était affublé, depuis plus de deux mois, d’un vieux manteau de femme, et moi-même j’étais enveloppé dans une couverture au milieu de laquelle j’avais fait un trou pour passer la tête. Les Français s’avançaient lentement, mais dans un ordre admirable, et chaque fois que nous courions sur eux, ils se retournaient et nous fusillaient de pied ferme. Le chef de bataillon qui les commandait leur criait à tout instant : « Allons, courage, mes enfans ! Montrez les dents ; criblez-moi ces gaillards-là et serrez les rangs ! » On entendait distinctement sa voix ferme et sonore chaque fois que le feu se ralentissait. Comprenant qu’il nous serait impossible d’en venir à bout dans le fourré, nous résolûmes de les suivre, en nous bornant à échanger des jurons et des coups de feu à distance. Les canons qui suivaient le bataillon sautaient au milieu des racines qui tapissaient le sol ; leurs chevaux efflanqués s’avançaient avec peine, glissaient, s’abattaient sur la neige. Nous remarquâmes bientôt qu’une des pièces restait en arrière. Les Français, voyant que les cris et les coups ne pouvaient plus faire avancer les chevaux, déchargèrent et enclouèrent le canon, en brisèrent l’affût et l’abandonnèrent sur la route. Nous passâmes outre ; mais il ne faut pas que j’oublie de le remarquer, les Français perdirent la moitié de leurs chevaux faute de les avoir ferrés à glace, et il nous arriva plus d’une fois d’en trouver qui, cette précaution prise, marchaient encore fort bien.

« Mais le bois commençait à être moins touffu. L’ennemi se forma en colonne et doubla le pas, afin de traverser une plaine et de gagner un château qui apparaissait au loin. Je renforçai mes flanqueurs. Les cosaques et les housards se mirent à harceler la colonne comme des hirondelles qui poursuivent un milan. Les rangs des Français s’éclaircissaient, et plusieurs des nôtres restaient sur le terrain. Cela finit par m’impatienter, et, lorsque nous fûmes au milieu de la plaine, je développai mes hommes afin de les lancer sur la colonne et d’enlever le canon. L’ennemi devina mon intention ; il se forma en carré et s’arrêta. Ma troupe était composée d’hommes aguerris et bien armés, mes sous-officiers surtout marchaient au feu comme à une parade ; mais on y regarde à deux fois avant de se jeter sur les baïonnettes d’un carré. Nous chargions d’ordinaire au trot ; une allure plus précipitée ne vaut rien : la troupe se débande, les chevaux se fatiguent ou s’emportent, et la poignée d’hommes qui atteint le front ennemi ne manque guère de se replier au plus vite. Jamais nous ne jetions de hourra. Il arrive presque toujours que les cavaliers les plus déterminés poussent ce cri avant les autres, et cela trouble les rangs, car les chevaux de ces têtes brûlées s’excitent à la voix de leurs maîtres. Après avoir rappelé ces principes à mes housards, je les lançai en avant. Les pas mesurés de leurs chevaux retentirent sur la surface gelée du terrain. Les banderoles ! de leurs lances (car nos housards portaient alors cette arme) flottaient au vent, et de temps à autre les cris de « alignez ! alignez ! » se faisaient entendre dans les rangs. Nous approchions de l’ennemi ; il gardait le plus profond silence. Bientôt nous pûmes voir distinctement les figures pâles et amaigries des Français inclinées sur les canons de leurs fusils. Lorsque nous fûmes à cent pas d’eux environ, je commandai « marche ! marche ! » et donnai l’exemple le sabre à la main. Au même instant, le cri de feu ! se fit entendre, et une volée de mitraille éclaircit nos rangs ; puis une fusillade bien nourrie enveloppa le carré d’un nuage de fumée. Nous tournâmes bride ; nos montures ne demandaient pas mieux. Trois charges consécutives eurent le même résultat : le carré ennemi était inébranlable. Pour ménager nos hommes, nous nous contentâmes de suivre l’ennemi en le harcelant de loin. »


La sauvagerie reprenait ainsi le dessus dans la seconde période de la guerre de 1812, où le soin de harceler l’armée française était remis surtout à des bandes indisciplinées. Une telle guerre n’avait rien de bien poétique, et tous les chants qu’elle a inspirés témoignent de l’impuissance de la muse à idéaliser les scènes racontées par MM. Marlinski et Glinka. L’Invalide, de M. Le baron Delvig[4], est un dialogue entre des bergers et un soldat blessé qui, revenu dans son village, évoque les souvenirs de 1812. « J’ai vu une grande merveille, dit le soldat aux bergers, et non pas la nuit avant le chant du coq, mais en plein jour. N’avez-vous pas entendu dire que Dieu, ayant eu pitié des cendres de Moscou, a pris sous sa protection cette pauvre terre couverte de bataillons ennemis au lieu de moissons, qu’il nous a envoyé, au commencement de l’hiver, les froids qui nous morfondent à la Saint-Nicolas ? Nous les avons sentis, mais les Français, il fallait les voir ! C’était triste et plaisant à la fois. Tout leur était bon pour se couvrir : habits de femmes, guenilles, robes de prêtres, comme en carnaval ; mais ils n’ont pas été loin, les froids les ont saisis et les ont terrassés sur les lieux mêmes de leurs crimes, où ils attendent le jour du jugement dernier. A l’ombre des églises profanées, près du grenier et de la maison incendiés, lorsque assis autour du feu, comme ici, nous nous reposions d’une journée de fatigues, autour de nous était étendu un troupeau de Français morts de froid. On pouvait les croire vivans et s’amusant entre eux au bivouac. Il y en avait aussi qui s’étaient blottis dans le corps d’un cheval, tandis qu’un autre en rongeait le sabot. Plus loin, se tenaient deux camarades qui étaient en train de s’entre-dévorer lorsque la mort les avait surpris. » Le récit de l’invalide est interrompu par l’arrivée d’un officier qui vient demander du feu aux bergers pour allumer sa pipe, et leur annonce l’entrée des Russes à Paris. Le poème de M. Delvig est classé parmi les chefs-d’œuvre de la littérature russe ; ce n’est qu’un pénible effort pour transporter dans le cadre de l’idylle des souvenirs qui appartiennent aux plus sombres réalités de l’histoire.

Après 1812, la guerre du Caucase vint ranimer chez les Russes l’enthousiasme pour les récits militaires. Seulement cet enthousiasme leur fait alors par momens oublier toute mesure. Ce n’est plus l’esprit religieux, l’enthousiasme patriotique, qu’on célèbre, c’est l’esprit d’aventure. Une certaine emphase règne dans le style, et pénètre même dans l’invention. Il n’y a d’exception à faire que pour Pouchkine et pour Lermontof, qui, l’un dans le Prisonnier du Caucase, l’autre dans le Héros de notre temps, savent allier l’exaltation guerrière à une sorte de grandeur poétique ; quant à M. Marlinski, que nous retrouvons encore parmi les conteurs du Caucase, il n’a plus ici l’émouvante simplicité qui distinguait ses récits de 1812. Écoutez son histoire d’Ammalat-Bek. Le fond de ce petit roman n’est pas imaginaire. L’auteur en a recueilli la donnée dans le Caucase. Peu d’années avant son arrivée dans le pays, en 1819, Achmet, khan des Avars, s’était subitement tourné contre les Russes, et une partie des montagnards du Daghestan se disposaient à marcher sous ses ordres ; mais le général Yermolof, qui venait de prendre le commandement de l’armée du Caucase, ne laissa pas à cette insurrection le temps de se propager, et Achmet se réfugia dans les montagnes. Parmi les chefs qui s’étaient joints à lui était un montagnard nommé Ammalat-Bek ; il fut livré aux Russes par trahison. C’était un jeune homme d’une figure distinguée, et le motif qui lui avait fait embrasser la cause d’Achmet donnait à sa défection une couleur romanesque ; on assurait qu’il s’était vivement épris de la belle Sultaneth, fille du khan des Avars. Un officier russe s’étant intéressé à lui, Ammalat ne fut point envoyé en Sibérie comme le sont ordinairement les chefs montagnards que l’on prend les armes à la main, il obtint même l’autorisation de vivre avec son protecteur. Pendant près de quatre ans, Ammalat ne quitta point l’officier, il paraissait résigné à son sort ; mais en 1822 son hôte, nommé colonel, dut partir pour Derbent, afin d’y prendre le commandement de son régiment. Ammalat, qui l’avait accompagné, l’assassina pendant une expédition. Peu de jours après, il ajouta le sacrilège à l’homicide : le corps du colonel fut trouvé gisant hors de la tombe et horriblement mutilé. Le meurtrier réussit à gagner les montagnes où Achmet se préparait à une nouvelle invasion. Ce fut la dernière tentative du khan des Avars ; il périt dans une rencontre avec les Russes. La destinée d’Ammalat fut moins glorieuse : après la mort d’Achmet, la main de Sultaneth lui fut refusée. Le bek se réfugia en Turquie, mais il n’y resta pas longtemps ; il vint dans le Caucase, prit part au combat de Braïlof en 1828, et mourut à Anapa l’année suivante. Quant à l’héroïne de ce récit, la belle Sultaneth, elle fut mariée au chamkal de Tarkou, province soumise à la Russie, et elle y vivait encore il y a quelques années.

Tel est l’épisode que M. Marlinski a pris pour sujet d’un roman, et les nombreux incidens dans lesquels il l’a encadré sont assez vraisemblables ; mais il n’en est point de même des personnages, qui manquent complètement de naturel. L’amant de la fille du khan, le farouche Ammalat, est devenu dans le roman un savant philosophe, une sorte d’Hamlet ; l’officier russe est un raisonneur sentimental et philanthrope qui n’aspire qu’au moment où il pourra déposer l’épée pour aller vivre dans ses terres avec une jeune femme qu’il aime et vaquer paisiblement aux soins de son ménage. Toutes les figures secondaires sont traitées dans le même esprit, la physionomie originale du soldat russe comme les autres. M. Marlinski recherche surtout dans son sujet les côtés qui auraient pu séduire un dramaturge français d’après 1830. Il les accuse avec une emphase romantique dont une courte citation fera comprendre le caractère suranné. Nous choisissons la scène finale, celle où Ammalat frappe son protecteur :

« La matinée était fraîche et belle, la colonne serpentait au milieu des collines boisées qui s’étendent au pied du Caucase. On eût dit un torrent d’acier qui descendait et remontait tour à tour le flanc des montagnes. Les vallées étaient encore remplies de brouillards. Le commandant s’arrêta pour contempler ce spectacle féerique — Cette troupe qui s’avançait au milieu d’une mer de vapeurs lui rappela l’armée de Pharaon. Peu à peu les lances elles baïonnettes s’élevaient au-dessus de ces flots immobiles, puis paraissaient des têtes et des épaules ; mais à peine ces hommes s’étaient-ils dessinés à l’horizon dans toute leur stature, qu’ils disparaissaient de nouveau dans la brume. Ammalat s’avançait, pâle et sombre, derrière les tirailleurs, II écoutait le tambour, comme si ce bruit eût pu étouffer les remords qui agitaient sa conscience. Le commandant l’appela et lui dit d’un ton amical :

« — Tu mériterais d’être réprimandé, Ammalat : ne sais-tu pas que le vin est un bon serviteur et un mauvais maître ? Au reste le mal de tête sera plus éloquent sans doute que mes discours. Tu as passé une nuit orageuse ?…

« — Oui, commandant : une nuit orageuse, une nuit horrible ! Dieu veuille que ce soit la dernière !…

« — Ah ! vraiment, mon brave ? Voilà ce que c’est que d’enfreindre la loi de Mahomet…

« Les deux interlocuteurs continuèrent à causer sur ce ton jusqu’au moment où ils aperçurent la mer Caspienne. Ce magnifique spectacle jeta le commandant dans une profonde rêverie, et il se dit : — Miroir de l’éternité ! pourquoi ta vue ne me réjouit-elle pas aujourd’hui ? Les rayons du soleil se jouent toujours dans tes flots comme un divin sourire, mais c’est la vie éternelle que tu respires, ce n’est plus celle d’ici-bas. Tu me parais maintenant une steppe désolée : aucune voile, quelque petite qu’elle soit, — rien qui rappelle l’existence de l’homme ne se montre à ma vue. Tu me sembles un désert ! »


Puis, se tournant vers Ammalat, le colonel poursuit à haute voix cette touchante méditation. Les bords de la mer Caspienne lui rappellent le toit paternel et les rives du Dnieper. Il fond en larmes. Les deux cavaliers ont oublié de régler le pas de leurs chevaux, ils devancent de beaucoup le détachement. Le moment est propice. Ammalat va immoler son bienfaiteur. Pour le frapper plus sûrement, il simule une fantasia, il pousse un cri sauvage, et galope autour de sa victime. Familier avec les divertissemens du Caucase, le colonel suit sans défiance les mouvemens du farouche cavalier ; il lui crie même gaiement : — Ne manque point ton but !


« — Il n’y en a point qui vaille la poitrine d’un ennemi, — lui répondit Ammalat, et il fit feu. Le commandant s’affaissa sur lui-même et tomba. Le voyant étendu ainsi, son cheval s’approcha de lui, les naseaux gonflés par la frayeur, et se mit à flairer le corps de celui qui avait jusqu’alors guidé ses pas. Quant à Ammalat, il s’était arrêté devant sa victime ; il sauta à terre et se mit à la contempler tout en s’appuyant sur son arme fumante… Cependant le coup de feu avait été entendu ; la troupe se forma en bataille, et plusieurs officiers suivis de cosaques s’élancèrent en avant. Lorsqu’ils arrivèrent sur le théâtre de cet odieux assassinat, le coupable avait disparu. Bientôt une foule de soldats et d’officiers se portèrent autour du cadavre. L’épouvante, l’indignation, le désespoir, étaient peints sur leurs physionomies, et les grenadiers, appuyés sur leurs baïonnettes, sanglotaient au souvenir de leur brave commandant. »


Est-ce bien le soldat russe qui apparaît dans ce récit ? Non, soit qu’il s’inspire de 1812, soit qu’il se souvienne du Caucase, l’auteur d’Ammalat-Bek transforme et dénature les élémens qu’il emprunte à la réalité. Pour que le soldat russe trouvât parmi les conteurs de son pays des observateurs sympathiques et des historiens fidèles, il fallait qu’une influence vraiment nationale eût remplacé en Russie les influences étrangères ; il fallait que Gogol eût ouvert au roman et au drame la voie féconde où tant d’esprits éminens continuent aujourd’hui l’œuvre commencée par les Ames mortes et par le Réviseur. Les récits militaires sur la Crimée représentent cette dernière période, comme les souvenirs du Caucase et de 1812 peuvent, à quelques exceptions près, servir à caractériser l’intervention du romantisme allemand et français dans la littérature russe.

Il y a peu d’années, en 1853, un jeune officier, M. Le comte Tolstoï, publiait une suite de récits, — Otrotchestvo (la jeunesse), Detstvo (l’enfance), Nabeq (l’expédition), Roubka-Leça (la coupe de bois). Le soldat russe y apparaissait pour la première fois dans la mâle simplicité de son caractère. Aux soldats, l’auteur opposait les officiers, et il se montrait sévère pour l’affectation regrettable qui dépare chez ceux-ci des qualités réelles. Ces premiers récits de M. Tolstoï, — on en jugera par deux passages caractéristiques, — nous font pénétrer dans les rangs les plus élevés et les plus humbles de l’armée russe, telle qu’elle existait à la veille de la guerre de 1854-55, telle qu’on pouvait l’observer au milieu des fatigues et des dangers de son éternelle campagne du Caucase. Les soldats, les officiers, que nous verrons plus tard soumis dans Sébastopol à une épreuve suprême, faisaient là en quelque sorte leur veille des armes. Les figures que M. Tolstoï place devant nos yeux n’ont vraiment rien de commun avec les guerriers déclamateurs de M. Marlinski.

Dans la Coupe de bois, souvenir du Caucase, M. Tolstoï décompose l’armée russe ; il cherche les types permanens qu’on retrouve dans les corps les plus divers. Ces types sont au nombre de trois, — les soldats proprement dits, — les vétérans, — les enfans perdus. Le premier type se distingue généralement par la douceur et la patience poussée parfois jusqu’à une sorte de résignation mystique aux décrets de la Providence. Le second est reconnaissable à son esprit dominateur : il y a parmi les vétérans et les sous-officiers des hommes d’une grande énergie et d’une forte trempe militaire. Quant aux enfans perdus (ces mots désignent les soldats doués d’une humeur aventureuse et remuante), ils sont fort rares dans l’armée russe, et l’on ne peut s’en étonner, si l’on remarque l’absence d’enthousiasme et d’esprit individuel qui en est le caractère dominant. « Il est aussi difficile, observe à ce propos M. Tolstoï, d’enflammer le soldat russe que de le jeter dans le découragement. Les discours et les phrases à effet n’ont aucune influence sur lui ; il ne peut être dominé que par le sang-froid, l’esprit d’ordre et la simplicité. Tout ce qui porte l’empreinte de l’exagération le repousse. Jamais un soldat de pure race n’éprouve le besoin de se monter la tête au moment du danger ; la bravade lui est complètement étrangère. » M. Tolstoï a une sympathie visible pour ces natures dociles et modestes qui se rencontrent en si grand nombre sous les drapeaux du tsar. Le récit où il s’exprime ainsi sur l’armée russe déroule quelques scènes de la vie du Caucase qui confirment pleinement son opinion. Veut-on savoir maintenant ce qu’il pense des officiers ? C’est encore au milieu des montagnes du Caucase que M. Tolstoï cherche ses personnages. Le capitaine Rosenkrantz et le capitaine Khlopof sont les héros du récit intitulé l’Expédition. Le capitaine Rosenkrantz surtout est un type curieux : c’est un de ces militaires comme il y en a beaucoup dans l’armée russe, qui se sont nourris des romans de Lermontof et de Marlinski, un esprit faux s’il en fut, mais d’ailleurs brave et entreprenant.


« Le capitaine Rosenkrantz, nous dit M. Tolstoï, portait un bechmet noir bordé de galons, une tunique à la tcherkesse, des chaussures à la mode du pays. Outre les pistolets et les poignards qui étaient passés à sa ceinture, il avait un pistolet et une poudrière qu’une tresse d’argent balançait sur sa poitrine. Il portait en bandoulière une chachka serrée dans un fourreau de maroquin galonné et une carabine non moins précieusement enfermée. Tout en lui, Jusqu’à ses attitudes, indiquait qu’il s’efforçait de ressembler à un Tatare… Jamais il ne quittait le costume oriental, et il avait des amis, non-seulement dans les tribus soumises, mais même dans les montagnes. On le voyait entreprendre sans la moindre nécessité des courses aventureuses, pendant la nuit, avec des Tatars. Il s’embusquait sur la route pour tuer quelque montagnard au passage ; enfin il était amoureux d’une fille tatare et écrivait ses mémoires comme le héros d’un roman de Lermontof.

« Le capitaine Khlopof, son compagnon d’armes et de dangers, était un homme d’un caractère très différent : il réunissait toutes les qualités qui distinguent le soldat russe, et son costume était d’une grande simplicité. Il portait une vieille capote militaire, sans épaulettes, une épée longue à lame large, un sabre de mousquetaire dont le fourreau était fort modeste. Le petit cheval blanc qu’il montait trottait paisiblement en remuant sa queue dégarnie de poil. Quant à ses traits, ils n’étaient nullement imposans ; mais ils respiraient un calme si profond, qu’on ne pouvait le voir sans éprouver un sentiment de respect.

« Le corps expéditionnaire se mit en marche vers le milieu du jour. Le ciel était pur ; le soleil éclairait les cimes neigeuses des montagnes environnantes. On s’arrêta vers le soir au bord d’un torrent ; la troupe mit les armes en faisceau. Toutes les physionomies respiraient une sérénité parfaite, et pendant que les officiers, le capitaine Rosenkrantz en tête, dégustaient promptement à l’écart quelques bouteilles de Champagne, les soldats causaient gaiement entre eux. On se remit en marche pour une forteresse voisine qu’habitait le général commandant le district.

À peine avions-nous franchi le seuil de la forteresse, que j’entendis rouler derrière moi une voiture. Je me retournai ; c’était un équipage fort élégant, et j’y aperçus une femme habillée à la dernière mode. Plus loin, le son d’un piano frappa mon oreille. Plusieurs femmes en robes de soie passèrent à côté de moi, et des officiers dont la tournure eût été enviée par maint habitué des boulevards de Saint-Pétersbourg se promenaient fièrement sur la place d’armes. J’entrai chez un de mes amis, aide-de-camp du général commandant le district, militaire de salon qui était venu cueillir de faciles lauriers dans les montagnes du Caucase. Au moment où je lui expliquais mon arrivée, la voiture que j’avais rencontrée s’arrêta à la porte de la maison.

« — Excusez-moi, me dit-il, il faut que j’aille annoncer l’arrivée de la comtesse.

Il me quitta ; le général parut bientôt sur le seuil de la porte. C’était un fort bel homme, décoré de plusieurs ordres, et dont la tournure annonçait un homme du meilleur monde.

« — Bonsoir, madame la comtesse, dit-il en français en tendant la main à la jeune femme.

« Ils causèrent pendant quelques instans, et en prenant congé de la comtesse, le général lui dit galamment : — Vous savez que j’ai fait vœu de combattre les infidèles ; prenez garde !

« — À demain ! répondit-elle en riant. N’oubliez pas que je vous attends pour la soirée de demain. »


Le soir même, vers neuf heures, le détachement repartit sous les ordres de ce nouveau commandant. Il s’agit de surprendre un aoul ennemi, et les précautions qu’exige une pareille tentative donnent un grand intérêt à cette partie du récit. À quelques kilomètres de la forteresse, une lueur tremblante éclaire tout à coup la cime de quelques montagnes et disparaît. « Que signifient ces feux ? — demande le narrateur à un Tatare qui marchait auprès de lui. — Ce sont les signaux des montagnards. — Ils savent donc que nous nous avançons ? — Oui, certainement, o La tentative n’en réussit pas moins à souhait ; l’aoul est saccagé en un tour de main. L’ennemi se retire et échange à peine quelques coups de feu avec les Russes. « Quel charmant coup d’œil ! — dit le général en français à un major qui l’avait accompagné. — Charmant, répondit celui-ci. C’est un vrai plaisir de faire la guerre dans un si beau pays. » La troupe ne ramène malheureusement pour tout trophée qu’un pauvre vieillard que l’âge a empêché de prendre la fuite.


« — L’ennemi était peu nombreux, il me semble, dis-je au capitaine Khlopof, qui prenait les dispositions nécessaires pour la retraite.

« — L’ennemi ! — me répond celui-ci en souriant, — il n’y en avait pas. Mais attendez un peu ; vous verrez comme ils vont nous recevoir lorsque nous serons engagés dans le bois que nous avons si tranquillement traversé ce matin.

« Le capitaine ne se trompait pas. À peine le détachement était-il entré dans le bois en question, que des cavaliers et des fantassins ennemis se montrèrent de toutes parts et se rapprochèrent tellement de la colonne, qu’on pouvait les voir se baisser et courir d’un arbre à l’autre armés de leurs carabines. Le capitaine se découvrit, fit dévotement un signe de croix ; plusieurs vieux soldats en firent autant. Des cris sinistres retentirent dans le bois ; les montagnards s’excitaient au combat, et quelques instans après des balles de carabine passaient en sifflant sur nos têtes. Le combat s’engagea. Les nôtres répondaient en silence et par un feu bien nourri aux coups des montagnards….. Le capitaine Rosenkrantz tirait lui-même sans discontinuer, et courait à cheval d’un bout de la colonne à l’autre, en excitant les soldats d’une voix enrouée. Il était un peu pâle ; mais sa figure martiale n’en était que plus imposante… Le capitaine Khlopof se tenait immobile dans son costume de la veille. Il avait laissé tomber les rênes de son petit cheval, et ses genoux touchaient presque le devant de la selle. Ses hommes étaient si bien instruits de leurs devoirs, qu’il les laissait agir. Il n’élevait la voix que pour recommander à un soldat de ne point lever la tête. Rien de moins militaire que son attitude ; mais, je le répète, le calme et la franchise de sa physionomie avaient quelque chose d’imposant qui inspirait à la fois la confiance et le respect. »


La colonne continue à s’avancer, et nous suivons toutes les péripéties du combat. On gagne enfin la plaine. L’ennemi s’est retiré. Le soleil disparaît à l’horizon, et le parfum des prairies se répand dans l’air avec les vapeurs du soir. Les soldats s’avancent gaiement en chantant des airs nationaux ; ils rentrent dans leurs tentes, et, après quelques roulemens de tambours qui retentissent au loin, le plus profond silence règne autour d’eux.

L’invention romanesque n’apparaît guère, on le voit, chez M. Tolstoï. Les émotions d’une marche, les fatigues d’un bivouac, les incidens d’un combat lui suffisent pour animer de courtes narrations empreintes d’un vif sentiment militaire. C’est par ces simples tableaux de la vie du Caucase que s’était annoncé M. Tolstoï, lorsqu’éclata la guerre de Crimée. L’exact écrivain qui avait suivi les années russes dans leurs luttes multipliées contre les Tcherkesses se trouva prêt pour une nouvelle tâche. Deux récits étendus, Sébastopol en décembre 1854 et Sébastopol en août 1855, sont le dernier témoignage de cette curiosité pénétrante qui s’était déjà révélée dans la Coupe de Bois et dans l’Expédition. Cette fois, l’exemple donné par M. Tolstoï a été suivi[5]. A côté de ses esquisses demi-historiques, demi-romanesques, ou a vu même se produire des confidences recueillies sous la tente, telles que les souvenirs des campagnes de Turquie et de Crimée publiés par M. Sokolski. Tenons-nous-en d’abord aux récits de M. Tolstoï, et opposons l’exaltation des marins russes pendant les premiers jours du siège à la morne attitude des soldats pendant les dernières heures de la lutte. Plaçons-nous à Sébastopol en décembre 1954 avant d’entrer à Sébastopol en août 1855 ; c’est dans le bastion n° 4, au milieu des matelots russes de la Mer-Noire, que nous conduit M. Tolstoï.


« À peine a-t-on mis le pied sur la plate-forme, que l’acharnement de la lutte s’y révèle dans toute son horreur. La plate-forme est hérissée de pièces à feu, et les intervalles qui séparent les fossés et les palissades qui les coupent sont couverts de gabions remplis de terre. À quelques pas de vous est un groupe de matelots qui jouent aux cartes contre le parapet ; plus loin, un officier de marine est nonchalamment appuyé en fumant contre un affût, et s’il reconnaît en vous un nouvel arrivé, il s’empresse de vous montrer tous les détails de son mélange. C’est avec la plus parfaite tranquillité qu’il vous promène ainsi, et pourtant, il ne faut point l’oublier, des boulets passent à tout instant au-dessus des bastions. Pour peu que vous pressiez un peu votre obligeant cicérone, il vous contera qu’au bombardement du 5, il ne lui restait plus qu’une seule pièce en état de service et huit hommes valides. Une seule bombe qui était tombée sur le réduit des matelots avait tué onze hommes. Cependant le 6 toutes ces bouches à feu étaient en état et avaient recommencé à foudroyer l’ennemi. En approchant d’une embrasure, vous voyez une ligne blanchâtre : ce sont les tranchées ennemies ; une distance de trente sagènes au plus les sépare du bastion. Mais des balles viennent de siffler à vos oreilles, et l’officier vous engage à vous retirer. Puis, se tournant vers ses hommes : « Envoyons-leur de nos nouvelles, dit-il avec calme. Les servans au numéro… ! » Une douzaine de matelots se lèvent à l’instant même et se dirigent gaiement, en fourrant leurs pipes dans leurs poches ou en achevant de manger un biscuit, vers la pièce indiquée. La physionomie et les allures de cette troupe d’hommes qui passent vivement à côté de vous en faisant résonner le sol sous leurs bottes ferrées sont bien dignes de remarque. Ces figures basanées, cette poitrine ouverte, ces membres musculeux et ces mouvemens toujours précis et mesurés, tout en eux exprime bien les caractères distinctifs du peuple russe, — la simplicité et la fermeté ; mais à ses traits nationaux il faut encore joindre la dignité personnelle et l’élévation de sentiment que donne l’habitude des dangers.

« Cependant le coup part en sifflant, et la terre tremble sous vos pieds ; puis un nuage de fumée vous enveloppe et donne un aspect étrange aux hommes qui s’agitent autour de vous. Si vous prêtez l’oreille aux propos qu’ils échangent entre eux, vous en saisirez qui expriment une joie cruelle, comme par exemple : « Ah ! le coup a porté en plein dans l’embrasure, et je crois qu’on emporte deux hommes ; » ou encore : « Voilà qu’il se fâche, il va nous en lâcher un à son tour. » Et en effet, quelques secondes après, vous voyez devant vous dans la plaine un nuage de fumée, un éclair, et à peine le factionnaire qui se tient près du parapet a-t-il crié pouchka (canon), qu’un boulet vient tomber sur la plate-forme et projette au loin des pierres et une boue épaisse. Le commandant de la batterie, irrité à son tour, donne ordre de faire jouer d’autres pièces. L’ennemi ne reste pas en arrière, et le spectacle auquel vous assistez devient de plus en plus animé. S’il arrive qu’on mette les mortiers de la partie, vous êtes saisi d’étonnement lorsque le cri d’alarme de la sentinelle est suivi d’un son strident qui ne rappelle en rien le sifflement aigu du boulet. Cependant le sol de la plate-forme s’entr’ouvre, et les éclats de projectiles volent autour de vous. Les émotions que l’on éprouve à ce terrible jeu sont très variées : un trouble involontaire vous saisit au moment où vous attendez l’arrivée d’un boulet ou d’une bombe ; mais le redoutable projectile a produit son effet et vous a épargné ; une secrète satisfaction vous pénètre pour quelques instans. Ces alternatives continuelles ne sont point sans charme, et les émotions qu’elles procurent augmentent naturellement avec le danger. »


Plusieurs mois se sont passés. Où en est Sébastopol ? Pour embrasser plus aisément dans le cadre d’un seul récit les divers aspects du siège à l’approche du dernier assaut, M. Tolstoï a mis en scène deux frères, l’un lieutenant d’infanterie, l’autre officier d’artillerie. Appelés par leur service à des postes différens, le lieutenant d’infanterie Koseltsof et son frère le sous-lieutenant d’artillerie Vladimir tombent tous deux, le jour de l’assaut, sous les balles des alliés ; mais quels incidens ont rempli les quelques semaines qui ont précédé leur mort héroïque ? Un récit simple et minutieux comme un journal nous l’apprend et nous montre dans toute leur vérité poignante les souffrances de la garnison assiégée aussi bien que ses vertus militaires, qui s’élèvent en ces momens terribles au niveau d’un suprême danger.

Ce petit drame s’ouvre par un prologue émouvant, l’arrivée des deux lieutenans à Sébastopol. Nous faisons route d’abord avec Koseltsof, qui revient de Simphéropol, où une blessure reçue le 10 mai 1855 l’a retenu pendant plusieurs mois à l’hôpital. Du mois de mai au mois d’août, la situation de Sébastopol a bien changé. La telega qui transporte l’officier à Sébastopol se croise à chaque instant avec des convois de blessés et de mourans. Des soldats qui vont rejoindre leur corps encombrent la route. Soukovski, village tartare, est le dernier relai de poste qu’on rencontre de ce côté avant d’arriver à Sébastopol. Impossible de s’y procurer des chevaux. La maison de poste est en quelque sorte assiégée par des officiers qui vocifèrent contre le directeur sans obtenir d’autre réponse que celle-ci : « Il n’y a plus un seul chariot en état, et depuis trois jours les chevaux n’ont pas mangé un brin de foin ! » Koseltsof entre dans la salle, et voici le spectacle qui s’offre à ses yeux :


« Il régnait une confusion extrême ; la salle était pleine d’officiers de tout âge et de tout grade. Le lieutenant se mit à rouler une cigarette en promenant des regards attentifs autour de lui. À droite de la porte était une table sale et boiteuse où l’on avait placé deux samovars (bouilloires) souillés de vert de gris et des morceaux de sucres étalés sur du papier. Un groupe d’officiers entourait la table ; l’un d’eux, jeune homme encore imberbe, remplissait la théière. À ses côtés se tenait un officier qui coupait en morceaux une tranche de mouton, et nourrissait un capitaine amputé des deux bras. Plusieurs autres militaires de son âge étaient assis ou couchés dans le fond de la chambre. Un artilleur et un jeune chirurgien militaire comptaient de l’argent. Quelques denechtchiks[6] ronflaient sur le plancher ; d’autres se servaient des porte-manteaux. Le lieutenant ne trouva personne de sa connaissance dans cette nombreuse réunion ; c’étaient pour la plupart des jeunes gens qui sortaient des écoles militaires et allaient rejoindre l’armée.

« — Cependant, s’écria l’un d’eux, il est assez désagréable d’être couché comme nous le sommes presque en vue de la ville. Il va peut-être y avoir une affaire, et nous n’en serons pas.

« — Soyez tranquilles, lui répondit le capitaine, vous arriverez encore à temps.

« Le jeune homme se mit à boire du thé et ne lui répondit pas ; mais il le regarda avec une expression de respect. La figure calme, mais sévère, de ce vétéran, et surtout la triste condition dans laquelle il se trouvait, étaient bien propres en effet à inspirer un pareil sentiment.

« — Passerons-nous la nuit ici ? demanda à son voisin le jeune officier qui versait le thé, ou partirons-nous sans notre cheval ?

« — Je pense qu’il vaut mieux rester, répondit celui-ci.

« — Pensez-vous, lieutenant, continua le premier en s’adressant à Koseltsof, que nous ayons mal fait d’acheter une charrette et un cheval ? On nous a dit qu’à Sébastopol les chevaux étaient hors de prix.

« — On vous a probablement écorchés ?

« — C’est ce que je pense, car on nous a pris quatre-vingt-dix roubles. Il est vrai que le cheval est bon, quoiqu’il boite un peu ; mais on nous a dit que cela se passerait.

« — Ce n’est pas trop cher, lui répondit Koseltsof. Permettez-moi de vous demander de quelle école vous sortez. J’attends mon frère qui vient d’être nommé officier, et vous le connaissez peut-être… »


Le frère est dans la salle même ; on l’appelle. Un jeune homme s’avance lestement, et les deux lieutenans s’embrassent. Vladimir (c’est le nom du frère de Koseltsof) arrive de Pétersbourg ; il vient d’être nommé à la cinquième batterie d’artillerie légère. Vladimir et Koseltsof vont donc combattre côte à côte. Peu d’instans après s’être retrouvés, ils roulent ensemble vers Sébastopol. Bientôt ils aperçoivent la ville.


« Une mer immense bornait l’horizon, et çà et là quelques voiles blanches se déployaient au vent ; c’était la flotte ennemie. Le canon grondait toujours. Le jeune sous-lieutenant contemplait ce spectacle d’un air pensif. La charrette s’arrêta près du fort du Nord, où se trouvaient les bagages du régiment.

« L’officier qui commandait le dépôt habitait la nouvelle ville, réunion de baraques construites par les familles des marins. La tente qu’il y occupait était précédée d’une construction de branches sèches, dont le plafond et les côtés étaient garnis de tapis comme les logemens des officiers supérieurs. L’ameublement en était du reste fort simple : un lit de fer, sur lequel étaient roulées en désordre une pelisse et une couverture de laine rouge, une table, un miroir et quelques chaises, étaient les seuls meubles que l’on y voyait. Quelques bouteilles, les unes pleines, les autres vides, et des ustensiles de toilette en assez mauvais état, complétaient cet intérieur. Le commandant était assis devant la table ; il y comptait une pile d’assignats. C’était un homme de bonne mine ; mais son costume était pour le moment fort peu militaire. Il avait pour tout vêtement une chemise jaune et un pantalon en assez mauvais état.

« — Ah ! de l’argent ! s’écria Koseltsof en entrant, vous devriez bien m’en prêter la moitié.

« — Je le ferais avec plaisir s’il était à moi, lui répondit le comptable en s’empressant de serrer les assignats dans sa table ; mais vous savez bien que cet argent appartient à l’état. Tout ce que je puis vous offrir, c’est un verre de porter. — Et il fit signe à son denechtchik d’aller prendre une bouteille sous son lit.

« — Pourriez-vous me dire où est le régiment ?

« — J’ai vu Zeifer aujourd’hui ; il m’a dit, je crois, que l’on nous avait fait passer dans le bastion n° 5.

« — Vous n’en paraissez pas très sûr.

« — Ma foi non ; mais cela ne nous empêchera pas de boire un coup. — Allons ! debout, Osip Ignatief, ajouta-t-il en tournant la tête.

« Quelques instans après, les panneaux de la tente s’ouvrirent, et un homme en robe de chambre élégante s’avança lentement vers nos buveurs et prit place à côté d’eux. Le lieutenant reconnut bientôt en lui un des préposés aux subsistances de l’armée.

« — Vous arrivez sans doute de Pétersbourg ? dit-il au jeune sous-lieutenant Vladimir.

« — Oui, lui répondit Koseltsof, c’est mon frère ; il se rend à Sébastopol.

« — Drôle d’idée quand on peut faire autrement ! répondit l’employé en haussant les épaules.

« — Il est vrai qu’on n’y fait pas fortune, dit le lieutenant d’un air bourru ; mais il y a des gens qui se contentent de servir leur pays.

« — Allons ! un air de la Lucia, s’écria l’employé en montrant une boîte à musique, cela nous égaiera. »


Mais le jour commençait à baisser ; nos officiers prirent congé de leurs hôtes et remontèrent en charrette. Lorsqu’ils arrivèrent au pont flottant qui traversait le golfe, il faisait déjà nuit noire. A peine pouvait-on distinguer la batterie Mikhaïlovskaïa, qui s’élevait à quelque distance de là. — Nous voilà arrivés, dit Koseltsof à son frère. Descends. Si on nous laisse passer sur le pont, nous nous rendrons à la caserne Nikolaïvskaïa. Tu y resteras jusqu’à demain matin. Moi j’irai rejoindre le régiment, je m’informerai de la batterie à laquelle tu es attaché, et je viendrai te chercher au point du jour. — J’aime mieux t’accompagner, lui répondit le jeune homme en sautant hors de la charrette. Et il suivit son frère.

La nuit était profonde, mais la lueur des bombes éclairait à tout instant les piles du pont et les instrumens de la batterie. Parfois une décharge de mousqueterie faisait diversion aux sourds mugissemens des bouches à feu et couvrait le murmure des flots qui battaient le rivage. Le vent soufflait de la mer ; il était acre et humide. Arrivés au milieu du pont, les deux officiers s’arrêtèrent un moment. Le vent soufflait avec plus de force et par raffales ; le pont était soulevé par les vagues qui se brisaient contre les cordages et les ancres qui les retenaient. Au-dessus de Sébastopol, tout le ciel était en feu. Plus loin étincelaient, au milieu de l’obscurité, les feux de la flotte ennemie.

Le pont est franchi, les deux officiers gagnent au plus vite les ouvrages extérieurs. Le jeune Vladimir se sépare alors de son frère. Il a rencontré quelques soldats d’artillerie qui le conduisent vers sa batterie. Nous passerons sous silence les détails de la réception qui est faite à Vladimir par ses nouveaux camarades, et qui n’ont rien de caractéristique. Quant à Koseltsof, il n’est pas, comme Vladimir, un nouveau venu dans Sébastopol. Il se dirige donc, d’un pas résolu, vers le bastion n° 4, où son régiment l’attend ; mais des émotions inconnues à Vladimir l’agitent pendant cette marche de quelques minutes :


« L’aspect de ces lieux, qu’il revoyait après trois mois d’absence, paraissait lui causer une pénible impression. C’était bien le même spectacle : des feux, le bruit lugubre de la canonnade, les gémissemens des blessés qu’on, portait sur des brancards… Rien de tout cela n’était nouveau pour lui ; mais l’ensemble de ce tableau avait maintenant un cachet particulier. Les fenêtres de l’hôpital étaient plus éclairées ; d’autres étaient au contraire dans une obscurité profonde. On ne rencontrait plus de femmes dans les rues. Enfin toutes les figures qu’il remarquait lui semblaient exprimer la fatigue et l’inquiétude. Après avoir marché près d’un quart d’heure dans les tranchées, il commença à rencontrer quelques hommes de sa connaissance qui s’empressèrent de le saluer, et bientôt il se trouva au milieu de son bataillon, rangé silencieusement contre un mur, au milieu de l’obscurité. Le bruit du canon et le son étouffé d’un ordre qu’on se passait à voix basse trahissaient seuls la présence de la troupe qui gardait cette position.

« — Où est le commandant ? demanda-t-il aux soldats.

« — dans le blindage, avec les marins, votre honneur, lui répondit l’un d’eux. Je vais vous y conduire.

« Au bout de quelques minutes, Koseltsof aperçut un matelot qui fumait sa pipe au fond d’une tranchée, devant une petite porte à travers les fentes de laquelle brillait une lumière. — Peut-on entrer ? lui demanda le lieutenant ?

« — Je vais vous annoncer. Et il entr’ouvrit la porte.

« — Si la Prusse continue à rester neutre, disait une voix, et que l’Autriche… Ah ! fais-le entrer.

« C’était pour la première fois que Koseltsof entrait dans ce logement de campagne, et il fut surpris de l’élégance avec lequel il était décoré. Le plancher était parqueté ; deux lits entourés de rideaux se voyaient dans le fond, et plus loin brillait une image de la Vierge richement enchâssée, et devant laquelle brûlait une lampe de verre rose. Un marin complètement habillé dormait sur l’un des lits. Deux autres personnes étaient assises sur celui qui était à côté. Devant eux était une table sur laquelle se trouvaient deux verres remplis de vin. C’étaient le commandant du bataillon, officier du régiment nouvellement promu à ce grade, et son aide de camp. — Ah ! vous voilà enfin, lui dit le commandant d’un air d’importance. Vous devez être bien guéri de vos blessures.

« — Je suis à peine rétabli, lui répondit Koseltsof, visiblement contrarié de cette observation.

« — Alors vous auriez mieux fait de rester à l’hôpital, car si vous n’êtes pas en état de reprendre votre service…

« — Vous pouvez disposer de moi, répondit le lieutenant d’un ton décidé.

« — S’il en est ainsi, allez reprendre le commandement de votre compagnie, et attendez mes ordres.

« — Je vais vous obéir, lui dit Koseltsof. Et il s’éloigna.

« Quelques instans après, il entrait dans le blindage qu’occupait sa compagnie sur le flanc du bastion n° 4. Cet étroit passage était rempli de soldats. Au fond était une lumière qui projetait sa lueur vacillante sur un groupe d’hommes couchés, mais qui paraissaient fort attentifs. Un vieux soldat se tenait près de la lumière, et lisait d’une voix traînante le passage suivant d’un livre qu’il tenait sur ses genoux :

« Prière après l’instruction. Grâces vous soient rendues, ô Seigneur ! »

« — Mouchez donc la chandelle, cria un des assistans.

« — C’est beau, ça. « Mon Dieu ! » reprit le lecteur.

« Le lieutenant ayant demandé le sergent-major, le vieux soldat se tut, et les auditeurs se mirent à échanger entre eux des réflexions à voix basse. Le major se leva, boutonna précipitamment son uniforme et s’avança vers son chef en marchant sur les hommes qui étaient étendus autour de lui.

« — Bonjour, frère, lui dit le lieutenant. Ces hommes sont-ils tous de la compagnie ?

« — Bonjour, votre honneur, lui répondit-il, soyez le bienvenu. Et il paraissait effectivement tout joyeux de revoir son commandant. Êtes-vous bien rétabli, votre honneur ? Allons, Dieu soit loué ! Le temps nous durait sans vous.

« Le lieutenant était aimé de la troupe, et dès que la nouvelle de son retour se fut répandue, on entendit répéter de tous côtés : — L’ancien lieutenant est arrivé, celui qui avait été blessé, Koseltsof Mikaïl-Stépanovitch. Plusieurs soldats s’approchèrent de lui ; le tambour était de ce nombre.

« — Bonjour, Opantchouk, lui dit le lieutenant. Tu as encore bras et jambes ? Bonjour, bonjour, les amis !

« — Bonne santé, votre honneur ! crièrent les soldats eu chœur dans toute la longueur du blindage,

« — Comment ça va-t-il, mes enfans ?

« — Pas trop bien, votre honneur, répondit un des hommes ; le Français nous abîme. Il se tient dans ses retranchemens et nous descend à plaisir.

« — J’espère bien qu’en mon honneur il se montrera dans la plaine, mes enfans. Ce ne sera pas la première fois que nous marcherons ensemble contre lui.

« — Nous serons heureux de vous obéir, répondirent plusieurs soldats. On sait que votre honneur ne boude pas devant l’ennemi.

« — C’est vrai, ajouta le tambour avec empressement. »


Le lendemain, le bombardement continue avec autant de violence que la veille. Pendant que Koseltsof renoue connaissance avec d’anciens frères d’armes, le jeune Vladimir se plaît à observer ses nouveaux compagnons. Des discussions futiles et bruyantes remplissent les rares loisirs que laissent aux officiers les grands travaux du siège. Le sous-lieutenant d’artillerie assiste à un déjeuner chez le colonel.


« On se mit à table ; le repas se composait d’une énorme jatte de chtchi un peu rance, mais fort épicé, et au milieu duquel nageaient des morceaux de viande. Personne n’avait de serviette, les cuillères étaient de bois, et il n’y avait que deux verres et une carafe d’eau pour toute la compagnie ; mais le dîner n’en fut pas moins très gai, et la conversation ne languit pas un seul instant. On parla d’abord de la bataille d’Inkerman, à laquelle la batterie avait pris part ; chacun raconta ce qu’il en savait et exposa les raisons auxquelles devait en être attribué l’insuccès ; mais lorsque le colonel prenait la parole, on l’écoutait en silence. Quelqu’un ayant abordé la question du calibre que devaient avoir les pièces légères, Vladimir trouva l’occasion de montrer qu’il avait suivi avec fruit les cours de l’école. Personne ne faisait la moindre allusion à l’état désespéré de la place ; il semblait que ce triste sujet eût été rejeté par une convention unanime. Vers la fin du repas, une bombe tomba près de la maison ; les murs et le plancher de la chambre où se trouvaient les dîneurs en furent ébranlés, et une odeur de poudre se répandit autour d’eux.

« — Vous ne connaissez point cela à Pétersbourg, dit le colonel à Vladimir, mais ici nous sommes habitués à ces surprises. Vlang, allez voir où elle est tombée.

« Le ïounker (sous-officier) mit le nez à la fenêtre et répondit que la bombe avait éclaté sur la place ; puis il se rassit, et il ne fut plus question de cet incident. Au moment où l’on allait se lever de table, un vieil écrivain, qui était attaché au service de la batterie, entra dans la chambre et remit trois lettres cachetées au colonel. L’une d’elles était très pressée ; elle avait été apportée par l’ordonnance du commandant en chef de l’artillerie. Le colonel se hâta de la décacheter, et tous les convives attendirent avec une assez vive impatience qu’il leur en communiquât le contenu. Il s’agissait peut-être de diriger toute la batterie sur les bastions, ou encore de quitter la ville.

« — Allons ! s’écria le colonel en froissant la lettre.

« — Qu’y a-t-il ? lui demanda vivement le capitaine.

« — On demande encore un officier avec des servans pour je ne sais quelle batterie de mortiers. Vous n’êtes plus que quatre, et vous savez que les servans nous manquent. Cependant il faut que l’un de vous marche ; le rendez-vous est à sept heures à l’ouvrage à cornes. Qui veut y aller ? Décidez-le, messieurs.

« — Tirons au sort, répondit le capitaine, c’est le plus simple.

« On y consentit ; un des officiers, Kraut, coupa des carrés de papier, les roula et les jeta dans une casquette militaire. Le capitaine se mit à plaisanter, et profita fort adroitement de cette circonstance pour demander au colonel de faire servir du vin en l’honneur de celui que le sort allait désigner. Ce fut par Vladimir que l’on commença ; il mit la main dans le bonnet, non sans une certaine émotion, et en tira un papier sur lequel Kraut avait mis : « Marcher. »

« — Allons ! et que Dieu vous protège ! lui dit le colonel en souriant. Vous allez vous faire au feu en quelques heures ; mais dépêchez-vous, et pour que vous ne vous ennuyiez pas, Vlang va vous accompagner pour le service des munitions.

« Ces derniers mots remplirent de joie le ïounker. Il s’éloigna pour faire ses préparatifs et revint bientôt trouver le sous-lieutenant qui achevait ses paquets. Il voulait à toute force lui faire emporter une pelisse, un hamac, un vieux numéro des Annales de la Patrie, qu’il avait rapporté de Saint-Pétersbourg, une cafetière à esprit de vin, et beaucoup d’autres objets du même genre ; mais Vladimir eut le bon esprit de refuser. Le capitaine l’engagea à relire l’instruction pour le tir des mortiers et à prendre une copie de la table des angles d’inclinaison qui s’y trouve. Il s’empressa de suivre ce conseil et reconnut avec bonheur que le trouble, dont il n’avait pu se défendre quelques instans auparavant, commençait à se dissiper. Au moment où le soleil venait de se coucher derrière la caserne Nicolas, un sergent vint lai annoncer que le détachement était prêt et qu’on l’attendait.

« — J’en ai donné la liste à Vlang, ajouta-t-il, votre honneur peut la lui demander.

« Une vingtaine d’artilleurs en tenue de service étaient réunis près de la maison. Le jeune sous-lieutenant s’approcha d’eux, il ne savait comment les aborder et songeait à leur adresser un petit discours ; mais il changea d’avis et se borna à leur crier, suivant l’usage militaire : « Bonjour, mes enfans ! » Les soldats répondirent gaiement à cette formule amicale que le jeune homme prononça d’une voix argentine. On se mit en marche, et notre jeune homme s’efforçait de faire bonne contenance, quoique son cœur battît comme s’il venait de suivre un cheval à la course. Lorsque le détachement commença à s’élever sur la pente de Malakof, les bombes et les boulets tombèrent autour d’eux de tous côtés, et Vlang, qui avait montré tant de résolution au moment du départ, inclinait à chaque instant sa tête et paraissait beaucoup moins belliqueux. Quelques-uns des soldats en faisaient autant, et presque tous montraient une sorte d’inquiétude. Cette remarque, au lieu d’agir d’une manière fâcheuse sur Vladimir, redoubla au contraire sa résolution ; il comprit que l’épaulette lui imposait de montrer l’exemple.

« Lorsqu’ils arrivèrent à la batterie de Kornilof, la nuit était profonde. On ne distinguait les objets environnans qu’à la lueur des coups de canon et des éclats de bombe. Une scène bien triste vint frapper les yeux de notre jeune officier pendant qu’il cherchait le commandant du bastion. Quatre soldats s’approchèrent de l’épaulement ; ils portaient par les bras et les pieds un cadavre couvert de sang, et, après l’avoir balancé pour lui donner un élan, ils le jetèrent par-dessus le parapet. On en agissait ainsi depuis que le bombardement avait commencé, parce qu’il était impossible d’enterrer tous les morts et qu’ils gênaient le service des pièces. Ce triste spectacle émut profondément Vladimir ; mais l’arrivée du commandant vint le distraire. Celui-ci donna l’ordre de conduire le détachement à la batterie et au blindage pour lesquels il était commandé. Une grande déception y attendait notre novice ; au lieu d’y trouver des pièces comme celles qu’il avait manœuvrées à l’école, il reconnut que l’un des deux mortiers qu’on lui remit avait été touché par un boulet, et que la plate-forme du second était endommagée. Il demanda des hommes pour la réparer ; mais on n’en avait pas. Cependant il se mit bravement à l’œuvre, et les choses marchèrent mieux qu’il ne l’espérait, si ce n’est toutefois que deux de ses soldats furent blessés presque à ses côtés. »


Après les heures de service passées sur le bastion viennent les heures de repos, si l’on peut appeler ainsi les courts instans que les soldats partagent entre la causerie et le sommeil dans l’étroite enceinte du blindage. Ce mot désigne une chambre souterraine creusée dans le roc, recouverte d’énormes poutres de chêne, et où des lits de camp sont entassés dans un espace de deux sagènes cubiques, ou quatre mètres cubes environ. Une fois installé dans le blindage, le jeune lieutenant n’écoute pas sans intérêt les propos qu’on échange autour de lui ; le tambour allume le samovar, on se met à boire du thé, et le lieutenant, qui veut se rendre populaire, engage la conversation avec les rudes compagnons qui l’entourent. L’un d’eux s’enhardit jusqu’à lui rapporter une confidence qu’il tient, dit-il, d’un matelot bien informé. Il ne s’agirait de rien moins que de l’arrivée du frère du tsar, le grand-duc Constantin, « qui viendrait délivrer Sébastopol avec la flotte américaine ! » Un autre parle au contraire de la signature d’une trêve prochaine, qui doit durer deux semaines, pendant lesquelles il sera défendu de tirer, sous peine d’une amende de soixante-quinze copecks par coup. Une grande hilarité règne parmi les causeurs, malgré les bruits formidables qui ébranlent de temps à autre les voûtes du souterrain. A l’approche du matin, le lieutenant veut se dérober à l’atmosphère étouffante du blindage. Il sort et fait quelques pas sur le chemin de ronde. Le ciel est d’un bleu foncé, et les bombes y tracent à tout instant des sillons lumineux.


« En regardant du côté de la ville, on apercevait le toit d’un magasin à poudre devant lequel paraissaient par moment des hommes courbés vers le sol. Au sommet même de cette construction, on distinguait un personnage vêtu d’une redingote bourgeoise, et qui, les mains dans ses poches, était occupé à tasser sous ses pieds des sacs de terre qu’apportaient des soldats. Les bombes pleuvaient autour de la poudrière ; les soldats se baissaient ou se jetaient de côté ; l’homme à la redingote ne bougeait pas. — Qui est cet homme ? demanda Vladimir à un soldat.

« — Je n’en sais rien, mais je vais le demander.

« — C’est inutile, reste.

« Mais le soldat était déjà parti. Il s’approcha du personnage en question et se mit à causer avec lui, sans paraître plus soucieux que lui du danger auquel il s’exposait.

« — C’est le directeur de la poudrière, votre honneur, dit-il au lieutenant lorsqu’il l’eut rejoint. Il paraît que les bombes ont endommagé la voûte, et les fantassins apportent des sacs à terre.

« Quelquefois le lieutenant croyait qu’une bombe allait tomber à la porte même du blindage. Il s’abritait alors dans un des coudes du passage, et ne revenait à sa place qu’après avoir levé les yeux au ciel pour s’assurer qu’il n’y avait aucun danger pour lui. Il resta ainsi dehors pendant près de trois heures. Il finit par se rendre compte des lieux d’où partaient les coups de l’ennemi et des points sur lesquels ils étaient dirigés. »


Le 8 septembre au matin[7], le lieutenant Vladimir se promène sur la plate-forme du bastion, attendant l’heure de reprendre son service. Le bombardement continue avec le même acharnement, et les soldats russes causent avec la même insouciance.


« Parmi les hommes qui se tenaient près du lieutenant étaient deux vieux militaires et un jeune soldat aux cheveux crépus, probablement un Juif. Ce dernier ramassa une balle, la nettoya avec un tesson de faïence, et se mit à y graver une croix dans la forme de la croix de Saint-George ; les autres le regardaient faire. Il réussissait à merveille.

« — Savez-vous bien, dit l’un d’eux, que si nous restons encore ici quelques mois, nous aurons tous fini notre temps lorsque la paix viendra ?

« — Sans doute, répondit l’autre. Il ne me restait plus que quatre ans à faire, et voilà plus de cinq mois que je suis à Sébastopol.

« — Ça ne compte pas pour la libération, ajouta un troisième ; ne le savez-vous pas ?

« Au même instant, un boulet passa en sifflant au-dessus du groupe, et s’enfonça à un mètre au plus d’un sergent qui s’avançait vers le blindage.

« — Un peu plus, dit un soldat, le sergent y passait.

« — Ça ne me tuera pas, répondit celui-ci.

« — Tiens, voilà la croix, dit le jeune soldat ; je te la donne pour ton courage.

« — Vous avez beau dire, reprit un des causeurs ; à la paix, il y aura une grande revue à Varsovie, et si l’on ne nous donne pas notre retraite, du moins nous aurons un congé temporaire.

« En ce moment, une balle vint en sifflant ricocher contre une pierre, devant l’entrée même du blindage.

« — Attendez jusqu’au soir, dit un soldat, et il y en aura peut-être plus d’un qui sera nettoyé. — Ces paroles furent accueillies par d’unanimes éclats de rire, cependant elles n’étaient que trop vraies. »


Le jour où se tenait cette conversation entre les artilleurs du bastion Kornilof était le jour même de l’assaut ; mais, le 8 septembre au matin, ni Vladimir ni son frère Koseltsof ne se doutaient que le siège touchait à sa fin.


« Koseltsof reposait encore fort paisiblement, lorsque des cris désespérés poussés du dehors vinrent le réveiller en sursaut.

« — L’assaut ! l’assaut ! criait-on de tous côtés autour de lui.

« Le ton de cet appel ne lui permettait pas de mettre le fait en doute ; il se leva précipitamment, et, après avoir échangé quelques mots avec un officier qui était resté dans la salle et ne se disposait point à en sortir, il courut à son poste. La canonnade avait cessé, mais le feu de la mousqueterie l’avait remplacée. Ce n’était point un feu roulant par intervalles, mais des décharges qui traversaient l’air comme des nuées d’oiseaux en automne. L’emplacement que le bataillon occupait la veille était rempli d’une fumée si épaisse, que le lieutenant ne pouvait y rien distinguer ; mais il entendait autour de lui des cris de forcenés, et à tout instant il rencontrait des soldats de divers régimens les uns blessés, les autres marchant par bandes. Après avoir fait encore une trentaine de pas en courant au hasard, il trouva enfin sa compagnie.

« — En avant, mes enfans, en avant ! s’écria Koseltsof en tirant son sabre. Cet appel fut entendu. Une cinquantaine d’hommes accoururent autour de leur lieutenant, et celui-ci, s’étant mis à leur tête, s’élança dans les tranchées ; mais lorsque cette bande d’hommes décidés déboucha sur la plate-forme du bastion, une grêle de balles vint l’assaillir. Le lieutenant en reçut deux au même instant, il n’y fit aucune attention. Devant lui, à l’autre extrémité du bastion, se montraient au milieu de la fumée des soldats en uniforme rouge et parlant une langue étrangère ; l’un d’eux se dressait sur le parapet et criait en agitant quelque chose. Le lieutenant était certain d’être tué, et cette pensée soutenait son courage. Il avançait toujours… Au moment où il venait d’atteindre le parapet, il sentit une douleur violente qui lui serrait la poitrine et fut obligé de s’arrêter. Il s’appuya contre une embrasure, et, jetant les yeux dans la plaine, il vit avec un mouvement de joie bien naturel l’ennemi qui regagnait ses tranchées en désordre, jonchant la terre de morts et de blessés.

« Une demi-heure après, Koseltsof était étendu sur un brancard près de la caserne Nicolas. Quoique blessé, il ne se rendait point compte de son état ; mais il ressentait une soif ardente et éprouvait un grand besoin de repos. Un chirurgien, petit homme très replet, s’approcha de lui et déboutonna sa capote. Pendant que celui-ci examinait sa poitrine, Koseltsof suivait du coin de l’œil tous ses mouvemens, mais il ne ressentait aucune douleur. Le docteur dit quelques mots à l’oreille d’un prêtre qui se tenait à peu de distance de lui, une croix à la main, recouvrit la blessure, essuya ses mains sanglantes aux pans de sa redingote et s’avança vers un autre brancard. Le prêtre s’était approché de Koseltsof.

« — Est-ce que je suis blessé à mort ? lui demanda celui-ci.

« Le prêtre ne lui répondit pas. Il prononça une prière et lui tendit la croix à baiser. Le lieutenant prit la croix de ses mains affaiblies, la pressa contre son cœur, et quelques larmes mouillèrent ses paupières ; puis, essayant de se relever, il se tourna vers le prêtre :

« — L’ennemi est-il repoussé ? lui demanda-t-il.

« — Nous avons l’avantage sur tous les points, répliqua celui-ci, ne pensant point qu’il fût prudent d’annoncer au mourant que le drapeau français flottait sur la tour Malakof.

« — Dieu soit loué ! dit le blessé, et cette nouvelle parut ranimer ses forces. Puis, le souvenir de son frère s’étant présenté à sa pensée, il souhaita en lui-même que ce jeune homme eût comme lui rempli son devoir au prix de sa vie… »


Le vœu secret de Koseltsof a été exaucé, et Vladimir, que nous avons laissé dans le bastion Kornilof, surpris par un détachement de zouaves, est mort vaillamment en défendant ses pièces. Il ne reste de la batterie que quelques débris qu’on embarque sur un bateau à vapeur :


« Hommes, canons, chevaux et blessés, tout était confondu dans cet étroit espace. Le feu avait cessé ; le ciel était aussi pur que la veille, mais le vent s’était levé et agitait les eaux du golfe. On voyait des éclairs sillonner de temps en temps les bastions n° 1 et 2, et les explosions qui les suivaient projetaient en l’air une foule de pierres et des masses que l’on ne pouvait point distinguer. Des flammes s’élevaient près des docks, et leur lueur se projetait sur l’eau. Le pont flottant était encombré, et les tourbillons de flammes qui partaient de la batterie Nicolas en éclairaient l’entrée. Le même spectacle s’offrait aux regards dans la direction du cap Alexandre, et, plus loin dans la mer, brillaient les feux de la flotte ennemie. Personne ne soufflait mot sur le tillac, mais aux sifflemens de la vapeur et aux piétinemens des chevaux se mêlaient parfois les ordres du commandant et les gémissemens des blessés. »


Ici s’arrête le récit de M. Tolstoï. Ce que l’auteur y met surtout en lumière, c’est l’influence exercée par une grande responsabilité sur l’homme de guerre. Enlevés à la vie aventureuse et quelque peu romanesque du Caucase, les officiers même se montrent à Sébastopol graves et fermes. Ils ont oublié la jactance du capitaine Rosenkrantz. Quant aux soldats, pour les bien juger, il faut lire d’autres récits, ceux de M. Sokolski, par exemple, écrits presque sous la dictée des combattans et au milieu des fumées de la poudre. Comme tous les hommes que la civilisation moderne n’a point encore effleurés, le soldat et le paysan russe ont encore une vivacité d’imagination et une rectitude de jugement qui font oublier leur ignorance. On est surpris de l’intérêt qu’ils communiquent, sans y songer, à leurs moindres récits et des tours heureux qui se présentent à leur esprit. Un de ces soldats, par exemple, raconte l’affaire de Djourdjei, où les Russes débusquèrent les Turcs d’une position avantageuse sur les bords du Danube. Les Turcs, poussés dans le fleuve, furent massacrés ou noyés. Le récit du soldat est empreint d’une émotion douloureuse et naïve. Cet homme, condamné à frapper sans pitié, recule presque devant l’œuvre cruelle qu’il est forcé d’accomplir.


« — Nous en avons bien descendu là de six à sept cents ! dit le narrateur dont M. Sokolski a reçu les confidences. Ils s’étaient collés au bord du Danube comme des taracanes[8], et tombaient dans l’eau par bandes. L’eau est profonde, ils mouillaient leur poudre et ne pouvaient plus tirer. Alors nous les avons poussés à coups de fusil sous notre batterie, qui les a achevés. Il y en avait qui essayaient de passer le fleuve à la nage ; mais le courant est rapide, il les emportait. C’était vraiment triste à voir du bord. Une fois débarrassé de ceux-là, sans grande perte, notre bataillon s’est avancé sur une autre batterie, et moi je suis resté en tirailleur avec quelques camarades. Devant nous s’élevaient des cris, mêlés de quelques coups de fusil : c’était un bruit comme à une foire ; mais les nôtres en finirent aussi avec ceux-là. « Allons, dis-je à mon camarade, distinguons-nous comme les autres dont on parle dans les livres. — Non, me répondit-il, on peut bien s’y distinguer, mais nous y laisserions peut-être nos os. — Tant pis, lui dis-je, je me risque tout de même. » Je mets mon fusil en état, et me voilà parti le long du bord, en jetant les yeux derrière moi, de peur d’être surpris. Le diable sait, pardonnez-moi le mot, votre honneur, comment ça s’est fait, mais j’aperçois un Turc assis là, je ne sais pourquoi, un fusil entre ses jambes. Il paraît que je lui ai fait peur, à ce fils du diable, et moi il m’effraya ; mais tout de même il lança un coup de baïonnette dans ma casquette. Il aurait pu me frapper dans l’œil. Dieu m’a épargné ce malheur. Pendant qu’il continue à bourrer de coups ma casquette, moi je l’écrase sous mes genoux : il geint, et cependant essaie toujours de me renverser. Enfin je lui applique un bon coup de baïonnette dans le cou et tâche de gagner le haut de la berge ; mais la terre cède sous mes pieds, et je ne m’en tire qu’en m’aidant de mon fusil. À peine étais-je assis dans les roseaux, essuyant mon fusil, que j’entends du bruit, et aperçois un officier ennemi qui rampe de mon côté. Je lui lance un coup de baïonnette, et le voilà bientôt couché devant moi, tout soufflant, et murmurant je ne sais quoi ; mais j’entends bien que ce n’est pas du turc, et je le vois faire un signe de croix, toujours en marmottant je ne sais quelle langue, qui n’était pas du turc. Je me penche, j’écoute, j’écoute, impossible d’y rien comprendre. — « Peut-être, lui dis-je, veux-tu de l’eau ? — Et lui, il me répond aussitôt en russe : De l’eau, de l’eau ! J’étais là devant lui sans pouvoir lui porter secours. Le sang coulait de ses blessures que ça faisait pitié. Il avait un ceinturon d’argent, une capote ; tout cela était couvert de sang. J’étais si fâché de l’avoir blessé, que je me mis à faire un signe de croix, et puis, voyant qu’il n’y avait plus rien à faire, je lui dis : Repens-toi, frère ; il paraît que tu ne dois pas continuer à vivre. »


Loin d’être le sauvage et indomptable guerrier que nous montrent des peintures complaisamment exagérées, le soldat russe se distingue par un sentiment d’humanité dont il se dépouille rarement. C’est même là, il est facile de le comprendre, une des causes de l’infériorité qu’on lui a reconnue dans cette dernière guerre, où les combats à l’arme blanche ont été si fréquens. Ainsi que l’a fort bien remarqué M. Tolstoï, les caractères désespérés sont rares dans les rangs de l’armée russe. L’ardeur impitoyable que nos troupes apportent dans ces mêlées devait naturellement leur donner un grand avantage sur ces hommes qui ne frappent qu’à contre-cœur et hésitent à achever leur adversaire. Le soldat russe parvient, il est vrai, à dominer les sentimens qui arrêtent son bras, il s’anime au bruit du combat, mais il arrive presque toujours que cet effort ne sert qu’à retarder sa défaite.

Pour bien juger le soldat russe avec ses qualités et ses défauts, qu’on interroge la curieuse relation intitulée Journal de l’Employé Jakovlef pendant sa captivité chez les Français et les Turcs. Quoique l’auteur de ce récit ne soit pas militaire, il nous fournit des données très précises sur la conduite de ses compagnons, soldats russes tombés au pouvoir des Français après la bataille de l’Alma.


« Le 8 septembre 1854, nous dit Jakovlef, je reçus l’ordre de rejoindre l’armée russe sur l’Alma. Je montais un fourgon avec le gendarme Paul Koklian, l’employé Sroula Oultmann et un domestique. C’est à Mamatchaï, où nous fûmes dépassés par le général Kornilof, qui se dirigeait aussi sur l’Alma, que nous distinguâmes pour la première fois le bruit du canon, et, peu d’instans après, nous aperçûmes deux housards qui conduisaient des chevaux blessés. Lorsque nous les eûmes atteints, nous nous arrêtâmes pour leur demander ce que signifiaient ces coups de canon et si l’ennemi ne se disposait pas à attaquer nos forces. L’un d’eux nous apprit que la bataille était déjà engagée. J’ordonnai aussitôt au conducteur de se hâter, afin d’arriver avant la fin de l’affaire ou du moins de reconnaître la direction qu’auraient prise nos troupes et les bagages ; mais, arrivés à Bourliouk, nous n’entendîmes plus rien, et déjà le soleil commençait à se coucher : il était près de six heures du soir. Nous nous engageâmes dans le ravin nommé Lenkovoï, et, après l’avoir franchi, nous entrâmes dans la plaine : elle était couverte de cadavres ; mais nous n’aperçûmes point l’armée. Pensant qu’elle avait fait un mouvement en avant, je résolus d’atteindre une éminence voisine, et, arrivés là, nous découvrîmes toute l’armée des alliés. J’ordonnai immédiatement au conducteur de tourner bride ; malheureusement nous avions été aperçus, et plusieurs artilleurs ennemis se mirent à notre poursuite. Nous ne pouvions évidemment leur échapper, et, à quelque distance de là, un boulet passa au-dessus du fourgon. C’était probablement pour nous enjoindre d’arrêter ; nous continuâmes à fuir de toute la vitesse de nos chevaux. Un second boulet vint contusionner le domestique Jolobof ; il tomba sans connaissance dans le fourgon. Alors le gendarme, qui tenait un pistolet à la main, se décida à en faire usage. Il atteignit à l’épaule un des artilleurs qui nous suivaient, et celui-ci s’inclina sur la tête de son cheval, en laissant tomber son sabre. Ses camarades répondirent par deux ou trois décharges, et le gendarme tomba à son tour dans le fourgon ; il était blessé de deux coups de feu dans le côté. Il n’en rechargea pas moins son pistolet et tira une seconde fois, mais cette fois il n’atteignit aucun des cavaliers ennemis. Ceux-ci, poussés à bout par notre résistance, se jetèrent sur nous le sabre à la main, coupèrent les brides et tuèrent nos chevaux. Le pauvre Kokhan reçut encore plusieurs blessures, Oultmann et moi nous fûmes atteints légèrement, grâce à nos manteaux-Il était impossible de songer à résister plus longtemps ; nous nous rendîmes. Un officier ennemi arriva alors au galop et donna l’ordre d’emmener le fourgon. Quant à nous, on nous remit, comme prisonniers de guerre, à la garde de huit chasseurs de Vincennes, et le domestique Jolobof fut envoyé aux ambulances, où il mourut bientôt après.

« Le lendemain matin, un homme en habit civil vint nous inviter à passer dans sa tente. Je sus depuis que c’était un colonel polonais nommé Tanski, et qu’il était chargé, avec un autre de ses compatriotes, d’interroger les prisonniers ; ils parlaient couramment le russe. Je fus admis le premier dans la tente du colonel, et j’y étais seul avec lui.

« — Vous n’ignorez pas, me dit-il d’un air dégagé, que nous avons tout pouvoir sur vous, puisque vous êtes prisonniers de guerre ; mais chez nous on ne bat pas, on fusille. Il dépend de vous d’être rendus à la liberté ou passés par les armes d’ici à deux heures. Quelles sont les troupes qui composent votre armée, et à combien d’hommes se montent-elles ?

« Je lui répondis que, n’étant point militaire, et n’étant d’ailleurs arrivé à Sébastopol que depuis peu, il m’était impossible de le savoir.

« — Je n’en crois rien, me répondit-il.

« — Je vous jure que je dis la vérité.

« — Eh bien ! soit, reprit-il ; mais vous devez au moins savoir combien il y a de batteries et de pièces dans la ville.

« — Je ne le sais pas davantage.

« — Allons ! s’écria le colonel très irrité, je vois que vous voulez vous moquer de moi. Sortez, et allez attendre votre sort.

« Comme je tardais à lui obéir, il prononça quelques mots en français, et deux chasseurs de Vincennes entrèrent. Ils me prirent par les bras, et me conduisirent dans le camp, où je fus placé sous bonne garde. J’y retrouvai le gendarme ; il était couché par terre, la tête sur un sac de farine. Au bout de dix minutes environ, l’adjoint du colonel Tanski parut devant nous.

« — Lève-toi, frère, dit-il au gendarme, le colonel te demande. Allons, dépêche-toi, ne te fais pas attendre.

« Le pauvre Kokhan se leva péniblement et se traîna vers la tente du colonel. Celui-ci vint au-devant de lui d’un air souriant.

« — Bonjour, frère gendarme, lui dit-il. Ne pourrais-tu pas me dire combien vous avez de troupes dans Sébastopol ? Réponds-moi sans détours.

« — Je ne les ai pas comptées, votre excellence, lui répondit le gendarme après un moment de silence. Cela ne me regardait pas : ce sont les chefs qui s’en occupent. Mais vous voyez dans quel état je suis.

« — Ah ! misérable ! s’écria Tanski avec un mouvement de fureur. Comment oses-tu me répondre comme cela ?

« — Que voulez-vous de moi, votre excellence ? lui répondit le gendarme en s’animant à son tour. Je ne sais rien.

« La conversation continua quelque temps sur ce ton ; puis le colonel, à bout de patience, fit reconduire le gendarme dans le camp.

« — Eh bien ! frère, lui dis-je, il paraît que nos affaires vont mal. Nous allons être fusillés, et personne dans l’armée ne saura notre mort.

« — Que veux-tu faire ? C’est notre destinée.

« En ce moment je me retournai, et j’aperçus à quelque distance de nous des soldats français qui creusaient des fosses pour y jeter des cadavres amoncelés un peu plus loin. C’étaient des soldats russes ; ils avaient encore leurs capotes, mais on avait enlevé leurs chaussures. Pendant que nous regardions ces tristes préparatifs, le colonel Tanski s’approcha de nous.

« — Vous ne voulez nous donner aucun renseignement, nous dit-il, tant pis pour vous. Préparez-vous à mourir.

« — Qu’y faire, votre excellence ? lui répondis-je. Vous demandez l’impossible.

« À peine avais-je prononcé ces paroles, qu’un général français nous aborda. C’était un homme assez replet, et quoique la journée ne fût point très chaude, il était tout haletant. Il se mit à parler en français avec le colonel, et adressa même au gendarme quelques mots d’un ton menaçant en lui montrant les carabines des hommes qui nous gardaient.

« — Le général voudrait savoir, nous dit Tanski, quel est le côté le plus faible de la ville.

« — Comment voulez-vous que nous le sachions, nous autres, puisque nos généraux eux-mêmes l’ignorent ?

« — Vous pourriez en avoir entendu parler.

« — Jamais, lui répondis-je.

« — En vérité, reprit-il en s’animant, je ne comprends pas les soldats russes ; on a beau les interroger, ils ne savent rien, ils ne comprennent rien, ils ne disent rien. Prenez le premier homme venu dans l’armée française, il est au courant de tout ; il sait la force des corps d’armée, le nombre des vaisseaux et le nom de tous ses chefs, depuis le premier jusqu’au dernier. Je vous avoue que vos soldats m’impatientent et m’étonnent.

« Le général se tourna vers nous à son tour et nous parla assez longtemps ; mais nous n’y comprenions naturellement rien. Le colonel Tanski nous expliqua son discours ; il nous dit que le général nous faisait grâce de la vie, et nous invita à le remercier de cette faveur que nous n’avions certes pas méritée. Nous nous inclinâmes, et le général nous répondit : « Bon ! bon ! Allez en France. » Lorsqu’il se fut éloigné, le colonel reprit la parole.

« — Vous êtes bien heureux d’aller en France, nous dit-il ; il y a bien des gens qui paient pour y aller, et vous, on vous y conduira gratis, et vous y aurez tous les jours du vin et du café ; mais dans le cas où nous prendrions Sébastopol avant votre départ, vous resterez, et c’est dans cette ville que nous vous donnerons l’hospitalité. »

« Lorsqu’il eut achevé, il dit quelques mots à nos gardes ; ils se retirèrent, et on nous permit d’aller rejoindre les autres prisonniers russes. Ils étaient assis en cercle autour du feu et paraissaient fort tristes. Parmi eux se trouvait le sous-lieutenant Savéliof, du régiment de Moscou. Après nous être salués, nous commençâmes à nous conter nos malheurs.

« Pendant que nous causions, un Français nous apporta un seau de fer rempli d’un liquide et nous dit : « Mangez, mangez ; soupe bonne. » Lorsqu’il fut parti, un des nôtres tira une cuiller de son sac et s’approcha du seau : « Il faut que cela soit froid, dit-il, je ne vois pas de vapeur ; » puis, ayant fait un signe de croix, il plongea la cuiller dans le seau : « C’est de l’eau, » ajouta-t-il lorsqu’il eut goûté la soupe. On se mit à rire ; mais il fallut se contenter de ce souper. Après cela, nous nous couchâmes autour du feu, au milieu des zouaves qui nous gardaient. Le 10 septembre, on nous conduisit tous à Mamatchaï avec un convoi. Le gendarme souffrait tant de ses blessures, qu’il fit appel à la compassion du colonel Tanski. On vint le prendre pour le conduire à l’hôpital, et comme il ne pouvait plus se soutenir, ce fut sur des fusils qu’on le transporta. »


Peu de jours après, les prisonniers furent embarqués sur le Labrador, et le 18 ils abordèrent sur les côtes de Turquie, où des souffrances bien autrement poignantes les attendaient.


« À peine avions-nous mis le pied sur le sol turc, qu’une nuée de femmes et d’enfans nous entoura en criant : — Moscof ! Moscof ! — Mais nous fûmes immédiatement emmenés par une troupe de soldats turcs auxquels on avait joint deux cavas. Pendant qu’on nous conduisait à la caserne, où nous devions être enfermés, la foule continuait à nous suivre. Quelques hommes se jetaient sur nous, armés de couteaux ; d’autres nous lançaient des pierres ; les femmes crachaient sur nous, mais les soldats réussirent à les tenir éloignées. On nous enferma dans une salle étouffante, dont les fenêtres grillées étaient fermées par des volets. Indépendamment des nombreuses sentinelles qui veillaient au dehors, deux cavas armés de pistolets se tenaient constamment dans la salle. Au bout de deux heures, trois officiers turcs vinrent nous prendre, et nous conduisirent avec une escorte chez le seraskier-pacha. Arrivés au bas d’un grand escalier de bois, on nous ordonna d’ôter nos bottes et de relever nos pantalons jusqu’au genou. Puis nous nous mîmes en marche, précédés par les officiers, qui avaient l’épée à la main. La chambre dans laquelle nous entrâmes était tapissée d’armes, et des soldats s’y tenaient de dix pas en dix pas. Une draperie verte séparait cette pièce du cabinet du seraskier ; nous la soulevâmes et nous fûmes introduits. Le seraskier était assis devant une table de toilette ; il fumait… Un homme, qui me parut Anglais, se tenait auprès de lui. Il parlait bien le russe et servit d’interprète.

« — Vous avez été pris par les Français ? demanda-t-il à Savéliof.

« — Oui, lui répondit celui-ci.

« — Combien avez-vous de troupes à Sébastopol ?

« — Je n’en sais rien ; je ne suis pas resté longtemps dans la ville, et la connais fort mal.

« L’Anglais traduisit sa réponse au seraskier et m’adressa la même question. Je lui répétai ce que j’avais dit au colonel Tauski. Nous lui demandâmes ensuite si nous ne devions pas être conduits en France. Cette demande parut le contrarier, et il nous conseilla de ne point y songer pour le moment. Ainsi finit l’entrevue, et nous fûmes emmenés dans la caserne. »


Les prisonniers y demeurèrent longtemps en butte aux plus cruels traitemens. Les Turcs ne se bornaient point à leur refuser la nourriture nécessaire, ils se plaisaient à leur imposer toute sorte d’avanies, et lorsque l’un d’entre eux laissait apercevoir la croix que tous les Russes des classes inférieures portent sur la poitrine, ils les menaçaient de leurs baïonnettes. Enfin, au bout de trois semaines, un major turc et deux officiers entrèrent dans leur salle ; ils leur proposèrent d’embrasser le mahométisme et de prendre du service dans l’armée du sultan. Ils s’y refusèrent et déclarèrent au major qu’ils préféraient mourir. En entendant ces paroles, les officiers turcs se mirent à rire.


« Non-seulement vous ne reverrez plus votre pays, reprit le major, mais vous n’irez même pas en France. Vous resterez ici, et si vous n’acceptez pas nos propositions, vous nous mettrez dans la nécessité d’user de rigueur. Ah ! je vous réponds que nous saurons bien venir à bout de votre obstination.

« Nous lui répétâmes tous que nous resterions fidèles à notre devoir, et il se retira, ainsi que les officiers, en jetant sur nous un regard menaçant. Effectivement il revint deux jours après avec deux cavas armés de pistolets et de couteaux. Une foule de Turcs s’introduisirent à leur suite dans la salle, et ceux-ci n’étaient pas les moins inquiétans ; leurs gestes et leurs paroles indiquaient la plus grande irritation. Nous comprîmes que nos jours étaient sérieusement menacés

« — Connaissez-vous, nous dit le major, quelque général ou officier français ?

« — Oui, certainement, répondit avec assurance le lieutenant Savéliof, nous connaissons le maréchal Saint-Arnaud, un général de division, et enfin le colonel Tanski. C’est lui qui nous a appris que nous devions être conduits en France ; il a même inscrit nos noms.

« Cette déclaration produisit le meilleur effet ; le major sortit en colère, et tous les autres Turcs se retirèrent avec lui. »


Les jours suivans, on laissa les prisonniers en repos ; mais un secrétaire turc, qui parlait le russe, s’établit dans la salle, et chercha par tous les moyens possibles à leur faire accepter les propositions du major. Ils demeurèrent inébranlables, et peu de jours après ils furent remis entre les mains des autorités françaises et embarqués pour Toulon, où leur position devint supportable, mais où ils ne cessaient pourtant pas de regretter leur pays.

La guerre de Crimée n’a pas eu seulement ses conteurs, elle a eu ses poètes. Nous ne parlons pas ici des chants de circonstance, qui ne méritent pas de nous occuper. Un écrivain qui s’était trop inspiré jusqu’à ce jour des littératures étrangères, M. Maïkof, a su traduire en strophes pleines de vigueur les sentimens qui s’exprimaient autour de lui. Parmi les petits poèmes qu’il a consacrés à la guerre de Crimée et où s’encadrent de vives peintures, on remarque surtout le Soldat en retraite. La nouvelle de la guerre est venue surprendre le vieux soldat Perfilief dans son village. Il veut partir ; mais comment annoncer sa résolution à sa femme, la digne Marfoucha ? Perfilief s’y décide cependant ; il énumère les motifs qui ne lui permettent pas d’hésiter, puis il termine son discours, tout plein d’enthousiasme militaire, par une recommandation touchante.


« Tu le vois bien, de toute nécessité il faut que je parte. Qu’est-ce que je fais ici ? Je m’y débats comme un poisson sous la glace. Mon cœur est déchiré ; on dirait qu’il est dans les pattes d’un chat. Non, il faut que je suive les camarades. Tu m’aimes, Marfoucha ? Eh bien ! laisse-moi partir, sinon cela finira mal.

« Approche-toi… donne-moi tes mains ; nous allons rester assis côte à côte. Tes yeux pleurent… Ah ! c’est leur sort… Mais il ne faut pas écouler les larmes ; elles conseillent mal… Cependant il m’en coûte bien de vous laisser là. Les fils sont petits, hélas ! la fille marche à peine.. Ah ! je me surprends quelquefois….. moi, une vieille moustache !… Oh ! je ne vous aurais jamais abandonnés pour un instant… Mais qu’y faire ?… Les circonstances le veulent ; l’empereur a besoin de fusils. Il faut que chacun se rende à la place où le devoir l’appelle… N’est-ce pas vrai ?… Eh bien ! toi aussi, tu as un devoir à remplir… La mort nous prend tous ; il faut qu’à ta dernière heure, tu n’aies rien à te reprocher. Avant tout, n’oublie jamais que tu es mère. Apprends à nos enfans à aimer Dieu et à nous respecter. Puis, sois sévère quand il le faut, sans pour cela faire comme la voisine, qui bat ses enfans à tout propos. Si je reste sur le champ de bataille (sois sûre d’ailleurs que je ne me laisserai pas faire comme un conscrit), ne manque pas de rappeler souvent à ces enfans que je savais me conduire. Tu me comprends ? mais en voilà assez ; que la volonté de Dieu s’accomplisse… En avant du pied gauche ! Le gouvernement ne vous oubliera pas ; il y a un oukaze qui nous le dit… Et qui sait ? Patiente un an ou deux ; ce n’est pas long… Tout se passera peut-être sans malheur, et alors tu verras comme nous serons heureux. Partout, dans les villes, le clergé sortira en grande cérémonie et au son des cloches, pour saluer les braves. Puis viendra le tour de la musique, des clairons ! Et quelle fête nous nous donnerons ! L’eau-de-vie coulera à flots… n’est-ce pas ?… Ah ! voilà que tu ris, ma vieille ?… Allons, vile à la besogne ; prépare-moi une fournée de gâteaux et ne ménage pas la farine ; il m’en faut pour la route. J’aurai tout le temps de manger les biscuits du gouvernement »


Les romans de M. Tolstoï, les confidences recueillies par M. Sokolski, ont rappelé l’attention sur tout un côté de la littérature russe qui depuis Pierre le Grand n’a pas été, on le voit, sans importance. L’originalité du soldat russe avait été méconnue par la plupart des écrivains qui lui avaient donné place dans leurs récits. Lomonosof et Kheraskof n’avaient vu dans la vie militaire qu’un thème à narrations épiques imitées de la Grèce et de Rome. Les chroniqueurs de 1812 n’observaient guère le soldat qu’aux heures de combat, et l’idéalisaient volontiers afin de mieux exalter l’enthousiasme patriotique. Marlinski et Lermontof lui prêtaient les allures sauvages des héros de Byron. Aujourd’hui le type vrai se dégage de toutes ces exagérations, et l’intérêt littéraire n’y a rien perdu. Quant à l’intérêt moral, est-il besoin d’indiquer ce qu’il y gagne ? Les tableaux que tracent M. Tolstoï et M. Sokolski peuvent-ils être tout à fait sans influence sur les hautes classes de la société russe ? Depuis plus d’un siècle, cette société est partagée en deux mondes qui se connaissent à peine ; dans l’un se trouvent les hommes à qui Pierre Ier a imposé les formes de la civilisation occidentale, dans l’autre tout le reste de la population, marchands, soldats et paysans. Les esprits qui s’étaient avancés avec le plus d’ardeur jusqu’à présent dans la nouvelle voie qu’on leur avait tracée commencent à considérer avec une curiosité croissante les classes qui sont demeurées fidèles aux coutumes de leurs pères. Cette curiosité, les écrivains qui étudient les mœurs populaires cherchent en même temps à la satisfaire et à l’entretenir ; quelques-uns d’entre eux ont songé à en profiter pour rétablir dans les rangs supérieurs de la société russe des formes depuis longtemps oubliées. Sous le nom de slavophiles, ils forment un petit groupe qui trouve piquant d’emprunter à la vieille Russie ses mœurs et ses costumes, faute de pouvoir rendre à leur pays quelques-unes de ses anciennes institutions. Cette prétention était d’une inconséquence vraiment étrange, et le ridicule en a fait justice ; les peuples subissent, il est vrai, des modifications très diverses, mais jamais ils ne reviennent sur leurs pas. Nous attendons un tout autre résultat des préoccupations littéraires que nous venons de signaler. Peut-être sont-elles destinées à préparer un changement bien désirable. Un homme d’une imagination souvent clairvoyante, le poète polonais Mickiewicz, a soutenu qu’en Russie la barbarie n’est point, comme on le dit trop souvent, dans les régions inférieures de la société, mais au sein des classes lettrées. Cette assertion n’est pas aussi paradoxale qu’on serait tenté de le croire. Ce n’est point par le goût des plaisirs raffinés, ni même par l’étendue et la variété des connaissances, que l’homme cultivé se distingue le plus du barbare, c’est par la valeur morale. Or il est certain qu’en Russie le peuple proprement dit l’emporte de beaucoup à cet égard sur les classes supérieures. On y rencontre à tout moment, sous le sarreau du paysan ou la capote du soldat, des qualités et des vertus qui étonnent, une intelligence des choses de ce monde, un dévouement pour ses semblables, une résignation vraiment surprenante, et souvent une fermeté héroïque. Rien ne prouve mieux combien la souffrance épure et fortifie les âmes vraiment religieuses. Que les écrivains russes continuent donc à mettre en évidence, comme ils le font, le mérite de cette population opprimée, qui depuis tant de siècles se sacrifie pour la prospérité du pays. Quand cette vérité aura été clairement démontrée à la face de toute l’Europe, le parti contraire aux réformes qui existe encore en Russie ne pourra plus, sans rougir, prolonger sa résistance, et devra travailler de concert avec le gouvernement impérial à préparer l’affranchissement des classes inférieures. L’heure alors viendrait bientôt où les paysans russes ne relèveraient que d’eux-mêmes, et l’esprit d’ordre qu’ils montrent sous les drapeaux serait une des bases les plus sûres pour le régime libéral qu’ils verraient succéder à tant de siècles d’oppression.


H. Delaveau.
  1. Le jour même de la bataille en question, une autre image de la Vierge, également sauvée des flammes à Smolensk, fut promenée en grande pompe à Moscou avec d’autres images autour des murs du Kremlin.
  2. Son vrai nom était Bestoujef. Après avoir débuté dans la carrière des lettres en 1822 par une série de nouvelles qui furent bien accueillies, il fonda avec le poète Ryleïef le premier almanach littéraire qu’on ait publié en Russie. Impliqué dans la conspiration du 14 décembre 1825, il fut exilé en Sibérie, obtint une commutation de peine, et, entré au service comme soldat, mourut dans le Caucase sans avoir revu son pays.
  3. Chaussure en écorce de tilleul que portent les paysans.
  4. Ainsi que l’indique son nom, le baron Delvig était Allemand d’origine. Ce fut Pouchkine, avec lequel il avait été élevé au collège impérial de Tsarskoïé-Sélo, qui guida ses premiers pas dans la carrière littéraire. Il doit en grande partie à l’amitié de ce poète célèbre l’attention que l’on accorda à ses œuvres.
  5. Si nous voulions étudier sous toutes ses formes la littérature militaire en Russie, nous aurions à y constater depuis quelques années un développement assez remarquable. Cette littérature compte des recueils périodiques nombreux et variés. L’un de ces recueils porte le titre de Lectures pour les soldats, et ce n’est pas le moins intéressant. On en jugera par la table des matières de l’un des numéros que nous avons sous les yeux. La voici : De la Lecture des Saintes-Écritures. — Une Expédition chez les Avars. — Des cinq parties du Monde. — De la Désertion. — Le soldat en congé temporaire. — La Prise d’Ismaïl en 1790. — Des Armes à feu portatives. — Comment vivent les soldats agriculteurs dans la Russie centrale. — Moyens de sécher le foin. — Culture et conservation des pommes de terre. Indépendamment des recueils spécialement consacrés, comme celui-ci, à des questions qui intéressent l’armée, la plupart des autres journaux publient souvent des articles et des nouvelles que l’on peut classer dans la même catégorie.
  6. Soldats attachés au service des officiers.
  7. 27 août, selon le style russe.
  8. Espèces de grillons qui tapissent par milliers les cabanes des paysans russes.