La Littérature européenne

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Revue des Deux Mondes4e période, tome 161 (p. 326-355).
LA
LITTÉRATURE EUROPÉENNE


I

A l’occasion de la réunion du Congrès d’Histoire comparée, — et en qualité de président de la section qui portait le titre de Section d’Histoire littéraire comparée, — j’ai prononcé le 23 juillet, au Collège de France, une conférence dont l’objet était de définir la matière, le programme, et la méthode de la Littérature européenne. La littérature européenne, il est vrai, n’est qu’une « branche » de la littérature comparée ; et encore, on va le voir, n’ai-je pris cette expression même de « littérature européenne » que dans son sens le plus étroit. Il ne faut pas vouloir trop embrasser d’un coup ! Si l’on voulait donner à l’expression toute son étendue, comme l’ont fait Mme de Staël, dès 1800, dans son livre de la Littérature, et Frédéric Schlegel, quinze ans plus tard, dans son Histoire de la Littérature[1], elle envelopperait les littératures de l’antiquité, la grecque et la romaine, aussi bien que les littératures de l’Europe moderne ; — et la littérature du moyen âge n’en serait pas exclue.

Le domaine de la littérature comparée, ainsi que l’a fait justement observer M. Gaston Paris dans la première de nos réunions particulières, est encore plus vaste. On n’en saurait écarter les grandes littératures orientales : l’hébraïque et l’arabe, la persane et l’indoue. Que serait-ce qu’une théorie de l’épopée, par exemple, qui ne tiendrait pas compte des Mahabharata et des Ramayana, ou une théorie du lyrisme qui laisserait en dehors d’elle les Psaumes et le Cantique des Cantiques ? La réponse n’est pas douteuse, et je n’ai pas besoin de la formuler.

Une question plus délicate est de savoir si la définition de la littérature comparée doit envelopper, au même titre que celles de Pindare et de Sapho, les poésies de Thou-Fou et de Li-Taï-pé. La difficulté est la même que celle où se sont heurtés les auteurs de toutes les histoires universelles : j’entends ici les histoires qui sont véritablement des « histoires, » et non pas seulement des chroniques ou des annales. Les uns, comme Bossuet, ont pris le parti, pour des raisons qu’ils ont naïvement données, de négliger les peuples de l’extrême Orient, et les autres, comme Voltaire, dans son Essai sur les Mœurs, n’ont pas voulu les négliger, afin de faire autrement que Bossuet. Mais ce qui n’a pas dépendu d’eux, c’est que ces civilisations lointaines et mystérieuses ne se fussent développées excentriquement aux nôtres, et, n’ayant ainsi que peu de points de contact avec elles, n’offrissent conséquemment avec elles que peu de points de comparaison. Elles en offrent de rencontre ou de coïncidence ; elles en offrent peu de comparaison. Pareillement les littératures. En un certain sens les poésies de Thou-Fou et de Li-Taï-pé, — et on en a fait plusieurs fois la remarque, — sont tout à fait dans le goût d’Anacréon et d’Horace, de Parny, de Béranger, plus voisines des nôtres, et de nos habitudes occidentales d’esprit, que ces poèmes gigantesques et démesurés, étranges et presque tous pour nous, qui sont les Pouranas indous. Mais, en revanche, et, pour qu’il y ait prétexte ou matière à comparaison vraiment féconde, s’il faut une certaine continuité de communications ou d’échanges, et d’action réciproque, de parentage ou de cousinage, entre les objets que l’on compare, on voit bien la nature de la difficulté. Nous ne prétendons pas la résoudre aujourd’hui.

Elle est différente, mais non pas moindre, ni moins subtile, quand on vient à se demander si les Chants et les Contes populaires, contes moraux, contes de fées, contes de nourrices, relèvent ou non de la littérature comparée. Quelque hypothèse que l’on adopte sur l’origine et la transmission du conte ou de la chanson populaire, il y a certainement ici matière à comparaison dans le sens philosophique du mot. Si le Petit Poucet, par exemple, nous est venu de l’Inde, comme les uns le veulent, il y a lieu de rechercher comment, par quelles voies, il est arrivé jusqu’à nous, et comment, en quel sens, tout le long de sa route, le génie des races qui se l’appropriaient successivement en a modifié les détails, ou peut-être même le fond. Mais si l’on veut, dans l’hypothèse contraire, qu’il soit né sur place, en différens lieux et en différens temps, comment alors expliquerons-nous cette coïncidence ? et, de géographique, en quelque sorte, qu’elle était, la recherche comparative, pour être devenue psychologique, n’en est pas moins intéressante. Seulement, à leur source, dans leur thème original et premier, la chanson populaire ou le conte sont-ils vraiment de la « littérature ? » Je ne voudrais à ce propos m’embarrasser ici de distinctions subtiles : mais entre le Petit Poucet et la Divine Comédie, par exemple, ou le Petit Chaperon rouge et le Faust de Gœthe, ou même celui de Marlowe, n’y a-t-il vraiment qu’une différence de degrés ? En d’autres termes, et si nous voulons nous entendre entre nous, ce qu’il convient d’appeler littéraire, n’est-ce pas uniquement ce qui a eu l’intention de l’être, ou, mieux encore et avec plus de précision, n’est-ce pas ce qui a tendu, de la part et dans la pensée de son auteur, quel qu’il soit, anonyme ou illustre, à la réalisation, consciente et voulue, d’une certaine idée de grâce ou de beauté ? On remarquera que la même difficulté ne laisse pas de faire hésiter, en plus d’une occasion, les historiens de l’art. Un ustensile de ménage, une amphore, par exemple, ou un miroir sont des documens archéologiques du plus grand intérêt. Dirons-nous qu’ils soient de l’art ? Et si l’on décide qu’ils en sont, et pareillement, qu’une chanson ou un conte populaire sont de la littérature, ne voit-on pas le danger, lequel est, en « littérature comparée » comme en art, de subordonner infailliblement le mérite ou le prix de la forme à la signification du fond, et la valeur des objets eux-mêmes, non pas du tout à ce qui en fait l’intérêt d’art, mais l’intérêt documentaire, historique, et je dirai, si l’on y tient, scientifique ?

Mais à cette question non plus, je ne me propose point aujourd’hui de répondre, et des discussions auxquelles elle pourrait donner lieu les lecteurs ne trouveront pas trace dans cette conférence que j’ai récrite ou écrite pour eux. Après tout, nous avons toujours le droit de circonscrire notre sujet, quelque relation qu’il soutienne avec un sujet plus vaste ; et, fermement convaincu d’ailleurs « qu’on ne saurait ni connaître le tout sans connaître les parties, ni les parties sans connaître le tout, » il nous est toujours permis de n’appliquer notre effort qu’à une des parties du tout. Ce qu’on exige alors uniquement de nous, c’est de laisser voir, ou au besoin de mettre en lumière, les rapports de cette partie avec le tout, de la monographie avec l’ensemble ; et c’est pour me conformer à cette exigence qu’en limitant l’objet de ce court essai à la définition de la Littérature européenne, je ne devais pas oublier d’avertir que la littérature européenne n’est qu’une « branche, » ou, pour mieux dire, une province, et peut-être une étroite province, dans le champ presque infini de la Littérature comparée.


II

Si l’on disait que les études, et même les recherches de littérature comparée sont assez récentes en France, on aurait tort et on aurait raison. On aurait raison, si l’on faisait observer qu’à Paris, au moment même où j’écris, tant à la Sorbonne qu’au Collège de France, il n’existe pas une seule chaire de littérature comparée ; mais on aurait tort, si ces recherches, inaugurées par Mme de Staël, au début du siècle qui va finir, et continuées par toute une école dont les deux Schlegel, Sismondi, Fauriel, Jean-Jacques Ampère, F. Ozanam, sont les principaux représentans, se trouvent être vraiment françaises d’origine. Nous sera-t-il permis de rappeler que la Revue des Deux Mondes s’est longtemps honorée d’en entretenir la tradition ? et ce n’est pas sa faute, mais celle des circonstances, ou peut-être aussi des écrivains, si la curiosité publique, depuis vingt-cinq ou trente ans, s’est un peu détournée chez nous de ce genre de travaux. Ils sont de ceux qui ont besoin d’être comme encouragés par une certaine complicité de l’opinion littéraire ; et, sans doute, cette complicité, dans ces derniers temps, n’a fait défaut ni aux admirables études de M. E.-M. de Vogüé sur le Roman russe, ni, quelques années auparavant, à celles d’Eugène Fromentin sur les Maîtres d’ autrefois, — lesquelles rentrent par tant de côtés dans la définition de la littérature comparée ; — mais nous ne pouvons pas ne pas nous souvenir de la longue indifférence que la même opinion a témoignée pour les travaux d’Emile Montégut, l’homme qui peut-être aura le plus contribué, dans notre siècle, à faciliter, par l’intermédiaire de la critique française, la communication ou l’échange entre les littératures du Nord et celles du Midi. Comment donc et pourquoi la tradition s’est-elle interrompue ? C’est ce qu’il n’est pas inutile d’examiner, si, comme je le crois, les raisons qu’on en peut donner éclairent d’avance et déterminent dans une certaine mesure la notion même de méthode en littérature comparée.

Et premièrement, l’ancienne critique, la critique académique, avait tant abusé du « parallèle » que le discrédit du genre s’était étendu, de proche en proche, à toute espèce de comparaison, et déjà, vers 1830, rien ne paraissait plus suranné, plus artificiel, plus « poncif » que de comparer Corneille avec Racine, si ce n’est de les comparer tous les deux avec Shakspeare ou Lope de Vega. C’était en vain qu’en histoire naturelle, par exemple, ou en philologie, et précisément à la même époque, la méthode comparative renouvelait, comme on dit, la face de la science, et en vain que des sciences nouvelles, — si toutefois ce sont des sciences, — telles que la mythologie ou la religion comparées, se fondaient sur cette méthode même, ou plutôt en sortaient tout entières et tout armées ! La critique n’y prenait pas garde. Elle persistait à ne vouloir voir dans la « comparaison » qu’un exercice de rhétorique, lequel, comme tous les exercices du même genre, était à lui-même sa fin, et dont le succès pouvait assurément faire honneur à l’habileté du critique ou du bel esprit, mais, après tout, ne servait de rien à l’avancement de la connaissance. On estimait communément que, de la comparaison de Corneille et de Racine, une seule chose résultait, qui était que l’auteur de la comparaison préférait, pour sa part, Corneille à Racine, ou Racine à Corneille ; et on le lui reprochait comme une marque de singulière étroitesse d’esprit : le vrai critique, en ce temps-là, devait les préférer tous les deux ! Mais, après les avoir « comparés, » s’il s’avisait, le pauvre homme, de les « juger » et surtout de les « classer, » c’est alors que l’on se fâchait, et dans les petits journaux, ou même dans les grands, il n’y avait pas assez de plaisanteries, ni d’assez spirituelles, contre cette critique dont l’objet semblait être de loger des talens dans l’alcool de ses bocaux dûment étiquetés : GENUS TRAGIGUM : SPECIES CORNELIANA : varietas Crebillonensis.

C’est qu’aussi bien le préjugé se fortifiait d’un autre, et il était également entendu que dans une œuvre littéraire, dans une tragédie de Racine, dans un roman de Richardson, dans un poème de Gœthe, ce qu’il y a d’intéressant, c’est un peu le milieu qui les a vus paraître, et dont ils expriment quelques élémens, mais c’est bien plus et surtout Goethe lui-même, Richardson et Racine. Iphigénie, Clarisse, Marguerite..., eût-on dit volontiers, que nous importent ces créatures, toutes personnes d’ailleurs fictives, non existantes ? et quel besoin de les comparer entre elles ou avec d’autres ? Mais de savoir quelle espèce d’hommes furent un Wolfgang Gœthe, un Samuel Richardson ou un Jean Racine ; ce que l’on retrouve d’eux dans leur œuvre ; l’involontaire confession qu’ils nous y ont sans doute laissée de leurs goûts, de leur conception de l’homme et de la vie ; la trace et le ressouvenir de leurs petites histoires de femmes, voilà ce qui enrichit vraiment la connaissance de l’humanité. Et on ne réfléchissait pas qu’à ce compte, la plus médiocre rapsodie, la plus indécente, — les Mémoires de Casanova ou le Monsieur Nicolas de Restif de la Rretonne, — iraient de pair avec les chefs-d’œuvre du roman ou de la poésie ; que le talent ou le génie ne seraient vraiment que des anomalies ou des monstres, des cas pathologiques, dans la nature et dans l’histoire, s’ils ne servaient qu’à singulariser ceux qui en sont affligés ; et qu’enfin leur singularité même ou leur originalité ne saurait se définir que par rapport à la banalité antérieure ou ambiante. Pour sentir toute l’originalité de Racine, il n’y en a qu’un moyen, qui est de le comparer à quelque autre, et la raison en est que lui-même n’est vraiment lui, quel qu’il soit, ni vraiment quelqu’un, ni vraiment Jean, que dans la mesure où il « diffère » de Pierre et de Thomas, de François et de Louis, de Prosper et d’Antoine... C’est ce qu’il faudra bien que l’on finisse par comprendre.

Nous ajouterons là-dessus que si l’un et l’autre préjugé s’excusaient, ou se justifiaient, dans le temps que toute comparaison ne pouvait guère aboutir qu’à des généralisations prématurées, vagues et arbitraires, ce temps semble aujourd’hui passé ? A vrai dire, et en dépit de tant de motifs qui eussent dû les rendre inséparables l’une de l’autre, la critique et l’histoire n’ont fait alliance que de nos jours. Au siècle dernier, quand les savans Bénédictins de la Congrégation de Saint-Maur jetèrent les fondemens et publièrent les premiers volumes de l’Histoire littéraire de la France, on se rappelle peut-être de quelles plaisanteries le « goût » et la « critique » les assaillirent par la plume de Voltaire. Classique ou romantique, la critique de notre siècle n’est demeurée que trop fidèle, jusqu’aux environs de 1860, à l’esprit de ce grand homme, et je pourrais citer des Histoires de la littérature française dont il n’y a presque pas un « jugement » qui ne soit faussé par le mépris absolu de la chronologie. Ni les Anglais, ni les Allemands, pendant longtemps, n’en ont témoigné plus de respect ; et, comme on ne pouvait sans doute « comparer » les littératures entre elles avant qu’on eût drossé de chacune d’elles des inventaires méthodiques à peu près complets, la « littérature comparée, » manquant de ces inventaires, a donc longtemps manqué de son point d’appui, pour ne pas dire de sa base même. Il en est autrement de nos jours. Nous possédons l’histoire particulière et nationale de presque toutes les grandes littératures modernes. Des Français ont même écrit des Histoires de la littérature anglaise, et des Anglais, des Allemands surtout, de fort bonnes Histoires de la littérature française. On a fait un pas de plus, et, — conformément à l’exemple qu’en avait donné jadis Henry Hallam, dans son Histoire des Littératures de l’Europe depuis 1500 jusqu’en 1700. mais en essayant de composer ce qu’il s’était contenté de juxtaposer, — on a commencé « d’atteler à trois ou à quatre, » si j’ose ainsi dire, et de faire marcher de front l’histoire de plusieurs littératures à la fois. Tels, en Allemagne, Hermann Hettner[2], ou, en Suisse, Marc Monnier[3], l’un des premiers, je crois, qui ait professé en Europe la littérature comparée ; et tels encore en Angleterre les cinq ou six collaborateurs qui, sous la direction de M. G. Saintsbury, l’un de nos meilleurs historiens anglais de la littérature française, ont entrepris tout récemment de nous donner en douze volumes, sous le titre de Periods of European Literature, une véritable histoire de la littérature européenne[4].

Je signalerai encore, dans le même ordre d’idées, l’intéressant opuscule de M. Louis P. Betz : la Littérature comparée, Essai bibliographique[5], avec une introduction de M. J. Texte. M. J. Texte, — que la mort vient de nous enlever, — était en France, à l’heure actuelle, et depuis quelques années déjà, l’homme le plus capable de populariser, je ne dis pas de vulgariser, ce genre d’études, et sa perte sera plus d’une fois vivement ressentie. A qui donnera-t-on cette chaire de Littérature comparée que l’on avait fondée tout exprès pour lui à Lyon ? C’est une question secondaire. Mais ce qui importe, en tout cas, c’est qu’on ne « dénature » point la chaire, et, au contraire, qu’on en fonde plutôt, et au plus tôt, une autre à Paris, où je répète qu’il n’y en a point. A des études nouvelles, s’il faut des organes ou des moyens d’action nouveaux, le moment n’a jamais été plus propice à la fois et plus urgent de les procurer aux études de littérature comparée. « Il nous manque une histoire générale de la Renaissance en Europe, — écrivait précisément M. J. Texte, dans son introduction à l’opuscule de M. Betz ; — il nous manque une histoire générale du classicisme ou du romantisme, une histoire du drame moderne, combien d’autres livres ! Il semble que, dans la plupart des pays d’Europe tout au moins, l’histoire des littératures nationales ait été suffisamment étudiée pour qu’on puisse maintenant songer à ces travaux. Le XIXe siècle aura vu se développer et se constituer l’histoire nationale des littératures ; ce sera sans doute la tâche du vingtième d’en écrire l’histoire comparative. » Nous ne pouvons que nous associer à cette espérance ; et qui sait ? si de même que l’histoire des littératures nationales n’a pas contribué médiocrement à raffermir les nationalités de l’Europe contemporaine dans le sentiment de leur unité propre et de leur originalité personnelle, tout de même, l’histoire comparée de ces littératures n’aura pas pour effet de nous enseigner que le sentiment des unités nationales non seulement n’a rien d’incompatible avec celui de la solidarité européenne, mais encore qu’il en est le véritable fondement ? Il faut être au moins deux pour être solidaire l’un de l’autre, et que ces deux en fassent plus d’un.


III

Quelle méthode y emploierons-nous donc ? Pour le décider, faisons une hypothèse, et posons idéalement l’existence d’une littérature européenne, dont les littératures particulières ou nationales ne seraient, dans l’histoire de notre moderne Europe, que des manifestations locales et successives. On sait que l’hypothèse, à vrai dire, n’en est pas une, et les Chansons de Geste ou les Romans de la Table ronde, les Fabliaux, les Mystères, sont là pour témoigner qu’une telle littérature a réellement existé. Le premier chapitre ou la première partie d’une Histoire de la littérature européenne devrait être consacré, non pas précisément à exposer l’histoire de la littérature du moyen âge, mais à dresser l’inventaire européen de cette littérature, et la question serait à peu près celle-ci : « Quels thèmes généraux d’inspiration les littératures modernes ont-elles hérités de la littérature du moyen âge ? » On remarquera là-dessus que, toute littérature étant nécessairement épique, dramatique ou lyrique, une pareille question serait sans doute assez promptement résolue.

Quelle transformation ces thèmes ont-ils subie ? Ce serait la seconde question, qu’on pourrait formuler d’une autre manière, assez différente, si, comme on le voit peut-être, elle se ramène à la question de savoir quel a été le caractère essentiel du mouvement que nous avons nommé du nom de Renaissance. Mais, au lieu de discuter, comme nous le faisons, sur la Renaissance en général, et, généralement aussi, avec l’intention peu philosophique de prouver qu’il eût mieux valu qu’elle ne se produisît pas, — c’est le point de vue de l’Ecole des Chartes et de l’Ecole du Louvre ; — ou, au contraire, que nous ne saurions trop nous féliciter du changement de direction dont elle a donné le signal, — et c’est le point de vue de l’Ecole normale ; — on essaierait d’en reconnaître la vraie nature à la lumière de l’histoire des genres.

Il est un de ces genres, entre tous, qui se prêterait merveilleusement à cette étude, — je serais presque tenté de dire à cette expérience, — et ce serait le genre dramatique, ou, si l’on le veut, le genre tragique. En effet, nous le voyons partout et à la fois, dans le cours du XVIe siècle, en Angleterre, comme en France, et comme en Italie, se dégager de la littérature des Mystères et des Moralités. Ou plutôt, j’ai tort de dire qu’il s’en « dégage, » car, en le disant, j’ai l’air de résoudre ou de trancher une question très délicate, qui est celle des rapports de nos premières tragédies modernes, — la première en date est la Sophonisbe du Trissin, 1516, — avec les Moralités et les Mystères ; et la question ne saurait être si facilement résolue. Contentons-nous donc de noter deux points, qui semblent dès à présent assurés, et qui sont les suivans. En Italie, comme en France, et comme en Angleterre, le développement ou le progrès du genre tragique s’est produit exactement en raison de la décadence des Mystères ; et la réaction s’est bien moins opérée contre la matière même ou la substance des Moralités que contre les procédés qui la faisaient comme évanouir, cette substance, à force d’être allégorisée. Du premier de ces deux points on trouvera la preuve dans le savant ouvrage d’Alessandro d’Ancona sur les Origines du Théâtre en Italie[6], et la preuve du second dans les préfaces de nos Gré vin ou de nos Jean de la Taille[7]. Il est permis d’en tirer cette conclusion, que la Renaissance a eu pour premier caractère d’être littérairement une réaction contre le moyen âge, — plus ou moins consciente, je ne l’examine point ici ; — et, secondement, que cette réaction a eu pour objet, un peu dans tous les genres, de substituer à l’allégorisation la représentation de la nature.

Mais cela ne s’est point fait tout de suite, ni directement, et c’est ce qu’on voit bien encore par l’exemple de la tragédie. Ce n’est point d’abord en eux, ni autour d’eux que les hommes de ce temps ont reconnu la nature, mais dans les œuvres de l’antiquité ; et ce n’est donc point à la nature elle-même qu’ils ont demandé les moyens de limiter, mais à ceux qui l’avaient autrefois « attrapée ». Un grand peintre a dit, — et c’était un peintre de portraits, — que toutes les leçons de l’art de dessiner ou de peindre n’avaient pour but que d’exercer l’élève « à voir la nature ; » et, en effet, tout le monde a des yeux, mais beaucoup ne s’en servent pas pour voir. Les hommes de la Renaissance ont demandé aux anciens de leur apprendre à voir ; et, novices dans cet art, si difficile à la fois et si simple, ils ont, comme il arrive en pareil cas, imité pêle-mêle les qualités et les défauts de leurs maîtres. Par là s’explique la fièvre d’érudition qui les a échauffés, exaltés, soutenus ; l’erreur qu’ils ont commise, poètes ou artistes, non pas tant sur le choix que pour n’avoir pas voulu faire de choix entre les modèles ; et le prix souvent excessif que, sans y pouvoir atteindre eux-mêmes, ou peut-être par désespoir d’y atteindre, ils ont attribué à la perfection de la forme.

C’est à ce moment que trois influences ont agi particulièrement sur le genre tragique, et l’ont transformé, d’une imitation morte ou languissante qu’il était de l’antique, en une imitation je n’ose dire encore plus vivante, mais déjà plus appropriée aux exigences de son évolution interne et de l’esprit du temps. Je veux parler de l’influence de Plutarque, avec ses Vies parallèles ; de l’influence de la Poétique d’Aristote, et de l’influence de Sénèque le Tragique, ou des dix pièces qui nous sont parvenues sous son nom. Pour émouvoir les sensibilités et frapper les imaginations, les hommes de ce temps ont appris du plus amusant des biographes qu’aucune combinaison de l’esprit ne valait les catastrophes de l’histoire, et, selon l’ingénieuse expression de notre vieil Amyot, « les cas humains représentés au vif » sur la scène du monde, par les César et les Alexandre, les Démosthène et les Cicéron, les Brutus et les Caton. Entre ces « cas humains, » qui, naturellement, ne contenaient pas tous la même quantité d’émotion dramatique, la Poétique d’Aristote leur a procuré des raisons de fixer leur choix ; et à cet égard, il est sans doute curieux d’observer que, tandis que l’on travaillait, presque partout ailleurs et jusque dans le domaine de la logique, ce qui était une grande sottise, à détruire l’influence du philosophe, au contraire, son autorité n’a été jamais plus grande ni plus absolue, moins discutée qu’alors en matière d’esthétique dramatique. Enfin, à l’influence d’Aristote et de Plutarque s’est ajoutée celle de Sénèque, pour des raisons qui, — chose assez peu connue, — n’ayant nulle part plus agi qu’en Angleterre, n’ont donc été mieux mises par personne en lumière que par les historiens du théâtre anglais[8]. C’est ici un des points essentiels de l’évolution du genre dramatique, et il importe d’y insister.

Les Grecs de l’époque classique, depuis Homère jusqu’aux Alexandrins, sont des Grecs, et les Latins de la République sont des Latins ; mais Plutarque et Sénèque sont déjà des « cosmopolites ; » et peu importe qu’ils aient écrit l’un en grec et l’autre en latin, ce n’est plus à une cité, ou à une confédération de cités, mais à tous les hommes qu’ils s’adressent. Quels que soient leurs défauts (et si Plutarque en a plutôt d’aimables, ceux de Sénèque le Tragique sont énormes et presque repoussans), nous ne sommes point en les lisant arrêtés, ni distraits, ni gênés ou dépaysés par ces singularités locales et ces accidens particuliers dont les raffinés se font leur plus vif plaisir quand ils lisent Hérodote ou Pindare, Salluste ou Catulle, Virgile même ou Tite-Live. Contemporains de la fusion de toutes les nationalités de l’ancien monde dans l’unité romaine, et on pourrait déjà presque dire dans l’unité chrétienne, — à ce point qu’on a pu débattre la question des « rapports de Sénèque avec saint Paul, » — Plutarque et Sénèque, l’un Espagnol et l’autre Grec, ont écrit pour l’Empire ; et c’est pourquoi les hommes de la Renaissance, Anglais ou Italiens, Allemands ou Français, ont pu les aborder de plain pied. Leur influence au XVIe siècle est le signal, ou du moins l’un des symptômes de ce que l’on a justement appelé : la latinisation de la culture, et je l’entends ici, plus particulièrement, d’une tendance commune de l’Europe d’alors à résumer, ou à synthétiser l’antiquité tout entière dans les écrivains de l’époque impériale.

Et le phénomène ne se limite point aux nations de race latine, ou crues telles ; on le constate en Angleterre ; et, en Angleterre comme en France, c’est à Sénèque que l’on demande le modèle de la forme tragique. Plutarque aussi n’y est pas moins imité qu’en France, ni Aristote moins écouté qu’en Italie. C’est comme si l’on disait qu’avant de se « nationaliser, » et de devenir anglais dans la patrie de Shakespeare, espagnol dans celle de Lope de Vega, français dans celle de Corneille, le drame a commencé par être « européen » dans tous les sens du mot ; — et je ne crois pas qu’on l’ait jusqu’ici très bien vu. La littérature de la Renaissance, en général, a été vraiment européenne, quoique d’une autre manière que la littérature du moyen âge. Elle n’a rien exprimé de particulièrement « national. » En elle, et par elle, sous la discipline de l’humanisme, international par définition, l’Europe entière a fait sa rhétorique. On a demandé aux anciens le secret de les égaler et au besoin de les surpasser. Mais aussitôt qu’on a cru le tenir, on s’est souvenu que l’on était « les gens d’alors, » — des modernes, des Français, des Espagnols, des Anglais, — et on n’a point retourné contre ces anciens les leçons qu’on avait reçues d’eux, mais dans les formes antiques, et selon le mot du dernier de nos classiques, on a essayé d’introduire des « pensers nouveaux. »

L’histoire du mouvement de la Renaissance ainsi comprise formerait le second chapitre ou la deuxième partie d’une histoire de la « littérature européenne. » L’évolution des genres, — lyrique ou élégiaque ; — dramatique ; — épique ou narratif, — en serait la trame. On ne disserterait point in abstracto sur la Renaissance, et, pour l’étudier, on ne commencerait point par poser qu’elle a été ceci ou cela ! On n’en déterminerait pas les caractères a priori. Mais on les verrait se dégager de l’histoire même des genres. Le seul sujet de la Sophonisbe, étudié dans ses transformations, depuis le Trissin jusqu’à Mairet, et dans les causes prochaines de ses transformations, projetterait sur l’histoire du genre tragique une lumière dont l’éclat s’étendrait à toutes les parties obscures de l’histoire de la Renaissance. Les conclusions que l’on déduirait de l’histoire du genre tragique, si peut-être elles se trouvaient trop générales ou trop ambitieuses, on les corrigerait au moyen des observations suggérées par l’évolution du genre lyrique ou du genre épique, par l’examen attentif de la Franciade ou de la Jérusalem, des Amadis ou de la Diane énamourée de George de Montemayor. Après avoir défini dans la rigueur des termes et inventorié le legs de la littérature du moyen âge aux littératures de l’Europe moderne, on essaierait de dire comment, en quel sens, l’héritage a été compromis ou amélioré, — je ne sais ni ne recherche ici lequel des deux, — par l’esprit de la Renaissance. Et, si je ne me trompe, on aurait précisé du même coup l’un des plus intéressans entre tous les points de vue d’où l’on puisse envisager l’histoire de la « littérature européenne. » C’est de savoir ce qu’une même donnée, la même à son origine et dans son fond, ce que le même thème épique ou dramatique est devenu, selon qu’il passait d’un milieu dans un autre, ou, encore, selon qu’il se nationalisait entre des frontières différentes ; et d’européen, à proprement parler, selon qu’il devenait espagnol, je suppose, ou français.


IV

Or, et par l’effet d’une rencontre qu’on serait tenté de croire due au hasard, si ce hasard n’avait, en y songeant, son explication toute naturelle, les grandes littératures de l’Europe moderne ne se sont point développées simultanément, mais successivement ; et on peut dire en toute exactitude que, depuis trois ou quatre cents ans, chacune d’elles a manifesté, comme à son tour, ce qu’elle avait de plus national et de plus particulier. Pour retracer à grands traits l’histoire de la « littérature européenne, » et ainsi dessiner le cadre où chacune des recherches auxquelles elle pourrait donner lieu trouvera naturellement sa place, nous n’avons donc pas besoin de nous composer laborieusement un plan : il nous est donné par l’histoire. Ici encore, comme en tant d’autres occasions, nous n’avons qu’à nous laisser faire, et, dans quelque embarras que nous puissions craindre de nous jeter, l’histoire, ou plutôt la seule chronologie nous en tire. C’est ce qu’il sera sans doute intéressant et utile de montrer très brièvement.

Il ne faut admettre pour cela qu’un principe, dont j’espère que l’on ne me disputera pas l’évidence, et ce principe est que la littérature comparée ne s’attachera dans ses recherches qu’à ce qui est comparable. S’il arrivait en effet qu’une littérature quelconque se fût contenue, pour ainsi dire, dans ses propres frontières, et ne les ayant jamais débordées, n’eût donc ainsi jamais participé à ce courant d’échanges qui est la première condition d’une littérature internationale, il est évident que les productions en pourraient bien avoir leur très grand intérêt en soi, mais une telle littérature n’appartiendrait pas à l’histoire de la littérature européenne. Tel est le cas de la littérature basque, — si du moins il en existe une qui soit digne de ce nom, — et, que les bardes me le pardonnent ! tel est le cas de la littérature bretonne, moderne ou contemporaine. Par une extension qui n’a rien d’abusif, il suit de là que les productions d’une grande littérature ne nous appartiennent qu’autant qu’elles sont entrées en contact avec d’autres littératures, et que de ce contact ou de cette rencontre on a vu résulter des conséquences. Et sans doute cela ne veut pas dire qu’on négligera ces productions ! Si l’on négligeait les autos sacramentales de Calderon et de Lope de Vega, on se priverait d’un grand plaisir ; et on serait plus qu’injuste pour l’une des formes les plus originales que l’art dramatique ait jamais revêtues. Mais cela veut dire qu’ils n’ont dans l’histoire de la littérature européenne qu’une importance relative, et que la littérature espagnole ne s’étant point mêlée par eux au mouvement de la pensée européenne, ce n’est donc point d’eux qu’il nous faut tenir compte pour faire à la littérature espagnole sa place dans une histoire de littérature européenne. En littérature européenne, si je puis ainsi dire, et dès que l’on se met au point de vue historique, le moment de caractériser chacune des grandes littératures de l’Europe moderne sera nécessairement celui de sa plus grande expansion.

La première place appartient sans conteste à la littérature italienne, et on peut dire que de 1450 à 1600 ou environ, la littérature italienne a régné presque sans partage. A qui le doit-elle ? Il semble bien que ce soit à Dante, si nous voulons remonter jusqu’à la première origine ; et n’eût-il été que l’ouvrier de son poème, c’est lui qui a forgé l’instrument dont se sont après lui servi tous ses successeurs. Mais trois autres hommes ont surtout représenté, dans l’Europe du XVIe siècle — et pour ne rien dire des érudits, — cette primauté de la littérature italienne : Pétrarque, Boccace, et Arioste ; l’auteur de ce Canzoniere dont l’influence a traversé les siècles pour venir harmonieusement expirer dans la poésie de notre Lamartine ; l’auteur du Décaméron, auquel on peut rattacher, sans beaucoup d’artifice, la lignée de ces conteurs italiens qui sont avec lui demeurés les maîtres de la nouvelle tragique (je songe surtout à Bandello en écrivant ceci) et l’auteur du Roland furieux. En celui-ci viennent aboutir les Chansons de geste et les Romans de la Table ronde, déjà tout prêts pour la transformation que leur fera subir, cinquante ou soixante ans plus tard, l’auteur de la Jérusalem, et qui aura pour conséquence de les métamorphoser d’une matière jusqu’alors poétique en une matière proprement musicale. Si l’on ajoute à ces grands noms celui de Machiavel, on n’aura pas énuméré, tant s’en faut ! tous les grands écrivains de l’Italie de la Renaissance, mais, précisément, et surtout dans une histoire de la littérature européenne, je ne voudrais pas les avoir tous énumérés. Une histoire n’est pas une compilation. Il suffit que ce soient ici les « maîtres » ou les « guides ; » qu’il y ait quelque chose de leurs exemples, sinon de leur génie, dans presque tous leurs contemporains ou leurs successeurs ; et qu’on ne puisse enfin, comme je le crois, assigner à la littérature italienne considérée dans son ensemble, aucunes qualités ni même aucuns défauts qui ne se manifestent chez eux en acte ou qui n’y sommeillent en puissance. Le Marinisme lui-même n’est-il pas déjà presque tout entier dans Arioste ?

Dirai-je que la littérature espagnole a la première secoué le joug de la littérature italienne ? Ce serait mal parler, et il faut se contenter de dire qu’ayant la première libéré son originalité de l’imitation de l’italien, elle s’est trouvée la seconde à exercer l’hégémonie de la littérature européenne. Cette hégémonie a duré de 1600 à 1660, ou à peu près, ce qui la rend contemporaine, — on peut en faire la remarque en passant, — de la durée même du plus grand pouvoir politique et de la domination des armes espagnoles. Mais s’il convient d’indiquer la coïncidence, et pour ma part j’y reconnaîtrais beaucoup plus qu’une coïncidence, il nous faut convenir qu’on avait vu le contraire en Italie. Ce serait ici dans notre programme le lieu d’en rechercher les raisons.

La littérature européenne est redevable à la littérature espagnole de trois grandes créations. C’est en Espagne, — ou peut être en Portugal, — que la matière des Chansons de geste et des Romans de la Table ronde est devenue celle des Amadis, d’où plus tard, sous une influence italienne, s’est dégagé le roman pastoral avec la Diane de Montemayor. Il y a des chevaliers errans dans les Romans de la Table ronde, mais l’ingénieux hidalgo de la Manche est une création de l’Espagne autant que de Cervantes. Faut-il y voir une caricature ? On en dispute, et aussi bien Cervantes ne l’a peut-être pas su lui-même ! En tout cas il n’y eut jamais de caricature plus bienveillante ou plus attendrie, ni surtout plus symbolique ; et le génie chevaleresque de la noble Espagne a passé tout entier dans le personnage de don Quichotte. Les héros eux-mêmes des Amadis et les bergers de la Diane n’en sont pas de plus parfaites incarnations. Ce sont tous en même temps, ou plutôt ce sont pour cette raison, à la guerre comme en amour, des raffinés du point d’honneur, et notre point d’honneur, à l’espagnole surtout, dépendant un peu de notre condition sociale, on entrevoit ici la liaison du roman picaresque avec le roman chevaleresque. Le roman picaresque est la seconde des grandes créations de l’Espagne, et par l’intermédiaire des adaptations françaises et anglaises, du Francion, du Gil Blas, du Roderick Random, je ne sais s’il serait très paradoxal d’en vouloir suivre la fortune jusqu’à la Vie de Bohème. Et enfin, parce que le point d’honneur, qui se ramène, en dernière analyse, à régler sa conduite sur ce que l’on croit se devoir, engendre nécessairement toute une casuistique, la troisième création vraiment européenne de la littérature espagnole est le drame, si les plus beaux drames de nos littératures modernes, en ce qu’ils ont d’essentiel et de philosophique, roulent pour la plupart sur des cas de conscience. Le Cid est un cas de conscience ; Hamlet est un cas de conscience ; Hernani est un cas de conscience. Dira-t-on là-dessus que l’on ne voit pas bien ce que Shakspeare ou Ben Jonson doivent à l’Espagne, leur théâtre étant antérieur à celui de Calderon et de Lope de Vega, et que, sans doute, on ne saurait nier qu’ils aient fait du « théâtre ? » Mais Sénèque était de Cordoue ! et si cette réponse a un peu de l’air d’une mauvaise plaisanterie, je ne sais pas la raison de la chose, mais je constate que le drame anglais du XVIe siècle n’a pas franchi la Manche, et le théâtre n’est devenu vraiment européen que par l’intermédiaire du génie espagnol.

Cette littérature espagnole avait toutefois un grand défaut, parmi toutes ses qualités, et le défaut même qui aux environs de 1650 pouvait et devait être le plus grand obstacle à sa diffusion. Elle était trop « particulariste ; » et le goût de terroir en était trop prononcé. On ne pouvait, sauf Don Quichotte, rien adapter d’espagnol aux exigences de l’esprit européen, sans modifier profondément ce qu’on en adaptait. Elle avait quelque chose aussi de trop indépendant, je veux dire de trop affranchi de la tradition de cette antiquité qui demeurait toujours la maîtresse des esprits. N’est-il pas permis d’ajouter que, sans être naturaliste, — et il faut même dire : au contraire ! — elle était souvent un peu dure, ou un peu crue ? Ce caractère est celui de quelques-uns des plus grands peintres de l’Espagne. Et pour toutes ces raisons, comme à mesure que l’étoile de l’Espagne pâlissait, la fortune de la France grandissait tous les jours, la littérature française, à son tour, devenait l’inspiratrice ou la régulatrice de la littérature européenne. C’était aux environs de 1660, et son influence allait durer un peu moins de cent ans.

J’ai tâché de montrer ailleurs ce qui l’avait fondée. Il y avait alors une cinquantaine d’années que la littérature française, presque dans toutes les directions, tendait, par le moyen de l’observation psychologique et morale, à la gloire de l’universalité. Ni Ronsard ni Rabelais n’y avaient peut-être songé, mais l’auteur des Essais s’était proposé de retrouver « cette forme de l’humaine condition que chacun porte en soi ; » et, que l’on ne puisse nier la subtile et pénétrante action de son livre, Pascal et Bossuet, Molière et La Fontaine, La Rochefoucauld et La Bruyère nous en sont d’assez sûrs garans. Les critiques, les précieuses, les grammairiens, étaient alors survenus, et pour atteindre cette universalité qui devait, d’après eux, dans leur ambitieuse espérance, substituer la langue française aux privilèges du latin et du grec, ils s’étaient livrés au long et patient travail d’épuration du vocabulaire, d’assouplissement de la syntaxe, de coordination de la phrase, qui, du français encore inorganique de Montaigne, avait fait en cinquante ans la langue des Provinciales. A dater de ce moment, et si l’on ne tient pas compte de quelques irréguliers, l’objet commun de nos grands écrivains était devenu le même : — effacer ou dissimuler leur personnalité, la faire évanouir, pour mieux dire encore, dans l’intérêt de leur sujet, que ce sujet fût le Cid ou l’École des Femmes, un sermon sur l’Éminente dignité des Pauvres ou la fable des Animaux malades de la Peste, la Princesse de Clèves ou Télémaque ; — dégager de ce sujet lui-même ce qu’il contenait de plus humain, c’est-à-dire de plus général, de plus indépendant des atteintes du temps ; — ne jamais oublier qu’on n’écrit ni pour soi, ni pour le vulgaire, ni non plus pour les savans, ou les pédans, mais pour les « honnêtes gens, » c’est-à-dire pour ceux qui n’ont point d’enseigne, qui vivent de la vie de tout le monde, qui ont le sentiment, l’expérience des réalités ; — tenir la bride aux fantaisies qu’on pourrait avoir d’opposer son opinion particulière à l’opinion commune, et ne la combattre, s’il y a lieu, cette opinion commune ou générale, qu’en commençant par se la concilier ; — garder son naturel parmi tant de contraintes, ou plutôt faire servir ces contraintes elles-mêmes à la réalisation de ce parfait naturel ; — et enfin, par tous ces moyens, selon le mot de l’un d’eux, travailler ou contribuer « au perfectionnement de la vie civile. » C’est pour avoir atteint ce degré de généralité que la littérature française a établi son pouvoir en Europe, et non point, ou bien plus que pour aucune qualité qui fût intérieure ou intrinsèque au génie de notre langue. Et aussi bien notre langue n’est-elle devenue ce qu’elle est que pour s’être de son mieux conformée à cet idéal. On la loue d’être claire : il faut donc dire qu’elle est claire d’avoir voulu l’être. Pendant un long temps, en français, le souci du style ou la préoccupation de la forme n’ont eu pour objet que de les accorder l’un et l’autre avec le fond. L’art d’écrire n’a consisté que dans la recherche des moyens les plus propres à diminuer l’intervalle qui sépare un esprit d’un autre, ou notre pensée de son expression. Et l’hégémonie de la littérature française a duré tout juste autant que cette conception de la littérature a développé ses qualités sans les payer de trop de défauts.

Car elle a bien ses défauts, dont le principal est, en ne s’adressant qu’à la raison pure, d’avoir donné très peu de chose à l’imagination et à la sensibilité. Incomparable dans l’expression des idées générales, elle n’a pas été toujours aussi heureuse dans l’expression des idées particulières et concrètes. Or, vers le milieu du XVIIIe siècle, c’est précisément de ces idées que l’Europe a commencé de s’éprendre. On en a un bon exemple dans l’idée même et dans le succès européen de l’Encyclopédie. On ne voulait plus désormais que des faits, et de toute nature, mais des faits, et ce que les contemporains de Diderot ont peut-être le plus admiré de lui, croyez-vous que ce soit son Père de Famille ? non, c’est sa description du métier à faire les bas. Ainsi s’ouvrait la France elle-même à l’influence anglaise, dont cette positivité, comme nous dirions aujourd’hui, faisait le principal caractère. Et, à l’excuse de nos écrivains, si l’on voulait une preuve de la réalité de ce besoin, on la trouverait dans ce fait, puisque aussi c’en est un, que l’Europe entière va, pour ainsi dire, au-devant de l’influence anglaise. Cette influence commence à s’exercer aux environs de 1720, et elle va durer jusqu’en 1830.

Il se produisit alors un phénomène assez singulier : la littérature anglaise, en devenant européenne, apprit à se connaître, et, pour la première fois depuis qu’elle existait, on la vit prendre enfin conscience d’elle-même. Elle n’eut garde de répudier, puisqu’on les appréciait universellement, aucune des rares qualités qui sont celles de Fielding ou de Richardson, mais, tout Anglais qu’ils fussent, elle s’aperçut combien Swift et de Foë, Pope et Addison l’étaient davantage ; les auteurs comiques de la Restau- ration furent remis en lumière ; Dryden et Milton furent estimés à leur valeur ; et finalement, on rendit à trois Anglais la justice qu’on leur avait non pas précisément refusée, mais marchandée jusqu’alors dans leur propre pays : je veux parler de François Bacon, de William Shakspeare et d’Edmond Spenser, l’auteur de la Reine des Fées. L’influence des premiers est facile à saisir dans l’histoire générale de la littérature européenne du XVIIIe siècle. La France de Voltaire, de Diderot, de d’Alembert n’a pas hésité à sacrifier son Descartes à Bacon ; l’Italie même a paru oublier que, s’il y avait un « fondateur » de la science expérimentale, il ne s’était pas appelé Bacon, mais Galilée ; et l’Allemagne a trouvé dans la conception shakspearienne du drame libre le point d’appui qu’il fallait à sa littérature pour secouer le joug de la « dramaturgie » française. De telle sorte que ce n’est pas assez de dire que Shakspeare, mieux connu, a rendu à la littérature anglaise conscience d’elle-même, mais il faut ajouter que son influence n’a pas été moins grande sur la formation de la littérature allemande. Et pour Edmond Spenser, il est bien vrai qu’aujourd’hui même, ailleurs qu’en Angleterre, et en Amérique, on ne le connaît guère[9] ; mais son rôle n’a pas moins été capital dans la formation de ce que l’on pourrait appeler l’idéal romantique anglais ; et ainsi, d’une manière indirecte, comme précurseur du romantisme, l’influence européenne de l’auteur de la Reine des Fées n’a guère été moins considérable que celle de Shakspeare. Ces indications, que je donne en passant, auraient besoin d’être vérifiées, précisées surtout et suivies dans leurs conséquences. Mais en ce qu’elles ont de plus général, je les crois justes ; et ce qui ne contribue pas médiocrement à me les faire croire telles, c’est la facilité même de la liaison qu’elles nous permettent d’établir entre le rôle de la littérature anglaise et celui de la littérature allemande.

De même qu’en effet, au XVIe siècle, le ferment grec, si l’on osait se servir de ces expressions un peu techniques, avait fait lever ce qu’il y avait dans le génie latin de forces devenues comme oublieuses d’elles-mêmes, ainsi, dans les dernières années du XVIIIe siècle, le ferment britannique a dégagé du génie allemand ce qu’il contenait de fécondité latente et de germes inutilisés. En tant qu’européennes, les origines de la littérature allemande sont critiques… et britanniques. S’il y a une littérature allemande, c’est d’abord que Lessing l’a voulu[10] ! Mais sa volonté n’y eut sans doute pas suffi, et il y fallait de plus la révélation des affinités du génie allemand avec le génie anglais. Aucune littérature moderne n’est sortie, pour ainsi parler, de son fonds. La littérature allemande en est un curieux exemple. Le problème de ses origines ne s’éclaire qu’à la lumière de la « littérature comparée, » et il est de savoir pour quelle part sont entrées, dans la détermination de ses caractères essentiels, la volonté de réagir contre les habitudes littéraires de la France, et l’ambition de rivaliser avec l’Angleterre dans l’expression de ce que Mme de Staël a la première appelé le génie des races du Nord.

Quoi qu’il en soit de la proportion de ces deux élémens dans la formation de la littérature allemande, ce qu’il y a de certain, c’est qu’aux environs de 1810 on la voit soudainement se révéler au monde, et, par ses critiques, par ses poètes, par ses philosophes, prendre à son tour la direction du mouvement intellectuel. Elle le doit un peu à Mme de Staël. C’est Mme de Staël qui, dans son livre de la Littérature d’abord, et depuis dans son Allemagne, ayant posé la distinction lumineuse des « littératures du Nord » et des « littératures du Midi, » a induit les premières à chercher l’expression de leur originalité dans leur opposition même aux secondes, et ainsi à faire du « romantisme, » avant tout et en dépit de tout, l’antithèse du « classicisme. » Elle le doit au génie de ses grands écrivains, si l’Europe moderne n’a pas connu de critiques plus pénétrans que Lessing ou qui aient répandu plus d’idées que Herder, ni de plus grands poètes que Gœthe et que Schiller, ni de plus profonds philosophes que Kant et que Hegel : il n’y a que Schiller que je crains qui soit un peu surfait dans cette rapide énumération. Et elle le doit enfin à son caractère profondément individualiste, qui est encore celui dont l’auteur du livre de l’Allemagne avait été le plus frappé. On remarquera que s’il n’y en avait pas qui pût plus séduire les Anglais en leur montrant dans la littérature allemande une continuation de la leur, il n’y en avait pas qui pût mieux convenir à nos romantiques, ou les servir plus efficacement, dans le grand combat qu’ils avaient entrepris contre le classicisme. C’est ainsi que s’est établi l’empire de la littérature allemande chez nous et de l’autre côté de la Manche, pour durer, comme on sait, jusqu’aux environs de 1870 ; gagner alors en Italie et en Espagne ce qu’il perdait en France ; et plus récemment enfin s’étendre jusqu’aux États-Unis.

Je ne crois pas devoir ici parler de l’influence encore actuelle des littératures de « l’extrême Nord, » je veux dire la russe et la scandinave. Il n’y a pas assez longtemps qu’elles sont entrées, si je puis user de l’expression diplomatique, dans le concert de la littérature européenne, et les caractères « nationaux » ne m’en semblent pas encore assez déterminés. Non pas, on l’entend bien, que j’en méconnaisse l’originalité ! Nul n’admire plus que nous Ibsen ou Tolstoï ! Je dis seulement que je ne vois pas encore très bien ce qu’Anna Karénine ou le Canard sauvage ont de spécifiquement russe ou norvégien, et on se rappelle que dans cette esquisse d’une histoire de la « littérature européenne, » c’est là, pour nous, le point essentiel. Littérairement, je ne considère comme européen que ce qui a enrichi l’esprit européen de quelque élément demeuré jusqu’alors « national » ou « ethnique. »

Mais ce qu’en tout cas je voudrais qu’on eût vu, c’est qu’à se représenter ainsi la « littérature européenne, » le cadre en a été comme tracé par l’histoire, et il n’y aurait qu’à le remplir. Si quelques-uns des caractères que j’ai cru pouvoir assigner aux cinq grandes littératures que l’on peut appeler dès à présent classiques en leur genre paraissent discutables, douteux ou controuvés, on n’a qu’à les mieux définir, et, ainsi qu’il sied, je consens qu’on y ait peu de peine. Mais ce que je voudrais que l’on reconnût, c’est la situation respective de ces cinq grandes littératures à l’égard les unes des autres ; c’est la courbe de l’évolution de la littérature européenne à travers l’histoire de ces littératures ; et c’est enfin l’identité de ce genre de recherches avec celles qui font l’objet essentiel de la « littérature comparée. » C’est ce que je vais essayer de montrer par un autre exemple, en renversant maintenant le problème, et au lieu de descendre, comme j’ai fait tout à l’heure pour la tragédie, des origines européennes d’un genre à sa nationalisation, en remontant de sa nationalisation à son origine européenne.


V

Considérons donc le roman anglais du XVIIIe siècle, celui de Daniel de Foë, — dans l’œuvre duquel, on le sait, Robinson Crusoé n’est qu’une rencontre, un accident heureux, comparable sous ce rapport à Manon Lescaut dans l’œuvre de notre abbé Prévost ; — le roman de Richardson : Paméla, Clarisse, Grandisson ; celui de Fielding : Tom Jones, Amélia, qui ne voulait être qu’une dérision ou une parodie du roman de Richardson, mais qui en est devenu le prolongement ; le roman de Smollett encore, et après l’avoir défini par ses caractères en quelque sorte les plus anglais, qui sont connus, dépouillons l’en. Il nous restera des fictions qui ont toutes pour point de départ l’imitation de la vie commune, et dont la reproduction des mœurs contemporaines est évidemment le principal objet. Ces fictions se proposent encore de nous émouvoir par la diversité des combinaisons du hasard ou des jeux de la fortune : sous l’apparente uniformité de la vie, nous y apprenons en combien de manières une destinée humaine peut différer d’une autre. Elles donnent d’ailleurs satisfaction à ce goût de l’aventure qui est l’origine de tous les contes. Et la signification morale en est plus ou moins déclarée, mais elles sont toutes, comme qui dirait des espèces de leçons de choses, un conseil de faire ou de ne pas faire, une invitation à imiter nous-mêmes Paméla, Clarisse et Grandisson. Mais, dépouillées ainsi de ce qu’elles ont de proprement anglais, n’y perdent-elles pas, en même temps que de leur saveur, quelque chose de leur nouveauté ? Et, en effet, dans leur généralité, tous ces caractères n’appartiennent guère moins qu’aux romans de Richardson, à ceux de l’abbé Prévost, de Marivaux, de Lesage lui-même. Il nous faut donc passer la Manche, et chercher, dans le roman français de la première moitié du XVIIIe siècle, les origines prochaines du roman anglais.

Qu’on le remarque bien à ce propos : nous laissons entièrement de côté la question de savoir si Smollett a imité Lesage ou si Richardson, en sa Paméla, ne s’est pas peut-être inspiré de la Marianne de Marivaux. Elle a son intérêt, mais elle est secondaire ; elle ne regarde que les biographes de Marivaux et de Richardson. Nous nous bornons à constater l’existence d’un courant intellectuel et moral dont l’influence, avant de se faire sentir en Angleterre, s’est exercée en France. Nous disons qu’un peu avant que Richardson ou Fielding ne s’en avisât, des aventures de la vie commune avaient été contées en français par Prévost, par Marivaux, par Lesage, et, comme telles, élevées de parti pris, avec intention, à la dignité des aventures tragiques des rois ou des grands de ce monde. Cette intention très nette est surtout évidente dans les romans de l’abbé Prévost : Cleveland, le Doyen de Killerine, L’Histoire d’une Grecque de qualité ; sa matière, c’est les aventures des Bérénice et des Roxane qui n’appartiennent pas à l’histoire, les Roxane de la bourgeoisie, les Bérénice de campagne. Tandis que l’auteur de Gil Blas, en la francisant, « européanisait, » si je puis ainsi dire, la veine du roman picaresque, celle du Lazarille de Tormes et du Guzman d’Alfarache, et se faisait le peintre ironique de la vie journalière, Prévost, lui, prenait tout au tragique, jusqu’à l’aventure du chevalier des Grieux, — je ne dis pas de Manon Lescaut ; — et se complaisait en des récits inspirés d’une autre origine. Cette origine était celle d’où Mme de Lafayette et Segrais avaient tiré la Princesse de Clèves et Zayde[11].

Mais la Princesse de Clèves et Zayde, à leur tour, d’où venaient-elles ? Nous n’avons pas besoin, pour le savoir, de sortir des frontières de la littérature française, puisque aussi bien c’est le temps de sa domination européenne, et les romans de Mme Lafayette, — nous dirions aujourd’hui ses « nouvelles, — » ne sont que l’aboutissement du grand, du long, de l’interminable roman de la période antérieure, la réduction, et la quintessence des Artamène, des Clélie, des Cléopâtre et des Cassandre. S’il y a d’ailleurs une généalogie certaine, une filiation littéraire connue et prouvée, c’est sans doute celle qui rattache le roman de Mlle de Scudéry, celui de La Calprenède et de Gomberville à l’Astrée d’Honoré d’Urfé. Abraham genuit Isaac... l’Astrée a engendré le Polexandre et l’Endymion, qui ont engendré l’Artamène et la Clélie, qui ont engendré la Princesse de Clèves et Zayde. Or l’Astrée nous ramène au temps d’Henri IV, — dont on conte que les diverses amours y tiennent leur place, dans plusieurs épisodes, sous des noms à peine déguisés, — et ce temps, nous l’avons dit, est celui de la domination de la littérature espagnole. C’est pourquoi l’Astrée n’est-elle même qu’une transcription ou une adaptation de la Diana enamorada de George de Montemayor. Nous approchons ici du but, et il ne nous reste qu’à dire ce que c’est que la Diana de Montemayor.

L’écrivain lui-même n’a pas laissé de traces profondes dans l’histoire de la littérature de son pays : l’œuvre est une combinaison du romanesque des Amadis et du « pastoral » des Arcadie. La pastorale est d’origine italienne, et on peut dire que toutes les Arcadie sont issues de celle de Sannazar, lequel, dans la conception du genre, s’est inspiré de Virgile ou de Théocrite. La popularité s’en est étendue, comme l’on sait, à l’Europe entière, et Ronsard dans ses Eglogues, ou du Bellay dans ses Jeux rustiques, Rémy Belleau dans sa Bergerie, Sidney dans son Arcadia, Cervantes dans sa Galatée, pour ne rien dire du Tasse dans son Aminta, sont autant d’imitateurs ou de disciples du poète napolitain. L’originalité propre de Montemayor a été de faire entrer dans le cadre de la pastorale la matière chevaleresque des Amadis. Les héros de sa Diana enamorada ne sont que des « bergers, » mais leurs aventures passent en invraisemblance ou en singularité celles même d’Amadis et d’Oriane, et l’humilité de leur condition se compense par l’exaltation de leur ardeur amoureuse[12].

Tel est également, parmi d’autres mérites que nous n’avons point à caractériser ici, le mérite essentiel de l’Astrée. Et comme les Amadis, — dont la diffusion remonte jusqu’aux premières années du XVIe siècle, — ne sont qu’un rifacimento des Romans de la Table ronde, nous nous trouvons enfin ramenés aux origines elles-mêmes de la « littérature européenne. » De Samuel Richardson, libraire anglais, et puritain, à Crestien de Troyes, de Clarisse Harlowe à Parsifal, du roman conçu comme une exacte imitation de la vie commune au roman conçu comme une espèce de poème, et de poème épique, l’intervalle est comblé. Personne n’a imité personne, et chacun, en se conformant au goût de ses contemporains, a peut-être cru qu’il n’obéissait qu’au sien propre. Mais, au cours d’une évolution trois ou quatre fois séculaire, la matière s’est transformée ; le temps, la race, le talent y ont mis leur marque sans qu’elle cessât pour cela d’être elle-même ; et, tout de même que dans la nature, ainsi, rien qu’en revêtant des formes différentes, les mêmes élémens, mêlés ou combinés en proportions inégales, ont donné naissance à des êtres vraiment différens. N’est-il pas vrai qu’ainsi comprises les recherches de « littérature comparée » en pourraient prendre une singulière ampleur, une portée que peut-être on ne soupçonnait pas, et conduire finalement à des conclusions qui les dépasseraient de beaucoup ?

Car on le voit, je crois, par cet exemple. Il ne s’agirait pas seulement de « comparer » entre eux deux écrivains ou deux œuvres : la Phèdre de Racine et celle d’Euripide, la Marianne de Marivaux et la Paméla de Richardson, le René de Chateaubriand et le Manfred ou le Lara de Byron ; mais le programme serait infiniment plus vaste, et les développemens ou recherches qu’il comporte n’intéresseraient peut-être pas moins l’histoire générale et la philosophie que l’histoire même des littératures. A la vérité, on essaierait de se souvenir qu’il est avant tout question de littérature ou d’art, et on se défendrait de l’éternelle tentation qui est, depuis cent ans, de tout voir dans un poème ou dans un roman, excepté ce roman ou ce poème eux-mêmes. Mais si par hasard on y succombait, l’inconvénient ou le danger serait ici moins grand qu’ailleurs, et il est facile d’en donner la raison. C’est que les œuvres ne pouvant être définies que par rapport les unes aux autres et dans leur enchaînement historique, il en résulterait nécessairement une « classification » de ces œuvres. Or le naturaliste évolutioniste a beau faire : il ne peut empêcher que, dans la généalogie des espèces de la nature, chaque degré nouveau se caractérise par un plus ou un moins, par une perte ou par un gain, par un progrès ou une déchéance. Et c’est ainsi que dans l’histoire comparée des littératures, quand on affecter ait, de propos délibéré, la plus dédaigneuse indifférence, ou la plus scientifique, pour la valeur esthétique des œuvres, on ne pourrait jamais faire qu’une tragédie ou un poème donné fussent autrement définis que par rapport à ceux qui ont signalé dans l’histoire le point de perfection du genre ; et, qu’on le voulût ou non, la définition serait en somme un jugement. Ce jugement serait d’ailleurs préservé d’être absolu, par l’obligation qui s’imposerait de donner des définitions, dont l’intelligente largeur ouvrît toujours à l’avenir d’un genre la possibilité d’en perfectionner le passé.


VI

Ce court essai de définition de l’objet, de la méthode et du programme de la « littérature européenne » serait trop incomplet, si je ne disais, en terminant, quelques mots au moins des récens obstacles où semblent s’être heurtées chez nous les recherches de littérature comparée. Je n’ai parlé que de ceux qui les avaient retardées dans le passé : ceux dont je parle maintenant sont ceux qui les entravent dans le présent. On craint donc, premièrement, que l’effort qu’il nous faudra faire, nous Français, je suppose, pour acquérir de Dante ou de Shakspeare une intelligence aussi complète que possible, — analogue ou du moins voisine de celle qu’en peuvent avoir des Anglais ou des Italiens, — n’abolisse, n’émousse, ne pervertisse en nous ce sens aigu de la forme, laquelle, en littérature, n’est effectivement rien si elle n’est nationale ; et on craint, en second lieu, qu’à promener ainsi de littérature en littérature, d’Italie en Espagne, d’Angleterre en Allemagne, une curiosité de dilettante, nous ne l’y égarions, et nous n’y perdions la conscience de notre génie national. Je citais récemment ici même le vieux dicton anglais : Whoever speaks two langnages, is a rascal ; et, dans sa grossièreté, je tâchais de démêler ce qu’il enferme très certainement de vérité profonde. On craint semblablement qu’en matière de littérature, la préoccupation de tout comprendre n’aboutisse à nous rendre incapables de rien sentir un peu profondément ; et que de nous placer avec trop de complaisance au point de vue européen, ce ne soit compromettre ce qu’il y a en chacun de nous de plus français ou de plus allemand, de plus anglais ou de plus italien.

Je n’éprouve, pour ma part, ni l’une ni l’autre de ces craintes ; et, au contraire, pour commencer par le premier point, j’attends du développement des recherches de « littérature comparée » une double correction ou rectification de la fausse idée que l’on se fait généralement en critique de ces deux choses capitales : le style et l’invention.

On connaît les vers de Musset :


Il faut être ignorant comme un maître d’école
Pour se flatter de dire une seule parole
Que quelqu’un, ici bas, n’ait pas dite avant nous.
C’est imiter quelqu’un que de planter des choux ;


et si peut-être on soupçonnait Musset, en les écrivant, d’avoir voulu plaider sa propre cause, un philosophe, l’Américain Emerson, a dit à peu près la même chose, et même en l’exagérant. Il se pourrait, a-t-il écrit, que « la grande puissance géniale consistât à n’être pas original du tout, à être une parfaite réceptivité, à laisser le monde faire tout, et à souffrir que l’esprit de l’heure passe sans obstruction à travers la pensée ; » et il l’a écrit à propos de Shakspeare, c’est-à-dire, et sans doute, à propos de l’un des plus prodigieux « inventeurs » qu’il y ait jamais eu dans l’histoire d’une littérature. Il avait raison ; et précisément, c’est ce que l’histoire comparée des littératures démontrera plus clair que le jour. On ne crée point en littérature, ou du moins le mot de créer n’y saurait avoir le sens ambitieux que lui donnent précisément ceux qui ne connaissent que la littérature de chez eux. On ne crée point surtout de rien, ex nihilo, comme disent les philosophes ; et au contraire, si l’histoire comparée des littératures établit quelque chose en ce point, c’est qu’aucune invention n’est vraiment une invention, et une invention féconde à son tour, qui ne se greffe, pour ainsi parler, sur quelque chose d’existant. Ainsi, chez nous, l’invention de La Fontaine, qui n’a créé le sujet que d’une douzaine peut-être de ses Fables, lesquelles n’en sont point les meilleures ; et ainsi l’invention de Racine, qui semble avoir mis une sorte de coquetterie moqueuse à ne porter sur la scène presque aucun sujet que l’on n’y eût mis avant lui. Non seulement Racine n’a inventé ni Mithridate, ni Iphigénie, ni Esther, mais on avait mis avant lui sur la scène française, et en vers français, Esther, Iphigénie et Mithridate. Et, à vrai dire, c’est surtout au théâtre, ou plus généralement dans le domaine de la fiction, qu’il n’y a rien de plus méprisable qu’un fait. L’invention ne consiste donc point du tout à en imaginer, mais à s’emparer, je peux dire, de ceux qui existent, pour y mettre sa marque, la marque de sa race, — made in England, made in Germany, — celle de son temps, et, quand on le peut, celle de son individualité.

La vraie définition du style est voisine de celle de l’invention, et c’est encore l’histoire des littératures comparées qui nous l’apprend. Personne aujourd’hui ne croit, je l’espère, ni n’enseigne donc plus, que le style se superposerait en quelque manière à la pensée comme un vêtement se superpose au corps, et bien moins qu’il ait pour objet d’orner, de parer, ou de brillanter le discours. « En pensant bien, il parle souvent mal, » a-t-on dit de Molière ; et deux siècles écoulés depuis lors ont éloquemment témoigné que, s’il y a dans cette antithèse quelque semblant de vérité, ce n’est pas du tout Molière que nous en devons moins estimer, mais c’est l’idée que nous nous faisions du style qu’il nous faut corriger. L’histoire des littératures comparées nous y aidera. Nous y apprendrons en effet que les pires défauts du style, tels qu’on les définit dans les rhétoriques, et tels qu’on nous conseille de les éviter, non seulement ne sont point incompatibles avec le génie de l’écrivain, mais en font quelquefois une partie. Cela dépend des sujets que l’on traite. Cela dépend encore, et peut-être surtout, de la possession que l’on a des ressources d’une langue donnée, et cette possession, sachons-le bien, ne se manifeste pas moins dans les incorrections d’un Saint-Simon ou dans l’euphémisme d’un Shakspeare, que dans la précision d’un Lessing ou dans la concision lapidaire d’un Dante. Mais ce qui est vrai, c’est qu’en de certaines langues, on peut n’être qu’un médiocre écrivain et cependant avoir parfaitement écrit. Il suffit pour cela d’avoir vêtu de correction grammaticale et d’une suffisante clarté des sentimens dont la clarté n’est faite que de leur manque de profondeur, ou des idées que l’on n’a point pensées soi-même, et pour son compte, mais empruntées telles quelles à la tradition. Si c’est encore ce que l’histoire des littératures comparée ne saurait manquer de mettre en lumière, elle ne nous rendra pas un médiocre service, et bien loin d’atténuer en nous le sentiment de la forme et du style, je vois des raisons pour qu’elle contribue au contraire à le développer.

Et j’en vois également pour qu’elle aiguise en chacun de nous, Français ou Anglais, Espagnols ou Allemands, le sens de ce qu’il y a de plus national en nos grands écrivains. On ne se pose qu’en s’opposant ; on ne se définit qu’en se comparant ; et ce n’est pas se connaître soi-même que de ne connaître que soi. Je reprends l’exemple du roman. Rechercher ce que Le Sage, en empruntant son Gil Blas à la veine espagnole du roman picaresque, a cru devoir y modifier pour l’accommoder à l’esprit français du XVIIe siècle finissant, ou inversement, examiner si la Marianne de Marivaux est une première ébauche de la Paméla de Richardson, et préciser à quelles conditions la donnée française s’est comme anglicisée, ne sera-ce pas enrichir la psychologie du génie français de tout ce qu’on trouvera qui le différencie du génie anglais ou du génie espagnol ? et pour un Espagnol ou pour un Anglais comme pour un Français, quel moyen y a-t-il de se mieux assurer des traditions de la race ? Oserai-je ajouter qu’il n’est pas du tout nécessaire à la continuité de ces traditions que chacun d’eux se préfère constamment ou systématiquement aux autres ? qu’au contraire il est essentiel à cette continuité de savoir comment se sont modifiées ces traditions elles-mêmes ? et qu’enfin continuité n’est pas synonyme d’immobilité, mais plutôt de mouvement ?

Aussi bien, et puisque j’ai touché ce point, en profiterai-je pour faire une observation qui ne s’applique pas seulement aux choses de la littérature, mais à d’autres encore, et cette observation, c’est qu’il y a deux sortes d’unité. Il y a, si je puis ainsi dire, une unité tout arithmétique, une unité de répétition, dont toutes les fractions sont égales ou identiques à elles-mêmes, et il y a une unité organique, une unité de variété, dont l’harmonie résulte de la différenciation même des parties qui la constituent. C’est du moins ce que nous enseigne la science naturelle, et là même est le point de distinction de l’organique et de l’inorganisé. S’il existe une « littérature européenne, » ce ne peut être qu’en ce second sens ; et, supposé qu’elle soit encore à l’état inorganique, on ne la constituera donc qu’à condition de l’organiser. Mais on ne l’organisera que dans la mesure même où on en différenciera les élémens successifs, et on ne les différenciera qu’à mesure qu’on les définira par des caractères plus précis, qui exprimeront le fond même des choses, et qui, dans l’espèce, plus ils seront « nationaux » plus il y aura de chances pour qu’ils soient vraiment les plus profonds ou les plus essentiels. J’irai plus loin encore ! et je dis que plus ils seront « nationaux, » plus ils seront « européens, » si « la littérature européenne » n’est faite que de la diversité des formes que les exigences des génies nationaux ont imposées successivement ou simultanément à une matière commune ; s’il est impossible, en dehors de la diversité des formes, d’en concevoir seulement l’idée ; et si, par conséquent, sa notion s’enrichit tous les jours de ce qui donne à ces grands organismes qu’on appelle des nations, une conscience plus claire, plus énergique, et plus tenace de leur personnalité.


FERDINAND BRUNETIERE.

  1. Histoire de la Littérature ancienne et moderne, par Frédéric Schlegel, traduite de l’allemand sur la dernière édition par William Duckett, 1 vol. in-8o ; Paris, 1829, Baltimore. La première édition allemande est, je crois, de 1815.
  2. Literaturgeschichte des achtzehnlen Jahrhunderts, von Hermann Hettner, 3e édition, 5 vol. in-8o ; Brunswick, 1872, F. Vieweg.
  3. Histoire générale de la Littérature moderne, par Marc Monnier, doyen de la Faculté des Lettres à Genève, t. I, la Renaissance, de Dante à Luther ; Paris. 1884, F. Didot, et t. II, la Réforme, de Luther à Shakspeare ; Paris, 1885, F. Didot.
  4. Periods of European Literature, edited by professer Saintsbury : a complete and continuons history of the subject, 12 vol. in-8o ; Londres, W. Blackwood.
  5. In-8° ; Strasbourg, K. Trübner, éditeur, 1900.
  6. Florence, 1872, Lemonnier éditeur.
  7. Voyez dans le Jacques Grévin de M. Lucien Pinvert, Paris, 1899, Fontemoing, le chapitre intitulé : le Théâtre de Grévin, pages 165, 166 ; et dans l’édition des Œuvres de Jean de la Taille, Seigneur de Bondaroy, donnée par M. René de Maulde, Paris, 1878-1882, Léon Willem, en 4 vol. in-12, la préface des Corrivaus.
  8. Voyez A history of English dramatic Literature, des origines à la mort de la reine Anne, par A. W. Ward, 3 vol. in-8o ; Londres, nouvelle édition, 1899, Macmillan.
    L’auteur renvoie à une étude du Dr J.-W. Cunliffe : The Influence of Seneca upon Elizabethan tragedy (1893), que je ne connais pas, et au livre de John Addington Symonds, Shakspere’s Predecessors in the English drama, in-8o ; Londres, 1888, Smith et Elder.
    L’occasion m’étant donnée de citer le nom de John Addington Symonds, je la saisis une fois de plus pour recommander à tous ceux qu’intéresse le sujet sa remarquable Histoire de la Renaissance en Italie. Comment et pourquoi ne l’a-t-on pas traduite ?
  9. Tout ce que nous savons d’Edmond Spenser en France, c’est ce que Taine en a dit dans son Histoire de la Littérature anglaise, et il ne lui a pas mesuré son admiration. Mais sur le rôle de Spenser dans la formation de l’idéal romantique anglais, on consultera : The beginnings of the English romantic movement, par H. W. L. Phelps, in-8o ; Boston, 1893, Ginn, et A history of English romanticism in the XVIIIth century, par H. Henry Beers, in-8o ; New-York, 1899, Henry Holt.
  10. Histoire des Doctrines esthétiques et littéraires en Allemagne, par M. Émile Grucker, t. II ; Lessing et son Époque ; Paris, 1896, Berger-Levrault.
  11. Voyez sur l’histoire du roman anglais : The development of the English novel, by W. L. Cross, in-8o ; New-York et Londres, 1899, Macmillan ; et sur l’histoire du roman picaresque le livre de M. F. W. Chandler : Romances of Roguery, part. I, The Picaresque Novel in Spain, in-8o ; New-York et Londres. 1899, Macmillan.
    Ce dernier volume est le troisième d’une collection d’Etudes littéraires, inaugurée par la publication du livre de M. J. E. Spingarn : A history of Literary Criticism in the Renaissance, et qui se continuera de temps en temps, — from titne to time, — selon l’état des travaux de l’Université de Columbia, sous la direction de MM. G. Edward Woodberry et Brander Matthews. On nous pardonnera, si nous y avons reconnu quelques traits de la méthode que nous prêchons, de nous en féliciter naïvement.
  12. Il est peut-être utile de noter que la Diane de Montemayor a été traduite en français dès 1578, et plusieurs fois réimprimée. L’édition que j’en ai sous les yeux est datée de 1592 ; et on sait que les premiers volumes de l’Astrée n’ont paru qu’en 1608 au plus tôt. Montemayor était Portugais d’origine.