Texte validé

La Littérature française au moyen-âge

La bibliothèque libre.
Aller à la navigation Aller à la recherche



VUE GÉNÉRALE
DE
LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
AU MOYEN-ÂGE.[1]

J’appelle moyen-âge, dans l’histoire de la littérature française, les XIIe, XIIIe et XIVe siècles. Ces trois siècles me paraissent constituer une époque distincte, séparée de ce qui la précède et de ce qui la suit. Le commencement de cette époque est marqué en Europe par une crise sociale, de laquelle sortent tout à la fois les communes, l’organisation complète de la féodalité et de la papauté, les idiomes modernes de l’Europe, l’architecture appelée gothique. Les croisades sont la brillante inauguration du moyen-âge.

En France, le moyen-âge a son commencement, son milieu et sa fin. Le XIIe siècle forme la période ascendante ; dans le XIIIe est le point culminant, et le XIVe voit commencer la décadence. La première période aboutit à Philippe-Auguste ; la seconde est signalée par le règne de saint Louis, dont les lois et les vertus représentent la plus haute civilisation du moyen-âge ; la troisième période, celle de la décadence, commence à Philippe-le-Bel et expire dans les troubles et l’agonie du XIVe siècle.

La littérature elle-même suit un mouvement pareil, et offre trois périodes correspondantes aux trois périodes historiques que je viens d’indiquer. Dans la première, qui est la période héroïque, on trouve les chants rudes, simples, grandioses, des plus vieilles épopées chevaleresques ; en particulier, la Chanson de Roland. On trouve Villehardoin au mâle et simple récit. La seconde, plus polie, plus élégante, est représentée par celui qui en est l’historien, ou plutôt l’aimable conteur, Joinville ; c’est le temps des fabliaux, c’est le temps où naissent les diverses branches du Roman de Renart, c’est-à-dire ce que la littérature française a produit de plus achevé, comme art, au moyen-âge. La troisième est une ère prosaïque et pédantesque ; à elle la dernière partie du Roman de la Rose, recueil de science aride, dans lequel il n’y a de remarquable que la satire, la satire toujours puissante contre une époque qui approche de sa fin. Au XIVe siècle, la prose s’introduit dans les romans et dans les sentimens chevaleresques, l’idéal de la chevalerie décheoit et se dégrade ; enfin, cette chevalerie artificielle, toute de souvenirs et d’imitations, dont l’ombre subsiste encore, reçoit un reste de vie dans la narration animée, mais diffuse et trop vantée, de Froissart.

Aux trois phases littéraires, on pourrait faire correspondre trois phases de l’architecture gothique : celle du XIIe siècle, forte, majestueuse ; celle du XIIIe, élégante, et qui s’élève au plus haut degré de perfection ; et, enfin, celle du XIVe siècle, surchargée d’ornemens et de recherche.

Après avoir déterminé, dessiné, pour ainsi dire, le contour de la littérature française au moyen-âge, et en avoir esquissé les principales vicissitudes, je vais présenter une vue rapide de ses antécédens, de ses rapports avec la littérature étrangère contemporaine, et enfin, de ce qui la constitue elle-même, des grandes sources d’inspiration qui l’ont animée et qui lui ont survécu.

La littérature française du moyen-âge n’a guère que des antécédens latins. Les poésies celtique et germanique n’y ont laissé que de rares et douteux vestiges ; la culture antérieure est purement latine. C’est du sein de cette culture latine que le moyen-âge français est sorti, comme la langue française elle-même a émané de la langue latine. Il est curieux de voir les diverses portions de notre littérature se détacher lentement et inégalement du fond latin, selon qu’elles en sont plus ou moins indépendantes par leur nature respective.

Il est des genres littéraires qui n’ont pas cessé d’être exclusivement latins, même après l’avénement de la langue et de la littérature vulgaires. Telle est, par exemple, la théologie dogmatique, qui n’a pu déposer, au moyen-âge, son enveloppe, son écorce latine. Le latin était une langue pour ainsi dire sacrée ; et il faut aller jusqu’à l’évènement qui a clos sans retour le moyen-âge, jusqu’à la réforme, pour trouver un traité de théologie dogmatique en langue française ; il faut aller jusqu’à l’Institution chrétienne de Calvin.

La prédication se faisait tantôt en latin pour les clercs, tantôt en français pour le peuple. C’est dans l’homélie, le sermon, que la langue vulgaire a été employée d’abord, et cet emploi remonte jusqu’au IXe siècle ; mais le latin, comme langue de l’église, comme langue de la religion, semblait si approprié à la prédication, que longtemps après cette époque on le voit disputer la chaire à l’envahissement de la langue vulgaire ; et quand celle-ci s’en est emparée, il résiste encore. Le latin macaronique des sermons du XVe siècle, l’usage qui existe de nos jours, en Italie, de prononcer un sermon latin dans certaines solennités, enfin, jusqu’aux citations latines si souvent répétées dans nos sermons modernes, sont des témoins qui attestent avec quelle difficulté, après quels efforts de résistance long-temps soutenue, le latin a fait place à la langue française dans la prédication. Des compositions d’un autre genre, appartenant de même à la littérature théologique, se sont continuées en latin, et en même temps ont commencé à être écrites en français ; telles sont les légendes, traduites en général d’après un original latin, mais qui, dans ces traductions, prennent assez souvent une physionomie nouvelle, et même une physionomie un peu profane ; tournent au fabliau populaire, parfois même au fabliau satirique.

Il est une autre portion de la littérature du moyen-âge dans laquelle on voit aussi le français venir se placer à côté du latin, sans le déposséder entièrement : c’est tout ce qui se rapporte à la littérature didactique, soit morale, soit scientifique. Dans cette dernière viennent se ranger les recueils de la science du moyen-âge, qui portaient le nom de Trésors, d’Images du monde, de Miroirs, de Bestiaires, etc. Ces recueils étaient originairement en latin ; quelques-uns pourtant ont été rédigés ou en provençal ou en français. Le Trésor de Brunetto Latini fut écrit en français par ce réfugié toscan, à peu près en même temps que Vincent de Beauvais, confesseur de saint Louis, publiait en latin sa triple encyclopédie.

Quant à la philosophie proprement dite, elle a été, comme la théologie dogmatique, constamment écrite en latin au moyen-âge ; et de même qu’il faut aller jusqu’à Calvin pour trouver un traité français de théologie dogmatique, il faut aller encore plus loin, il faut aller jusqu’au grand novateur en philosophie, jusqu’à Descartes, pour trouver l’emploi de la langue française dans des matières purement philosophiques. Le premier exemple, qu’on en peut citer, est le Discours sur la méthode ; les Méditations elles-mêmes ont été écrites d’abord en latin, et traduites, il est vrai, presque aussitôt en français.

L’histoire a commencé, au moyen-âge, par être une traduction de la chronique latine. Les deux grands ouvrages qui portent le nom de Roman de Brut et de Roman de Rou, ne sont que des translations en vers, l’un d’une chronique, l’autre de plusieurs. L’histoire fait un pas de plus ; elle devient vivante, elle est écrite immédiatement en langue vulgaire, sans passer par la langue latine, et ceci a lieu dans le midi comme dans le nord de la France, en provençal et en français, en vers et en prose, presque simultanément : en vers provençaux dans la chronique de la guerre des Albigeois, si pleine de feu, de mouvement, de vie, si fortement empreinte des sentimens personnels du narrateur ; et, en prose française, dans l’histoire de Villehardoin, marquée d’un si beau caractère de vérité, de gravité, de grandeur.

Les deux successeurs de Villehardoin, Joinville et Froissart, bien que d’un mérite inégal, continuent à mettre la vie dans l’histoire, en y introduisant l’emploi de la langue vulgaire, et en l’animant de leur propre individualité ; entre leurs mains l’histoire passe de l’état de chronique latine, à celui de mémoire français.

La plupart des autres genres de littérature n’ont pas une origine aussi complètement latine que ceux dont je viens de parler. Ainsi, la poésie lyrique des troubadours et des trouvères, et surtout la portion de cette poésie qui roule sur les sentimens de galanterie chevaleresque, n’a pas une source latine ; cette poésie est née avec la galanterie chevaleresque elle-même, et l’expression n’a pu précéder le sentiment. Cependant on trouve encore des liens qui rattachent à la latinité les chants des troubadours et des trouvères. La rime qu’ils emploient a commencé à se produire insensiblement dans la poésie latine des temps barbares. Enfin, le personnage même des troubadours procède des jongleurs, et ceux-ci sont, comme leur nom l’indique, une dérivation de l’ancien joculator, qui faisait partie, aussi bien que les histrions et les mimes, d’une classe d’hommes consacrée aux jeux dégénérés de la scène romaine.

Il va sans dire que la poésie épique, chevaleresque, n’a rien à faire non plus avec les origines latines ; elle est dictée par les sentimens contemporains : ce qu’elle raconte en général, c’est la tradition populaire telle qu’elle s’est construite à travers les siècles et par l’effet des siècles ; il faut excepter cependant les poèmes qui ont pour sujet des évènemens empruntés aux fables de l’antiquité : la guerre de Troie, par exemple, telle qu’on la trouvait dans les récits apocryphes de Darès le Phrygien ou de Dictys de Crète ; la guerre de Thèbes, l’expédition des Argonautes, telles qu’on les trouvait dans Ovide ou dans Stace. Là le moyen-âge a eu devant les yeux des modèles latins, mais là encore la donnée populaire, nationale, moderne, a puissamment modifié, ou plutôt a complètement transformé la donnée antique. Si les hommes du moyen-âge n’étaient pas tout-à-fait étrangers aux aventures de la guerre de Troie, de la guerre de Thèbes ou à l’expédition des Argonautes, ils ne pouvaient comprendre l’antiquité dans son esprit, dans son caractère, dans ses mœurs. Le moyen-âge, en donnant le costume et les habitudes chevaleresques à des guerriers grecs ou troyens, les enlevait en quelque sorte à l’antiquité, et se les appropriait par son ignorance.

Les poèmes dont Alexandre est le héros, bien que ce personnage appartienne à l’histoire ancienne, ne doivent pas cependant être confondus avec les précédents, car cet Alexandre n’est ni celui d’Arrien, ni celui de Quinte-Curce ; c’est un Alexandre traditionnel et non historique, c’est celui que racontent les Vitæ Alexandri magni, écrites d’après des originaux grecs, et contenant, non pas l’histoire, mais la tradition orale sur Alexandre, formée après sa mort dans les provinces qu’il avait soumises. Ainsi, l’Alexandre des épopées du moyen-âge n’appartient pas à l’antiquité, mais à la légende comme Charlemagne ou Arthur. Pour ces derniers, le fait est incontestable, et ce n’est pas de l’histoire qu’ont pu passer dans le domaine de la poésie chevaleresque ces deux noms qu’elle a tant célébrés. Quant aux chroniques dans lesquelles Charlemagne figure d’une manière plus ou moins analogue à celle dont il figure dans les romans de chevalerie, c’est, comme dans la chronique du moine de Saint-Gall, un récit fait d’après les traditions vivantes, ou, comme dans la chronique de Turpin, un récit fait d’après des chants populaires. Ces chroniques ne peuvent donc pas être considérées comme une source latine à laquelle auraient puisé les poèmes de chevalerie sur Charlemagne, mais comme un intermédiaire qui aurait recueilli avant eux des chants et des récits plus anciens. La chronique de Geoffroy de Mounmouth, dans laquelle sont racontés de fabuleux exploits d’Arthur, ne peut pas être envisagée non plus comme la source des poèmes chevaleresques sur ce personnage et sur les héros de son cycle, car elle ne contient que quelques germes des évènemens qu’ont développés, multipliés, variés à l’infini ces poèmes.

Les fabliaux n’ont pas un original latin ; ils sont, en général, rédigés d’après la transmission orale, et appartiennent à cette masse de contes, d’histoires qui circulent d’un bout du monde à l’autre ; c’est dans cette circulation que les a trouvés la poésie française du moyen-âge, c’est là qu’elle les a recueillis pour leur donner son empreinte. Il n’en est pas même de l’apologue ; bien qu’il soit aussi de nature cosmopolite, et qu’il voyage, ainsi que le conte, de pays en pays, de siècle en siècle, l’apologue n’est arrivé au moyen-âge que par l’intermédiaire des fabulistes latins. Il faut faire une exception pour l’apologue par excellence, le Roman de Renart. Celui-ci est sorti d’une donnée populaire, et bien qu’il ait été mis en latin de très bonne heure, et que le monument peut-être le plus ancien qu’on en possède, soit latin, il n’en est pas moins certain que ce monument lui-même suppose des originaux antérieurs en langue vulgaire. La poésie satirique ne procède pas non plus du latin, les Bibles sont nées à l’aspect des désordres du temps ; elles sont nées ou de l’indignation sévère, ou de la joyeuse humeur que ces désordres ont fait naître dans les ames des auteurs ; elles ne sont pas le résultat d’une savante imitation de Perse ou de Juvénal.

Pour la poésie dramatique en langue vulgaire, sa partie religieuse, le mystère et le miracle, se rattachait aux mystères latins antérieurs, qui eux-mêmes étaient une partie du culte, et tenaient à cet ensemble de représentations théâtrales que l’église avait empruntées originairement au paganisme. Le drame bouffon, la farce, appartiennent plus en propre au moyen-âge, mais encore ici il y a un certain rapport de filiation entre les acteurs des tréteaux du moyen-âge et les derniers histrions de l’antiquité.

Tels sont les divers points par où la littérature nouvelle tient à la littérature latine antérieure, et par où elle s’en détache. On voit que les genres littéraires qui existent au moyen-âge, à la fois en latin et en français, et qui n’existent alors en français que parce qu’ils ont existé auparavant en latin, sont ceux qui contiennent une espèce d’enseignement : ainsi tout ce qui tient à la théologie, jusqu’aux légendes et aux mystères, qui en sont comme la partie épique et dramatique, tout ce qui tient aux moralités, jusqu’à l’apologue ; — tandis que ce qui est purement d’imagination, d’inspiration spontanée, sans but ou religieux, ou moral, ou scientifique, ne procède pas de la littérature latine, mais de soi-même, et appartient en propre au moyen-âge français. Ainsi, la poésie lyrique, la poésie épique, les fabliaux, la satire, sont des genres dont on peut dire :

Prolem sine matre creatam,
qui n’ont pas d’antécédens latins, d’origine latine, qui surgissent spontanément dans la langue vivante et populaire du moyen-âge.

Passons du rapport du moyen-âge français avec la culture latine qui l’a précédé, à ses rapports avec les littératures étrangères contemporaines. Les influences qu’il a pu recevoir, si on ne considère que l’Europe, sont à peu près nulles. Au moyen-âge, nous avons beaucoup donné et très peu reçu ; si l’on tient compte de quelques traditions galloises qui ont dû se glisser en s’altérant beaucoup dans les romans de chevalerie, de quelques traditions ou plutôt de quelques allusions aux traditions germaniques qui y tiennent fort peu de place, on a évalué à peu près complètement tout ce que nous pouvons devoir aux autres nations européennes. En revanche, nous avons reçu beaucoup de contes de l’Orient, nous, comme tous les autres peuples de l’Europe, peut-être plus qu’aucun autre, et en outre c’est très souvent pour nous que la transmission s’est opérée. L’Espagne, où les points de contact établis avec les Arabes, soit directement, soit par l’intermédiaire des juifs convertis, ont dû amener de fréquentes communications entre l’Orient et l’Occident ; l’Espagne est à peu près le seul pays de l’Europe qui ait pu, au moyen-âge, je ne dis pas nous communiquer quelque chose du sien, mais agir sur nous indirectement, en important dans notre littérature des emprunts faits à l’Orient. À cela près, nous avons été constamment le véhicule par lequel les contes orientaux, transformés par nous en fabliaux, ont été disséminés dans le reste de l’Europe ; en sorte que, lors même que ce n’est pas nos propres créations que nous répandons autour de nous, nous sommes encore propagateurs en transmettant ce qu’on nous a transmis. Ainsi, la collection des Gesta Romanorum, dans laquelle se trouve un assez grand nombre d’apologues et de contes orientaux qui ont eu cours en Europe au moyen-âge, cette collection a été rédigée par un Français.

Il faut remarquer que cette portion de la littérature du moyen-âge est peut-être la plus piquante, mais à coup sûr est la plus frivole, et, sauf quelques influences de la poésie arabe sur la poésie provençale qui portent plus sur la forme que sur le fond, c’est à peu près tout ce que la France doit aux Arabes ; on a beaucoup vanté l’influence des Arabes sur la civilisation du moyen-âge. C’est surtout dans le dernier siècle que cette théorie a trouvé faveur. Son succès provenait en partie, je pense, d’une certaine hostilité au christianisme, en vertu de laquelle les hommes du XVIIIe siècle étaient très heureux de pouvoir attribuer une portion de la civilisation chrétienne aux ennemis de la foi ; l’on s’est exagéré en conséquence à dessein et à plaisir l’influence des Arabes. J’ai eu occasion[2] de la restreindre pour la chevalerie, qui n’est pas et ne saurait être musulmane par son origine, mais qui est chrétienne et germanique ; le christianisme et le germanisme forment, selon moi, la chaîne et la trame de ce tissu ; les Arabes y ont ajouté la broderie. Il en est de même de la rime, qu’il n’est pas besoin de faire venir d’Arabie, puisqu’on la voit naître naturellement et par degrés de la poésie latine dégénérée. Il en est de même de la scholastique, qu’on a dit être due aux Arabes, tandis qu’une étude plus approfondie de l’histoire de la philosophie dans les siècles qui ont précédé ceux qui nous occupent maintenant, a montré que jamais la dialectique d’Aristote et ceux de ses ouvrages qui la contiennent n’ont disparu de l’Europe, et n’ont cessé d’y être plus ou moins connus. Il en est de même encore de l’architecture du moyen-âge ; après l’avoir appelée gothique, on a voulu la faire arabe. Je crois volontiers qu’on a trouvé des ogives dans des mosquées très anciennes et jusque dans les ruines de Persépolis, de même que l’on en trouve en Italie dans les monumens étrusques ; mais l’ogive n’est pas l’architecture gothique ; cette architecture se compose de tout ce qui lui donne son caractère, et, prise dans son ensemble, elle porte trop évidemment le sceau de la pensée religieuse des populations chrétiennes, pour qu’on puisse chercher son origine hors du christianisme.

Si les influences que nous avons reçues au moyen-âge sont bientôt énumérées, il n’en est pas de même de celles que nous avons communiquées ; le tableau des secondes serait aussi vaste que le tableau des premières est restreint. Nos épopées chevaleresques, provençales et françaises, ont été le type des épopées chevaleresques de l’Angleterre et de l’Allemagne, qui n’en sont en général que des traductions, tout au plus des reproductions un peu modifiées ; et il en a été ainsi non-seulement pour notre héros national, Charlemagne, mais même pour des héros qui ne nous appartiennent pas par droit de naissance, comme Arthur ou Tristan. Ces personnages, empruntés aux traditions étrangères, ont été plus tôt célébrés par notre muse épique qu’ils ne l’ont été dans les autres pays de l’Europe et dans la patrie même de ces traditions[3].

Les nouvelles italiennes ne sont pas, pour la plupart, empruntées à nos fabliaux ; un très grand nombre d’entre elles a pour base des anecdotes ou locales ou puisées aux sources les plus variées. Il en est cependant plusieurs, et des plus remarquables, qui n’offrent que des versions à peine altérées de nos fabliaux, soit dans Boccace, soit dans ses prédécesseurs ou ses continuateurs, soit enfin dans son imitateur anglais Chaucer. Quand La Fontaine a retrouvé chez Boccace des sujets qui étaient originairement français, il n’a fait que reprendre notre bien. Dépouillant ces récits enjoués de l’enveloppe quelque peu pédantesque dont Boccace les avait affublés, il leur a rendu, comme par instinct, leur caractère primitif. Avec beaucoup d’art et de finesse, il a reproduit, en l’embellissant, la naïveté de ses modèles, qu’il ignorait.

Maintenant que nous avons vu d’où venait le moyen-âge français, quels étaient ses rapports avec les autres littératures, il nous reste à l’étudier en lui-même, à le considérer dans les quatre grandes inspirations qui ont fait sa vie, dans les quatre tendances principales qui le caractérisent ; c’est l’inspiration chevaleresque, l’inspiration religieuse, la tendance par laquelle l’esprit humain aspire à l’indépendance philosophique ; enfin, c’est l’opposition satirique qui fait la guerre à tout ce que le moyen-âge croit et révère le plus.

L’inspiration chevaleresque fut plus puissante encore au moyen-âge qu’on ne le pense d’ordinaire. La chevalerie n’est pas seulement une institution ; c’est un fait moral et social immense, c’est tout un ordre d’idées, de croyances, c’est presque une religion. La chevalerie est née de l’alliance du christianisme avec certains sentimens terrestres de leur nature, mais élevés et pénétrés de l’esprit chrétien. Ayant prise sur les ames par ces sentimens naturels qu’elle respectait, mais qu’elle épurait et qu’elle exaltait, elle a lutté avec avantage contre la barbarie, contre la violence des mœurs féodales ; elle a fait énormément pour la civilisation intérieure, pour ce qu’on pourrait appeler la civilisation psychologique du moyen-âge. Aussi les idées, les mœurs chevaleresques tiennent-elles une place immense dans la littérature de ce temps. Non-seulement elles animent et remplissent la poésie épique et la poésie lyrique, mais elles se font jour dans des genres de littérature très différens, et dans lesquels on s’attend bien moins à les rencontrer, jusque dans les traductions de la Bible. Certaines portions de l’ancien Testament ont été transformées, pour ainsi dire, en récits chevaleresques ; tels sont les livres des Rois et le livre des Machabées. L’esprit chevaleresque s’est insinué dans les légendes, particulièrement dans celles où la vierge Marie joue le principal rôle. Les chevaliers ont pour Notre-Dame une dévotion analogue à celle qu’ils ont envers la dame de leurs pensées ; Notre-Dame les aime, les protège, et va au tournoi tenir la place de l’un d’eux, qui s’était oublié au pied de ses autels. La chevalerie pénètre même les fabliaux railleurs, et jusqu’au roman satirique de Renart. Les héros quadrupèdes de ce roman sont représentés chevauchant, piquant leurs montures, et portant le faucon au poing, tant était inévitable et invincible la préoccupation de l’idéal chevaleresque. La chevalerie a envahi le drame, composé primitivement pour les clercs et pour le peuple. Il n’y a pas de drame chevaleresque au moyen-âge, parce qu’il n’y a pas, pour les représentations théâtrales, de public chevaleresque. Mais l’empire des idées et des sentimens de la chevalerie est si fort, que, même dans ce drame, qui n’est pas fait pour les chevaliers, l’intérêt chevaleresque a souvent remplacé et effacé presque entièrement l’intérêt religieux, comme on peut le voir dans les miracles du XIVe siècle.

C’est surtout l’inspiration religieuse qu’on s’attend à trouver développée énergiquement au moyen-âge, et je puis dire que j’ai été bien surpris, quand, après deux années passées à étudier l’histoire de la littérature et de l’esprit humain à cette époque, je suis arrivé à ce résultat inattendu, que l’inspiration religieuse tient dans la poésie de ces siècles de foi une place assez médiocre. En général, tout ce qui appartient à la littérature religieuse est traduit du latin en français, et par conséquent froid ; ce qui n’est pas traduit n’est guère plus animé. Il n’y a aucune comparaison entre la langueur de la poésie religieuse et l’exaltation de la poésie chevaleresque, la verve de la poésie satirique. Si l’on excepte quelques légendes, comme l’admirable récit du Chevalier au Barizel ; si l’on excepte quelques accens religieux assez profonds dans la poésie des troubadours, et quelques traits d’un christianisme qui ne manque ni de naïveté ni de grandeur, dans les plus anciennes épopées carlovingiennes, on ne découvre, en général, rien de bien saillant dans la poésie religieuse de la France au moyen-âge. Où est-elle donc, cette inspiration religieuse ? Je la trouve ailleurs, je la trouve dans les sermons latins de saint Bernard, dans les ouvrages mystiques de saint Bonaventure, dans l’architecture gothique ; mais je la cherche presque inutilement dans notre littérature, et même dans la littérature nationale des autres pays de l’Europe. Quelle est la grande œuvre de l’Allemagne au moyen-âge ? Quel est son produit littéraire le plus éminent ? Les Niebelungen, poème païen pour le fond, chevaleresque pour la forme. Le christianisme, qui est, pour ainsi dire, appliqué à la surface, n’a pas pénétré à l’intérieur, n’a pas modifié les sentimens de fougue et de férocité barbare, qui sont l’ame de cette terrible épopée. En Espagne, quel est le héros du moyen-âge ? C’est le Cid ; mais le Cid des romances, et surtout celui du vieux poème, est un personnage héroïque plutôt que religieux. Dans le poème, il s’allie avec les rois maures ; dans les romances, il va à Rome tirer l’épée au milieu de l’église Saint-Pierre et faire trembler le pape. En Angleterre, quel est l’ouvrage le plus remarquable du moyen-âge ? C’est le très jovial et passablement hérétique recueil de contes de Cantorbéry. En Italie, il y a Dante qui, à lui seul, rachète tout le reste, qui a élevé au catholicisme un monument sublime ; mais hors la poésie de Dante et quelques effusions mystiques, comme celles de saint François d’Assise, je vois bien dans Pétrarque l’expression de l’amour chevaleresque élevée à la perfection de l’art antique, je vois bien dans Boccace des plaisanteries folâtres et des narrations badines ; mais je ne vois pas que la poésie catholique, la poésie religieuse, tienne plus de place en Italie que dans le reste de l’Europe.

Il est difficile de s’expliquer un semblable résultat. Faut-il dire que précisément parce que l’église avait une autorité supérieure à toute autre autorité, le moyen-âge, dans tout ce qui n’a pas été écrit par une plume sacerdotale, a été porté à faire acte d’opposition à l’église, au moins de cette opposition qui se trahit par l’indifférence ? Quand les clercs écrivaient, ils écrivaient en latin ; ceux qui écrivaient dans la langue vulgaire n’étaient pas, en général, des clercs, mais des individus sortis, ou des rangs du peuple, ou des rangs de l’aristocratie féodale, deux classes d’hommes qui chacune avait sa raison pour être en lutte avec l’église : la première par un instinct de résistance démocratique contre le pouvoir régnant, la seconde par une jalousie aristocratique d’autorité. Il serait arrivé ici le contraire de ce qui se passe dans l’apologue du Peintre et du Lion, ce seraient les lions qui auraient été les peintres.

Quoi qu’il en soit des causes qui ont restreint au moyen-âge l’inspiration religieuse, ce fait se rattache à un autre fait remarquable, au mouvement latent et comprimé, mais réel, de l’esprit vers l’indépendance de la pensée. Je ne parle ici que de ce qu’il y a de sérieux dans ce mouvement ; le tour de la satire viendra tout à l’heure.

Le premier pas de ce qu’on peut considérer comme une tendance de l’esprit à s’émanciper du joug de l’autorité, ce sont les traductions de la Bible en langue vulgaire ; ces traductions furent, dès le principe, suspectes à l’autorité ecclésiastique, et on les voit depuis se renouveler de siècle en siècle, toutes les fois qu’il y a quelque part une tentative d’insurrection contre cette autorité. Non-seulement la translation de la Bible dans une langue vulgaire soumettait les livres saints au jugement particulier de tous les fidèles, mais aussi à cette translation se joignit bientôt quelque chose de plus que la traduction pure et simple ; des interprétations, d’abord morales seulement, puis allégoriques, mirent sur la voie de ce que l’église voulait éviter, et de ce que la réforme a proclamé depuis, l’examen individuel de l’Écriture.

Si, au sein même de la littérature théologique, si, dans les traductions de la Bible, on surprend déjà ce qu’on peut appeler une aspiration à l’indépendance intellectuelle, à plus forte raison en surprendra-t-on aussi le principe dans la littérature didactique et philosophique, rivale de la littérature théologique.

Parmi les traités de morale qui eurent le plus de vogue au moyen-âge, quelques-uns étaient, pour le fonds, purement ou presque purement païens, comme les prétendus apophtegmes de Caton, la Consolation de Boëce. L’église devait se défier de la moralité puisée à ces sources profanes. Il y avait aussi des livres de morale pratique dont les principes, pour n’être pas païens, n’étaient pas beaucoup plus acceptables pour l’église ; c’étaient les traités qui avaient pour base les axiomes et en quelque sorte le code de la morale chevaleresque, de cette morale en partie différente de la morale dogmatique du christianisme, et par là suspecte à l’église.

Dans la littérature scientifique, dans ces trésors, ces images du monde, ces encyclopédies en prose et en vers qui contenaient le dépôt confus de toutes les connaissances du temps, il y en avait aussi une portion dont la foi pouvait s’alarmer. Là se trouvaient des idées sur la structure du monde, sur la disposition des êtres, qui étaient empruntées soit à l’antiquité, soit aux Arabes, soit même aux Juifs, et qui ne s’accordaient pas avec la science ecclésiastique. C’étaient donc, dans les deux cas, un commencement d’indépendance, un effort de la pensée pour suivre sa voie, pour se soustraire insensiblement au joug de l’autorité ; elle était donc par là sur le chemin qui devait conduire à la réforme. La littérature philosophique du moyen-âge, celle qui n’a guère été écrite qu’en latin, contenait plus qu’aucune autre des germes d’indépendance, et elle a toujours, à diverses reprises, encouru les censures de l’église. De là les persécutions contre Aristote, esprit libre, païen, et par conséquent dangereux ; bien qu’on cherchât dans ses livres sa dialectique, qui n’était qu’un moyen, bien plus que ses conclusions métaphysiques, le seul fait d’un moyen, d’un instrument indépendant de l’église, lui faisait ombrage. Les divers corps au sein desquels, a fleuri la philosophie du moyen-âge ont partagé les mêmes disgraces. L’université de Paris a provoqué souvent les défiances de Rome. Quand les frères mineurs se sont emparés de l’enseignement, ils n’ont pas tardé à devenir suspects à leur tour. Enfin, même dans les ouvrages en langue vulgaire, comme dans la deuxième partie du Roman de la Rose, s’est montrée une extrême hardiesse, une extrême liberté de pensée, et jusqu’à une sorte de naturalisme et même de matérialisme prêché hautement, et mis dans la bouche de Genius, prêtre de la nature, qui arrive à certaines conséquences exprimées fort grossièrement, et assez semblables à ce qu’on a voulu établir, dans ces derniers temps, sous le nom de réhabilitation de la chair.

Un autre résultat auquel conduit l’étude impartiale et un peu approfondie du moyen-âge, c’est que l’opposition satirique occupe dans la littérature de ce temps une place infiniment plus considérable qu’on ne serait porté à le croire. Je ne sache pas une époque dans laquelle la raillerie, la satire, ait joué un aussi grand rôle que dans ce moyen-âge, qu’on s’est plu quelquefois à représenter comme une ère de sentimentalité et de mélancolie.

La satire n’est pas seulement dans les poèmes satiriques proprement dits ; elle se trouve partout : dans les poèmes moraux les plus lugubres comme les vers de Thibaut de Marly sur la mort, parmi lesquels l’auteur a soin d’intercaler une satire contre Rome ; dans les légendes, empreintes d’une dévotion ascétique, comme celle de l’évêque Ildefonse et de sainte Léocadie, légende que son pieux auteur interrompt brusquement pour adresser à l’église romaine la plus véhémente des invectives.

Dans les fabliaux, la satire perce à chaque vers ; elle semble s’être concentrée dans le Roman de Renart, pour se développer ensuite dans les plus vastes proportions, embrasser toute la société du moyen-âge et se prendre corps à corps avec ce qui dominait cette société, avec l’église.

Toutes les fois que la satire apparaît dans notre littérature française du moyen-âge, c’est toujours avec beaucoup de verve et d’énergie, avec un charme de naturel et un bonheur d’expression que les autres genres littéraires sont loin d’offrir au même degré. Autant, comme je le disais, ce qui se rapporte à la poésie religieuse est, en général, pâle, décoloré, languissant, autant ce qui appartient à l’ironie, à la satire, est vif et inspiré. Ce déchaînement satirique est un grand fait historique, car dans cette portion si riche, si ardente de la littérature du moyen-âge, est le principe de la ruine et de la fin de la civilisation du moyen-âge. Chaque époque vit de sa foi ; et son organisation repose sur sa foi. Mais chaque époque a la formidable puissance de railler ce qu’elle croit, ce qu’elle est, et par là de se désorganiser elle-même. Pour les croyances, pour les formes sociales, comme pour certains malades, le rire c’est la mort ! c’est ce rire qui a tué le moyen-âge, car de lui sont nées les deux forces destructrices du XVIe siècle, très différentes l’une de l’autre par leur nature, mais qui avaient toutes deux pour caractère commun de combattre la société du moyen âge, en combattant l’église sur laquelle reposait tout l’édifice de cette société ; ces deux forces sont le protestantisme et l’incrédulité, les deux grands marteaux du XVIe siècle ! Ce sont eux qui ont frappé sur l’édifice et qui l’ont brisé, c’est par eux qu’un autre temps, une autre civilisation, ont été possibles. Eh bien ! tout cela a commencé par le sarcasme du moyen-âge ; et comment l’église aurait-elle pu tenir, quand on avait ri pendant trois siècles des reliques, des pèlerinages, des moines et du pape, quand les mêmes attaques se continuaient renforcées par la vigueur nouvelle que l’esprit humain puisait dans le commerce de l’antiquité ? Ainsi, aux limites d’une époque déjà parcourue on pressent par avance ce qui va agiter, ébranler la société et la pensée humaine dans les temps qui suivront.

Ces quatre grandes tendances, qui ont fourni à la littérature autant d’inspirations et de directions fondamentales, n’ont pas cessé après le moyen-âge ; elles se sont prolongées dans les siècles postérieurs, elles ont duré jusqu’à nous. L’inspiration chevaleresque a produit le roman et une grande partie de notre art dramatique ; l’inspiration religieuse n’a pas tari, le siècle de Louis XIV est là pour l’attester ; elle n’a pas même tari de nos jours, Dieu soit loué ! J’en atteste le génie de Châteaubriand, les belles pages de Ballanche, les beaux vers de Lamartine. La tendance qui porte invinciblement l’esprit humain à s’émanciper de ce qui le domine et le contient, à chercher en lui-même, à ses risques et périls, son principe et sa raison ; cette tendance n’a pas péri, et il faut l’accepter, car elle ne périra pas. Enfin, la puissance satirique, cette puissance plus souvent mauvaise que bonne, mais qui est pourtant dans les desseins de la Providence, car elle a sa place dans le monde, car elle y agit, y combat, y détruit toujours ; cette puissance dévorante n’a pas péri non plus, et le dernier siècle n’en a que trop largement usé.

Je m’arrête, ce n’est pas encore le temps de faire l’histoire des quatre derniers siècles ; seulement, avant de quitter les trois siècles du moyen-âge, j’ai voulu montrer déjà vivantes les tendances dont les combinaisons et les luttes formeront, en très grande partie, la vie complexe des siècles modernes. En arrivant à ces siècles plus connus, ou du moins plus étudiés, peut-être sera-t-il possible de donner encore à des études venues après des travaux justement admirés, quelque intérêt de nouveauté, non par la ressource facile et misérable du paradoxe, mais par la rigueur du point de vue historique ; peut-être comprendra-t-on mieux le développement de l’esprit moderne, après en avoir surpris l’embryon dans les flancs vigoureux du moyen-âge. Tout se tient dans l’histoire, et l’on ne peut s’arrêter en chemin ; il faut suivre le mouvement et le flot des âges, il faut aborder avec eux. On consent à se plonger longuement et courageusement dans de grandes obscurités, mais on ne veut pas y rester enseveli, on veut arriver au présent, à l’avenir ; ce n’est que pour cela qu’on se résigne au passé. Étudier le passé c’est le seul moyen de comprendre le présent et d’entrevoir autant que possible l’avenir. On ne sait bien où l’on va que quand on sait d’où l’on vient. Pour connaître le cours d’un fleuve, il faut le suivre depuis sa source jusqu’à son embouchure ; pour s’orienter, il faut savoir où le soleil se lève, et dans quel sens il marche ; c’est ce que nous savons déjà : nous avons traversé cette longue nuit du moyen-âge, qui s’écoule entre deux crépuscules, entre les dernières lueurs de la civilisation ancienne et la première aube de la civilisation moderne.

Et maintenant, nous poursuivons notre chemin comme le voyageur qui s’éveille après la nuit et reprend sa route, éclairé par le soleil qu’il a vu se lever sur les montagnes.


J.-J. Ampère.
  1. Ce morceau est non le résumé, mais le résultat sommaire d’un cours de deux années, qui sera publié par M. Ampère sous le titre d’Histoire de la littérature française au moyen-âge, et qui fera suite à l’Histoire littéraire de France avant le douzième siècle, dont les deux premiers volumes viennent de paraître chez Hachette.
  2. Voir la Revue des Deux Mondes du 15 février 1838.
  3. Les publications importantes que prépare M. de La Villemarque restreindront peut-être cette assertion.