La Littérature illustrée

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LA
LITTÉRATURE ILLUSTRÉE.

S’il est une vérité qui commence à n’être plus un paradoxe, c’est que les conquêtes morales de la philosophie, de l’art, de la littérature tendent de plus en plus à devenir les seules possibles en Europe. Désormais les peuples devront surtout leur supériorité historique à des invasions d’idées ; leur influence se pèsera moins au nombre de leurs armées qu’au poids de leur génie. La France a pu gagner ou perdre des batailles, et cependant ce fut dans le siècle dernier, où elle a subi le plus de mécomptes à la loterie de la guerre, que sa prépondérance s’est le plus étendue et le plus affermie dans le monde. Matériellement et politiquement, elle était abaissée, diminuée ; mais par ses livres, ses créations, ses prédications écrites, elle transformait l’Europe en se transformant elle-même. Ses chefs-d’œuvre étaient autant de victoires intellectuelles qu’elle remportait sur les nations voisines.

Si donc notre littérature a fait notre force au dehors, si elle nous a placés haut dans l’admiration des peuples, si elle a préparé partout l’application de nos principes par l’étude de notre langue, si elle a enseigné à tous le respect de notre génie, nous devons, au point de vue politique et dans un amour-propre national bien compris, pieusement conserver et développer toutes nos traditions de grandeur intellectuelle. La France doit demeurer un atelier des idées, et ne pas déchirer ses titres de noblesse littéraire au milieu des nations, qui n’ont intellectuellement qu’une patrie commune.

Les peuples, comme les individus, n’obtiennent cette supériorité de l’esprit qu’à la condition d’accomplir des œuvres sérieuses. Il leur faut une foi élevée et une conscience inébranlable dans leur travail, et non pas chercher, dans le commerce de l’esprit, à frauder leurs concitoyens et les étrangers. Il faut qu’ils aient l’intention bien avouée à eux-mêmes, bien évidente pour tous, de donner à leurs ouvrages le caractère de l’utilité, de la durée. L’écrivain ne relève que de ses convictions, de ses inspirations ; fausses ou justes, puissantes ou faibles, il ne doit jamais aliéner le droit de les livrer entières à la masse qui les reçoit, qui les juge et qui les classe.

Malheureusement, nos écrivains se sont laissés déposséder du plus glorieux de leurs priviléges, de l’initiative. Ils ne choisissent plus leurs sujets, ils les subissent ; ils ne dirigent plus la pensée publique ; ils se laissent diriger eux-mêmes et enrôler par les spéculateurs. Ainsi s’explique cette décadence toujours croissante de la littérature française ; de là cette multiplication insensée d’œuvres destinées à l’oubli.

Cependant ce sont les seuls coupables de cette grande prévarication de l’intelligence qui gémissent le plus haut du discrédit de la librairie ; ils s’étonnent de ce qu’on ne veut plus acheter de livres nouveaux, et, au lieu d’éditer des livres sérieux, de former ainsi le goût public, ils cherchent au contraire à le tromper en exploitant d’inintelligentes et passagères fantaisies. C’est ainsi que nous avons vu s’accroître, dans une proportion vraiment prodigieuse, cette littérature qu’on ne peut nommer d’aucun nom, qui est aux trois quarts faite par les dessinateurs.

L’industrie ne relève pas de la critique ; il lui est loisible de porter ses capitaux où elle l’entend, de mettre dans la circulation les œuvres qu’il lui plaît d’y jeter. Si la librairie française trouve son intérêt à se transformer en magasin d’estampes et de gravures, nous aurons sans doute le droit de nous plaindre de voir la littérature déposer la première de toutes les souverainetés et marcher à reculons vers la civilisation mercantile de l’Amérique. Nous qui savons que les grands peuples se font par les grandes littératures, que, les esprits une fois affaissés et dégradés, les institutions tombent rapidement ; nous qui croyons qu’Homère n’a pas fait moins pour la nationalité grecque que toutes les victoires d’Athènes, nous pourrons voir à regret cette dernière déroute des idées, de la science et de l’art devant les marches et les contre-marches de l’industrie. Mais nous saurons comprendre que la librairie, aveugle instrument de sa fortune, n’est pas chargée, à ses risques et périls, de l’enseignement des peuples. Simple et modeste commerce, elle livre au public ce qui lui rend des bénéfices.

Heureusement pour la France et pour le monde, ce duel illogique entre les bons livres et le succès de vente n’existe pas ; la librairie se ruine à multiplier ces publications éphémères qui séduisent un moment l’acheteur, mais qui ne le trompent pas long-temps. Il en résulte néanmoins un immense préjudice pour les œuvres sérieusement pensées, consciencieusement écrites. L’intelligence, tout intelligence qu’elle est, se trouve soumise à des conditions matérielles de diverse nature.

Il y a chez les peuples, quoiqu’à leur insu, quoique sans accord préalable et sans texte écrit, un budget régulier pour toutes leurs dépenses. De même qu’on peut dire que la France consomme à peu près chaque année la même quantité de vins, de blés ou de soieries, elle consomme aussi la même quantité de livres. Il y a une économie collective dans les masses, qui fait que les dépenses sont balancées. Or, il arrive aujourd’hui que, par les commissions, les visites à domicile, les sollicitations de tout genre, les fanfares des annonces, on force la main à l’acheteur ; on s’adresse à sa curiosité plutôt qu’à son esprit. Il ne reste plus au contribuable littéraire d’épargne suffisante pour les œuvres qui instruisent ou qui élèvent la pensée.

Toutes les fois qu’on veut soumettre la littérature aux caprices de la mode, il arrive que la mode passe et que l’exploitation meurt. La librairie se trouve réduite aux terribles éventualités des industries sans écoulement ; son crédit est ébranlé. Les éditions complètes s’empilent sur les éditions antérieures sans avoir cette dernière ressource d’être exportées aux colonies, comme à l’époque de l’empire. Il y a quelques années, les romans étaient soutenus par cette faveur factice qui n’est pas le goût public ; les éditeurs ne se lassaient pas d’en faire imprimer, les cabinets de lecture d’en acheter. Que sont devenues ces générations de romans, plus innombrables que la postérité d’Abraham ? Personne n’en veut plus lire, à plus forte raison posséder. Les romans sont passés dans les journaux ; là on les prend à petites potions, on les lit par désœuvrement ; l’intérêt, suspendu de la veille au lendemain, tient en haleine les pacifiques et indolentes habitudes d’esprit de l’abonné.

Après le roman est venue la littérature pittoresque ; qu’on nous pardonne ce nom de baptême. Jusqu’à ce jour, la gravure, à peu d’exceptions près, s’était bornée à la traduction des œuvres de la peinture. La difficulté, la longueur du travail sur cuivre, sur acier et à l’eau forte, élevaient assez haut le prix des produits de la gravure. Mais la lithographie et la gravure sur bois, bien moins difficiles d’exécution et bien moins coûteuses, ont retiré cet art de la position secondaire où il se trouvait. Les estampes se sont adressées, par le bas prix, à toutes les classes de la société, aux grandes comme aux petites bourses. La lithographie surtout pénétra en tous lieux ; elle contribua largement, par ses bacchanales de toute sorte, à la démoralisation des esprits ; elle alla chasser l’ange gardien du chevet de la jeune fille, éconduire le poète de son livre, le dramaturge de son dialogue. Au train dont elle va, nous n’aurons bientôt plus qu’un art et qu’une langue écrite, la lithographie.

Nous lui passerions encore ses albums, ses voyages, ses caricatures, ses keepsake, ses vues, ses paysages, ses matins, ses couchers, ses musées, ses femmes nues, ses Julia, ses Éléonore ; tout cela peut être son domaine. L’art, et encore moins la critique, n’ont rien à revendiquer là dedans. On sait à quoi s’en tenir sur l’étiquette. Nous concevons même que des journaux se soient fondés, dont la lithographie est le principal élément de succès, dont tout l’esprit est dans la caricature, qu’on lit d’un coup d’œil et qu’on rejette ensuite. Toutes ces choses portent leur justification avec elles ; leurs intentions sont claires, et le goût public n’y est pas trompé.

Mais la lithographie et ensuite la gravure sur bois, importation du mauvais goût et de l’esprit industriel de l’Angleterre, sont sorties de leurs attributions ; elles sont venues se mêler à la littérature, elles ont pris une place dans les œuvres de l’esprit ; d’abord associées suppliantes et timides, elles ont fini par chasser la littérature du logis et par prendre la première place dans les livres. Bientôt tous les auteurs de quelque réputation, vivans ou morts, se sont vus impitoyablement illustrés. L’illustration est devenue un prétexte pour écouler d’anciennes éditions ou pour en faire de nouvelles ; les livres sérieux, qui s’adressent surtout aux hommes d’étude, se sont vus contraints d’entrer dans cette mascarade universelle et de subir les culs-de-lampe et les vignettes. Jamais aucun siècle n’avait poussé aussi loin que le nôtre cette débauche d’illustrations mercantilement conçues, qui ne profitent pas même à l’art de la typographie.

On ne saurait dédaigner avec raison les belles éditions de luxe, les belles œuvres typographiques ; mais, outre qu’elles ne peuvent réussir que dans les contrées où il existe une aristocratie assez intelligente pour les reconnaître, assez riche pour les payer, jamais la moindre pensée d’art sérieux n’a préoccupé nos éditeurs. Ils ne mettent pas leur gloire à conquérir la réputation des Pannartz, des Alde, des Elzevier, ni même des Didot. Ils sont beaucoup plus modestes, ils n’ont voulu faire que du bon marché, de la marchandise courante. Ils ont vu que la vente par livraisons accompagnées de gravures réussissait au-delà de toute espérance, ils ont compris que le public se prêtait volontiers à cet impôt déguisé, très modique en apparence et en réalité très onéreux.

Quels peuvent donc être aujourd’hui les titres de la gravure pour s’immiscer aussi largement dans les œuvres de l’intelligence ? Est-elle une langue plus perfectionnée, plus sublime ? a-t-elle des beautés supérieures à celles de la poésie ?

Au moyen-âge, lorsque les livres étaient fort rares et par conséquent la classe des lecteurs excessivement restreinte et peu cultivée, on conçoit que les enluminures, que les représentations figurées vinssent commenter le texte, le plus souvent incompréhensible pour les intelligences simples. C’était l’époque où un évêque de Limoges appelait la cathédrale, avec ses innombrables sculptures, l’évangile des sens. Mais aujourd’hui l’image, premier alphabet des peuples, est le moyen le plus imparfait de s’adresser à l’esprit. Il faut la laisser dans les chaumières, là où elle est l’unique lecture des pauvres gens. Elle y a remplacé la ballade, qui meurt chaque jour dans la mémoire des rapsodes rustiques. La poésie, à défaut de l’art, ne peut s’empêcher d’approuver ces grossières, mais touchantes représentations de piété religieuse ou de gloire nationale. Par ces figures coloriées, suspendues au-dessus de la cheminée, entre la branche bénite, la faucille et l’épi de la Fête-Dieu, l’esprit du paysan se trouve ramené à la pensée d’un autre monde. Devant ces tableaux achetés aux foires, le travailleur entrevoit, vaguement il est vrai, mais enfin il entrevoit de grands personnages dont l’histoire exacte lui est inconnue. Ni le poète ni l’homme politique ne doivent mépriser les solennelles batailles de l’empereur à deux sous, en songeant qu’elles consolent les souvenirs du vieux soldat, et qu’elles entretiennent des traditions de courage parmi les fils ignorans de la charrue. On est tenté de s’incliner avec respect devant ces bonnes Vierges, si vigoureusement enluminées, qui surmontent le lit de paille des ménagères ; car ces madones champêtres sont compatissantes aux prières du pauvre, et dans les longues veillées d’hiver, quand la résine brûle dans le foyer et jette en tressaillant des clartés errantes sur les murailles, ces images rappellent à l’indigent, au milieu de l’abandon du monde, une idée d’assistance divine.

C’est donc aux basses classes de la société qu’il faut abandonner le luxe indigent de l’image. Elles seules en comprennent, en aiment la naïve éloquence. C’est pour elles une parole qui s’adresse à leurs yeux et qui impressionne vivement leur ame. Nous ne sommes pas iconoclastes ; nous reconnaissons volontiers avec le catholicisme qu’il faut des représentations figurées aux populations primitives.

Mais autre chose sont les gravures, les lithographies isolément prises, qui ne réclament qu’un cadre et une place à la muraille ; autre chose celles que l’on impose si facilement, si largement à toutes les œuvres de la littérature. Vainement on se demande quel intérêt nouveau peut ajouter l’illustration aux bons livres. Molière a été illustré, Lesage a été illustré ; Homère a été appauvri de gravures, le Tasse n’y a pas plus échappé que pendant sa vie à tous les autres malheurs ; le grave Bossuet s’est vu bariolé d’arabesques sur toutes les marges. Nous le demandons de bonne foi, aura-t-on mieux lu ces immortels écrivains dans leurs éditions illustrées ? Y comprend-on mieux leur poésie, leurs idées ? Bien au contraire. La gravure n’a donc qu’un but, celui de rendre les ouvrages littéraires plus coûteux, d’assimiler des livres à des œuvres de luxe, à des curiosités banales, de leur donner rang parmi les coquillages transatlantiques et les vases de Chine. Or, nous ne croyons pas que les livres soient faits uniquement pour être dorés sur tranche, reliés en maroquin et relégués ensuite sur des tablettes.

Non-seulement la gravure n’ajoute aucun charme aux œuvres écrites, mais encore elle leur en ôte presque toujours. Il y a une impression particulière dans le vague de la peinture par la parole. Par cela même que rien n’est précisé, que l’esprit du lecteur est continuellement obligé d’en appeler à ses réminiscences et à ses émotions personnelles, d’interpréter en quelque sorte l’idée du poète, il arrive que chacun croit retrouver dans sa lecture ce qu’il a éprouvé lui-même et qu’il pourrait y revendiquer sa part de poésie ; car il ne faut pas oublier que le poète complet est non-seulement un homme, mais encore une foule, qu’il est la personnification sympathique des sentimens existans à la fois en lui et autour de lui. Il dit ce que d’autres ont rêvé, il formule ce que d’autres ont pensé ; ainsi s’explique pourquoi, dans les grandes œuvres poétiques, nous retrouvons non-seulement un individu, mais une époque.

Soit dans la description, soit dans le dialogue, l’émotion que le lecteur reçoit en lisant est graduée, successive ; elle ne provient jamais d’un moment particulier, mais de l’ensemble des préparations et des artifices d’incidens. Le talent du poète et du narrateur est de s’emparer de notre esprit, de l’entraîner à sa suite, insensiblement, sans qu’il s’en aperçoive, de le mettre sous l’influence magnétique de sa volonté propre ; il ne peut y parvenir qu’avec de longs développemens, des illusions produites, que la gravure vient détruire en représentant un moment unique de l’action, en détournant l’attention à chaque pas, au lieu de laisser le lecteur continuer paisiblement sa route et assister sans témoin ni interrupteur, au spectacle qui se joue successivement dans son esprit.

La grande ressource de la parole écrite est de contraindre, par son côté mystérieux et infini, l’esprit de celui qui lit à travailler lui-même, à être poète avec le poète, penseur avec le savant. Nos ames ne sont pas uniquement passives dans nos lectures ; elles sont, beaucoup plus qu’on ne croit, parties actives. Lorsque le dessinateur vient donner des formes précises tantôt aux rêveries, tantôt aux récits de l’écrivain, il arrive nécessairement que l’esprit ne s’habitue plus à comprendre ces récits et ces rêveries que sous les figures dont le peintre les a revêtues. Le dessinateur se substitue ainsi au poète, il impose son interprétation personnelle au lieu de cette interprétation multiple et vivante que chacun pouvait faire selon sa fantaisie ou selon son caractère. C’était ce droit précieux d’intervention du lecteur dans sa lecture qui faisait dire à un homme d’esprit que la meilleure traduction d’un auteur étranger était celle que nous faisions nous-mêmes. Dans la lecture, chacun apporte des facultés particulières, chacun admire selon la nature ou la force de son intelligence ; les chefs-d’œuvre ont des festins où chaque convive est libre de choisir les mets et les vins.

S’il était un livre où les tableaux paraissaient esquissés à l’avance, c’était la touchante idylle de Paul et Virginie. Au milieu de la magnifique végétation d’un autre monde, sous les gigantesques ombrages des pamplemousses, avec les naïves figures de personnages si voisins de la nature, il semblait que le talent du dessinateur pouvait s’élever facilement à la hauteur de la poésie descriptive. Cependant, malgré le goût élégant, l’habileté pratique du crayon de M. Français, le plus habile paysagiste sur bois, l’illustration de Paul et Virginie ne fait qu’amoindrir les idées poétiques inspirées par les pages étincelantes et mélancoliques de Bernardin de Saint-Pierre. Au lieu des parfums et des vagues murmures de ces forêts lointaines, au lieu de ces impénétrables paysages que nos rêves seuls entrevoyaient, qui n’avaient pas de contours arrêtés, qui, reculés dans la profondeur des espaces, participaient pour nous du mystérieux et de l’infini, comme le ciel, comme l’Océan ; au lieu de ces tableaux que nous trouvions d’autant plus sublimes que chacun de nous en était l’artiste, la gravure nous montre des brins d’herbe, des troncs d’arbre et des feuilles de palmier. Et quelque artistement que ces détails soient exécutés, en regardant ces vignettes, l’esprit ne pénètre pas, comme dans la lecture solitaire et recueillie, sous ces forêts sonores et majestueusement paisibles qui, sur les bandelettes éparses des lianes lascives, balancent, parmi les fruits odorans et les grappes de fleurs, l’aile des papillons et la plume de feu des oiseaux du tropique.

Cette sorte de fatalité, d’immobilité, substituée par le dessinateur à l’impression vague et multiple du poète, ne fatigue pas moins l’ame et ne détruit pas moins cette conversation intime du lecteur avec le livre, dans les ouvrages les plus consciencieusement et les plus habilement illustrés, tels que la Chaumière indienne et la Chute d’un Ange. M. Meissonier est l’homme qui a fait descendre le plus de talent dans les vignettes. Il les a conçues comme des tableaux, il les a exécutées avec cette patience, avec cet amour de son travail que l’on retrouve dans sa peinture. On voit qu’il s’irrite, qu’il s’épuise dans une lutte inutile contre la difficulté, la stérilité de la gravure sur bois. Il veut lui faire rendre plus qu’elle ne peut donner. Il veut lui imposer le modelé, le dessin, l’expression, toutes les finesses d’intention de la miniature. Et cependant, malgré ses efforts, les figures sont tourmentées ; loin de commenter, de développer les idées et les situations de l’écrivain, elles ne font que les affaiblir. Ce poème de la Chute d’un Ange, qui fait mouvoir dans la lueur sinistre du premier crépuscule du monde les passions, les instincts, les vices des hommes naissans, forts et cruels comme les brutes, ne perd-il pas évidemment à mettre sous les yeux, à traduire en chairs, en membres, ces corps monstrueux ou beaux des races primitives, mais presque surnaturels, comparés à notre nature, et qui flottent vaporeux et indéfinis dans les nuages de l’aurore des temps ? On ne conçoit pas que nos bons poètes aient pu consentir à laisser travestir et mutiler ainsi leurs œuvres par cette irruption exorbitante de portraits, de majuscules et de figurines. Comment n’ont-ils pas compris que l’attrait de curiosité, que le plaisir des yeux l’emporterait infailliblement sur la volupté laborieuse, patiente et réfléchie de la lecture ? Comment n’ont-ils pas compris que leurs œuvres illustrées ne s’adressaient plus qu’aux femmes et aux enfans, qui ne lisent qu’en feuilletant et qui traitent les livres comme des chiffons ? L’illustration est un symptôme de décadence littéraire. Il n’exista qu’un écrivain dans le siècle dernier qui eut l’idée de faire valoir ses ouvrages par la gravure : ce fut Dorat ; ce qui fit dire de lui qu’il se sauvait du naufrage de planche en planche. Sans nul doute, les estampes de Marillier et d’Eisen étaient fort habilement faites ; aussi bien arriva-t-il qu’on les achetait et qu’on laissait le livre à l’éditeur.

Les gravures d’ailleurs ne nuiraient pas au texte, ne rompraient pas l’unité d’impression nécessaire à toute lecture, que pour le seul effet matériel il faudrait les proscrire ; elles ne font que jeter le désordre dans les pages, elles dérangent cette harmonie régulière des lignes, à laquelle l’œil est habitué, qui fait disparaître à la lecture le souvenir du livre, qui nous laisse seuls face à face avec les personnages, les scènes décrites, et qui contribue beaucoup à la compréhension rapide des choses qu’on lit. Dans les éditions illustrées, au contraire, le regard est perpétuellement inquiété, excédé par cette multitude de figures qui se déroulent et qui renaissent les unes des autres ; on oublie, pour les regarder ou pour les éviter, la page précédente. Autant vaudrait rêver au milieu des cris et des mouvemens de la foule.

Notre époque, parmi beaucoup d’autres tentatives heureuses et malheureuses, veut trop souvent associer ce qui est du domaine des sens et ce qui est du domaine de l’esprit. Le drame moderne a cherché à inspirer de fortes émotions par les effets de décors et le secours des machines. Il en est résulté beaucoup de tragédies en toiles peintes, mais l’art s’est matérialisé en pure perte. L’action, l’émotion dramatique, ont perdu en intérêt tout ce que le regard du spectateur pouvait puiser de jouissances dans ces successions rapides de tableaux étalés devant la rampe et qu’un coup de sifflet faisait paraître et disparaître.

La fusion non-seulement d’arts antipathiques, mais même de ceux qui ont quelque analogie, a toujours paru impossible. L’un des deux se ruine le plus souvent dans ces sortes de commandites. Chaque art a son genre de beauté particulière. Si la peinture n’a véritablement pas existé chez les anciens, si, dans tous les cas, elle a été inférieure à la sculpture, ne serait-ce point qu’elle n’a pas assez compris ses propres lois, et qu’elle a continuellement suivi celles du bas-relief ? Si au contraire, chez les modernes, la sculpture est demeurée bien loin de sa rivale, n’est-ce pas que, venue après la peinture, elle a voulu lui emprunter son genre de composition, faire ses bas-reliefs comme des tableaux, et arriver dans ses statues à des mouvemens et à des expressions que la peinture seule peut rendre ?

L’enfance des arts a voulu seule les réunir. Ils se séparent à mesure qu’ils avancent et qu’ils acquièrent ce qu’on pourrait appeler leur nationalité. Il est remarquable que, dans ces sortes de promiscuités, l’art le plus matériel absorbe l’art le plus intellectuel. Quelle poésie devient possible à l’Opéra, au milieu des tempêtes déchaînées des trompettes et des trombones ? Aussi a-t-on renoncé à voir un drame dans l’opéra. Le libretto ne sert plus que de support à la musique aérienne et flottante, qui s’y enlace comme la vigne à l’érable.

Il en est de même de la peinture ; elle ne peut guère inventer d’action, car elle serait obligée d’en donner l’explication aux spectateurs. Elle représente donc des actions connues ou censées connues, tirées des livres religieux ou des poèmes les plus universellement admirés. Il a pu arriver que des œuvres littéraires aient servi en quelque sorte de libretto à de grands artistes. Jules Romain a illustré de ses dessins pornographiques une œuvre qu’il ne doit plus être permis de nommer. Le Poussin a illustré le poème de l’Adonis du Marini ; les estampes d’après la fable de Psyché, dessinées par Raphaël et gravées par Marc-Antoine, sont aussi des illustrations. Les dessins de Flaxman, d’après Homère, Hésiode et Dante, ceux de Prudhon, d’après Daphnis et Chloé, ceux de Cornélius, d’après les Niebelungen, ceux d’Overbeck, d’après l’oraison dominicale, et de Martin, d’après le Paradis perdu, sont des œuvres qui, à des titres divers, font pardonner, par leur mérite, la lutte inégale de la gravure avec la poésie. Mais aujourd’hui quel est celui de nos grands peintres qui ait consenti, si ce n’est Delacroix, et encore par une erreur de jeunesse, à illustrer des œuvres littéraires ? Les entrepreneurs de publications pittoresques sont allés trouver tous les talens faciles, capables de composer des scènes et d’ajuster des figures ; il s’est rencontré des populations de graveurs assez habiles dans leur métier, et en peu d’années tous les livres qu’il était possible de couvrir de gravures en ont été couverts, sans excepter ces vieux fonds de boutique de nos romanciers les plus féconds, qui avaient sans nul doute besoin des bons offices de la gravure pour se faire relire.

Alors la gravure s’est trouvée avoir une librairie spéciale, une population active de producteurs. Elle est devenue triomphante, souveraine. Elle n’a plus voulu se mettre uniquement au service de la littérature et en buriner les gloires. Lorsque ses premières tentatives eurent réussi, lorsque par le fait même du succès il se fut établi des réputations de vignettes, qu’il se fut créé des génies sur pierre et sur bois, alors les prétentions de la gravure ont grandi, elle n’a plus voulu traduire le texte, mais le dicter : seconde période des publications pittoresques.

On s’est servi de tout ce qui pouvait fournir matière ou motif à dessin. On a fait des Jardins des Plantes, des Français peints par eux-mêmes, des Animaux peints par eux-mêmes ; les écrivains n’ont eu d’autre travail que de commenter, expliquer et développer l’œuvre du crayon. Les diableries, les almanachs, les physiologies, ont été exécutés sur une large échelle. Lorsqu’on voit les éditeurs de cette littérature pittoresque dépenser pour la publication de certains ouvrages dix ou douze fois le prix d’un volume de Châteaubriand ou de Lamartine, on est en droit de se demander quelle est cette littérature si dispendieuse qui charge la librairie française d’un budget annuel si considérable. Cette prétendue littérature, née de l’illustration, n’est autre chose qu’une littérature de foire, de colporteurs, de femmes et d’enfans. Comme elle ne s’adresse pas à l’esprit d’hommes sérieux, mais à la curiosité de tous les passans ; comme elle tend à devenir populaire par l’avilissement du sujet et la forme du langage, elle produit des œuvres d’un esprit grossier. Faite pour la rue et l’étalage aux vitres, elle a pris les farces et les grimaces des comiques de la rue. Aussi tous les éditeurs de pittoresques ne sont préoccupés que d’une seule question à résoudre : trouver ce qu’ils nomment une idée à exploiter. Le plus souvent, ce sera quelque sujet grotesque ou vulgaire, lequel pourra prêter davantage aux fantaisies du dessinateur, ou bien encore quelque sujet de mode ou de costume qui plaira au monde ignorant et dissipé des jeunes gens de famille. Jusqu’à présent, la littérature avait voulu satisfaire les nobles cupidités de l’intelligence ; elle cherchait son auditoire dans l’aristocratie des ames. Aujourd’hui, elle ne prétend plus, par les ouvrages pittoresques, amuser que les oisifs et les badauds ; elle cherche son public dans les classes les moins lettrées, Aussi toutes les variétés d’ouvrages pittoresques peuvent se réduire à un seul genre, tableaux ou romans de mœurs, physiologie de ceci, physiologie de cela, Un Hiver à Paris, Belles Femmes de Paris, la Grande Ville, Si jeunesse savait, si vieillesse pouvait, etc., etc.

On peut s’expliquer encore qu’en de tels ouvrages, où évidemment la partie pittoresque est le principal et la partie littéraire l’accessoire, les éditeurs fassent sans regret un holocauste de toutes les conditions de style, de pensée, de langue. On ne trompe en définitive, avec la littérature d’illustrations, que ceux qui veulent bien être trompés. Mais l’histoire, mais la géographie, qui sont des sciences, qui sont pour tous des nécessités d’études, qui, par leur nature grave et importante, s’étaient toujours maintenues dans une région austère, élevée, qui n’avaient jamais accepté les caprices de la mode littéraire, qui enfin avaient toujours conservé une certaine forme traditionnelle et solennelle, ont eu à subir aussi les violences du pittoresque. Les écrivains au rabais, qui n’avaient ni assez de connaissance des faits, ni assez de pénétration philosophique pour les expliquer, se sont mis à compiler ou à rajuster de vieux ouvrages historiques oubliés, méprisés, où les erreurs de dates ne sont rachetées que par les erreurs d’évènemens. Les dessinateurs sont devenus historiens, comme ils étaient devenus romanciers et moralistes, et, pour se mettre d’accord avec les écrivains, ils ont multiplié de leur fait les anachronismes de costume, d’ornementation et d’architecture. Nous avons vu d’abord paraître des ouvrages bariolés de vignettes, qui avaient la prétention d’enseigner l’archéologie, l’art, la statistique, les mœurs de tous les pays. Quand des gravures avaient orné quelque ouvrage anglais, on les rachetait en France, et on rédigeait un texte nouveau sur ces gravures. À ces espèces d’encyclopédies pittoresques ont succédé les histoires. La librairie a jeté successivement sur le marché public des histoires de France pittoresques, des histoires d’Angleterre pittoresques, des histoires de Napoléon pittoresques. Toutes ces histoires, faites le plus souvent à coups de ciseaux, sans intelligence, sans esprit critique, exercent une influence fâcheuse sur la portion la moins éclairée du public, qui seule est appelée à les lire ; elles répandent les plus fausses notions dans de jeunes têtes qui ne peuvent discuter les idées et les assertions de l’historien, qui acceptent les mensonges pour des vérités, l’ignorance pour la certitude, les hérésies pour des dogmes politiques. Cette famille de médiocres esprits n’a garde d’étudier les faits, encore moins de les expliquer dans sa vulgaire ambition, elle n’a qu’un but, c’est de prendre le plus de dupes possible à l’appât de ses compilations illustrées.

Malheureusement, à côté de ces aventuriers littéraires, on voit des écrivains distingués, qui ont habitué le public à compter sur eux dans la littérature sérieuse, consentir à être des faiseurs de paroles pour des dessinateurs de troisième ordre. On a beaucoup reproché à M. Scribe ce métier de manœuvre littéraire qu’il acceptait dans tous les opéras. M. Scribe au moins se faisait l’organe de Meyerbeer, et dans cette commandite il pouvait avouer hautement son associé. Nous ne voulons pas dire, nous ne voulons pas même savoir les motifs qui ont poussé des hommes de talent à venir abdiquer ainsi, dans toute la plénitude de leur jeunesse et de leur force, cette dignité de l’esprit qui doit toujours être la vertu de l’écrivain. Se pourrait-il que par le fait même du talent, la parole, qui n’a été donnée au talent que pour servir l’idée ou la poésie, que l’outil divin de la grandeur humaine ne soit plus qu’une matière vénale au service, aux gages de quiconque veut la payer ? Ce scandale a été donné par trop peu d’hommes d’un mérite véritable pour qu’eux-mêmes ne reviennent pas de l’erreur où ils sont tombés ; ils laisseront cette littérature de marchands forains et d’étalages à ces folles plumes qui ont compromis leur renommée ou qui n’ont pu s’en faire aucune. Ils ne mettront pas ainsi leur nom au Mont-de-Piété pour aider à tromper le public, qui croit trouver dans ce qu’ils signent le talent de leurs autres œuvres, et qui ne le trouve jamais. Alors la littérature pittoresque n’aura plus pour instrument que ces natures fourvoyées qui, poussées à Paris de tous les points de l’horizon par la grande maladie des esprits, s’imaginent que le mépris des études et des traditions littéraires est le talent, et l’impertinence de la parole, le génie. Cette famille d’écrivains, la plus nombreuse, et qui s’accroît chaque jour, alimente surtout les publications pittoresques. Ce sont des jeunes gens qui n’ont pu prendre leur vocation au sérieux, et qui, pour ne pas se séparer des immenses facilités de plaisir qu’une grande capitale procure toujours, ont cru que de toutes les vocations la plus facile, la plus lucrative, était la vocation la plus élevée, la plus difficile, la littérature. Parmi ces écrivains, il en est sans doute qui méritent plus de pitié que de blâme, il en est qui n’arrivent à vendre ainsi leur plume, à sacrifier leur dignité, qu’après une lutte opiniâtre avec la misère. Ce n’est pas sans de longs et douloureux combats qu’ils se sont résignés à subir enfin dans toute sa rigueur cet humiliant servage littéraire. Mais ces derniers sont rares, et ce qui met le plus souvent tant de jeunes esprits au service de la spéculation, c’est l’appât des gains faciles ou je ne sais quel sentiment de puérile vanité.

Si la valeur des ouvrages pittoresques est littérairement ce qu’elle devait être, en fait d’art, la gravure sur bois et la lithographie ont produit peu de talens. M. Tony Johannot, qui possède la réputation la plus populaire, et la plus ancienne, est un dessinateur ordinaire. Il a une élégance maniérée qui n’atteint, à vrai dire, ni au sentiment ni au style. Cependant M. Johannot a un mérite qu’il serait injuste de lui refuser. Il a trouvé une certaine somme de procédés et d’effets qui sont des imitations telles quelles de la nature. Il a été suivi dans cette voie par deux hommes de talent et de fantaisie, M. Baron et M. Célestin Nanteuil. Cependant M. Tony Johannot a toujours tenu le premier rang dans la faveur publique. Il n’est guère d’illustration, petite ou grande, qui n’ait été faite, sinon entièrement, au moins partiellement par lui. Il a eu les honneurs de tous nos poètes et du frontispice de tous nos romanciers modernes, de Châteaubriand, de Lamartine, de Victor Hugo, sans compter les morts, Molière, l’abbé Prévost, et quelques autres encore. Il a débuté dans le domaine fantastique du moyen-âge, qu’il affectionne beaucoup, par l’illustration des Sept châteaux du roi de Bohême. Venu à l’époque de réaction qui nous emportait vers les souvenirs de la féodalité, vers cette poésie archéologique de l’Allemagne, il en a exhumé tout le vestiaire. Il dessinait ces armures tant décrites alors, ces longs corsages plats, ces longues robes à plis fins, ces cheveux flottans des femmes et des anges sculptés dans les voussures des cathédrales. Il a vu tout le parti qu’on pouvait tirer des ajustemens anciens, depuis ceux de l’école flamande jusqu’à ceux de l’école florentine. Copiste intelligent et persévérant de nos musées, il pouvait paraître original aux mémoires fatiguées des nudités froides de Prudhon. Il transporta sur le bois la révolution qui se faisait dans la peinture.

Cependant il se présenta un ouvrage de fantaisie par excellence, qui concordait admirablement avec le talent du peintre, avec ses études antérieures de costumes, le seul ouvrage peut-être dont l’illustration aurait des chances de pardon à nos yeux, c’est le roman de Cervantes. Dans ce texte, en effet, sont réunis tous les contrastes, tous les temps, tous les costumes, tous les rangs, bandits, moines, grands seigneurs, filles d’auberges, grandes dames penchées à leur balcon, opulens dîners en plein champ, avec une tête d’ail et une gourde, et dans de somptueuses salles, avec de beaux pages et des écuyers, et des hanaps en verre de Bohême. Batailles burlesques et batailles sérieuses, types éternellement comiques de ces quatre graves personnages, Rossinante, don Quichotte, Sancho et l’âne, qui cheminent sur les routes poudreuses de l’Espagne, tout le roman d’un bout à l’autre semble avoir été composé pour la peinture et pour la gravure. Aussi, durant le siècle dernier, en avait-on souvent reproduit les scènes sur les tapisseries flamandes, et, dans les grandes salles de ces vieux châteaux qui disparaissent chaque jour du sol, l’histoire douloureuse du chevalier de la Manche et de sa Dulcinée tombe en lambeaux le long des murs. M. Tony Johannot a fait de l’illustration du Don Quichotte son véritable chef-d’œuvre. Il n’a point inventé, à vrai dire, le type des deux figures principales ; il les a copiées du seul homme peut-être qui était capable d’illustrer avec génie une œuvre de génie, si M. Decamps ne pensait pas qu’il vaut mieux produire de belles compositions de peinture, lorsqu’on peut les produire, que de dessiner autant et plus de sujets qu’il n’en vient à l’esprit sur toutes les pages d’un livre. Néanmoins, il y a dans l’illustration de M. Johannot beaucoup de scènes bien entendues, du mouvement, de l’entrain, une couleur locale ; mais il manque à sa manière une étude plus approfondie de la nature et de l’individualité des figures, surtout dans les têtes de femmes. Ce sont toujours les mêmes cous longs et flexibles qui ont la grace indolente du cygne, toujours les mêmes corsages qui doivent contenir des figures aériennes. Il lui manque, en un mot, l’impression, ce sentiment intime de la vie qui traverse l’ame de l’artiste pour arriver à l’ame du spectateur. M. Tony Johannot est un archéologue érudit, un copiste habile, qui restaure des formes passées, mais qui n’invente pas. Il possède si bien un talent de reflet, qu’en examinant ses œuvres on retrouve presque toujours la physionomie du peintre passé ou contemporain qu’il a le plus récemment étudié. Il a ignoré ou méconnu ce sens plus réel, plus individuel de l’art, qui explique et qui légitime le succès de M. Gavarni. Celui-ci, en effet, n’a voulu puiser ses inspirations qu’en lui-même et dans la comédie incessante et variée de la vie. Ceux qui ne veulent admirer dans le talent de M. Gavarni que son caractère spirituel et satirique ne lui rendent pas une justice complète. Il n’y a pas seulement en lui l’observation profonde, fine, caustique, du romancier, du comédien ou du moraliste ; il y a encore une science consommée du dessin. Il a su le premier élever jusqu’à l’art, jusqu’au style, nos costumes et nos modes. Personne n’a saisi comme lui l’expression particulière de forme que les châles, les mantilles, les robes, les coiffures, peuvent prendre, combinés avec les attitudes et la démarche des femmes. Il a démontré que l’on pouvait tirer parti de tous les ajustemens, même de ceux qui, par leur vulgarité long-temps réfractaire à l’art, dérangent le plus les idées reçues d’élégance et de beauté. Il a donné à nos modes nouvelles, à nos intérieurs, à ces mille détails du luxe moderne, cette poésie saisissante que nous admirons dans les gravures d’après Chardin. Il est allé plus loin : il a reproduit les formes et les chairs du corps qui se laissent plutôt deviner que voir sous les draperies. Il a été le biographe de ces existences sensuelles et voluptueuses qui envahissent toujours plus d’espace dans la civilisation des grandes villes, et qui remplacent les hétaïres de la Grèce.

Cette même qualité d’impression, que M. Gavarni possède en représentant les mœurs et les modes de notre pays, M. Raffet l’a transportée dans la reproduction des costumes et des mœurs de la Russie. Comme exécution, comme science des procédés de la lithographie, M. Raffet a laissé derrière lui tous les autres artistes, et cependant, lorsque l’on compare les dessins qu’il a faits pour des illustrations d’ouvrages littéraires avec ceux qu’il a faits uniquement pour traduire des inspirations directes tirées de son imagination ou de la nature, on s’aperçoit que la manie des illustrations pittoresques n’est pas moins funeste aux dessinateurs qu’aux écrivains.

À côté d’eux, M. Grandville se traçait une voie particulière. Il prêtait aux animaux les expressions et les poses humaines ; il tentait l’apologue dans le domaine du dessin. C’était une entreprise impossible, mais que des inspirations souvent heureuses paraissent justifier chez M. Grandville. Le fantastique et le surnaturel ne peuvent appartenir qu’à la seule poésie ; l’esprit oublie, dans l’entraînement de la fiction poétique, la réalité des objets. L’homme se fait, dans la solitude de la pensée, du monde chimérique un monde possible ; mais la peinture n’a pas cette faculté. Elle ne peut dénaturer ostensiblement ni directement aux regards les proportions des objets, se soustraire aux lois d’espace et d’étendue, détruire la logique invincible des yeux, qui ne veulent accepter que les formes qu’ils ont vues, et sous la configuration exacte où ils les ont vues.

Même dans le champ beaucoup plus vaste de la littérature, l’emploi du moyen fantastique n’est pas arbitraire. L’apologue ni l’épopée ne conviennent à toutes les époques. La fable est la forme un peu enfantine de la pensée qui n’est pas encore affranchie, et qui, comme la femme esclave de l’Orient, ne se montre que voilée. Il a fallu une époque de despotisme pour produire La Fontaine. Le charme de l’apologue est dans l’espèce d’énigme qu’il propose à l’esprit et dans le plaisir que celui-ci éprouve à la deviner. Aussi Montesquieu, écrivant dans un siècle où un mot suspect était payé de la Bastille, parle-t-il beaucoup par apologue.

Si donc littérairement la fable appartient surtout aux civilisations primitives ou opprimées, dans l’art d’imitation elle ne peut servir qu’à faire une caricature à la longue monotone. Ce n’est pas qu’on doive absolument répudier le parti qu’on peut tirer du rapprochement spirituel du type humain avec le type bestial. Les scènes satiriques des panneaux de Chantilly, les fantaisies profondément observées de Decamps, prouvent que les expressions et les occupations de l’homme peuvent très bien, par une métempsycose matérielle, se transmettre à des figures d’animaux. Il y a même, dans cet ordre de peinture ou de gravure, un genre d’effets plein de nouveauté, qui appartient au sentiment d’analogie ; mais ces effets ne sont obtenus qu’à la condition que les lois d’analogie soient toujours rigoureusement observées, et qu’en voulant atteindre au résultat comique du rapprochement de deux types, on maintienne l’équilibre entre eux. M. Grandville n’est sans doute pas dépourvu de ce sentiment d’analogie. Il sait trouver des rapports justes, quoique lointains, entre les attitudes, les fourrures et les plumes des différens quadrupèdes et bipèdes, et les formes, les poses et les vêtemens de l’homme. Il sait quelquefois prêter fort spirituellement nos coutumes les plus excentriques à d’humbles bêtes dont il ne détruit pas d’ailleurs l’identité. C’était le seul moyen de rendre pour nous ses représentations d’animaux plus intéressantes que des planches d’histoire naturelle. Sous ce rapport, il a mieux compris que son prédécesseur Oudry l’illustration des fables de La Fontaine. Le célèbre peintre d’animaux du siècle dernier n’a point cherché à reproduire la mise en scène et le caractère de ces fables ; il s’est contenté de placer les animaux, en présence les uns des autres, au milieu de vastes paysages. Il a esquivé la difficulté par une énorme dépense d’accessoires. Il ne s’est pas plus occupé de l’expression que du dialogue présumé des interlocuteurs. Si on excepte quelques fables, comme celle de la cigogne et du renard, où l’on aperçoit quelque velléité de traduire les intentions et l’esprit de La Fontaine, l’œuvre d’Oudry, malgré la facilité et la latitude que lui laissait la gravure sur cuivre, n’est guère autre chose qu’une collection fastidieuse de bêtes et de vues.

M. Grandville, au contraire, a voulu et a su se tenir à l’esprit de la fable. Il s’est créé un monde d’animaux plus ou moins humanisés. De ceux-là il n’a pris que la tête, de ceux-ci le corps entier. Il les a tous ramenés, mammifères, oiseaux, poissons ou insectes, à un seul principe, leur rapport avec l’homme. Les créations de M. Gandville pourraient démontrer par la physionomie le système de M. Geoffroy Saint-Hilaire, l’unité, l’échelle ascendante de vie, l’animalité multiple dont l’homme est sur cette terre le dernier échelon. Malheureusement le peintre officiel des bêtes n’a pas su s’arrêter à propos dans ce travestissement universel du monde animal. Il y avait tout au plus une trentaine de fables qu’il pût illustrer avec esprit et sans violer les convenances. Il a voulu les illustrer toutes, et il a reproduit des scènes impossibles à reproduire. Dans les Animaux peints par eux-mêmes, il a poussé encore plus loin l’exagération de ce défaut. Les races qui ne peuvent avoir une ressemblance assez voisine avec l’homme se sont vues travesties, contraintes de représenter nos gestes, nos habitudes, nos costumes. Il a fait des éléphans qui fument des cigares, des escargots majestueusement traînés en carrosse, des crocodiles attablés au milieu de bouteilles et de plats, des chevaux tenant une plume à leur sabot. Cette puérilité poussée à l’extrême, cette absence de goût, deviennent à la longue l’impertinence du fantastique. Avec sa finesse d’observation, M. Grandville n’a pas vu que peu d’animaux se rapprochent assez, par certains côtés, de quelques hommes, pour légitimer ses spirituelles mascarades. Avec les fourmis, les coléoptères, les chiens, les rats et quelques oiseaux, il a dessiné des scènes, créé une race hybride, qui lui assignent une place à part dans l’histoire de l’art de notre époque. Pour les portraits de petits animaux, car l’instinct, signe d’une origine commune, rapproche dans l’enfance toutes les races, M. Grandville a trouvé des formes, des attitudes admirables. Seulement on pourrait lui reprocher l’absence d’expression et de naïveté. Le talent de M. Grandville est systématique, volontaire ; il s’est formé par la patience, l’étude, l’observation ; on sent qu’il se rattache à deux ou trois théories inflexibles ; on n’y trouve pas assez ce qui est un des plus grands charmes de l’art, la spontanéité, l’entrain, l’abandon ; la facilité généreuse qui produit toujours et se régénère sans cesse. La manière de M. Grandville est passée dans son esprit à l’état de dogme, de texte précis, arrêté, de lettre morte, et quelque chose que l’on voie désormais de lui, on n’éprouvera pas ce bonheur de l’imprévu qui donne toujours un nouvel intérêt aux œuvres d’un même artiste. Ensuite les tableaux de M. Grandville manquent en général d’effet. Aujourd’hui que la couleur de la gravure a fait d’incontestables progrès, M. Grandville a conservé une manière pâle. Il est venu trop tôt, il porte la peine d’une éducation incomplète ; il lui manque, comme à Brascassat, la lumière, qui est la vie du paysage.

Nous n’avons examiné dans les Animaux peints par eux-mêmes que les travaux de M. Grandville, car évidemment l’ouvrage n’a été conçu que pour exploiter, sous une nouvelle forme, le talent populaire du dessinateur. Toute la partie littéraire se réduit à des allusions plus ou moins spirituelles contre la chambre des députés, à des plaisanteries plus ou moins compréhensibles sur les systèmes qui divisent la science. Il semblait que les hommes de talent se trouvaient dépaysés. La malicieuse, l’élégante et la fine bonhomie de Nodier lui a fait défaut pour ses Tablettes de la giraffe ainsi que dans l’histoire du Renard pris au piége. Le premier Feuilleton de Pistolet témoigne de cette facilité qu’a M. Janin de laisser envoler ses feuilles écrites. Quant à la monographie intitulée Histoire d’un Moineau à la recherche du meilleur gouvernement, c’est une galanterie fort désintéressée que l’auteur de Lélia, descendant des hautes sphères qu’il habitait autrefois, a bien voulu faire aux Animaux peints par eux-mêmes. Il leur a officieusement prêté son nom ; par un accès de dévouement que nous ne nous chargeons pas d’expliquer, il a consenti à endosser la traînante et prétentieuse phraséologie de M. de Balzac ; on a compté assez sur l’ignorance des moineaux pour espérer qu’ils ne s’apercevraient pas des différences de style. Si l’on excepte une très mordante et très fine raillerie de certains ridicules littéraires, par M. Alfred de Musset, cette publication n’a que l’esprit très médiocre des petits journaux. En vérité, ce n’était pas la peine de prêter aux animaux si peu d’esprit, qu’ils pouvaient parfaitement le rendre sans être tenus à la moindre reconnaissance.

Nous demandons sincèrement, après avoir achevé la lecture de cet ouvrage, quel peut en être le but littéraire, car nous n’y voyons que des scènes écrites de toute main, sans que nous puissions trouver entre elles aucune loi logique, aucune parenté d’intention. Est-ce une critique de nos vices, de nos ridicules, de nos institutions politiques, de notre littérature actuelle ? Précisément non. Il existe bien une velléité vague de faire la satire de toutes ces choses à la fois, mais sans que le lecteur le plus clairvoyant puisse en avoir personnellement la certitude. L’absence de plan, qui n’est pas toujours la fantaisie, l’espèce de cohue et de quiproquo perpétuel entre les auteurs et leurs personnages, déroute à chaque instant l’esprit du lecteur. La moralité ou, comme l’on voudra, la conclusion du livre, est demeurée dans les limbes. Et cependant, par une sorte d’unanimité miraculeuse dont le secret n’échappe pas à l’éditeur, tous les journaux ont fait l’éloge de cet ouvrage, toutes les réclames qui se déguisent sous forme de critique lui ont valu une grande popularité et un grand succès de vente. Serait-ce donc qu’il y aurait une solidarité latente entre la littérature des pittoresques et celle des feuilletons ?

Pas plus que les Animaux, les Français peints par eux-mêmes ne peuvent prétendre à un mérite d’observation ou de forme. Pour ce dernier ouvrage, qui a failli devenir aussi volumineux qu’une encyclopédie, on avait convoqué le ban et l’arrière-ban de la littérature. On y retrouvait bien encore ce don d’ubiquité de M. de Balzac et de quelques autres écrivains universels, qui à toute publication donnent au moins leur signature ; mais, à côté de ces plumes infatigables, toute cette menue littérature à laquelle les petits journaux servent ordinairement de dépôt de mendicité, avait trouvé dans les volumes des Français peints par eux-mêmes un type, une profession à exploiter, qui le poète, qui le gendarme, qui l’invalide, qui le portier, chacun selon ses goûts et sa connaissance de la matière. Il y avait là assurance tacite d’indulgence mutuelle ; on y apportait cet esprit courant, très bonhomme au fond, qui s’est évaporé plus tard en physiologies et en imperceptibles publications de poche.

Tous ces ouvrages, qui ne sont que des thèmes pour les gravures n’ont qu’une durée temporaire ; ils vivent, ils passent, ils meurent. On en est quitte pour les avoir vus ou pour les avoir oubliés ; ils n’exercent d’influence qu’individuellement sur l’écrivain qui se résigne à s’effacer devant le graveur. La littérature pittoresque ne sert donc ni le peintre, qui a cependant ici le rôle du musicien à l’Opéra, ni le littérateur, qui descend au rôle de faiseur de libretti ; elle ne fait que diminuer le talent. Mais il est une autre nature de publications dont la perpétuité, la périodicité, entraînent avec elles de graves inconvéniens pour l’éducation de l’intelligence par les livres. Comme la gravure sur bois et celle à la mécanique, comme toutes les innovations qui tendent à séduire l’acheteur par le bon marché, les magasins pittoresques sont nés en Angleterre, la patrie naturelle de toutes les idées commerciales. La librairie anglaise n’avait vu que le moyen de vendre beaucoup de feuilles de papier en leur donnant le double attrait de l’image et de la gravure. Le succès de vente légitima l’entreprise. La librairie française se hâta bien vite d’importer chez elle ce commerce. On fit venir de Londres des graveurs anglais, et l’on publia en France des magasins pittoresques à deux sous la feuille. Cependant, comme on comprenait qu’il fallait procéder par voie d’abonnement et non par la vente au détail, que ce qui pouvait convenir à la curiosité désintéressée de la famille anglaise ne suffirait pas aux exigences actuelles de notre esprit, ces magasins eurent dès l’abord la prétention de faire l’éducation du peuple à bon marché, de multiplier chez lui sans fatigue, sans peine, sans perte de temps, des connaissances universelles. Il en est résulté que magasins et musées ont augmenté cette confusion d’idées, mille fois pire que l’ignorance, qui laisse les classes intermédiaires à la porte de toutes les connaissances et leur inocule la vanité, la plus triste de toutes les maladies de l’esprit.

Peut-être eût-il été possible que les magasins pittoresques, s’ils avaient été rédigés dans un ordre méthodique, avec une intention précise, comme certains livres faits pour populariser la science, eussent contribué à la diffusion de ces notions élémentaires que tout homme, quel que soit son rang, doit posséder dans la vie habituelle ; mais il règne dans toutes les publications périodiques accompagnées de gravures la plus complète anarchie de connaissances. Tantôt ce sont des curiosités de costumes, tantôt des expositions d’art, quelquefois de philosophie transcendante, d’autres fois d’histoire naturelle, tout ce qu’il est possible d’imaginer de plus opposé, de plus confus, de plus fragmentaire, et conséquemment de plus insaisissable. Quelqu’un qui aurait conservé dans la mémoire les sujets traités par l’un de ces magasins pittoresques se croirait sous l’obsession d’un de ces rêves laborieux où toutes les formes se confondent et se transfigurent incessamment, où se brisent continuellement toutes les conditions de temps et d’étendue. Quelqu’un qui lirait assidûment et ne lirait qu’un semblable ouvrage, s’il arrivait à cet effort de génie de bien classer ses lectures dans sa tête, aurait le droit de citer beaucoup de choses sans en savoir aucune. Il ne faut pas croire que les œuvres collectives et périodiques, par cela seul que la variété se trouve être un de leurs principaux élémens d’existence, ne doivent pas cependant être faites dans une vue d’ensemble, avec ordre et unité. Une revue constituée avec intelligence, non-seulement reproduit le mouvement d’esprit d’une nation, mais encore les questions actuelles qui, en art, en littérature, en politique, préoccupent et passionnent les esprits. Elle sait conserver l’équilibre entre les faits intellectuels de la vie d’un peuple, elle les distribue sinon dans un ordre rigoureux, du moins dans un ordre suffisant, pour qu’à la fin de l’année, le lecteur se trouve instruit de tous les grands évènemens littéraires de son pays. Une revue d’ailleurs s’adresse aux esprits d’élite qui ont leur éducation faite, qui ont un ensemble d’idées sur les questions de philosophie et de poésie. Elle ne les promène donc pas de détours en détours dans une route sans but. Elle ne se propose pas l’instruction des lecteurs ; elle la suppose au contraire. Mais il n’en est pas de même pour les magasins pittoresques qui s’adressent surtout aux enfans, au peuple, à toute la partie la plus ignorante de la société, incapable de discerner, dans cette grande confusion de choses et d’idées, le lien, le rapport de ce qu’il doit savoir avec ce qu’il doit ignorer. Ce que les magasins pittoresques dépensent pour la gravure, ils sont obligés de l’économiser sur la partie littéraire ; ils traitent nécessairement les questions avec moins d’étendue. Ils sont contraints de concilier les conditions rivales des idées et des gravures, et, dans ce conflit, c’est presque toujours la partie pittoresque qui l’emporte sur la partie littéraire. Souvent même des gravures sur bois, déjà faites pour une publication, servent ensuite pour d’autres ouvrages ; il ne s’agit plus que de leur trouver un nouveau commentaire, un nouveau prétexte de les éditer. Comme c’est aux yeux plutôt qu’à l’intelligence qu’on s’adresse, comme c’est sur l’élément pittoresque plutôt que sur le mérite de science ou de style que l’on fonde ses espérances de succès, les magasins et les musées ne font que précipiter la décadence, pour nous visible et incontestable, de toutes les formes de la pensée.

Le grand nombre des publications pittoresques a donc eu deux résultats également funestes à la littérature. En illustrant des œuvres anciennes, loin de donner à celles-ci une nouvelle valeur d’art, la gravure n’a fait que nuire au texte, que détruire l’impression poétique de la lecture. Elle a aidé à remettre en lumière des œuvres justement oubliées. Quant aux productions autochtones, tirées de son propre fonds, elle a encore été littérairement plus nuisible. L’esprit des deux arts, comme il a été démontré, n’est pas le même ; Hogarth, commenté par Swift, eût fait perdre à ce dernier sa réputation d’homme spirituel. L’esprit exige en toute chose la spontanéité, l’allure propre, l’indépendance. Les publications pittoresques n’ont jamais fait que poser ce problème à tous les écrivains : trouver le moyen de mettre en prose des coups de crayon, de traduire des figures en paroles, comme l’on met de mauvais vers sous les notes du musicien. Nous ne sommes étonné que d’un fait, c’est que des hommes de talent aient pu se plier à de semblables exigences, c’est que des hommes d’imagination aient pu volontairement renoncer à la plus belle de toutes les prérogatives de l’esprit : celle d’inventer son œuvre, et de la conduire en pleine liberté.

Nous devons le dire hautement, car nous ne nous occupons de toutes ces fantaisies de gravure sur bois et de lithographie que dans leurs rapports avec la littérature, s’il y a décrépitude visible des formes, de la pensée, il ne faudrait pas seulement en rejeter la faute sur la librairie. La librairie, sans doute, est coupable de la déchéance progressive de la littérature, mais les écrivains eux-mêmes sont complices. Ce n’est point le talent qui a manqué de nos jours aux hommes qui écrivent ; jamais époque peut-être, en virtualité, en faculté de poésie, ne fut aussi privilégiée que la nôtre ; jamais il ne fut donné à la critique de contempler une plus riche et plus forte expansion de tous les genres d’esprit. Ce qui a manqué, c’est la règle du talent, c’est le respect de soi-même et de son travail.

Il n’est pas étonnant que, dans une époque industrielle, avec la grande surexcitation d’esprit qui nous pousse aux jouissances, la littérature ait voulu devenir une industrie, un instrument de fortune. Mais rendons-en grace à la nature même de la pensée, du moment où la littérature a prétendu se matérialiser ainsi, battre monnaie avec ses produits, elle s’est suicidée. L’esprit n’est pas une machine à filer qui n’a besoin que d’un jet de vapeur pour ranimer ses rouages et rendre chaque jour, et sans cesse, sans fatigue et sans péril, la même somme de travail, la même quantité de produits. Si l’esprit est infini comme Dieu, son origine et son essence, son labeur est limité. Il est composé de facultés diverses qui s’aident et qui se contrôlent. Pour produire de grandes œuvres empreintes de génie, il a besoin de toutes ces facultés, mais il ne les trouve pas toutes et à toute heure. Le champ de l’esprit, c’est le temps, ce mystérieux milieu dont il a besoin pour créer. Il lui faut recueillir les élémens de ses œuvres, les combiner, attendre ceux qui ne sont pas venus, diriger tous les coups de fortune de l’inspiration, tous les calculs de la réflexion vers un centre et toujours vers un centre unique. Les natures les plus richement organisées, les hommes qui ont reçu les deux qualités extrêmes de l’art, n’ont jamais fait que peu d’ouvrages ; ils se sont dépensés, engloutis corps et ame dans peu de créations, quelquefois dans une seule. Ils ont été fidèles à leur idéal, ils ont été loyaux envers leur génie.

Qu’est-il arrivé lorsque la littérature, qui autrefois servait uniquement la gloire et les idées de l’écrivain, est devenue un comptoir, une boutique ouverte sur la rue, avec étalage et enseigne, que chaque œuvre, que chaque ligne, que la vente en gros et en détail ont pu se débiter et se traduire en revenus ? Il est arrivé que les œuvres se sont multipliées du fait de l’écrivain, non pas dans une intention littéraire, encore moins dans un but philosophique, non pas pour obéir à sa conviction et à la sibylle intérieure, mais pour improviser une fortune, pour avoir le droit de connaître, d’expérimenter et d’épuiser toutes les jouissances de la vie.

Alors on a vu naître la démagogie de la littérature, on a vu ces émeutiers de la pensée dont les bandes se composent de toutes les vocations détournées, de toutes les vanités surexcitées, de toutes les gloires manquées, poètes, romanciers, critiques, qui devaient réformer l’art, la science, le théâtre, organisations faibles où les facultés natives ne remplacent pas l’absence d’études et qui croyaient follement qu’on arrive au gouvernement de l’intelligence par des coups de main et du tapage dans les rues.

Alors les auteurs qui pouvaient avoir quelque avenir n’ont cherché ni le recueillement ni les longs et solitaires dialogues de l’inspiration avec la réflexion ; ils n’ont pris la peine ni de condenser, ni de mûrir leurs idées, d’étudier ni de former un plan ; ils se sont prodigués, dissipés dans des ouvrages que ni leur inspiration ni leur conviction souvent ne leur commandaient. Ils n’ont pas connu l’attente, la concentration, la discipline indispensables aux bons ouvrages. Leurs pensées étaient comme des recrues qu’on n’a pas le temps d’instruire, de rassembler et de mettre en bataille ; on les mène au feu minute par minute, à mesure qu’elles arrivent. Elles sont sacrifiées en pure perte. Elles s’épuisent, disparaissent et périssent sans honneur. Les écrivains ont gaspillé toutes leurs facultés, ils ont écrit sur tout, à propos de tout, sans amour, sans retenue, sans piété filiale pour leurs aïeux, sans respect pour leur réputation à faire ou déjà faite. Ils ont été presque tous punis de la plus terrible punition ; ils ont survécu à leur talent, comme le débauché survit à la faculté d’aimer.

Toutes les forces productives de la nature veulent être économisées et réglées ; le travail de l’esprit, de fatigue en fatigue, peut devenir une habitude machinale. Ce n’est là qu’une décrépitude plus ou moins retardée. L’imagination la plus riche n’a pas l’haleine inépuisable, elle n’est pas une bête de somme qui peut porter le bât tous les jours, et refaire le lendemain la route qu’elle a faite la veille. Le génie n’a qu’un certain nombre d’œuvres à donner ; ce qu’on nomme improvisation, fécondité, n’est pas un don, mais un malheur de l’esprit. Dieu n’a dispensé personne de la réflexion ; il n’apporte à personne, à heure fixe, des inspirations nouvelles ; il veut qu’en faisant son travail, l’homme fasse lui-même sa gloire ; il veut que ses veilles soient des batailles. L’improvisation n’est et ne sera jamais un mérite pour aucun écrivain : elle n’est que l’excuse de ces œuvres interminables qui ne sont parties de nulle part pour n’arriver en aucun lieu, qui traînent de soleil en soleil, de borne en borne, leur éternel vagabondage.

Mais lorsque l’improvisation n’a plus suffi à ces existences fiévreuses et dispendieuses, qui voulaient associer, par un singulier adultère, la prodigalité et l’incurie du poète avec les calculs et la cupidité de l’industriel, alors il est arrivé que la littérature n’a plus eu de bonne foi ni de probité dans ses relations. Autrefois, il existait entre l’auteur et l’éditeur une solidarité complète. Des liens d’intérêt, de reconnaissance, ou de dignité commune, s’établissaient entre eux. L’un et l’autre y gagnaient. Aujourd’hui, une guerre de ruse et de supercherie s’est établie entre les écrivains et leurs médiateurs avec le public. Chacun veut exploiter la situation de l’autre. Du moment où la confiance réciproque est brisée, il s’ensuit que les auteurs mettent leurs œuvres aux enchères, les distribuent de droite et de gauche, au plus offrant. Jusqu’à ce jour, du moins, la direction de la littérature était restée dans des mains intelligentes. Les fonctions d’éditeur, dans le siècle dernier, supposaient des connaissances littéraires, un jugement, un goût formé, mais à ces hommes qui aimaient la littérature, qui la comprenaient, qui l’encourageaient, s’est substituée la génération grossière et avide des gens d’affaires, banquiers, éditeurs pittoresques, purs marchands sans goût et sans instruction, contrefacteurs intérieurs, pour ainsi dire, des véritables éditeurs d’autrefois ; exploitateurs de l’esprit pour le tenter et le perdre, qui ont mis en commandite la renommée de l’écrivain comme une mine de charbon de terre, ou comme une usine ; et les littérateurs ont accepté avec empressement la complicité de cet industrialisme intellectuel ! Nous connaissons même des romanciers qui vendent leurs marchandises à différens prix, selon leur qualité ; d’autres qui ne font pas les œuvres qu’ils signent, qui ont des aides et des manœuvres à leurs ordres. La grande extension qu’a prise la partie littéraire des journaux politiques a puissamment contribué à cette prostitution patente de l’intelligence. Dans ses gouffres toujours béans, toujours insatiables, le journal reçoit tant de choses, dévore si vite ce qu’il reçoit, que, bon ou mauvais, tout passe, tout disparaît. Le feuilleton, avec sa rotation incessante et rapide, a une incroyable indulgence pour les pauvretés littéraires. Il a un autre inconvénient c’est qu’ayant besoin de toute la partie militante et peu consciencieuse de la littérature, il interdit à l’avance toute critique sérieuse. Le moyen en effet de tirer sur ses propres troupes et de critiquer ce qu’on imprime ?

Tant que les écrivains ne voudront pas rester maîtres de leur inspiration et qu’ils abandonneront la direction de leur talent, tant qu’ils consentiront à cette vie nomade qui va planter ses tentes partout, tant qu’ils voudront suffire par leurs seules veilles à cette effroyable consommation de nouvelles et de romans, il faudra qu’ils renoncent à toute prétention de littérature sérieuse et qu’ils s’habituent à voir sans cesse décliner leur puissance. Les exemples ne manquent pas. L’ame ne saurait jamais se dissiper impunément ainsi, et on ne saurait adopter la vie de bohême sans en porter les guenilles.

Au milieu de cette existence problématique des condottieri de la plume, il n’y a plus pour la haute littérature, pour les chastes amans de la muse qui ne court pas les carrefours les cheveux dénoués, qu’à constituer la cité littéraire, qu’à se grouper, se réunir autour du même centre, du même beffroi. Du moment où ils auront leurs armoiries, leurs droits communs, qu’ils ne seront plus errans et nomades, mais qu’ils auront leur foyer, leur Dieu, leur travail assuré, alors le public, au milieu de cette affreuse mêlée de promiscuités d’intelligences, saura sur qui et sur quoi compter. La cité couvrira le citoyen et réciproquement. Alors les écrivains se classeront selon leurs aptitudes, les écoles littéraires pourront se fonder, comme se sont fondées les écoles de peinture. On saura quels principes et quels systèmes sont ici, quels systèmes et quels principes sont là ; on saura qu’il y a ici l’écrivain convaincu, les idées, les formes de style, là l’homme d’affaires et le mercantilisme qui ouvre boutique ; chacun parlera sa langue et aura sa patrie. L’écrivain travaillera à son jour, à son heure, dans son vrai centre. Il suivra sa propre tradition, il ne sera pas distrait par mille sollicitations étrangères. Il saura qu’il a contracté avec son public des obligations saintes, qu’en retour de la sympathie qu’on a témoignée à son talent, on exige de lui plus d’attention et plus d’efforts sur lui-même. Les écrivains obtiennent d’autant plus de respect, qu’ils s’observent davantage et se prodiguent moins. Aussi bien, le mercantilisme introduit dans le domaine de la pensée est déjà parvenu à sa conclusion logique. De toute cette jeune et tumultueuse littérature qui entrait si brusquement sur la scène, il ne reste plus guère que peu de noms respectables et respectés ; tout le reste est mort ou mourant. Dans leur indolence ou leur vanité, ces hommes, épuisés par les succès de feuilleton, n’aperçoivent pas le mouvement littéraire qui grandit derrière eux. De l’excès du mal, nous espérons le remède. Nous pensons qu’une génération plus forte ou plus prudente, avertie par l’exemple de la génération qui l’a précédée, et qui n’a paru sur la scène littéraire que pour disparaître, sera convaincue qu’il faut porter son talent respectueusement, comme le jeune lévite porte les chandeliers de l’autel, sans l’exposer à tous les vents du dehors. Alors on se retournera vers les études sérieuses, laborieuses et lentes, qui consacrent seules les œuvres durables. Alors il y aura espoir de sauver la littérature, aujourd’hui déchue par suite des idées mercantiles, et avec sa science, avec le glorieux cosmopolitisme de sa poésie, de sa langue, la France reprendra dans l’Europe une place qu’aucune défaite politique ne saurait lui faire perdre.


F. de Lagenevais.