La Littérature populaire de l’Extrême Nord - Wassilissa la Belle

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La Littérature populaire de l’Extrême Nord - Wassilissa la Belle
Revue des Deux Mondes5e période, tome 34 (p. 366-390).


La littérature populaire
de
l’Extrême Nord

WASSILISSA LA BELLE



On connaît déjà en Occident, par de nombreuses traductions, comme par les extraits qu’en ont faits maints auteurs de talent, la littérature populaire de la Grande et de la Petite-Russie, ainsi que celle des peuples slaves en général. Sans prétendre en faire ici une analyse, ni même en donner un aperçu, on peut dire que l’un de ses caractères les plus saillans consiste en une bonhomie narquoise, assez dépourvue d’esthétique, mais non de profondeur, et, en outre de ses qualités propres, imprégnée d’un levain de sagesse orientale. Cette littérature populaire des Slaves, très humaine, très inquiète des questions sociales, est imbue de finesse pratique, et même de ruse. Sous ce dernier rapport, elle se rapproche du vieux folklore gaulois ou germain, bien que celui-ci soit d’une philosophie essentiellement individualiste. Dans le folklore slave, on trouve plutôt l’idée collectiviste.

On y trouve aussi plus d’insouciance, moins de précision, un scepticisme moins mordant, mais moins superficiel, plus réel et surtout beaucoup plus vaste. On y sent un doute à la fois plus profond et plus largement tolérant, d’une tolérance qui va presque jusqu’au nirwana, en passant par le nietchevo.

Le bon sens y est moindre que chez les Gaulois ou les Germains. Il s’y trouve aussi moins de préoccupation de la justice, plus de faveur pour les imbéciles, que les fées françaises détestent tant, plus d’indulgence pour les filous et les ingrats, et, avec moins de malice peut-être, une duplicité plus savante et plus compliquée. En somme moins d’équité, plus de tolérance, moins de justesse et plus de hauteur de vues, un esprit moins frondeur, mais plus tranquillement hardi dans la destruction ou la négation.

À travers ces sentimens, qui sont ceux de l’âme slave en général, et qui n’impliquent pas de croyance à telle ou telle religion, persiste presque toujours, dans les traditions populaires de Russie, même dans leurs mythes les plus païens, une sorte de reflet venu de Byzance, un souci indélébile du cadre chrétien. Ce qui souvent, lorsqu’il s’agit de textes d’origine orientale, les de nature étrangement. Et il faut entendre ici le christianisme non pas sous sa forme idéaliste et rêveuse, mais sous sa forme dogmatique et rituelle, ce qui est d’ailleurs le caractère du christianisme d’Orient. Ah ! certes, ce ne sont pas les popes russes qui auraient inventé le catholicisme sans dogme, entrevu par Chateaubriand. Dans l’ordre des croyances religieuses, le filioque, dont bien peu de croyans français comprendraient toute l’importance, a suffi pour créer pendant des siècles, et suffit encore pour maintenir une muraille de Chine entre l’Empire russe et le monde latin. De même, dans le domaine de la légende, lorsque l’idée chrétienne s’associe, chez les Slaves, aux vieux mythes païens, elle le fait en gardant sa forme la plus doctrinaire et la plus inflexible.

Tout cela est, en somme, assez peu favorable à la naïveté ou à la sincérité des légendes, ainsi qu’à leur prestige.

En outre, l’esprit imprécis, mais pourtant utilitaire et subjectif, des Slaves, s’accommode mal du contact de la Nature et de son amour désintéressé. Du reste, la monotonie et le manque de pittoresque de la majeure partie des pays qu’habite la race slave ne sont pas faits pour lui inspirer le culte des manifestations, grandes ou petites, des phénomènes naturels extérieurs à l’homme. Les gens de cette race en méconnaissent volontiers le charme et ne se plaisent pas à leur contemplation, ce qui peut s’expliquer dans des contrées ternes, banales et monotones, exploitées à outrance par des paysans sceptiques et cupides, profanées par une industrie sans scrupules, et dont les campagnes ou même les forêts sont dépourvues de tout mystère, sinon de toute poésie.

Cependant, pour être exact, il faut dire que tout ceci ne s’applique qu’à la Russie classique, c’est-à-dire à la partie de l’Empire russe dont la vie et les idées s’échangent, depuis deux siècles, avec celles de l’Europe, et qui nous a envoyé, après l’écho de troubles assez confus pour nous, dans un pays hiératique et lointain, les exemples d’une bureaucratie puissante, absolue, inflexible, et, plus récemment, les théories anarchistes et sociales les plus radicales et les plus osées.

Mais plus au Nord, en dehors de la Russie proprement dite, c’est-à-dire de la Grande-Russie, en dehors même, on peut le dire, des limites de la Sainte Russie, de cet ensemble de pays dogmatiques et cristallisés, — volcaniques aussi, paraît-il, — où la mentalité complexe, profonde et formaliste des habitans s’est constituée par la combinaison hétérogène et laborieuse des anciens élémens slaves, sarmates, normands, byzantins, tartares et autres, il y a encore d’autres pays, dont les populations, de souche différente, et très clairsemées, ont rarement l’occasion de faire entendre leur voix jusqu’en Occident.

Ces populations, plus naïves, vivant plus au grand air que celles de la Russie centrale, et moins hypnotisées par le problème social, dont les sophismes ont succédé à ceux des querelles religieuses, ont aussi une littérature populaire, et elle est foncièrement différente de celle de la Moscovie et des contrées plus méridionales.

Le vaste bassin de l’océan Glacial, auquel on peut adjoindre celui du golfe de Bothnie et la partie Nord de celui du golfe de Finlande, forme une grande région, presque déserte aujourd’hui, presque oubliée aussi, qui, politiquement, fait partie intégrante de l’Empire russe, mais qui présente, avec des traits géographiques différens, une population bien distincte de celle de la Grande-Russie, comme caractères physiques, comme tendances, comme mœurs, comme idées.

Cette région a été négligée, presque évacuée depuis le commencement du XVIIe siècle jusqu’à il y a moins de dix ans, époque où la résurrection d’Arkhangelsk, provoquée par la construction du chemin de fer entre Moscou et ce port, est venue rendre la vie à tout un pays presque désert, et que beaucoup jugeaient condamné par la nature à une mort perpétuelle.

Relativement peuplé pendant tout le moyen âge et jusqu’au milieu du XVIe siècle, jouant même un rôle assez important dans l’Histoire de Russie, ce pays a été privé de sa population de colons, de chasseurs, d’outlaws, de mineurs et de condamnés, à l’époque où, sous Ivan IV, Yermak découvrit et conquit la Sibérie, détournant avec lui de ce côté les élémens gui, auparavant, se portaient, de gré ou de force, vers l’Extrême-Nord de l’Europe.

Un peu plus tard survint, après la mort d’Ivan le Terrible, la longue période d’anarchie appelé le Temps des Troubles, qui, pendant soixante ans, mit la Russie moscovite hors d’état de coloniser ou d’exploiter aucun territoire lointain, et détourna son attention dans des directions bien différentes de celle du Nord. Cette période ne prit fin, on le sait, qu’à l’avènement des Romanoff, à la suite duquel on ne songea plus à reprendre la route dont il s’agit. L’avenir de la Russie était au Sud, vers le Dnieper et la Crimée, où elle avait à combattre les Turcs et les Tartares, à l’Ouest, vers l’Europe, où elle avait à prendre place dans le concert des peuples occidentaux, et à l’Est, en Asie, où Pierre le Grand lui avait magistralement tracé la voie qu’elle devait suivre pendant deux siècles. En somme, cet avenir était partout, excepté du côté du Nord.

Du reste, il est juste de dire que la conquête des provinces baltiques et les victoires sur la Suède, en ouvrant à la Russie une porte directe sur l’Occident, lui firent à bon droit négliger Arkhangelsk comme voie de communication avec l’Europe. On cessa de se souvenir qu’auparavant Arkhangelsk était le seul port par lequel la Moscovie pouvait communiquer avec l’Angleterre, difficilement peut-être, mais sûrement et régulièrement.

Le pays fut presque oublié et la défaveur s’étendit sur lui. Les forêts recouvrirent les régions jadis exploitées par des mineurs nombreux lorsque l’on ne possédait pas l’Oural et la Sibérie, et la contrée redevint presque vierge. Il en fut ainsi jusqu’à l’époque très récente où, par l’initiative et l’énergique volonté d’un ministre persuadé que le chemin de fer est un outil créateur et que l’organe crée la fonction, la ligne de Moscou à Arkhangelsk, jugée utopique et inutile, sinon impossible, par bien des gens, fut ouverte, sur une longueur totale de 1 073 verstes (1 135 kilomètres), dans un temps étonnamment court, et au milieu d’extrêmes difficultés. Elle rendit la vie à ces contrées mortes[1].

Ce pays n’est pas russe, à proprement parler, ou du moins il n’est pas slave. C’est cet arrière-pays, — comme on dit aujourd’hui en langage colonial, — séparé de la Suède par le golfe de Bothnie, et s’étendant indéfiniment vers l’Est, que les Finnois d’abord ont occupé et que les Normands ensuite ont colonisé incomplètement, en dehors de la péninsule Scandinave, dont il est la suite, et dont aucune barrière, surtout pour des pêcheurs et des navigateurs, ne le sépare.

C’est le pays des Hyperboréens, que l’élément grec, venu du Sud, a trouvé trop lointain pour y pénétrer, aussi bien pendant l’antiquité que plus tard, sous la forme christiano-byzantine.

Les invasions des Barbares classiques, venues d’Asie et dirigées vers le monde latin, l’ont laissé en dehors de leur route.

Les obscures migrations finnoises, celles des races que l’on appelle ouralo-altaïques, et dans lesquelles on comprend les Huns, en les apparentant aux Chinois et aux Turcs, y ont seules pénétré, à des époques que l’Histoire définit mal, mais qui se placent entre le IIe siècle avant Jésus-Christ et le VIIe siècle de notre ère.

En dehors de la Laponie et de la Finlande, pays granitiques qui, géologiquement, se rattachent à la Suède, cette région de l’Extrême-Nord comprend encore, en Europe, la Bjarmie, vaste contrée d’une nature géologique différente, — elle est formée de terrains de transition, — comprise entre l’Oural et la Mer-Blanche, et qui paraît avoir été, pour les peuples de race altaïque, l’étape entre la Mongolie et la Scandinavie. On sait que la Bjarmie, l’ancien royaume des Tchoudes, a été conquise, au XIIe siècle, par la République de Novgorod, et que de cette époque date son rattachement au monde russe.

En Asie, par delà l’Oural, cette même zone ethnique s’étend vaguement, à travers des contrées inclémentes et désertes, occupées à diverses reprises par des peuplades naguère encore fétichistes, dont les Kamennyi-Babi, les frustes idoles de pierre, attestent le culte, jusque dans le voisinage de l’océan Pacifique.

Là-bas, sous l’éternelle forêt du Nord, au bord des grands marais solitaires, sur les plateaux de granité qui s’étendent entre le cercle polaire et l’océan Glacial, il y a encore place pour le rêve purement objectif et pour la foi naïve.

Sur les eaux de ces grands fleuves qui ne dégèlent que temporairement, sur ces golfes et ces lacs, analogues, comme mode de formation et comme âge géologique, aux fjords de la Norvège, mais plus morts, plus larges, plus dormans et plus glacés, plus inviolés aussi, flottent encore, dans un vague et froid brouillard, les débris du vieux mythe Scandinave, de la cosmogonie d’Odin. Mieux que dans leurs terres classiques, la Norvège et la Suède, devenues chrétiennes et policées, on pourrait les retrouver là, dans les grands bois, ou bien, au-delà même de la zone des forêts, au-dessus des toundras, des prairies tremblantes sur les bords desquelles vaguent les rennes et les élans, sur les rochers presque dénudés, en vue des caps où vient, chaque année, s’appuyer la banquise polaire, et qu’éclaire, à rares intervalles, le reflet des aurores boréales, incendies autour desquels, pendant la longue nuit d’hiver, dans leur retraite inaccessible, se chauffent les dieux exilés.

Mais, à côté de la religion classique des grands dieux du Valhalla, de l’Olympe Scandinave, à côté de la croyance à la divinité principale d’Odin le Borgne, dont l’œil unique éclaire le monde, à côté de ce mythe solaire, apporté par des races supérieures, les Normands, peut-être les Phéniciens[2] — ou par d’autres — ont longtemps subsisté, et subsistent encore, sous la forme légendaire, les traces d’une religion plus ancienne, moins dogmatique et plus instinctive, adorant confusément les diverses forces de la Nature, sans que leur unité lui soit bien démontrée.

Cette religion, ou plutôt cet ensemble de traditions, apparenté aux vieux mythes bretons que les Kymris ont portés avec eux vers l’Ouest, jusqu’à l’océan Atlantique, s’est traduit en Occident, dans le pays d’Armor, par le culte des fées[3].

Dans les pays de l’Extrême-Nord de l’Europe, granitiques comme la Bretagne, mais où la vie est plus dure, où les solitudes sont plus âpres, où les rigueurs de la nature ambiante sont plus brutales, la même idée s’est traduite par la croyance aux sorcières, aux Baba-Yagha, plus méchantes, plus fortes, plus grandes et moins mignonnes que les fées.

Celles-ci se sont réfugiées dans le peuple, pour ne se révéler qu’aux petits, aux humbles, aux ignorans, aux simples, voire même aux ivrognes, à ceux que l’on pourrait appeler les petits initiés, ou les petits croyans. Les Baba-Yagha, à la faveur de la foi populaire, ont survécu à Odin, à Freya, à Thor, à Balder, à la grande mythologie Scandinave, tuée par le Christianisme, de même que les fées, les elfes, les korrigans ont survécu, dans les landes bretonnes, à l’écroulement des dolmens et à la désaffectation des menhirs, que d’ailleurs la Croix a déclassés sans les renverser.

Le culte des grands dieux de l’Olympe Scandinave a été pratiqué par les Vikings, par ces guerriers gigantesques et querelleurs, et par ces rois de la mer qui menaient fièrement leurs barques à la conquête et au pillage du monde, du cap Nord en Sicile et d’Islande en Palestine, en Amérique même, ouvrant leur chemin à grands coups d’épée, au travers des batailles, pour suivre dans la mêlée la charge échevelée des Walkures, avec la même audace que, devenus chrétiens, ils mirent à aller délivrer et piller les Lieux-Saints. Mais, en même temps, le culte mi-fétichiste, mi-panthéiste des Baba-Yagha a été préféré, et, plus tard, a été conservé par leurs humbles sujets, les Finnois et les Lapons, chasseurs, pêcheurs et paysans, parens des Chinois, et plus proches encore peut-être des Aïnos[4], la vieille race autochtone du Nord de l’archipel japonais. Ces peuples, braves assurément, enthousiastes même, ont toujours été cependant plus admirateurs de la sagesse, voire même de l’adresse, que de la gloire.

N’étant pas un dogme, mais un sentiment, cette croyance populaire a résisté à l’invasion du Christianisme, devant laquelle a succombé l’aristocratie du Walhalla, comme l’avait fait, d’ailleurs, celle de l’Olympe gréco-romain.

Pour ne nous placer aujourd’hui qu’au point de vue purement littéraire, et non pas philosophique, ni surtout historique, ce qui sortirait de notre cadre actuel, nous nous bornerons à donner ici le texte de l’une des légendes les plus populaires de l’Extrême Nord-Est de l’Europe, celle de Wassilissa la Belle.

Cette légende, on la retrouve dans la Russie centrale, dans la région moscovite, et même plus au Sud, c’est-à-dire dans presque toute la Russie. Le nom même de l’héroïne est russe, et, comme peuvent le voir les hellénistes même les plus novices, d’étymologie grecque. Mais l’origine du conte est certainement septentrionale. Il a dû être apporté par les Normands ou par d’autres races du Nord, à l’encontre d’un très grand nombre de traditions populaires russes, d’ailleurs très composites et remaniées, mais dont l’origine est le plus souvent polonaise, lithuanienne ou orientale. Ceci n’a rien pour nous surprendre, car, dans le domaine politique, ce sont des dynasties normandes, issues de Rurik, qui ont fondé non seulement les principautés du Nord de la Russie, comme Iaroslav, Moscou, Novgorod ou Smolensk, mais même les États du Sud, comme celui dont Kief était la capitale. La conquête normande s’étant étendue, et cela dès les premiers temps, jusqu’à la Mer-Noire, quelques légendes ont pu la suivre.


WASSILISSA LA BELLE

Dans un royaume que n’indique pas l’histoire, il y avait une fois un marchand. Il devint veuf, après douze ans de mariage, et il ne lui resta qu’une fille, nommée Wassilissa.

Quand il perdit sa femme, sa fille avait huit ans.

Au moment de mourir, la mère, étant seule dans sa chambre avec sa fille, l’appela auprès d’elle, et, tirant de son lit une poupée, elle lui dit :

— Écoute-moi, ma fille. Je vais mourir. Je te donne ma bénédiction. Prends cette poupée. Ne la montre jamais à personne. Quand tu seras, dans la vie, en présence d’un malheur ou d’une difficulté, offre-lui à manger, demande-lui conseil, et elle te viendra en aide.

Elle remit la poupée à la petite fille, l’embrassa et mourut.

Cependant le marchand, se trouvant seul, songea bientôt à se remarier. Il fit choix d’une veuve, qui avait quelque bien, et qui lui sembla devoir être une compagne avisée pour lui et une mère pour sa fille. Cette veuve avait elle-même deux filles, un peu plus âgées que Wassilissa.

Mais le marchand s’était trompé dans son choix, et sa nouvelle femme ne fut pas, pour Wassilissa, la mère qu’il avait espérée. Elle réservait toute son affection pour ses propres filles, et n’en avait aucune pour la fille de son mari, qu’elle maltraitait et réduisait à l’état de servante des deux aînées. Le père, presque toujours absent, pour les nécessités de son trafic au loin, ne pouvait pas intervenir et prendre la défense de sa fille. Du reste, quand il était là, la belle-mère dissimulait sa méchanceté.

Wassilissa grandit. C’était la plus jolie fille du pays. Sa belle-mère et ses sœurs enviaient sa beauté. La belle-mère la maltraitait et la chargeait de tout l’ouvrage. Elle la privait de nourriture et ne lui donnait que des vêtemens dont les deux aînées ne voulaient pas. Cependant Wassilissa embellissait de jour en jour, et devenait de jour en jour plus grasse et plus blanche, ainsi qu’il est désirable.

Comment cela se pouvait-il ? C’est que la poupée faisait tout l’ouvrage de Wassilissa Dès le matin, les plates-bandes du jardin étaient sarclées, les légumes arrosés, le poêle allumé. Pendant que la poupée travaillait, Wassilissa se reposait à l’ombre en cueillant des fleurs.

La poupée indiquait à Wassilissa l’herbe contre le hâle. Aussi devenait-elle chaque jour plus jolie et plus blanche, tandis que, de rage, la belle-mère et ses filles devenaient chaque jour plus maigres et plus noires.

Wassilissa vint en âge d’être mariée. Tous les garçons du village demandaient sa main. Mais la belle-mère déclarait à tous qu’elle ne marierait pas Wassilissa avant les deux aînées. Puis, quand les voisins étaient loin, elle et ses filles battaient Wassilissa pour se venger. Wassilissa supportait tout sans se plaindre, car elle était douce et bonne. Et elle devenait, malgré tout, chaque jour plus belle. Quand elle était seule, elle tirait la poupée de sa poche, partageait avec elle la maigre pitance qu’on lui donnait, et elle disait :

— Mange, petite poupée, et vois mon chagrin.

Et la poupée mangeait, puis s’animait et la consolait.

Le marchand partit pour un long voyage. Pendant son absence, sa femme changea de domicile : elle alla demeurer dans une maison isolée, située au bout du village, et qui était voisine d’une grande forêt.

Au milieu de cette forêt demeurait, disait-on, une sorcière, une Baba-Yagha, qui ne laissait approcher personne et mangeait les hommes comme des poulets.

Bien des gens, étant allés dans la forêt afin d’y chercher du bois ou d’y tendre des pièges au gibier, l’avaient rencontrée, et quelques-uns d’entre eux seulement avaient pu revenir pour faire connaître le sort de leurs camarades. D’autres, qui, égarés dans la forêt, ou étrangers à la contrée, s’étaient approchés sans le savoir de la clairière où habitait la Baba-Yagha, avaient été saisis par elle et dévorés. Quelques-uns même, plus braves, résolus à en finir et se croyant possesseurs de secrets magiques, avaient essayé d’en débarrasser le pays, et étaient allés volontairement à sa recherche, soit seuls, soit en troupe. Mais aucun d’eux n’était revenu.

Un soir d’été, la belle-mère s’absenta et les trois jeunes filles restèrent seules à la maison. L’aînée faisait de la dentelle, la seconde tricotait, et la plus jeune, Wassilissa, avait pour tâche de filer. Le feu de la cuisine s’était éteint, et les trois jeunes filles n’étaient éclairées que par une seule chandelle. À un certain moment, comme la chandelle coulait, l’aînée des sœurs prit des ciseaux pour la moucher, et, conformément à ce qui avait été convenu avec sa mère, elle l’éteignit.

— Qui nous donnera maintenant du feu ? dit-elle. Tous les gens du village sont couchés. Il faut que l’une de nous aille en chercher dans la maison de la sorcière.

— C’est indispensable, dit la seconde. Ce n’est que là qu’il sera possible de trouver du feu à pareille heure. Mais qui de nous ira ?

— Les têtes de mes épingles m’éclairent, reprit l’aînée. Je n’ai pas besoin de lumière pour continuer mon ouvrage.

— La lueur de mes aiguilles me suffit, répliqua la seconde sœur. Il faut que ce soit Wassilissa qui aille chez la sorcière.

Sans lui demander son avis, les deux sœurs poussèrent Wassilissa hors de la chambre et fermèrent la porte, en lui mettant dans la main un morceau de pain noir et sec.

Wassilissa monta dans la petite chambre qu’elle occupait sous le toit. Quand elle eut fermé la porte, elle tira la poupée de sa poche et ne put s’empêcher de pleurer. Pourtant elle plaça devant la poupée le morceau de pain qui constituait son unique provision, et lui dit :

— Mange, petite poupée, et vois ma peine.

La poupée mangea. Et, comme toujours, à mesure qu’elle mangeait, ses yeux se mirent à briller. Et, quand elle eut mangé tout le pain, elle avait tout à fait l’air d’une personne vivante. Elle se mit alors à parler, et dit :

— Va chez la sorcière, Wassilissa, et ne crains rien.

Wassilissa sécha ses larmes, mit la poupée dans sa poche et sortit dans la nuit noire. Elle gagna la forêt et prit au hasard le premier sentier qui s’y enfonçait.

Wassilissa marcha toute la nuit. Au bout de six ou sept heures de marche, elle vit, entre les branches, passer, non loin d’elle, un cavalier.

Ce cavalier était vêtu de blanc. Il était jeune, et son visage était charmant. Il montait un cheval blanc, qui marchait joyeusement, d’un pas léger, en faisant bruire les feuilles et en humant l’air des bois. Son armure était blanche et semblait d’argent, et son harnais était également blanc.

Sur son passage, la forêt s’éclairait d’une lueur argentée, et des reflets roses et violets se plaquaient au tronc des bouleaux et des grands sapins. Et les notes d’un vert gai des jeunes feuilles pointaient sur les rameaux et se piquaient sur la frondaison sombre des vieux arbres. Derrière lui les oiseaux caquetaient ou sifflaient en s’éveillant, et les fleurettes s’entr’ouvraient, en soulevant leurs petites têtes chargées de rosée, au-dessus des brins d’herbe que reliaient entre eux des fils légers et blancs, que les hommes ne savent pas tisser.

Et sur la mousse humide qui revêtait les rochers passaient des lueurs douces ou des clartés d’émeraude, tandis que le sévère granité lui-même prenait des teintes roses et bleuâtres.

Et un vent léger réveillait, en les caressant, les fleurs mi-closes. Et les abeilles engourdies se levaient lourdement en faisant vibrer, pour les sécher, leurs ailes encore humides.

Ce cavalier ne lit que passer. Il disparut entre les arbres, au pas alerte de son cheval, qui respirait la brise en hennissant doucement.

Et quand il fut passé, l’aube éclairait le ciel.

Wassilissa continua sa route et remarqua que sur le sol, là où le cavalier avait marché, fleurissaient les trèfles roses et blancs.

Un peu plus loin, elle vit passer, dans la feuillée, un second cavalier.

Ce cavalier était vêtu de rouge. Il portait une armure rouge. Il montait un cheval entièrement rouge, à la crinière flamboyante, qui caracolait fièrement. Dans sa main il tenait une torche enflammée, et sur son passage la forêt semblait embrasée. Et, à la lueur de cette torche, Wassilissa remarqua que le visage du cavalier avait une expression glorieuse et triomphale.

Les larges masses de feuillage des aunes et des trembles frémissaient. Les aiguilles des pins crépitaient. Et les campanules violettes, auxquelles de gros bourdons vêtus de velours faisaient bruyamment la cour, s’ouvraient tant qu’elles pouvaient et se balançaient comme des cloches muettes. Et les asters au cœur jaune se redressaient en grosses touffes épanouies. Les salicaires pourprées faisaient fièrement ondoyer leurs panaches rouges le long des ruisseaux, tandis que les fougères diverses, et les balsamines, aux fleurs d’or finement et bizarrement ouvragées, au feuillage d’un vert noir et vernissé, et dont les pieds trempent dans les sources, semblaient se cacher de la lumière trop vive sous la protection des vieux sapins. Et les insectes d’or, d’un trait rapide et fulgurant, coupaient les rayons de lumière, qui filtraient à travers la cime opaque des arbres noirs.

Et les oiseaux chantaient à pleine gorge, et les fleurs exhalaient, jusqu’à en mourir, tous les parfums de leur cœur.

Et il faisait grand jour.

Quand le cavalier se fut éloigné, Wassilissa vit que, là où il avait passé, les brins d’herbe étaient brûlés et les fleurs desséchées.

Sans rencontrer personne, elle marcha encore toute la journée. La faim et la soif la tourmentaient. Elle but de l’eau des sources dans les creux de rochers, et mangea des airelles, des mûres et des pommes sauvages que la poupée lui avait fait connaître auparavant. Vers le soir, sans s’être arrêtée, elle arriva près de la maison de la Baba-Yagha, qui se dressait dans une clairière, au milieu d’un enclos entourant un jardin.

Oh ! oh ! c’était une singulière maison que l’isba de la sorcière, et c’était un singulier jardin que celui-là. La petite maison de bois avait de loin l’air d’une isba de paysans aisés, au milieu d’un fouillis de grandes plantes échevelées, mais de près tous les détails de sa construction paraissaient macabres et effrayans. Les alentours étaient jonchés d’ossemens, les uns blancs comme de l’ivoire, les autres récemment rongés. Les montans de la porte, ainsi que les barreaux de la grille d’entrée du jardin, étaient faits de tibias et de fémurs, et, comme serrure, une mâchoire humaine grimaçait. Sur la haie, tout autour du jardin, il y avait des crânes humains, emmanchés aux pieux de la clôture, et, dans le jardin, il y en avait d’autres sur les tuteurs des plantes, ou disséminés çà et là, comme des pavots sur leurs tiges.

Comme elle approchait de la maison, Wassilissa vit venir, à travers bois, un troisième cavalier.

Ce troisième cavalier était vêtu de noir, son armure était noire. Son cheval, entièrement noir, dont les yeux hagards et lumineux étaient pareils à deux étoiles, avait aux jambes de longs crins traînans, et marchait la tête basse et tendue en avant, foulant sans bruit le tapis de la forêt, sur lequel il semblait glisser. De ses naseaux sortait comme une brume flottante, qui se condensait derrière lui en traînée de brouillard sur le sol. Et, sur son passage, les pierres et les herbes se couvraient de rosée.

Le cavalier avait la tête baissée. Sous son casque d’acier bruni on apercevait à peine sa figure pâle, glabre et morne, aux traits impassibles.

Ses épaules étaient couvertes d’un manteau noir, sous lequel, par intervalles, brillait discrètement l’éclair froid de ses armes.

Et devant lui les oiseaux se taisaient, et les petites fleurs se refermaient, et les couleurs du feuillage s’éteignaient. Seul, un harfang, la grande chouette du Nord, le suivait, volant silencieusement dans l’air, de ses ailes ouatées, et semblant l’annoncer, de loin en loin, par son cri sinistre.

Et sur les pas du cheval sortaient de terre les cryptogames mystérieux et les champignons phosphorescens. Et les lichens, sur les troncs et sur les rochers, élargissaient leurs disques, les fougères et les lycopodes déployaient leurs éventails, et les mousses sourdes foisonnaient. Et les limaces, sortant de leurs trous, rampaient, en laissant sur les aiguilles des pins une large trace argentée.

Ce cavalier dépassa Wassilissa. Quand il arriva près de la porte de l’enclos de la sorcière, il disparut, comme s’il s’était abîmé sous terre.

Et il faisait nuit.

Wassilissa remarqua alors que les yeux des crânes placés sur la haie devenaient lumineux et projetaient par leurs orbites des gerbes de clarté aux alentours. Il en était de même de toutes les têtes de morts qui se trouvaient dans le jardin.

Tout à coup un grand bruit dans la forêt annonça l’arrivée de la Baba-Yagha. Les arbres craquaient en se courbant, les feuilles tourbillonnaient comme au passage d’un ouragan. Et un grondement sourd faisait résonner les échos des ravins au fond des bois. Et la Baba-Yagha parut, faisant plier les cimes des arbres. Elle était assise dans un mortier, selon l’usage des sorcières ; elle le faisait avancer d’une main avec son pilon, et de l’autre, elle effaçait dans l’air, à l’aide de son balai, fait d’un arbre entier, la trace de son passage, trace invisible aux yeux humains.

Elle était gigantesque. Sa peau ridée et grisâtre formait de larges plis, et ses cheveux gris tombaient en désordre sur ses épaules. Elle mit pied à terre dans la clairière auprès de sa demeure.

Wassilissa s’approcha et la salua.

— Que viens-tu faire ici, petite Wassilissa ? lui demanda la sorcière.

— Grand’mère (Babouchka), se sont mes sœurs et ma belle-mère qui m’ont envoyée vers toi pour te demander du feu.

— C’est bien. Je les connais. Entre dans ma maison et travaille pour moi. Si tu travailles bien à ce que je te dirai, je te donnerai du feu. Et sinon, je te mangerai.

La sorcière siffla. Le pilon, le mortier et le balai s’éloignèrent au galop. Puis elle cria, d’une voix qui fit trembler le sol :

— Mes fortes serrures, mes larges portes, ouvrez-vous.

La porte de la clôture s’ouvrit toute grande et la sorcière entra, suivie de Wassilissa.

La sorcière lui dit :

— Va dans la cuisine et allume le feu.

Wassilissa prit au mur une torche qu’elle alluma en rapprochant de l’un des crânes du jardin, et prépara le feu.

— Vois dans le poêle ce qu’il y a à manger et apporte-le-moi, dit alors la Baba-Yagha.

Wassilissa regarda dans le poêle. Il y avait des provisions pour vingt personnes. Wassilissa les prit, fit chauffer ce qu’il fallait mettre au feu et apporta le tout à la vieille. Mais elle se tint immobile derrière celle-ci pendant le repas, sans oser lui parler, par crainte.

La vieille mangea tout. Elle but également un grand pot de kwass qui aurait pu désaltérer toute une troupe d’hommes. Puis elle donna à Wassilissa un peu de chtchi[5] et de pain noir avec du porc, et elle lui dit :

— Va te coucher là-haut. Et ne t’occupe pas de ce qui se passe en bas. Demain tu balayeras partout, tu feras le ménage, tu nettoieras la maison entière, tu donneras à manger aux poules et à toutes les bêtes. Tu iras chercher de l’eau, tu prépareras le feu, tu arroseras le jardin. Puis tu iras à la huche, tu y prendras dix boisseaux[6] de seigle qui s’y trouvent, et tu en retireras tous les petits grains noirs qui y sont mélangés. Il faut que tout soit fini pour le soir, lorsque je rentrerai. Et si tu n’as pas fini, je te mangerai.

Wassilissa monta dans la soupente qui lui était indiquée, et bientôt elle entendit la vieille ronfler à faire trembler le plancher.

Elle tira alors de sa poche la poupée, et, mettant devant celle-ci son frugal repas, le partagea avec elle. En mangeant, la poupée s’anima, comme de coutume. Wassilissa lui expliqua ce que la Baba-Yagha lui avait imposé.

— Comment faire tout cet ouvrage ? lui dit-elle. Et si je n’y parviens pas, la Baba-Yagha me mangera.

— Rassure-toi, lui dit la poupée, je t’aiderai et tout se passera bien.

Wassilissa avait confiance dans sa poupée. Et comme elle était bien fatiguée, elle s’endormit à son tour profondément.

Le lendemain matin, au petit jour, elle se leva et, descendant, elle trouva la Baba-Yagha dans le jardin.

La sorcière siffla. Le mortier, le pilon et le balai parurent.

— Fais ce que je t’ai dit, Wassilissa, et que tout soit terminé pour ce soir, ou sinon je te mangerai.

Puis elle s’élança dans les airs et disparut à travers la forêt.

Quand elle se fut éloignée, Wassilissa servit à la poupée tout ce qui lui restait pour son déjeuner, et lui montra le grain dans la huche.

La poupée se mit à l’ouvrage, et, pendant ce temps, Wassilissa nettoyait la maison, allait chercher de l’eau, et préparait le feu et le dîner. À deux heures de l’après-midi, tout était terminé.

— Voilà qui est fait, dit la poupée en se glissant dans la poche de Wassilissa.

Wassilissa se promena dans le jardin en attendant le retour de la vieille. Il était rempli de fleurs étranges dont elle ne savait pas les noms.

Le soir la sorcière rentra. D’un coup d’œil elle inspecta la maison et ses abords.

— As-tu fait ce que je t’ai dit ? demanda-t-elle à Wassilissa. Où est le seigle que je t’avais chargé de trier ?

Wassilissa le lui montra, divisé en deux tas. La Baba-Yagha regarda le grain. Puis elle cria :

— Serviteurs fidèles, mes amis de cœur, prenez ce grain et faites-le moudre.

Trois paires de mains parurent, prirent le seigle et l’emportèrent.

La sorcière se mit à table, mangea comme la veille. Puis elle se coucha et s’endormit, après avoir donné à Wassilissa un peu de pain et de soupe.

Auparavant elle lui dit :

— Demain, tu travailleras comme aujourd’hui. Tu prépareras et tu nettoieras tout dans la maison. Puis tu iras à la huche, tu y trouveras dix boisseaux de graines de pavot, et tu les nettoieras. Quelqu’un de malintentionné y a mélangé de la terre. Et si tu ne réussis pas, je te mangerai.

Le lendemain matin, la Baba-Yagha partit, dans le même équipage que la veille.

Wassilissa se mit à l’ouvrage. La tâche était difficile et aurait demandé un temps énorme pour les gens les plus habiles. Mais, grâce à la poupée, ce fut fait aussi aisément que le reste.

Tout se passa comme la veille. Tandis que Wassilissa faisait le reste de la besogne, la poupée, par les moyens qu’elle savait, triait la graine.

Le soir la sorcière rentra, comme de coutume.

— Eh bien ! cria-t-elle à Wassilissa, as-tu fait ce que je t’ai dit ? J’ai les dents longues aujourd’hui, tu es grasse, et je te mangerais volontiers.

Wassilissa lui montra la graine de pavot, séparée de toutes les particules de sable et de terre. La sorcière regarda d’un air satisfait. Puis elle cria de nouveau :

— Serviteurs fidèles, amis de mon cœur, prenez cette graine et allez en extraire l’huile.

Les trois paires de mains parurent, prirent le grain et l’emportèrent.

— Apporte-moi le dîner que tu m’as préparé, dit la Baba-Yagha à la jeune fille.

Wassilissa apporta le dîner.

— Assieds-toi là, lui dit la vieille, et mange avec moi.

Wassilissa s’assit à table, pour obéir à la sorcière, mais elle touchait à peine aux plats, quoiqu’elle eût grand’faim, et elle restait muette.

— Pourquoi ne me parles-tu pas ? demanda la sorcière.

— Je n’ose pas, répondit Wassilissa.

— C’est bien. Je n’aime pas les bavards. Pourtant, tu as pu voir ici des choses qui ont dû t’étonner.

— Je ne parle pas de ce qui m’étonne.

— Tu as raison, je n’aime pas les gens curieux.

— Pourtant je voudrais bien vous demander une chose.

— Demande. Mais en même temps n’oublie pas le proverbe : « Ceux qui apprennent trop vieillissent vite. » Maintenant, dis ce que tu veux.

— En venant ici, dans la forêt, reprit la jeune fille, j’ai rencontré un cavalier blanc, vêtu d’une armure blanche, monté sur un cheval blanc. Qui était-il ?

— C’est mon Matin clair, répondit la vieille.

— Un peu plus loin, toujours dans la forêt, j’ai rencontré un autre cavalier, rouge celui-là, vêtu de rouge, montant un cheval rouge.

— C’est mon Soleil rouge[7].

— Enfin, en arrivant ici, j’ai vu un cavalier noir, vêtu de noir, sur un cheval noir.

— C’est ma Nuit sombre.

Wassilissa pensa aussitôt aux trois paires de mains qu’elle avait vues apparaître.

— Que veux-tu savoir encore ?

— C’est tout, dit la jeune fille.

— Très bien. La poussière du dehors, ne doit pas se mélanger avec celle de l’intérieur de mon isba. À mon tour, maintenant, dit la Baba-Yagha, de te poser une question. Comment as-tu pu trouver le temps, hier comme aujourd’hui, de faire tout l’ouvrage que je t’ai imposé ?

— La bénédiction de ma mère, qu’elle m’a donnée en mourant, m’y a aidée, répondit Wassilissa.

— Ah ! c’est comme cela ? Eh bien, va-t’en, fille bénie, s’écria la sorcière. Retourne chez toi. Je n’aime pas les gens bénis !

Elle la poussa dehors par les épaules. Wassilissa se mit à courir. Mais la sorcière la rappela :

— Attends donc. Voici le feu que tu es venue chercher. Porte-le dans ta maison.

Elle prit un des crânes sur la haie, et, y enfonçant un bâton dans le trou inférieur, elle mit ce bâton dans la main de Wassilissa.

Wassilissa se remit à courir, et, dès qu’elle fut hors de vue de l’isba, elle voulut jeter le crâne, qui lui faisait peur. Mais une voix sourde en sortit :

— Ne me jette pas. Et porte-moi dans ta maison : tu t’en trouveras bien.

La jeune fille continua sa route, portant la tête de mort qui l’éclairait à travers la forêt, et qui ne s’éteignit que lorsqu’il fit jour.

Toute la journée encore elle marcha à travers les bois. La nuit tombait lorsqu’elle arriva au village, et, à mesure que l’obscurité venait, la tête redevenait lumineuse.

Quand elle arriva près de la maison, il faisait déjà nuit noire. Elle fut très étonnée de n’y voir aucune lumière.

Ayant ouvert la porte, elle trouva sa belle-mère et ses sœurs, et, pour la première fois, on l’accueillit aimablement. On lui dit que l’on espérait que le feu qu’elle apportait pourrait brûler dans l’habitation. Depuis son départ, on n’avait pu y avoir ni feu, ni lumière. Le briquet refusait de donner des étincelles et le feu qu’on apportait de chez les voisins s’éteignait aussitôt.

Dans la maison comme au dehors, le crâne continua à projeter par ses orbites une lueur ardente. La belle-mère et ses filles voulurent y allumer des tisons. Mais elles ne purent y parvenir. Les yeux du crâne les regardaient et les brûlaient. Wassilissa seule ne ressentait aucune brûlure.

La belle-mère et ses filles eurent peur et voulurent se sauver. Mais les yeux du crâne les suivaient partout de leur regard, de la cave au grenier, et les brûlaient jusqu’aux os. Au matin, elles étaient complètement calcinées et changées en charbon.

Wassilissa ferma la porte de la maison, enterra le crâne dans le jardin et alla demander l’hospitalité à une vieille femme du pays, qui demeurait seule non loin de là. Cette vieille femme l’accueillit bien et la traita comme sa fille. Wassilissa resta chez elle tout l’hiver.

Au printemps suivant, en passant près de la maison, Wassilissa vit qu’à l’endroit où elle avait enterré le crâne, avait poussé une énorme touffe de lin. Ce lin était si beau qu’elle ne put s’empêcher de l’admirer.

Le soir, elle dit à la vieille femme :

— Il faut m’acheter un fuseau. Je voudrais filer.

Le lendemain, elle alla couper le lin, le prépara avec soin, et, dès qu’il fut prêt, elle commença à filer.

Le fil brûlait ses doigts tant il se formait vite. Jamais elle n’avait filé aussi vite. Et, à certains momens, il semblait à Wassilissa que d’autres mains aidaient les siennes.

Quand le fil fut filé, il était si fin que jamais on ne put trouver un métier convenable pour le tisser.

Wassilissa et la bonne femme s’adressèrent inutilement à tous les tisserands et à tous les menuisiers du pays.

Enfin Wassilissa eut l’idée, comme toujours, de confier son embarras à la poupée.

— C’est très simple, lui dit celle-ci. Donne-moi seulement un vieux métier et du crin de cheval.

Wassilissa les lui donna un soir. La poupée se mit à l’ouvrage, et le lendemain elle avait fabriqué pour la jeune fille un très bon métier, convenant à la grosseur du fil. Avec ce métier, Wassilissa tissa la toile, et, quand tout le fil de lin fut employé, il y avait dix pièces de cette toile. Elle était si fine que chaque pièce passait par le trou d’une aiguille.

Wassilissa la donna à la vieille et lui dit d’aller la vendre, mais de ne la céder qu’au roi.

La vieille prit la toile et s’en alla au palais du roi, qui était situé dans la ville voisine, sur une colline. Pendant toute une journée, elle se promena avec son paquet devant les fenêtres du palais, jusqu’à ce qu’on vînt lui demander ce qu’elle voulait. Elle répondit qu’elle désirait être conduite au roi lui-même, pour lui offrir quelque chose de précieux.

Elle fut conduite devant le roi, qui était jeune et beau, et qui lui demanda ce qu’elle apportait. La vieille lui présenta la toile, et toutes les personnes de la cour furent émerveillées. Il demanda à la bonne femme combien elle voulait vendre cette étoffe.

— C’est une chose sans prix, répondit-elle. Aussi je suis venue pour en faire hommage au souverain.

Le roi prit la toile et fit donner à la vieille une grande bourse pleine d’argent.

La toile fut admirée de tous. Le roi décida de la faire tailler pour s’en faire à lui-même des chemises. Mais, quand celles-ci furent coupées, le tissu était si fin qu’il fut impossible de trouver une ouvrière assez habile ni du fil assez fin pour les coudre.

Le roi fit exposer la toile et convoquer toutes les plus habiles ouvrières de son royaume pour concourir à la tâche. Mais dès qu’elles voyaient l’étoffe, elles se déclaraient incapables de faire le travail qui leur était demandé. Une seule essaya de coudre les pièces, mais n’y put parvenir.

Enfin le roi eut une idée, une idée comme en ont les rois. Il se dit :

« Je vais faire venir la bonne femme qui m’a apporté la toile. Celle qui l’a tissée saura bien la coudre. »

Il fit rechercher la vieille femme, et, quand il, sut où elle habitait, il envoya au village un de ses gardes pour la mander auprès de lui.

— Va où l’on t’appelle, dit Wassilissa à la vieille.

Quant à elle, elle fit sa toilette, peigna ses cheveux, mit ses plus beaux vêtemens. Puis elle se plaça près de la fenêtre et attendit.

Lorsque la vieille fut en présence du roi :

— Je t’ai fait venir, lui dit celui-ci, pour que tu couses la toile que tu m’as apportée. J’ai pensé que celle qui l’a tissée saurait la coudre, ce qui, paraît-il, est très difficile.

— Ce n’est pas moi qui l’ai tissée, répondit la vieille femme. C’est ma fille adoptive.

— Va la chercher, lui dit le roi.

La bonne femme alla retrouver Wassilissa, et lui dit que le roi voulait la voir.

— J’y vais, répondit Wassilissa.

Dès que le roi la vit, il fut saisi d’admiration, ainsi que tous ses serviteurs.

— Je t’ai fait venir, lui dit-il, pour coudre cette toile que tout le monde admire. Mais si tu le veux, tu resteras auprès de moi, ma belle, et tu seras mon épouse chérie.

Les noces se firent en grande pompe, et tout le village s’en réjouit, car Wassilissa était aimée de tous.

Quelque temps après, le marchand revint : il trouva sa fille mariée au roi, et il demeura avec eux jusqu’à sa mort. La vieille fut aussi comblée de leurs bienfaits.

Wassilissa garda la poupée toute sa vie ; elle eut soin de ne jamais la laisser voir à personne.

L’histoire ne dit pas quels sont ceux de ses enfans qui en ont hérité, ni ce que sont devenus les morceaux, s’il en subsiste. Il pourrait être intéressant de le rechercher.

Cette légende n’est pas slave. Elle n’est pas byzantine. Elle n’est pas orientale, ou du moins elle n’appartient ni à l’Orient aryen ni au cycle sémitique. On n’en retrouve pas la trace, comme c’est le cas pour tant d’autres fables russes, dans l’héritage des conteurs musulmans.

Elle n’est pas chrétienne non plus. Quant à sa ressemblance avec le conte de Cendrillon, qui peut frapper au premier abord, elle n’est que superficielle. Cette légende est profondément panthéiste.

Mais nous n’avons pas affaire ici au panthéisme grec, toujours policé, même quand, sous sa forme archaïque, la plus mystique et la plus haute, il revêt l’aspect colossal et fruste du culte du Grand Pan, devant lequel les dieux de l’Olympe ne sont que des comparses élégans et humanisés.

C’est le vieux panthéisme populaire des brumes du Nord, celui des fées, celui des pays d’Armor, que l’on peut opposer aussi bien à la forme gréco-latine qu’à la forme pythagoricienne, dérivée de l’Inde ou de l’Égypte.

La Baba-Yagha, c’est l’une des lois de la nature, ou plutôt c’est la nature elle-même, la nature implacable et sereine, qui broie sans pitié les hommes et les autres êtres avec son pilon de bois dans son mortier de fer.

Les serviteurs, ce sont, pour chaque Baba-Yagha, un groupe de forces de la nature, ou d’esprits élémentaires, comme disaient les alchimistes, qui sont ici l’aube, le soleil et la nuit, et qui, pour d’autres Baba-Yagha, sont les quatre élémens, ou les trois règnes de la nature, ou les quatre vents du ciel.

Wassilissa, c’est l’âme humaine.

La poupée de Wassilissa, c’est la sagesse, ou la science humaine, qui vient des ancêtres, que l’on commence à recevoir à l’âge de raison, et qui dompte ou utilise, dans une certaine mesure, les forces naturelles.

Elle dit à l’âme les choses qui consolent, les mots qui rendent fort.

Ces paroles, que la sagesse répète et apprend aux hommes, ce sont celles qui font accepter le mal d’ici-bas en persuadant qu’il est un bien, ce sont les mots qui asservissent à la volonté de l’homme les forces extérieures, contre lesquelles il serait impuissant à lutter, et qui semblaient d’abord ses pires ennemis.

Ce sont aussi les formules souveraines que les initiés ont découvertes, que les fondateurs de religions ont adoptées, les mots magiques, menteurs et tout-puissans qui font trouver aux misérables que la vie est belle et aux martyrs que la mort est douce.

Ce rang prépondérant donné à la sagesse, c’est aussi l’un des traits qui révèlent l’origine extrême-orientale des Finnois, parens non seulement des disciples de Confucius, mais d’autres races plus lointaines et plus anciennes encore.

C’est par la sagesse, non par le courage ni la beauté, que se distinguent surtout les héros du Kalevala, de la grande épopée formée par l’assemblage de tous les vieux runes finnois. Et si une déesse de la troupe des dieux grecs en exil avait chance de tenir le rang suprême chez les Hyperboréens, ce ne serait pas Vénus, ce serait Minerve — à moins que ce ne fut Thétis[8], — de même que Vulcain, à l’instar de son confrère Scandinave le dieu Thor et du forgeron finnois Ilmarinen, l’éternel batteur de fer, l’inventeur de l’acier, qui forgea « le couvercle du monde, » aurait sans doute, en Laponie, l’avantage sur Mars, contrairement à ce qui nous a été enseigné dès notre enfance comme un principe dans toutes les écoles d’Occident.

Ici apparaît aussi, indiquons-le en passant, l’idée populaire que la possession de la sagesse ou de la science, pour avoir toute sa puissance, doit rester ignorée.

Cette idée est admise, dans une certaine mesure, par les philosophies sémitiques, mais seulement au point de vue de la prudence temporelle. La formule islamique : « Qui hausse son portail cherche sa ruine, » est une règle de conduite ou de politique plutôt qu’un dogme, à l’instar du vieux dicton français : « Pour vivre heureux, vivons cachés. » Mais on peut prétendre aussi qu’au contraire, dans l’Orient musulman ou aryen, chez les Arabes comme chez les Indous, le Sage est volontiers honoré et même adulé. L’enseignement pour lui est presque un devoir, et la science ou le pouvoir ne sont pas tenus de rester secrets. Dans les sociétés brahmaniques ou musulmanes, la puissance ou le savoir vont volontiers avec l’ostentation.

Il y a pourtant des exceptions. Mais c’est bien plutôt encore chez les cabalistes occidentaux du moyen âge, ainsi que chez les adeptes des traditions hermétiques, que la sagesse et le pouvoir sont voués au secret. Les Kymris, comme les Celtes, paraissent avoir eu cette idée et l’avoir portée avec eux. Dans bien des cas, c’est l’un des caractères de la puissance magique d’être perdue ou diminuée dès qu’elle est connue. Ainsi les fées les plus divines et les enchanteurs les plus puissans se cachent toujours, dans les traditions populaires du Nord ou de l’Occident, sous des dehors modestes, et même pauvres ou ridicules.

Quant à la touffe de lin naissant du crâne mort, on peut y voir, soit l’idée de la permanence de la force vitale, soit l’idée de la récompense indirecte des bonnes actions dans un autre cycle. La théorie de la métempsycose a laissé là ses traces, comme elle l’a fait dans les traditions primitives de tant d’autres peuples. Les commentateurs peu connus et taxés de fantaisie, qui ont fait, sans en être bien persuadés eux-mêmes, des dissertations hypothétiques sur les traces du brahmanisme et du bouddhisme chez les Scandinaves, ont peut-être eu raison.

Voilà bien du pédantisme, à propos d’un simple conte.

Mais il nous a paru intéressant de recueillir et de présenter aux Occidentaux cette petite Wassilissa, pendant que l’industrie n’a pas encore envahi et transformé son pays, en y traînant à sa suite, avec une population nouvelle, ses inconvéniens habituels, et tandis que de grands travaux publics, — admirables du reste, — n’ont pas encore percé à jour et rendu inhabitable pour les légendes une région qui constitue l’un de leurs derniers asiles en Europe[9].

En attendant, là-bas, tout au nord du Vieux Continent, dans les toundras, sur les granités ruisselans et pauvres où poussent à l’aise les mousses et les myrtilles sous l’abri précaire de l’ancienne forêt arctique, et où les rares et maigres cultures, arrachées par places à la virginité rebelle du sol, ne sont que de petites taches éparses, là l’économie politique, avec ses lois quelque peu factices, ne sévit pas en maîtresse, là le problème social n’a pas encore accaparé les cerveaux humains au point de leur faire oublier tout le reste.

Là, l’héritage vieilli des habitudes byzantines, cultivant les querelles sociales après les querelles religieuses, et venant s’unir à la misère et à l’alcoolisme, n’a pas poussé les hommes à ne plus voir que des intérêts momentanés et à se déchirer entre eux, en perdant de vue le monde extérieur et la Nature, la grande consolatrice, la grande ennemie peut-être, mais la mère en même temps, dont les merveilleux secrets sont inépuisables, dont les lois sont éternelles et dont la connaissance ou l’étude fait planer ses adeptes si haut par-dessus tous les vices et toutes les intrigues des hommes et des sectes. À un moindre niveau, sa contemplation ou simplement son contact assidus, même sous forme de lutte, suffisent à vivifier et à satisfaire les esprits les plus humbles, comme les plus exigeans.

Là-bas, dans le Nord, dans des contrées pourtant bien déshéritées, loin des villes et de ces universités, détournées de leur but pour devenir des pépinières de politiciens aveugles et de mécontens professionnels, il y a encore, tout comme dans les campagnes de maints autres pays, des naïfs, ignorans — peut-être ? — contens et résignés, qui acceptent les rigueurs de la création ambiante, qui en admirent même les lois, — et qui n’en sont pas plus malheureux. Pour eux, il y a encore des légendes. Et dans ces légendes, il y a des enseignemens, des souvenirs ou des superstitions, — comme on voudra, — mais des choses auxquelles on croit, ce qui est le caractère des vraies légendes.

Et celle-ci en est une.

Chez ces populations si pauvres et si mal partagées, existent encore des croyances anciennes et naïves, reposant sur un profond sentiment de la Nature, et sur un pressentiment d’art, de foi, et même sur une sorte de science instinctive, qui, plus au Sud, ont disparu devant l’hypertrophie du socialisme et devant son exclusivisme.


Édouard Blanc.
  1. Peu de temps après cette première ligne, allant directement du Sud au Nord, une autre voie ferrée, partant de l’Oural, c’est-à-dire de Perm, où elle se raccorde avec le Transsibérien d’une part, et avec les réseaux de navigation de la Kama et de la Volga d’autre part, fut, dans un temps prodigieusement bref (en quelques mois) construite jusqu’à Kotlas, sur une longueur de 811 verstes (860 kilomètres), en passant par Viatka.
    Comme la précédente, cette ligne fut due à l’initiative personnelle et à la volonté persistante du prince Hilkoff, ministre des voies de communication, qui a apporté en Russie les procédés de conception simple, d’exécution rapide et de mépris pour les obstacles, que professent les Américains.
    À partir de Kotlas, une magnifique voie navigable, la Dvina du Nord, praticable seulement en été, mais qui sera doublée prochainement par un chemin de fer, est maintenant utilisée par des bateaux à vapeur, et prolonge en ligne droite cette ligne ferrée jusqu’à Arkhangelsk.
    Le chemin de fer de Moscou une fois ouvert, l’initiative et l’énergie du général Engelhardt, gouverneur d’Arkhangelsk, et de ses collaborateurs, qui s’est exercée tant à Arkhangelsk qu’en Laponie et en divers points du même gouvernement, a créé, avec une rapidité qui tient du prodige, des centres de population là où il n’y avait rien, et des ports excellens et fréquentés là où n’abordaient que quelques barques.
    Enfin la construction de la grande ligne du Nord-Est, de Saint-Pétersbourg à Viatka et Perm, longtemps désirée, vient d’être achevée en 1905, malgré la guerre d’Orient, et les premiers trains ont pu passer au mois de septembre dernier. Elle se raccorde avec les deux voies ferrées précédentes à Vologda et à Viatka. Cette ligne a un double but. Elle donne au Transsibérien une issue directe vers la capitale et vers l’Europe, en évitant le détour par Moscou et en diminuant ainsi de deux jours la distance qui sépare la Sibérie de la mer Baltique. Mais elle établit aussi une relation directe entre Saint-Pétersbourg et les régions de l’Extrême-Nord, qui jusqu’à présent n’étaient que très difficilement accessibles.
  2. L’Ultima Thule (sans doute l’une des îles Shetland), et mieux encore les régions où les navires phéniciens allaient, en contournant l’Europe, chercher l’ambre jaune, cette résine fossile de la région baltique, peuvent avoir été, durant l’antiquité, des lieux de contact entre les Phéniciens, adorateurs du Soleil, et les peuplades encore barbares de l’Extrême-Nord, qui ont pu leur emprunter certaines croyances.
    D’autre part, il existe une similitude absolue, et impossible à attribuer au hasard, entre certains des bijoux ou des objets d’orfèvrerie que l’on découvre dans les sépultures des Vikings, ainsi qu’entre certains emblèmes qui y sont figurés, et les objets ou images similaires que nous livre maintenant en abondance l’antiquité persane. On peut donc penser qu’à une époque et par des voies dont l’Histoire ne nous a pas transmis l’indication, voies terrestres ou maritimes, il y a eu communication entre les peuples de la Scandinavie et ceux du plateau de l’Iran, l’un des principaux berceaux du culte solaire.
  3. Du reste, les fées bretonnes sont peut-être elles-mêmes d’origine scandinave ou même slave. C’est-à-dire que leur nom au moins a peut-être été inventé par l’ancienne couche de populations hellènes qui a peuplé une partie de la Scythie. Le θ grec se traduit phonétiquement, en russe, par un f : c’est ainsi que de Θεοδωρος, on a fait Féodor, de Θιμπθευς, Fimofée, etc. Et, par une coïncidence peut-être fortuite, le mot fée n’est autre chose que le mot grec θεα, déesse, prononcé à la manière russe.
  4. On peut remarquer que, par une singulière coïncidence, Aïno est, dans l’épopée finnoise du Kalevala, le nom de l’une des héroïnes, la sœur du Lapon Joukahaïnen.
  5. Chtchi, sorte de soupe aux choux, que l’on mange dans la plus grande partie de la Russie.
  6. Un tchelwerk, mot à mot un quart. Cette mesure, considérable, représente le quart de la graine nécessaire pour ensemencer une surface déterminée et assez grande.
  7. En Russie, le soleil est toujours qualifié de rouge. L’origine de cette épithète peut être discutée. Mais on peut remarquer que, dans les pays de l’Extrême-Nord où le soleil, lorsqu’il paraît, s’élève très peu au-dessus de l’horizon, et met longtemps à monter progressivement par une ascension oblique, l’astre conserve longtemps l’aspect spécial et la couleur pourprée qu’il a parfois, pendant quelques instans seulement, à l’aurore et au crépuscule, dans les pays tempérés. On explique généralement ce phénomène en disant que la grande épaisseur d’atmosphère traversée ne laisse arriver à l’œil des observateurs que les rayons les plus réfrangibles, qui sont les rayons rouges du spectre, et fait, dévier, les autres.
  8. Voukahaïnen, la Vierge des Eaux, joue un rôle prépondérant à l’origine du mythe finnois, de même que, sous d’autres noms, Amaterasou, par exemple, elle est vénérée dans la cosmogonie de l’Extrême-Orient.
  9. Ce pays, situé au nord de la région Ouralienne, partie en Europe, partie en Asie, entre la Finlande, la Sibérie, l’océan Glacial et le Nord-Est de l’ancienne Moscovie, s’appelait autrefois, avons-nous dit au commencement de cet article, le pays des Tchoudes. Le mot tchoudi signifie à la fois, en russe, prodige et sorcier. Cette dénomination, appliquée aux habitans de la contrée dont il s’agit, peut avoir eu pour cause leur religion fétichiste. À l’époque des guerres contre la République de Novgorod et contre les États Slaves, qui mirent fin ù son existence indépendante, ce pays était gouverné par des Rois sorciers, descendans, peut-être, de Wassilissa. Les guerres dites des Sorciers se placent, dans les anciennes annales russes, entre le VIIe et le XIIe siècle.