La Logique déductive dans sa dernière phase de développement/1/03

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Le rêve de Leibniz et sa réalisation

11. La recherche et la construction d’une Idéographie logique a été le souci le plus assidu, je dirais presque le plus pénible, de Gottfried Wilhelm Leibniz pendant sa longue et glorieuse vie intellectuelle (1646-1716).

Dès sa première jeunesse, il en sent le besoin et en a la première intuition ; à vingt ans il entrevoit en elle « l’étoile polaire du raisonnement » et encore dans ses dernières lettres il insiste sur son ancien projet et regrette de ne pas l’avoir réalisé. Il écrivait : « Si j’avais été moins distrait, ou si j’étais plus jeune, ou assisté par des jeunes gens bien disposés, j’espérerais donner une manière de cette… langue ou écriture universelle, mais infiniment différente de toutes celles qu’on a projetées jusqu’ici, car les caractères… mêmes y dirigeraient la raison, et les erreurs… n’y seraient que des erreurs de calcul. Il serait très difficile de former ou d’inventer cette langue… mais très aisé de l’apprendre sans aucun dictionnaire ».

Cependant même à lui, qui a été l’un des mathématiciens et des philosophes dont l’humanité peut s’honorer le plus, ne fut pas épargnée la douleur de la raillerie. Il écrivait dans sa vieillesse : J’en ai parlé à M. le marquis de l’Hospital et à d’autres, mais ils n’y ont point donné plus d’attention que si je leur avais conté un songe. Il faudrait que je l’appuyasse par quelque usage palpable, mais pour cet effet il faudrait fabriquer une partie au moins de ma langue ; ce qui n’est pas aisé, surtout dans l’état où je suis[1].


12. Mais, environ deux siècles après, ce rêve de l’un des inventeurs du calcul infinitésimal est devenu une réalité.

À la formation d’une Idéographie logique ont contribué, après Leibniz, ses deux élèves Segner (1704-1777) et Lambert (1728-1777) ; son perfectionnement progressif est dû aux importantes recherches de plusieurs mathématiciens et philosophes, parmi lesquels je me contenterai de rappeler ici de Morgan (1806-1871), Boole (1815-1864), Schröder (1841-1902), Mc Coll, Peirce, Macfarlane, Peano (dont je suis fier d’être disciple et collaborateur), et Russell[2].


13. En 1889, M. Giuseppe Peano (professeur d’analyse infinitésimale a l’Université de Turin) parvint le premier à exposer une théorie complète — définitions, postulats, théorèmes et démonstrations — en remplaçant tout à fait le langage ordinaire par un petit nombre de symboles à signification précise et constante.

Onze ans après, 67 mémoires avaient déjà paru en différent pays, dans lesquels 15 auteurs adoptaient l’Idéographie logique telle qu’elle avait été complétée par M. Peano[3].

De nouvelles et nombreuses dissertations ont paru ensuite, dans plusieurs revues et dans les comptes rendus de Congrès et d’Académies d’Europe et d’Amérique ; et dès 1892 plusieurs disciples ont collaboré et collaborent avec M. Peano à la publication du Formulaire mathématique, qui est déjà arrivé à sa 5e édition.

C’est un ouvrage qui s’accroît toujours et qui contient déjà plusieurs milliers de propositions qui vont de la Logique à l’Arithmétique, au Calcul infinitésimal et aux théories plus récentes des Quaternions et de la Géométrie différentielle ; elle est encore enrichie par de nombreuses notices historiques et bibliographiques sur la Logique et les Mathématiques, qui méritent toute confiance par leur exactitude soigneusement contrôlée, et dont la plupart sont dues à M. Giovanni Vacca.

Après M. Peano, le maître reconnu des études de Logique mathématique en Italie, je dois rappeler deux savants morts depuis peu : Albino Nagy (1866-1901), un précurseur de la dernière phase[4], et Giovanni Vailati (1863-1909), un savant génial, dont on vient de réunir en un gros volume les écrits qu’il avait répandus en de nombreuses revues[5]. Et parmi les vivants : M. C. Burali-Forti, producteur et vulgarisateur[6], et M. Mario Pieri dont les recherches rigoureuses sur les principes de la Géométrie, élémentaire et projective, ont le cachet des nouvelles études de logiques.

  1. Opera philosophica, Erdmann, Berolini, 1840, p. 701, 703.
  2. Voici les œuvres principales des auteurs que je viens de nommer :
    xxSegner (Iohann Andreas), Specimen logicæ universaliter demonstratæ, 1740.
    xxLambert (Iohann Heinrich), Logische und philosophische Abhandlungen 1781.
    xxDe Morgan (Augustus), Formal logic, 1847 ; On the syllogism, 1858.
    xxBoole (George), Mathematical analysis of Logic, 1847 ; The laws of thought 1854.
    xxSchröder (Ernst), Operationskreis des Logikkalkuls, 1877 ; — Algebra der Logik, 1890, 1891, 1895.
    xxMc Coll (Hugh), The calculus of equivalent statements, 1878.
    xxPeirce (Charles), Three papers on logic, 1867 ; — On the Algebra of Logic 1880.
    xxMacfarlane, Principles of the Algebra of Logic, 1879.
    xxRussell (Bertrand), Sur la logique des relations, 1901 ; — The Principles of Mathematics, 1903.
    xxDe M. Peano je devrais donner une bibliographie très étendue ; j’en rappelle, pour le moment, ses Arithmetices principia, nova methodo exposita, l’ouvrage dont je vais parler dans le texte.
  3. On en trouve la liste dans la Revue de Mathématiques, t. VII, p. 3, qui dirigée par M. Peano, contient plusieurs de ses recherches originales et de celles de ses collaborateurs. (Dans les citations, j’indiquerai cette revue par « RdM »).
  4. Dont j’ai donné une notice biographique et bibliographique dans la Rivista filosofica, Pavia, 1901, fasc. III.
  5. Scritti di G. Vailati, Firenze-Seeber. Leipzig, Barth, 1911.
  6. Dont ici je rappelle seulement : Logica matematica, Milano, Hoepli, 1894.